Ampère - Philiosophie des Sciences - Merleau-Ponty

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Essai sur la philosophie des sciences d'Ampère [article]

Jacques Merleau-Ponty

Revue d'histoire des sciences Année 1977 30-2 pp. 113-118

REV. HIST. SCI. 1977-XXX/2


Il y a deux manières pour un savant d'être un philosophe des sciences ; la première c'est évidemment d'écrire des mémoires et des ouvrages relevant de cette discipline ; l'autre, qui appartient à quelques-uns des plus grands et en tout cas des plus originaux, c'est de pratiquer la science en s'inspirant de conceptions nouvelles, non seulement sur la nature, mais sur la science elle-même, sur les rapports du savoir scientifique et de ses objets, sur la méthode de la recherche ; bref de réformer la science en la pratiquant.

Ampère fut un philosophe des sciences au premier sens, et on pourrait soutenir qu'il en fut un au second sens aussi ; mais comme cette discussion dépasserait nécessairement le cadre de ce bref exposé, je me bornerai à un aperçu de L'Essai sur la philosophie des sciences.

Il s'agit d'un ouvrage très tardif dans la carrière de l'auteur ; le premier volume fut publié en 1834, le second, bien qu'entièrement achevé par Ampère, ne fut publié qu'en 1843, sept ans après sa mort.

Assez curieusement, il est entièrement consacré à la classification des sciences : au seuil d'une vieillesse qu'il n'a pas connue, Ampère avait retrouvé l'intérêt pour les entreprises encyclopédiques qui avait animé son adolescence et sa jeunesse.

La pensée d'Ampère fut extrêmement riche et diverse ; on y chercherait en vain une unité systématique et l'on peut situer Y Essai sur plusieurs lignes de pensée dont à vrai dire aucune n'est proprement « scientifique », mais qui sont issues des recherches philosophiques d'Ampère. Bien qu'en dehors de cet Essai il n'ait publié aucun ouvrage de philosophie, il y a consacré beaucoup de temps, il Га enseignée et a longuement exprimé ses idées par écrit, notamment dans sa correspondance avec Maine de Biran, ce qui permet de se faire une idée assez nette de ses principaux thèmes de recherche et de réflexion, et des thèses auxquelles il se ralliait le plus volontiers. Et c'est là qu'il nous faut chercher les clefs pour comprendre cette classification des sciences.

Ampère est un spiritualiste en un double sens ; à l'égard de l'univers c'est un déiste, et même un théiste ; il croit à la présence d'un ordre divin dans la nature ; mais il est surtout spiritualiste en un second sens : il croit à l'existence, à la consistance, à l'indépendance ontologique de l'esprit, ou âme, individuel ; il soutient, en accord avec toute une famille de penseurs très vivante de son temps, que cette existence s'atteste dans la conscience de soi, dans l'expérience directe, sui generis, que chaque être humain fait d'être un « moi ». Se référant volontiers à Descartes, Ampère caractérise le « moi » par la pensée, qu'il entend au sens cartésien — tout ce qui se passe en nous de telle façon que nous en ayons conscience, c'est-à-dire sentir ou vouloir aussi bien que savoir ou raisonner.

Spiritualiste, Ampère est plus ou moins tenté par l'idéalisme ; mais il y résiste assez fortement ; sans doute en raison de ses goûts et de son expérience de physicien, il défend très nettement des thèses réalistes quand il s'agit de la connaissance de la nature ; non seulement il tient pour allant de soi l'existence d'une nature au contact de laquelle l'esprit doit s'instruire, mais il conçoit le monde comme existant avec sa structure logique ; il dit que non seulement les objets de l'expérience existent mais que leurs rapports existent et qu'il ne faut pas confondre ces rapports avec la connaissance que nous en avons, ajoutant qu'il serait absurde, par exemple, de prétendre que les lois de Kepler n'existaient pas avant Kepler.

Dans la correspondance avec Maine de Biran, on retrouve ce réalisme dans l'assertion qu'il y a dans la vie de la conscience un niveau, ou une instance, réceptif ; il y a des données dont nous prenons conscience avant de savoir que nous sommes un « moi » conscient de ses activités. Cette combinaison de spiritualisme et de réalisme conduit naturellement Ampère à une sorte de dialectique dualiste que nous trouvons justement à l'œuvre dans la classification des sciences. Elle se traduit d'abord par la division fondamentale de la classification : celle qui distingue les sciences noologiques des sciences cosmologiques ; les premières sont celles qui se rapportent à l'esprit — et à toutes ses œuvres, y compris la vie en société — conçu comme un règne.

Mais le postulat dualiste, plus subtilement, pénètre toute la classification et détermine ses principes.

En un sens la procédure de classification est inductive : les sciences sont diverses parce que leurs objets sont divers, et l'on doit d'abord énumérer les sciences en suivant cette diversification objective ; mais corrélativement apparaît l'idée du « point de vue », c'est-à-dire du choix fait par le penseur de la perspective sur l'objet et l'un des principes de la classification est que l'on peut énumérer a priori les points de vue possibles sur tout objet, quel qu'il soit, à savoir : a) autoplique, b) cryptoristique, c) troponomique, d) cryptologique, ce qui grosso modo veut dire ceci :

a) Inventaire des éléments observables de l'objet ;
b) Recherche et mise à jour des éléments cachés, en vue de compléter la description ;
c) Variation de l'objet et lois de cette variation ;
d) Explication causale de la variation, par référence aux éléments cachés.

C'est sur ces principes qu'Ampère bâtit cette étonnante structure qu'est sa classification des sciences.

L'unité de base de la classification, qui correspond à ce qu'est Y espèce dans les sciences biologiques, l'unité épistémologique constituée par un objet vu sous un certain point de vue, c'est ce qu'Ampère appelle une « science du troisième ordre » ; ces sciences du troisième ordre se groupent en quadruples dont chacun forme une « science du premier ordre », le quadruple correspondant à l'application des quatre points de vue fondamentaux au même objet ; à leur tour, les sciences du premier ordre se groupent en quadruples dont chacun constitue un « embranchement » et il y a quatre embranchements dans chaque « règne » ; ce qui fait, dans chaque règne, soixante-quatre sciences du troisième ordre, groupées en seize sciences du premier ordre elles-mêmes réunies en quatre embranchements ; en fait il y a aussi des échelons intermédiaires (sciences du second ordre et sous-embranchements) qui permettent d'aboutir à une structure strictement dichotomique, mais leur rôle est secondaire et surtout formel. Exemples :

Dans les sciences cosmologiques, la géologie est une science du premier ordre, appartenant à l'embranchement des sciences physiques ; elle se divise en quatre sciences du troisième ordre : la géographie physique (point de vue autoptique), la minéralogie (cryptoristique), la géonomie (troponomique), la théorie de la Terre (cryptologique).

Dans les sciences noologiques, Y économie sociale est une science du premier ordre, appartenant à l'embranchement des sciences politiques, et qui se divise elle-même en quatre sciences du troisième ordre ayant chacune pour objet sous un certain point de vue l'étude des richesses des sociétés.

Je voudrais rapidement commenter cette classification aux deux points de vue sous lesquels le lecteur moderne peut l'envisager :

1) Dégager les caractéristiques globales de la classification et, à cet égard, pour des raisons évidentes, la comparaison avec la classification d'Auguste Comte s'impose.
2) S'arrêter sur certains détails, les uns intéressants, les autres tout à fait déconcertants, pour bien faire sentir l'impression tout à fait originale que l'on éprouve en lisant cet essai.
a) La première chose à souligner, c'est le caractère vraiment encyclopédique de la classification ; toutes les formes de l'activité intellectuelle ont leur place chez Ampère, y compris la métaphysique, la théologie, la psychologie, toutes exclues par Comte ; cela ne tient pas seulement aux choix philosophiques d'Ampère, mais aussi à cette exceptionnelle ouverture d'esprit qui est l'un des traits les plus marquants de son génie.
b) La classification d'Ampère recense aussi bien les techniques que les sciences ; la distinction du pratique et du théorique n'intervient pas comme principe universel de classification ; elle intervient dans le détail, interférant avec la séparation des « points de vue ». Il est difficile de ne pas voir là un certain archaïsme, la distinction comtienne très rigoureuse entre science et application étant plus conforme aux habitudes et aux normes de la pensée rationnelle moderne.
c) La classification d'Ampère est a-historique ; Ampère ne méconnaît pas le progrès des sciences et son importance ; mais le concept de progrès n'intervient pas dans la classification qui n'en indique pas le sens ; tout au plus peut-on dire que la classification attend le progrès, certaines de ses cases encore vides devant être remplies par les recherches de l'avenir. Là encore, le contraste avec Comte est bien net et l'on peut se demander si la comparaison n'est pas à l'avantage de Comte ; même si l'on a des doutes sur la loi des trois états, l'avènement de la science moderne est un événement si important dans l'histoire de la pensée que l'on peut se demander si toute question épistémologique n'est pas en même temps historique dans la mesure où il est difficile d'en traiter aucune sans tenir compte de cet avènement.
d) Reste enfin la division des sciences en deux « règnes ». Sur ce point la position d'Ampère est plus forte ; même si on ne partage pas ses convictions spiritualistes, le choix d'une telle division est loin d'être exclu par l'état actuel du savoir et des recherches : à la fin du xixe siècle la science paraissait s'avancer dans la direction comtienne, les sciences de l'homme se développant dans le prolongement des sciences de la nature en transposant leurs méthodes dans toute la mesure du possible. Dans l'état actuel des choses, il est visible que de nombreuses écoles, d'ailleurs très diverses, affirment en fait et en droit l'autonomie des sciences « noologiques » sans que leur articulation avec les sciences « cosmologiques » soit très apparente, et on observe en particulier le fait remarquable d'une application directe des méthodes mathématiques aux sciences humaines, procédure tout à fait exclue par les principes comtiens, mais nullement absurde dans le système d'Ampère.
2) Si l'on passe au détail, l'impression est très contrastée. Ampère a beau dire : l'application de sa grille de classification, si fondée soit-elle, aboutit à des divisions artificielles dont la multiplication des néologismes est un signe assez évident. Voici un exemple : Y ontologie est une science noologique du premier ordre appartenant à l'embranchement des sciences philosophiques ; elle se divise comme il se doit en quatre sciences du troisième ordre qui sont : Yontothétique, la théologie naturelle, Yhyparctologie et la thêodicée.
Or Yontothétique « se borne à expliquer comment il existe d'autres êtres que nous et nos propres phénomènes », tandis que dans Yhyparctologie, « il s'agit non de l'existence de ces êtres hors de nous, mais de la nature et des attributs de ces êtres » ; il est difficile d'attribuer beaucoup de réalité à une telle distinction, même si, en fait, les commentaires d'Ampère sur la définition de Yhypardologie sont très intéressants quant à sa conception du monde physique.

En revanche, la logique de sa classification conduit parfois Ampère à isoler et caractériser des disciplines scientifiques qui n'existaient guère de son temps, mais qui émergent avec une autonomie plus ou moins marquée à l'époque contemporaine. Ecartons la cybernétique — car, sous ce vocable, Ampère entend autre chose que N. Wiener — , pour retenir quelques exemples assez frappants.

Voici un premier exemple : dans l'embranchement des sciences physiques on rencontre une science du premier ordre, la technologie ; dans les quatre sciences du troisième ordre qu'elle réunit, on trouve la cerdorislique industrielle ; il s'agit, explique Ampère, de la technique qui a pour but d'optimiser les profits et de minimiser les pertes d'une entreprise donnée, par le calcul de tous les éléments mesurables pertinents à l'entreprise en question ; du temps d'Ampère, les « cerdoristiciens » étaient sûrement rares ; on en forme maintenant couramment dans les universités et les grandes écoles.
Un deuxième exemple : dans l'embranchement des sciences médicales et sous la science du premier ordre physique médicale on trouve une science du troisième ordre qu'Ampère appelle phrénygiétique, dont la finalité est l'étude des phénomènes pathologiques résultant de circonstances psychologiques ; anticipation assez remarquable de ce qu'on appellerait maintenant « médecine psychosomatique » et dont l'autonomie est peut-être susceptible de s'accroître dans l'avenir.
Troisième exemple enfin : dans l'embranchement des sciences nootechniques , on trouve une science du premier ordre, la glossologies science de la communication par le langage, qui, selon la définition qu'en donne Ampère, correspond assez exactement à ce que nous appellerions « linguistique » ; elle groupe certes dans l'esprit d'Ampère des disciplines qui existaient à l'époque, mais avec la notion très claire, et beaucoup plus nouvelle à l'époque, de leur unité épis- témologique.

L'Essai sur la philosophie des sciences d'Ampère apparaît ainsi comme une œuvre très singulière, déroutante à bien des égards, mais très attachante à d'autres et par là même très caractéristique de l'un des esprits les plus originaux dont l'histoire de la pensée ait gardé la trace.

Jacques Merleau-Ponty.