Annotat: Droit d'Autrement
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Centre international d’études pour le développement local
CIEDEL synthèse réalisée par Pascale Vincent avec la collaboration d’Olivier Longin le droit autrement
Nouvelles pratiques juridiques et pistes pour adapter le droit aux réalités locales contemporaines
L’auteur
Le CIEDEL, Centre international d’études pour le développement local, est un institut de formation d’agents de développement de l’Université catholique de Lyon. Également opérateur d’appui à des actions de développement en France et à l’étranger, il se situe aujourd’hui comme un médiateur entre la réflexion et l’action.
30 rue Sainte-Hélène 69002 Lyon
Mél : ciedel@univ-catholyon.fr
© Éditions-Diffusion Charles Léopold Mayer, 2001 Dépôt légal, 1 er trimestre 2001
Remerciements
Le CIEDEL tient à remercier Jean-Pierre Bonafé-Schmitt (GLYSI – CNRS et AMELY), Patricia Huyghebaert (Juristes Solidarité) et Étienne Le Roy (LAJP) pour l’intérêt qu’ils ont bien voulu porter à ce travail et la contribution qu’ils ont accepté d’apporter à la réflexion sur la problématique.
De même nos remerciements vont-ils à Catherine Prébissy et Thibaut Duvillier qui ont accepté de faire part de leurs contribu- tions à travers le site Internet du Réseau européen droit et société.
Enfin un grand merci à tous les auteurs dont les réflexions et les écrits ont permis d’illustrer la problématique de ce dossier.
Introduction
La modernité, ce serait le progressisme, la rationalité orga- nisée, « la mise en intrigue du présent, et la mise en carreaux des pourtours »
Philippe Dagen
À l’aube du XXI siècle, la société moderne contemporaine est confrontée au questionnement des valeurs et principes sur les- quels elle a fondé son développement.
Tous les jours, les médias mettent à nu les « faillites » majeures de l’épopée moderne :
- Déséquilibres croissants entre diversification des décou- vertes scientifiques et mise en place de règles éthiques, entre multiplication des connaissances et partage du savoir, entre développement et désillusion, entre riches et pauvres…
- Paradoxes entre progrès exponentiels de la science et des- tructions des milieux de vie, entre explosion des moyens de communication et solitudes des individus, entre prospérités et misères…
- Contradictions entre liberté économique et protection de droits humains fondamentaux, entre revendications démocra- tiques et marginalisation des individualités et des cultures, entre création de richesses et augmentation de la pauvreté… Conçu comme le bras armé des États modernes, seuls habi- lités dans ce contexte à faire et dire le droit, le droit positif incarne les valeurs et les prétentions de l’universalisme juri- dique. Le droit moderne serait donc le produit commun d’une Raison humaine, incarnée par l’État, indivisible et prééminente. Dans ce cadre, « la prédominance de la pensée technico-ration- nelle sur la pensée éthico-émotionnelle au sein de la culture juridique parvient à évacuer du raisonnement juridique la dimension qualitative des situations humaines » 1 .
Aujourd’hui, les multiples questions posées à la modernité et à ses fruits remettent en cause la rationalité et l’universalisme modernes. Dans ce contexte, le droit positif est lui-même cri- tiqué à travers :
- La remise en cause de la place et du rôle de l’État dans la définition et l’application du droit.
- La redéfinition du rôle du droit positif, et l’apparition de nouveaux enjeux poursuivis par le droit dans un contexte de mondialisation.
- L’émergence de nouveaux droits, et de nouvelles identités juridiques.
- Le développement de nouvelles formes reconnues de ges- tion des conflits et d’institutions judiciaires.
- Le questionnement accru de la pertinence des transferts de droit entre le Nord et le Sud et la définition de nouvelles formes de partenariat entre le Nord et le Sud dans le domaine juridique.
Quelle signification donner à cette crise ? Nouvelle étape d’une modernité, appelée à évoluer vers un changement de manifestation, ou entrée dans une ère de post-modernité, dont nous ne voyons que les prémices ? Seule l’histoire permettra de répondre à cette question, mais dans les deux cas, le «droit », conçu comme l’expression de la rationalité moderne y voit ses rôles et formes officiels remis en cause, dans le même temps où l’on perçoit les dangers et les limites de « l’universa- lisme juridique ».
À partir du constat de crise du modèle juridique moderne, on ne peut faire l’économie d’un débat sur l’évolution des sys- tèmes juridiques contemporains vers une plus grande pluralité, marquée par la coexistence de formes de droit négocié et imposé, mais aussi de formes hybrides ou intermédiaires. Le développement de ces nouvelles formes juridiques traduit d’une certaine manière la recomposition du système normatif moderne dans le sens d’une plus grande participation des indi- vidus et des groupes dans la production des normes.
Dans ce cadre, le rationnel légal fait place à une nouvelle forme de rationalité, non plus « instrumentale », mais « c o m m u- nicationnelle ». Cette nouvelle rationalité, construite autour du dialogue et de la communication, se fonde sur la recherche de valeurs « communes », propres à satisfaire les exigences d’un droit capable de prendre en compte les changements socio- économiques, politiques et culturels, et la diversité des réalités quotidiennes et des situations humaines. Le développement récent du phénomène « éthique », qui se traduit par la publica- tion de codes éthiques ou déontologiques fixant des normes de conduites et/ou de comportements, illustre cette recherche.
Ce dossier se propose, à partir de textes et d’articles ras- semblés, de mettre en évidence l’apparition de phénomènes révélateurs de cette évolution du rôle et du contenu du droit dans la société contemporaine, et d’analyser les sens possibles de cette évolution à la lumière du rapport entre modernité et droit.
Modernité et universalisme juridique
L’homme moderne et le droit
À l’origine de la modernité étaient le « Progrès » et la «Raison ». Une Raison conçue par les sociétés occidentales comme l’essence de l’expression de la pensée humaine, une pensée « naturelle », applicable à tous, pour le bien commun de l’humanité…
Ainsi, à l’origine du droit moderne était la rationalité, expres- sion de ce qui est « juste », ce qui est droit, ce qui est « uni- versel ». Le droit devient une science exacte, constituée d’un corps de lois écrites incontestables, existant par elles-mêmes, car issues d’une logique « naturelle », et applicables pour elles- mêmes, car reflétant l’intérêt général…
De là sont nés des systèmes cohérents de règles ordonnées, hiérarchisées, des systèmes simplificateurs du quotidien et de la diversité humaine, et dont l’application se veut marquée du sceau de la neutralité absolue.
«Comme le politicien de style mannequin qui réussit à vider son corps de toute expression de vie, le juriste ou le juge désincarné retranche son être de son moi public de façon à faire montre d’une neutralité détachée qui reflète et confirme le détachement ressenti par le client ou le citoyen par rapport à la communauté politique que le juriste ou le juge est censé représenter. Dans la mesure où cette façon d’être marque la culture juridique dans son ensemble, elle sert à reproduire le processus aliénant, producteur de structure […], parce que le droit se présente ainsi comme un système de pensée doté d’autorité, extérieur et au-dessus de chacun, et comme quelque chose à quoi on doit « obéir » pour faire partie du groupe, plutôt que comme l’expression contingente et en développement d’une signification sociale et politique que nous contribuons d’une manière active à créer et à interpréter. Complétant cette façon d’être désincarnée, il y a le raisonne- ment juridique lui-même qui, pour l’essentiel, aspire à être une sorte de pensée désincarnée. La formation que subissent les juristes les conduit à devenir principalement des techniciens analystes, qui apprennent comment « construire une argumen- tation » comme si leur processus de pensée était purement et simplement conditionné par le droit en tant que discours d’autorité, externe ».
«Le droit de nos sociétés modernes, quoi qu’on en dise, s’inscrit avant tout dans le registre de l’écriture, de la sécurité, du pouvoir pur, de la hiérarchie. Tous ces concepts sont anti- complexes par définition, et ils font l’ordinaire du droit, sa réa- lité première. […] Un ordre est donné, puis répliqué, amplifié et concrétisé par une autorité assujettie. Tout vise ici à supprimer la moindre velléité d’écart. Or, nous ne savons – en Occident pour le moins – produire le juridique qu’en cette forme-là […] la hiérarchie possède aussi sa face effrayante, celle du com- mandement, de la soldatesque et du pouvoir absolu […]. Mais ce n’est pas tout. Parallèlement à cela, la hiérarchie incarne aussi une certaine représentation de la justice et de la sécurité. Tout, dans la décision hiérarchique, doit pouvoir se ramener au principe d’une autorité suprême presque transcendante ; uni- voque en tous cas. D’où notre apaisement… » 3
L’universalisme juridique comme caractéristique de la pensée moderne
Symbole de la pensée juridique universaliste moderne, les droits de l’homme sont devenus un enjeu majeur de la compé- tition politique et économique des États entre eux. L’engage- ment pour le respect des droits de l’homme est aujourd’hui considéré comme la marque de reconnaissance de ceux qui prétendent appartenir au club de la modernité politique et juri- dique.
Pourtant, si le principe de respect qui sous-tend les droits de l’homme a bien vocation à s’appliquer de manière univoque, sa déclinaison universelle est le fruit de la logique uniformisante du raisonnement moderne.
«La pensée française de l’universel, matrice de la théorie occidentale des droits de l’homme, se nourrit d’une représen- tation homogène et rationnelle de l’humanité. En l’homme, l’unité l’emporte sur la diversité, d’où l’affirmation que tout être humain a des droits inaliénables et imprescriptibles, du seul fait qu’il appartienne au genre humain. Par ailleurs, ces droits de l’homme sont découverts par le travail de la Raison beaucoup plus que par l’expérience de la tradition, souvent assimilée à l’arbitraire. La pensée juridique française décrète donc l’universel avant de l’expérimenter. Notre droit constitu- tionnel (et la jurisprudence du Conseil constitutionnel) affir- ment la prééminence de l’indivisible sur le pluriel ; de l’égalité de droit sur toute distinction fondée sur l’origine, la race ou la religion ; il se refuse à reconnaître la prééminence d’une reli- gion, et se déclare incompétent quant au fond du débat reli- gieux. » 4
Le droit étatique comme expression de la démocratie
Parmi les fondements de l’État moderne, le concept de démocratie occupe une place essentielle. L’élection par le peuple de ses représentants permet à l’État d’exercer une sou- veraineté déléguée, qui lui confère le pouvoir de décider en toute légitimité au nom du « commun » qu’il incarne.
Dans ce contexte, les sources du droit moderne sont d’un côté la loi, édictée par le peuple représenté, et de l’autre la jurisprudence et la doctrine, émises par des magistrats qui représentent l’autorité de l’État. Ces trois sources sont sou- mises au raisonnement « technico-rationnel » qui permet de dire un droit « universel », applicable à l’Homme moderne qu’est le citoyen.
Dans ce contexte, le pluralisme juridique est vécu comme un obstacle à la construction de l’État de droit, obstacle qu’il faut combattre pour permettre à cet homme moderne de porter le progrès de la Nation.
PLAIDOYER POUR UN DROIT UNIQUE 5
Charles Kabeya Muase Sociologue, politologue et philosophe
Les arguments en faveur d’une unicité du droit sont ici pré- sentés et articulés très schématiquement autour de trois couples.
DROIT ET POLITIQUE
Droit et politique sont liés mais ne peuvent être confondus. En effet, selon que la priorité est donnée à l’un ou à l’autre, la nature de l’État change.
Lorsque le droit prime sur le politique, la configuration concrète de cette priorité répond à ce qu’il est convenu d’appeler un « État de droit ». Celui-ci respecte les droits reconnus aux citoyens et s’applique à lui-même les normes qu’il émet.
Jusqu’à une période récente, la plupart des pays de l’Afrique subsaharienne connaissait une situation inverse : la subordina- tion du droit au politique. Cette option était justifiée par les contextes : construire puis renforcer l’État qui émergeait de la colonisation, participer au concert des nations et y être reconnu, créer une unité nationale au sein du nouvel État, réa- liser l’égalité de tous devant la loi. Ces deux derniers points sont déterminants. En effet, selon le législateur africain, l’éga- lité de tous devant la loi ne pouvait être effective qu’une fois la force de l’État établie et l’unité nationale construite.
Or, on constate aujourd’hui l’incapacité de l’État à créer, seul, une nation. Les stratégies de « domestication » et d’appropria- tion quasiment privée dont il est l’objet, ne cessent de le para- siter, de l’affaiblir, de le détourner de ses propres objectifs et même, de sa raison d’être 6 .
Les Conférences nationales, consécutives à la dynamique actuelle des mouvements de démocratisation, traduisent une importante évolution et marquent un complet renversement de tendance. En effet, elles s’efforcent de légaliser l’État en le subordonnant à un droit démocratique.
Se crée donc aujourd’hui dans certains pays un contexte nouveau, pour progresser vers l’égalité de tous devant la loi. Mais parallèlement, subsiste un pluralisme juridique, contradic- toire dans son principe avec la codification d’un seul droit appli- cable à tous les citoyens. Les traditions animistes et de l’Islam, notamment, sont fondées sur d’autres logiques que celle dont se réclame l’État. «Dans nos sociétés africaines d’aujourd’hui, constate le président Abdou Diouf, le pluralisme juridique est, dans beaucoup de domaines, dans celui de la famille en parti- culier, un fait qui constitue à la fois une solution heureuse tran- sitoire et un problème pour le long terme 7 .»
Problème pour le long terme ! Sans doute car à y regarder de plus près, la solution transitoire n’est pas aussi heureuse qu’il y paraît.
D’une part, la justice traditionnelle est de plus en plus contestée, et pas seulement par les « cadets sociaux » 8 . On n’hésite de moins en moins à traîner devant la justice officielle les membres de son ethnie — voire de sa famille — pour faire valoir des droits que la législation reconnaît. La seule menace d’y recourir, permet même souvent d’avoir gain de cause. Et si l’on revient ultérieurement à la justice coutumière, c’est plus pour pacifier les relations interpersonnelles et, comme disent fréquemment les intéressés, « honorer des lèvres » son exis- tence déclinante. Car tout le monde sait que l’État peut être en certaines circonstances un allié et un recours pour obtenir jus- tice au sein de la communauté traditionnelle.
D’autre part, cette transition engendre une conscience histo- rique ambivalente, fonction des enjeux et des intérêts du moment, sans souci réel du bien commun ; elle est doublement hiérarchique. Tout d’abord, elle sous-entend une inégalité des individus devant la loi moderne : certains peuvent y avoir accès, d’autres l’ignorent ou même sont ignorés d’elle.
Ensuite, elle laisse pressentir le passage d’un système de valeur dans un autre, dans le sens de la tradition vers la moder- nité. Passage illusoire ! Car pensé comme le simple « transvase- ment » d’un système social qui est remis en cause et doit être repensé, la même valeur étant estimée bonne ou mauvaise selon le système de référence.
Cette situation durera aussi longtemps que la justice coutu- mière continuera à régir, vaille que vaille, les consciences et qu’un droit nouveau n’émergera pas pour accompagner de nou- velles valeurs. Le danger de cette situation, sans références affirmées, sans cadre communément admis est d’offrir un espace à toute forme de démagogie. Ne faut-il pas, avec G.A. Gouassigan, se poser la question «Quelle est ma loi ?» 9 .
DROIT ET DÉVELOPPEMENT
Il faut reconnaître que le développement se fait souvent de manière anarchique ; chaque acteur agit selon des modes d’intervention qui lui sont propres. Pourtant, le développement implique un projet de société. Il revient à l’État de coordonner les forces et de mobiliser les ressources intérieures pour l’accomplir. Ce rôle, l’État ne peut l’assurer sans responsabiliser les acteurs et sans déterminer les obligations de chacun dont les siennes propres.
Sans fétichisme juridique aucun, on peut valablement penser que l’élaboration d’un droit au développement peut être d’un secours certain pour l’État soucieux d’agir dans la légalité et pour les acteurs sociaux qui peuvent aussi s’en saisir. Notamment, l’adhésion des populations et leur mobilisation ser- vent aujourd’hui de discours de référence pour le développe- ment. Ceci suppose une transformation des mentalités et des structures sociales. En réalité, cette transformation précède le droit. La société ne reste pas immobile dans l’attente de la confection d’un droit sur mesure. Elle évolue en se frayant un chemin, « comme elle le peut », vers et à travers des pratiques de métissage entre normes étrangères et coutumes 1 0 .
Ainsi, par exemple, pour éviter que les structures de partici- pation issues des populations ne vivent que par la volonté de ceux, individus ou groupes, étrangers ou nationaux qui les ont initiées et les soutiennent tant bien que mal, il est sain de leur donner une assise juridique. De même — autre exemple — ceux qui légitimement souhaitent des réformes agraires pour- ront s’adosser à la loi si celle-ci s’attaque aux inégalités dans l’occupation des sols et le travail de la terre.
DÉVELOPPEMENT ET CITOYENNETÉ
On peut constater que l’institutionnalisation du pouvoir et de l’État africain n’ont été dans ce domaine qu’un demi-succès ou un demi-échec, des demi-mesures ayant en la matière des conséquences néfastes.
Jusqu’à une date récente, l’organisation et le fonctionne- ment des structures de l’État ont conservé des formes qui por- tent la marque de la personnalité des «Pères fondateurs ».Elles traduisent des rapports de paternalisme pédagogique entre État et société et l’aliénation des populations qui s’en suit. Ce temps a duré trente ans, durée qui a façonné la mentalité des dirigeants et des dirigés. Au cours de cette période, la loi est devenue la pire des choses pour ces derniers. Elle fait peur pour son inadaptation et à défaut d’être abolie, elle est détournée, contournée, fuie en quelque sorte. Ainsi, la loi règne mais ne gouverne pas, conduisant à l’irresponsabilité.
Aussi, partager la citoyenneté devient incontournable pour un mieux vivre des populations et l’articulation citoyenneté et développement ne peut faire l’économie d’un droit unique pour favoriser une socialisation objective des transformations néces- saires.
UN CHEMIN D’HUMANISATION
L’idée que le développement des pays africains passe par la destruction de l’ordre traditionnel a vécu. Aujourd’hui, fort de ce constat, on veut fonder le développement sur ce qu’il en subsiste mais ce faisant, on ignore le mouvement des consciences qui s’est opéré. De ce fait, les coutumes sont sur- valorisées parce qu’elles sont multiples et dynamiques et toute tentative de codification est refusée au nom de ce qu’elle uni- formise et immobilise par un texte.
Et pourtant les objectifs que se donnent les sociétés afri- caines et les moyens qu’elles prennent pour leur reproduction sociale appellent des normes nouvelles, même si celles-ci sont en partie exogènes. Sauf fixisme dogmatique, la codification n’est pas absurde lorsqu’elle s’appuie sur l’évolution de l’éthos 1 1 des populations. Elle ouvre par là même un nouveau chemin d’humanisation. Certes, celle-ci ne commence pas avec le droit moderne. Les normes coutumières répondaient à une quête de sens. Mais aujourd’hui, c’est à partir de la citoyenneté qu’il faut enraciner les principes de l’action sociale, en favori- sant plus une participation moderne qu’une sujétion tradition- nelle et/ou post-coloniale.
La question ultime est donc double ; la tradition dans sa diversité peut-elle, à partir de sa philosophie du monde, répondre de façon engageante au défi du développement ? Le droit d’inspiration moderne peut-il fonctionner sans discriminer, en l’absence d’un droit unique ? L’énonciation de la citoyen- neté et la « gouvernementalité » des sociétés africaines sont au cœur du débat sur la quotidienneté du droit.
Crise de la modernité et crise du droit moderne
L’éclatement des certitudes
Après deux siècles de dogmatisme bienveillant, la société moderne découvre avec inquiétude que les chemins qui étaient sensés la conduire au bonheur sont sinueux, et qu’ils ne sont pas forcément pavés des bonnes intentions dont ils sont parés !
Paradoxalement, cette remise en cause des certitudes est le fruit de la diffusion rapide et massive à travers le monde des productions matérielles et intellectuelles issues de la moder- nité.
La « vague déferlante » de la modernité occidentale, véritable «rouleau compresseur » des identités locales, réveille brutale- ment la pluralité des cultures.
Le citoyen se rebiffe, et cherche à se réapproprier son devenir en réclamant pour cela le droit à décider lui-même du sens de sa vie.
PLATE-FORME POUR UN MONDE RESPONSABLE ET SOLIDAIRE Éléments de diagnostic 12 FPH
Dans notre monde coexistent d’un côté des besoins fonda- mentaux non satisfaits, des ressources gaspillées et détruites et, de l’autre, des capacités de travail et de créativité inem- ployées. Ce n’est pas acceptable.
Nous souffrons de trois déséquilibres majeurs : entre le Nord et le Sud de la planète ; entre les riches et les pauvres au sein de chaque société ; entre les hommes et la nature. Ces trois déséquilibres reflètent une triple crise des relations et de l’échange : entre les sociétés, entre les hommes, entre les hommes et leur milieu de vie. Ces crises sont inséparables. Le non-respect du milieu de vie, par exemple, accompagne sou- vent le non-respect des femmes et des hommes.
Les trois crises ne peuvent être surmontées séparément. Nous ne saurons pas construire, à quelque niveau que ce soit, l’harmonie des relations entre l’homme et son milieu si n’est pas construite en même temps l’harmonie des relations des hommes entre eux, des sociétés entre elles.
Ces crises ont des causes communes. Le monde a évolué très vite au cours des deux derniers siècles. La « modernité » inventée en Occident s’est diffusée dans le monde entier. La plupart des pays connaissent une crise spirituelle et morale. Nous n’avons pas su canaliser au profit de tous les hommes nos formidables capacités à comprendre, à entreprendre et à créer. Il est difficile de ne pas voir au cœur des trois crises les effets des formes actuelles du développement scientifique et technologique, de l’accentuation de la division du travail, du gonflement de la sphère du marché et de la circulation sans cesse démultipliée des marchandises et de l’argent : bref, des facteurs constitutifs, de la « modernité occidentale » ou, pour certains, de la « Modernité ».
Dans l’esprit de ses promoteurs, ces facteurs de la moder- nité devaient être les moyens du progrès de l’humanité et assurer à tous les hommes prospérité, paix, sécurité, bonheur, liberté. Si, pour une part de l’humanité, ils y ont, d’une certaine manière, contribué, ils ont simultanément engendré misère, guerres, insécurité, dénuement, oppression, et, finalement, la triple crise évoquée plus haut.
La modernité occidentale s’est, en quelques siècles, imposée dans l’ensemble des pays du monde, par un mélange de contrainte et d’attrait. La colonisation puis la décolonisation ont contribué à diffuser partout le modèle de développement et de société de l’Occident. Par la fascination qu’elle exerce et l’efficacité qu’elle apporte, la modernité est devenue, sous des habillages politiques divers, la référence principale des élites de tous les continents. Rapports de puissance et jeu du marché ont contribué ensemble à dissoudre les valeurs et les rapports d’échange autres que marchands et, ce faisant, à déstructurer les sociétés traditionnelles.
Les deux piliers de la modernité — la liberté des échanges et la science — devaient être des moyens au service du progrès des hommes. Ils sont aujourd’hui trop souvent considérés comme des fins en soi. Ainsi, selon la mythologie économique à la mode, la libéralisation de tous les échanges, de marchandises comme d’argent, est censée assurer, en tout domaine, un équi- libre automatique et optimal des échanges entre les hommes. De même, selon la mythologie scientiste, par-delà les pro- blèmes ou les dégâts, l’alliance de la science, de la technique et de l’industrie finira toujours par apporter les solutions et faire progresser l’humanité. Ne resterait dès lors qu’à s’en remettre au marché et à la science.
Certes, la science est une source de compréhension, de capacité d’agir et de créativité exceptionnelle ; mais, si elle peut être mobilisée pour le meilleur, elle peut aussi l’être pour le pire. De même, le marché est un instrument irremplaçable pour mettre en relation de façon souple une multitude d’agents ayant chacun des besoins, des désirs et des capacités à offrir en échange ; mais les populations démunies, les besoins fonda- mentaux non solvables, les risques écologiques, les intérêts des générations futures sont, si l’on peut dire, hors de son ressort. Science et marché ne valent en définitive que par rapport aux choix et aux finalités des sociétés dans lesquelles ils se déve- loppent. Ils doivent retrouver leur juste place d’outils ; outils essentiels, certes, mais outils mis au service d’autres finalités qu’eux-mêmes.
Or, la diffusion de la science et du marché s’est accompa- gnée d’une grave crise des valeurs. Elle a même largement contribué à cette crise. La science et la technologie, en met- tant l’accent sur la maîtrise et la manipulation des hommes et des choses ont encouragé des attitudes prédatrices, réduisant la nature, le monde vivant et les autres hommes à l’état d’ins- truments, délaissant les démarches plus globales, plus modestes et plus respectueuses qu’exigerait la recherche d’une harmonie et d’une solidarité entre les hommes et avec leur milieu. L’exaltation de la puissance l’emporte sur la recherche de la sagesse. De son côté, le marché tend à réduire la valeur des êtres et des choses à leur valeur monétaire, pro- page l’idée que l’enrichissement est la mesure ultime de la réussite des hommes comme des sociétés, impose une domi- nation du matériel sur le spirituel, a besoin pour fonctionner de faire naître sans cesse de nouveaux besoins solvables quitte à détourner les énergies et les intelligences de besoins plus fon- damentaux, conduit à privilégier le court terme au détriment du long terme. De cela, nous voyons les fruits : la dislocation morale de beaucoup de sociétés, la généralisation de la corrup- tion, le refuge dans la drogue, l’indifférence à l’égard des autres ou à l’égard du milieu, le désarroi de la jeunesse.
Si la soumission croissante de nos sociétés à la science et au marché est au cœur de la triple crise du monde actuel, c’est certes à cause de leurs limites propres, mais c’est aussi parce que ce sont des moyens redoutablement efficaces au service de sociétés profondément inégales, avides, imprévoyantes. C’est enfin parce que le monde a changé si vite, l’impact des hommes sur leur milieu s’est accru à une telle vitesse, les échanges internationaux ont pris une extension si soudaine que l’humanité est dépassée par son propre mouvement. Les anciennes formes de régulation des activités humaines, construites au fil des millénaires, se sont trouvées dépassées sans que de nouvelles aient encore eu le temps de naître. Dans de nombreux domaines, les enjeux deviennent planétaires et échappent aux institutions politiques traditionnelles, au contrôle démocratique. Des responsabilités doivent être assu- mées et des choix effectués à l’échelle de la planète, mais il n’existe pas de lieux ou d’institutions pour le faire. L’humanité se trouve en position de devoir prendre en charge le cours de son destin mais elle ne sait comment y parvenir.
Notre monde est pris dans une accélération sans précédent : généralisation du règne de la marchandise, croissance des pro- ductions, des populations et des besoins, circulation des infor- mations, des produits, des hommes et des capitaux, mise en œuvre de systèmes techniques de plus en plus puissants, aug- mentation des prélèvements de ressources, des rejets et déchets. Les inégalités entre les hommes et les sociétés s’accroissent. Les déséquilibres fondamentaux de la planète et du vivant sont menacés comme le sont les intérêts des généra- tions futures.
Or, dans le même temps, chaque société se replie sur ses urgences et ses propres objectifs. Les sociétés les plus riches cherchent à sauvegarder ou améliorer leur bien-être tout en combattant chômage et pauvreté, et cherchent pour cela à créer encore plus de marchandises ; d’autres sociétés poursui- vent la marche forcée de l’industrialisation et de la modernisa- tion, au prix de graves atteintes au milieu et aux hommes, avec en perspective le rattrapage des plus riches ; d’autres ont à arracher au dénuement extrême de larges parts de leurs popu- lations ; d’autres enfin cherchent à survivre, simplement sur- vivre, souvent dans les déchirements et les affrontements. Ces quêtes, parallèles plutôt que convergentes, ne peuvent que conduire au développement de nouvelles inégalités, à la mise en place, au sein des sociétés et entre les sociétés, de nou- velles formes d’apartheid entre riches et pauvres et à de pro- fonds déséquilibres écologiques locaux, régionaux et mondiaux qui affecteront en priorité les plus démunis.
L’ensemble des études convergent sur ce point. Des déci- sions qui seront, ou non, prises dans les années 1990, des inflexions qui seront, ou non, obtenues dans quelques domaines majeurs, vont très largement dépendre la profon- deur, la gravité, le degré d’irréversibilité des déséquilibres aux- quels l’humanité sera confrontée dans la première moitié du prochain siècle. Nous croyons que l’humanité va devoir entre- prendre dans les années à venir une révolution spirituelle, morale, intellectuelle et institutionnelle de très grande ampleur. Elle ne pourra le faire qu’en allant chercher, dans le meilleur de ses traditions et de ses civilisations et dans ses plus généreux élans, des guides pour l’action.
La modernité à l’épreuve de la mondialisation
Ainsi, le phénomène contemporain de mondialisation qui marque l’entrée dans le nouveau millénaire s’accompagne de la globalisation des valeurs et des systèmes de développement économique et politique qui sous-tendent la modernité occi- dentale. L’échelle de comparaison des sociétés, devenue mon- diale, s’impose, et révèle dans le même temps l’origine régio- nale de ce projet de société « internationalisé ».
«Notre époque vit la critique de la modernité, la défiance envers le progrès et la Raison, éprouve la solitude des individus, tandis que l’obsession de l’identité réduit l’espace de la partici- pation sociale 1 3 . Nous avons le sentiment que les logiques uni- taires n’aboutissent qu’à des impasses, à des ordres précaires. En même temps, nous sentons bien que les crispations identi- taires, l’abandon de la Raison au profit des morales de l’enraci- nement sont porteurs de périls dont certains se concrétisent sous nos yeux. D’où notre difficulté à nous situer entre l’un et le multiple, et la quête d’un ordre pluraliste qu’on discerne bien dans les questions posées par les instances de l’Unesco 1 4 .»
À la rencontre du monde, l’universalisme s’oppose à la diver- sité des valeurs et des logiques humaines, et le pluralisme cul- turel devient un espoir pour sortir de l’impasse.
LES MONDIALISATIONS 1 5
Mamadou Diouf,
Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique
S’interroger sur la signification et les conséquences de la mondialisation, c’est s’inscrire dans la réflexion très pertinente amorcée par Jean Baudrillard, qui opère une nette distinction entre « le mondial » et «l’universel » :« Mondialisation et univer- salisation ne vont pas de pair, elles seraient plutôt exclusives l’une de l’autre. La mondialisation est celle des techniques, du marché, du tourisme, de l’information. L’universalité est celle des valeurs, des droits de l’homme, des libertés, de la culture, de la démocratie. La mondialisation semble irréversible, l’uni- versalité serait plutôt en voie de disparition. Du moins tel qu’elle est constituée en système de valeurs à l’échelle de la modernité occidentale, sans équivalent dans aucune autre cul- ture »,écrit-il… 1 6
La distinction introduite par le philosophe français permet d’élargir l’horizon de la discussion sur la mondialisation, en met- tant en évidence que la vision des économistes, qui avait dominé les premières interprétations du phénomène comme intégration, uniformisation dans le « village global » était trop réductrice. Les nouvelles analyses tendent plutôt à montrer qu’au plan des cultures et des dynamismes sociaux et poli- tiques, la mondialisation s’accompagne de manière inextricable de célébration de la différence et de cristallisations identitaires et discriminatoires 1 7 . Cependant, elle ne permet de faire ni la géographie, ni la grammaire du phénomène qui cherche encore son histoire, l’identification de ses principaux acteurs, ses prin- cipales conséquences sur les institutions politiques, sociales et économiques contemporaines et ses principaux animateurs au niveau de l’État-nation, des collectivités locales, des regroupe- ments régionaux et des institutions internationales.
Quels sont les différents risques, circonstances, et opportu- nités engendrés par le phénomène complexe et si varié de la mondialisation ? Les débats ont montré qu’il est difficile de cir- conscrire un contenu précis et un champ défini à la mondialisa- tion. Un certain consensus apparaît néanmoins à propos des éléments suivants : les politiques de libéralisation économique et la mondialisa- tion de la finance rendues possibles par les nouvelles technolo- gies de communication et de gestion, en se renforçant mutuel- lement, ont accéléré la création d’un vaste marché mondial (liberté du commerce, dérégulation du secteur financier, arrêt des contrôles de change) ; le secteur privé et les compagnies transnationales ont joué un rôle déterminant ; la mondialisation a entraîné un déplacement du lieu de la décision de l’État-nation aux acteurs transnationaux mais aussi des gouvernements nationaux au secteur privé. J. Habermas 1 8 caractérisait dès 1975 cette situation de «crise de la rationalité » : l’État ne pouvant plus protéger les citoyens comme convenu ou attendu, et de « crise de la légiti- mité » : il ne peut plus s’attendre à une loyauté sans faille des citoyens. Le règne du marché, de la compétitivité et de la concurrence provoque en effet des remises en cause radicales avec la perte d’efficacité de beaucoup d’instruments tradition- nels des politiques économiques nationales, l’érosion et/ou la «perte » de la souveraineté nationale…, autant d’interrogations qui affectent la nature des débats politiques et le positionne- ment des acteurs sociaux.
Certains auteurs, comme R. Reich, n’hésitent pas à parler de «symbolic analyst » et d’élites qui sont « globalisés » c’est-à- dire qui vivent dans un environnement dénationalisé, alors que leurs concitoyens sont enferrés dans le national, irrémédiable- ment coupés du niveau mondial 1 9 . Cette division a évidemment un impact considérable sur le fonctionnement de l’État.
An cours des discussions, il y a eu reconnaissance du fait que les politiques gouvernementales menées, en ce qui concerne la mondialisation, sont empreintes de contradictions et se carac- térisent par des tensions persistantes. En effet, selon leur capacité de négociations, « bargaining power », les pays pou- vaient accepter, se soumettre ou se soustraire aux contraintes de la mondialisation, en invoquant par exemple la souveraineté ou les goûts nationaux (le Japon), en s’appuyant sur leur puis- sance (les États-Unis) ou sur l’exception culturelle (la France) ou encore, surtout pour les puissances occidentales, en élabo- rant des législations protectionnistes à l’intention des migrants (qui sont l’un des aspects les plus controversés de l’entreprise de mondialisation) et pour les pays les plus pauvres, en se pliant aux conditionnalités des institutions financières interna- tionales.
IRRÉVERSIBILITÉ ET INACHÈVEMENT
S’interroger sur l’irréversibilité ou non et l’inachèvement ou non du processus de mondialisation, c’est dans une large mesure insister sur un fait : elle est subie et/ou construite à partir de recompositions et d’adaptations permanentes et diversifiées. Cette diversification est fondamentale car comme le mentionne A. Giddens, la nature du monde occidental, dans son évolution et sa prise en charge de la planète, crée de nou- veaux risques, de nouvelles opportunités, des possibilités d’opérer tant au niveau local que global en mettant en contact de plus en plus rapproché, des communautés différentes 2 0 . Dans la situation africaine actuelle, avec des sociétés ayant eu une expérience coloniale et profondément marquées par l’orientation en direction de la métropole (ne parle-t-on pas toujours en France des pays du champ pour désigner les anciennes colonies d’Afrique ?), la diversité proposée par la mondialisation est un atout.
Il est clair que si la mondialisation est un processus en cours, il est possible d’y laisser son empreinte et de procéder à son appropriation de manière créative et dynamique. Le défi auquel doivent faire face les Africains est de trouver comment s’ins- crire dans ce processus et quel sera le prix à payer ? Actuellement, certains Africain trouvent leur compte dans la mondialisation et sont des animateurs de premier plan, les musiciens et la World Music mais aussi les sportifs, G. Weah (football), H. Olajuwen (basket-ball) ou encore F. Fredericks (athlétisme).
Nouvelles modernités
La mondialisation redéfinit les concepts de modernité et de progrès. Ils ont changé de contenu, de rythme et de lieu. D’autres modernités, d’autres images et manières de faire apparaissent. Elles peuvent inspirer les sociétés africaines comme les modernités asiatiques, par exemple. À cause d’une ouverture et d’une communicabilité plus grandes des diverses expériences humaines, les modernités alternatives sont en train de combattre les universalismes abstraits et concurrents que sont ceux des civilisations européennes et qui ont surtout porté sur l’exploitation, la domination, l’élimination, etc. Et, comme le souligne J. Baudrillard «… on peut se demander si l’universel n’a pas succombé à sa propre m asse critique, et s’il s’est jamais implanté ailleurs que dans les discours et dans les morales officielles. En tout cas, pour nous, le miroir de l’uni- versel est brisé (on peut y voir en effet quelque chose c o m m e le stade du miroir de l’humanité). Mais c’est peut-être une chance car dans les fragments de ce miroir brisé de l’universel, toutes les singularités resurgissent. Celles que l’on croyait dis- parues ressuscitent. Derrière les résistances de plus en plus vives à la mondialisation, résistances sociales et politiques qui peuvent apparaître comme un refus archaïque de la modernité à tout prix, il faut lire un mouvement original de défi à l’emprise de l’universel. Quelque chose qui dépasse l’économique et le politique. » 2 1
L’élément le plus important en Afrique est l’émergence de nouvelles formes organisationnelles. Elles remettent de plus en plus en cause la souveraineté exclusive du territoire étatique et national. Ce recul des territoires a entraîné l’émergence des terroirs, ce mot extraordinairement français dont il n’y a pas d’équivalent en anglais.
La mondialisation n’a jamais été l’uniformisation, au contraire. C’est au moment où la mondialisation se réalise que le loca- lisme et la singularité s’expriment de plus en plus dans les sociétés humaines. Elle est en même temps intégration et frag- mentation. Elle brouille les affiliations traditionnelles, déflate l’État, érode la souveraineté, surtout économique et sociale, en compromettant la capacité des élites politiques à maîtriser les flux et allocations des ressources, donc à promouvoir la stabi- lité des sociétés. Précisément à cause de ces mouvements, elle n’a pas entièrement détruit les allégeances des citoyens, elle a plutôt procédé à leur déplacement d’un niveau à l’autre, les replaçant en des lieux où « la race », « le sang », « le sol », « la religion »,« la langue » sont exaltés et célébrés, dans le bruit, la fureur et les chants virils et guerriers. Cette réorganisation des loyautés politiques sur de nouvelles bases et qui fait le lien entre les forces économiques de la mondialisation et les expressions identitaires contemporaines, sont les points de rupture (new fissures) identifiés par V. Cable, autour de la langue (Espagne, Canada, Inde, Hongrie…) de la religion (Algérie, Turquie, Égypte, Pakistan, Palestine, Nigeria, Inde…), de la race (France, Afrique du Sud, Malaisie, Rwanda…). La question qui se pose alors est savoir si la mondialité est l’uniformisation absolue prônée par la Banque mondiale ou le FMI ou si elle est une rythmique avec des partitions de tous ? Cette dernière est-elle vraiment réalisable ? Les nouveaux dra- gons semblent indiquer la direction à suivre. Il y a vingt ans, le confucianisme était identifié comme la cause première de l’incapacité de l’Asie à réaliser de bonnes performances écono- miques. Le continent asiatique s’enfonçait dans la misère parce que ses croyances religieuses étaient si peu conformes ou en phase avec « l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme », s’il ne décollait pas c’était à cause du confucianisme. Aujourd’hui, ce même confucianisme redevient le principe expli- catif du « miracle asiatique ».
Cela veut dire que le cadre épistémologique et l’appareillage conceptuel posent de sérieux problèmes pour rendre compte des transformations en cours.
Nouvelles polarisations
Une autre grande mutation est celle de l’État-nation. Nous avons déjà indiqué quelques pistes. Dans son « An Agenda for Peace » 2 2 (1995), Boutros Ghali observe que l’État-nation n’est plus la forme exclusive de l’État. Le Kurdistan, la Cisjordanie et Gaza existent sans être des États. Le Zaïre, on ne sait plus ce que c’est, mais la vie semble s’y dérouler sans grande crise, ce qui veut dire que l’on se passe facilement d’une certaine forme d’État et ça marche. II y a des régions qui battent des monnaies différentes dans le même État et cela ne semble déranger personne !
Non seulement il y a ces nouvelles organisations mais de nouvelles polarisations sont en cours de construction et/ou de consolidation. On parle beaucoup de la « Chine bleue » autour de la mer de Chine qui fait revivre de vieux réseaux profondé- ment enracinés dans le XII siècle, pour porter, jusqu’au cœur de la Chine populaire, des logiques d’accumulation capitalistes «réinventées » par les Chinois d’outre-mer. Cette polarisation autour des villes portuaires asiatiques et l’existence d’espaces qui effacent les frontières à partir de flux et de réseaux mon- trent que la mondialisation fournit effectivement de nouvelles opportunités. En Afrique, les réseaux haoussa, yoruba, ibo, jula… montrent de plus en plus des potentialités à redessiner la géographie économique et politique du continent.
Au chapitre de la coopération, le problème est de savoir comment transformer ces opportunités en systèmes qui fonc- tionnent, se reproduisent et entraînent le continent dans une logique de création et de distribution de richesses. C’est la seule réponse viable dans un contexte où le déclin de l’aide publique au développement est devenu non seulement struc- turel mais aussi à long terme. Il clôture la fin d’une période d’arrimage des économies et des sociétés africaines aux métropoles et empires occidentaux, avec les phases suivantes : la traite, la colonisation et l’indépendance.
La fin de cette période est-elle porteuse de rupture ? Dans la perspective de Michael Clought, la fin de la guerre froide ouvre des perspectives nouvelles pour l’Afrique 2 3 , une rupture qu’il illustre en reprenant la phrase de Martin Luther King : « libre enfin », pour parler des relations entre l’Afrique et les États- Unis.
La mondialisation est certes économique mais il faut tenir compte des autres mondialisations, les souterraines notam- ment, drogues, contrefaçons, délinquance ainsi que les mondia- lisations non voulues comme les migrations, le sida, etc., et les mondialisations contestées, par exemple celle de la langue américaine et de « l’american way of life ». Cependant, cette mondialisation par une langue signifie que d’autres possibilités sont mises à la disposition de sociétés jusqu’alors unilingues à cause d’une mondialisation coloniale. Le face à face continu avec la métropole est aujourd’hui remis en cause. Et, avec Internet, chacun y produit sa propre image et la fait circuler, ce qui réduit considérablement l’invention de l’autre dans son propre miroir 2 4 .
L’invention douloureuse de la politique
Si l’on se réfère aux canons de l’État-nation, le Zaïre est en crise mais si on essaie de comprendre autrement la situation qui prévaut dans ce pays, on est obligé de partager l’analyse de Janet McGaffey qui parle d’une « seconde économie » 2 5 qui, d’une certaine manière, procède à la reconstruction du Zaïre par le bas. C’est la preuve qu’une société peut fonctionner autrement que par les règles éditées par l’État-nation hérité de l’Europe, certes dans la fureur et la violence aveugle, mais aussi dans la mise en œuvre d’une imagination créatrice qui fait découvrir d’autres voies et chemins 2 6 , plus conformes à l’his- toire et à la culture des sociétés africaines.
Outre l’émergence de nouveaux acteurs, de nouvelles pra- tiques, de nouveaux objets politiques (ONG, privé…), de nou- veaux réseaux ou d’anciens réseaux réactivés, la mondialisation est aussi la superposition simultanée d’images d’abondance et de dénuement total. Mais le marché mondial offre la possibilité d’aller choisir les images que l’on veut et de se lier avec qui l’on veut selon les possibilités offertes. Le résultat, les lieux de décision et de validation de l’autorité et du pouvoir se dépla- cent, aussi bien à l’intérieur des États qu’entre les États. Pour l’Africain, c’est peut-être cela qui remet le plus en cause la «spécificité » mythologique des Africains. Précisément parce qu’ils signent constamment leur présence dans le monde, y laissant des traces d’une intégration différenciée, plus ou moins massive, plus ou moins significative.
L’intégration régionale par les réseaux flexibles deviendrait- elle plus importante que l’intégration par le juridique et l’institu- tionnel ?
MONDIALISATION ET DÉVELOPPEMENT
La mondialisation affecte de nouvelles significations au concept et aux pratiques de développement. Pour les Africains, il y a un changement total dans le passage d’une phase à une autre. Dans une première phase, il leur avait été dit en sub- stance : vous allez être indépendants mais parce que vous avez été colonisés, il faut que l’on vous protège et parce que l’on vous protège, il faut que vous ayez des avantages, l’État doit être un État fort, politique, économique et social… La nationalisation devenait ainsi l’acte suprême de la souverai- neté ; il fallait se déconnecter du marché mondial pour pouvoir, après l’accession au royaume politique (N’Krumah), réaliser le décollage économique et la justice sociale. Subitement, dans la deuxième phase, celle qui est en cours, il est dit qu’il n’en est pas ainsi et qu’au contraire, les principes de la bonne gouver- nance sont associés à la privatisation, à la réduction draco- nienne du rôle de l’État et à l’ouverture maximum au marché mondial. L’objectif n’est plus le développement mais la crois- sance économique avant la redistribution ou l’équité.
Nécessité d’une logique plurielle
Ce basculement a des conséquences épistémologiques importantes : les instituts de développement créés sur le pre- mier paradigme sont actuellement en crise. La Banque mon- diale et le FMI ont pris le contrôle de la production du savoir et des paradigmes sur le développement et la croissance écono- mique, couvrant de plus en plus tous les secteurs (santé, édu- cation, travail…) et repoussant les institutions traditionnelles à la marge de leurs propres domaines d’expertise et de compé- tence. Cette évolution réduit considérablement l’indispensable exigence d’une pluralité de lieux de définition et de compréhen- sion des faits contemporains. Précisément parce que la pluralité est l’assurance d’un dialogue possible, le renversement auquel nous assistons le rend de plus en plus intenable, du moins pour l’une des parties. En outre, les lieux où les gens créent et s’adaptent le mieux à la mondialisation ne sont pas pris en considération. Il y a une césure entre la réalité du vécu, d’un côté, et la pensée et la projection de ce vécu par des institu- tions, de l’autre. Des propositions alternaltives telles que le Développement humain durable du PNUD tentent de se créer des espaces mais l’absence de logique plurielle pose problème.
CONFLITS, COMPROMIS ET NÉGOCIATIONS
Avec la mondialisation, un espace public international est apparu : on parle de droit d’ingérence ou droit transculturel de juger 2 7 . De nouveaux éléments émergent qui remettent en cause des attitudes autant au Nord qu’au Sud. La fameuse raison d’État à la française, par exemple, semble de moins en moins valide dans un contexte de mondialisation tout comme le «national interest » américain ou les authenticités africaines. Par contre, la démographie, la gouvernance, la lutte contre la pauvreté sont des termes qui fonctionnent comme outils d’analyse au niveau planétaire. Ils sont de nouveaux registres de mise en ordre des affaires du monde. Mais dans la mesure où ils sont commandés par des institutions internationales, per- mettent-ils de saisir réellement ce qui se passe à la base et de comprendre les réponses concrètes que les gens apportent à leurs problèmes ? Parmi eux, le terme le plus intéressant est celui de « conditionnalité ». Aujourd’hui, n’importe qui peut édicter des conditionnalités du moment qu’il a de l’argent à dis- tribuer. La prescription a pris la place de la négociation et la technique tente de disqualifier la politique dans la prise de déci- sion.
Il est donc important que les chercheurs reviennent à une imagination théorique et intellectuelle susceptible de les aider à mieux saisir la complexité sans la réduire à la simplicité. Tout comme le phénomène de la mondialisation, les sociétés sont complexes, là aussi, et il est impossible d’en rendre compte de manière simple. Il faut des approches plurielles des phéno- mènes. « L’effet du réel est plus important que le réel », disait Roland Barthes, à propos de la publicité. Tant que l’on n’assu- rera pas des pôles pluriels de discussions, où chacun viendra avec ses pensées, il n’y aura pas de possibilité de penser le monde et la mondialisation.
Enfin, la mondialisation élargit les horizons. Il y a d’autres arri- mages possibles, comme l’ont expliqué les Japonais à la Banque mondiale à propos du miracle asiatique. C’est là tout son intérêt. Reste à savoir comment jouer notre partition, écouter les autres et être écouté pour que l’humanité soit humaine, en ne pensant pas que le mimétisme permet de tout régler. Apprendre à regarder ailleurs que dans son propre miroir, laisser parler les autres d’eux-mêmes et pour eux-mêmes.
Crise de la modernité et crise du droit
En tant que vecteur de la modernité occidentale, le droit n’échappe donc pas à une remise en cause, et la face cachée de l’universalisme du droit moderne est désormais analysée dans ses manifestations et ses conséquences. L’utilisation du droit moderne comme un outil d’hégémonie politique et cultu- relle est aussi reconnue, dénoncée et critiquée.
«Nous savons bien sûr que les droits de l’homme ne sont pas universels s’agissant de leur application. On s’accorde aujourd’hui pour distinguer quatre régimes internationaux des droits de l’homme à travers le monde : les régimes européen, interaméricain, africain et asiatique. Mais sont-ils universels comme un artefact culturel, une sorte d’invariant culturel, une culture globale ? Toutes les cultures tendent à définir des valeurs fondamentales qui soient les plus largement partagées. Mais seule la culture occidentale prétend à l’universalité. […] En d’autres mots, la question de l’universalité est une question particulière, une question propre à la culture occidentale. Le concept des droits de l’homme repose sur un ensemble de présuppositions bien connues, qui toutes sont nettement occidentales, à savoir : il y a une nature humaine universelle qui peut être saisie par des moyens rationnels ; la nature humaine est fondamentalement différente et au-dessus de toute autre réalité ; l’individu a une dignité absolue et irréductible qui doit être défendue contre la société ou l’État ; l’autonomie de l’indi- vidu requiert une organisation non hiérarchique de la société, comme ensemble d’individus libres 2 8 .»
Par ailleurs, outre cette remise en cause, nombreux sont les exemples d’inégalité de droits qui témoignent de l’échec du droit moderne dans sa prétention d’équité.
LES FONDEMENTS ANTHROPOLOGIQUES DES DROITS DE L’HOMME : CRISE DE L’UNIVERSALISME ET POST-MODERNITE29 Étienne Le Roy 3 0
Anthropologie et Juriste, directeur du Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris
Fiche rédigée par Juristes Solidarités
Bien que nés dans un contexte commun, celui de la philoso- phie des Lumières, les droits de l’homme et l’anthropologie se sont largement ignorés, au profit de la science du droit. Celle-ci apportait des « garanties » : l’universalisme, basé sur la foi en la codification exprimant une « raison écrite », et l’idéalisme, qui ignore l’enracinement socio-historique. De cette manière, la diversité des formes d’organisation sociale a été sous-estimée au profit de l’unité proclamée du genre humain.
Actuellement, entrés dans la post-modernité et en pleine crise des systèmes de pouvoirs et des idéologies, les interac- tions droits de l’homme-anthropologie soulignent l’origine occi- dentale du discours des droits de l’homme, en lien étroit avec la modernité comme système de représentation du monde. Ce système étant devenu fragile, il est temps de repenser nos fondements humanistes et occidentaux, enrichissant le droit post-moderne par l’intégration des leçons du pluralisme juri- dique et du pragmatisme.
Par la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, dont l’application a été bien décevante, les États signataires se sont imposés des règles d’auto-contrôle visant à protéger les droits des individus contre les pouvoirs étatiques holistes et potentiellement totalitaires. Cette conception de la modernité qui oppose l’individualisme à l’étatisme, tous deux sacralisés et basés sur le principe de l’unicité de la volonté, est purement occidentale donc relative. Ainsi, l’universalité des droits de l’homme se voit remise en cause.
En effet, d’autres traditions culturelles ont pensé autrement le problème de la protection des individus face au pouvoir : soit en concevant de manière différente le pouvoir (pensées «indienne », confucéenne et islamique), mais avec des disposi- tifs assez proches de ceux de l’Occident qui permettent cer- taines adaptations ; soit en pensant l’être humain non comme une personne mais en symbiose avec la création (pensées «animistes » africaines et amérindiennes), avec des principes de pluralité et d’interdépendance qui ne laissent pas de place aux fondements anthropologiques occidentaux.
Malgré cette diversité culturelle, l’Occident a poussé si loin le culte de l’uniformité, qu’il ne peut plus concevoir les autres que comme des semblables, justifiant ainsi une politique d’assimila- tion. Dans cette lignée de domination au nom de la modernité et de l’universalisme, une nouvelle norme « internationale » est en train d’émerger, autorisant les sociétés occidentales à imposer leur manière de vivre, de se guérir, de se comporter : le « devoir d’ingérence ». L’ingérence n’est pas uniquement fondée sur un devoir d’humanité. Elle est également l’autre face du « droit de conquête » dont les Amérindiens vont «fêter » le V e centenaire en 1992 et dont la guerre du Golfe a apporté une nouvelle illustration. Ces démarches humanitaires sont entrées dans une impasse, ignorantes des déterminations anthropologiques et des enjeux démocratiques.
Le « droit d’ingérence » a été présenté par ses idéologues comme l’aboutissement d’un processus marqué par trois phases : la reconnaissance du droit de guérir avec la fondation de la Croix Rouge, le devoir d’ingérence comme engagement humanitaire au-delà des frontières en vertu d’une morale indivi- duelle, et enfin le droit d’ingérence comme organisation du droit d’assistance codifié par les États. De cette manière, les États, aidés par l’intervention d’un quatrième pouvoir, les médias, seraient chargés de la « représentation de la conscience individuelle ». L’ingérence serait en passe de devenir une nouvelle génération des droits de l’homme.
LE LOGEMENT, UNE MARCHANDISE IMPOSSIBLE 3 1 Émile Le Bris Géographe, Orstom/GRD Interurba
DROIT AU LOGEMENT OU COURSE D’OBSTACLES ?
Il ne fait guère de doute que le facteur décisif de stabilisation en ville passe par le logement. Un tel objectif de stabilisation est poursuivi par les familles en dépit de tous les obstacles, qu’il s’agisse des accès répressifs, des effets des politiques de laisser-faire et plus généralement des insuffisances quantita- tives et qualitatives des politiques publiques.
Même s’ils paraissent souvent chaotiques, les itinéraires d’insertion renvoient à des stratégies patrimoniales étalées sur plusieurs générations. Ces stratégies se fondent le plus sou- vent sur l’occupation irrégulière des terrains et sur un mode de production informelle du logement.
Les stratégies populaires donnent naissance à des formes d’organisation innovantes et dynamiques. De ce point de vue, on peut affirmer que la fermentation s’est muée en bouillonne- ment, la pratique sociale débordant presque partout les conceptions technocratiques et imposant une nouvelle conscience urbaine.
L’affaire d’une vie
Construire sa maison, c’est l’affaire d’une vie. Un tel constat se trouve vérifié dans les « cours » abidjanaises comme dans les barrios de ranchos de Caracas.
Attiré en ville par une opportunité d’apprentissage d’un métier, le jeune rural africain sera d’abord hébergé par son patron qui est souvent un parent ou un originaire du même vil- lage que lui. Il cherchera ensuite à accéder au secteur locatif (les célèbres « entrercoucher » d’Abidjan ont joué un rôle de premier plan dans l’intégration des néo-citadins) avant de se lancer (souvent après dix ou quinze ans de vie en ville) dans l’aventure au long cours de l’accès au « chez » (expression uti- lisée à Lomé au Togo pour désigner l’entrée en possession d’une parcelle marquant, après le mariage, le passage du statut de cadet social à celui d’aîné). Cette aventure au long cours est ponctuée par des efforts erratiques de mobilisation d’une épargne moins nourrie le plus souvent par des apports propres que par les contributions de la famille élargie, le recours aux tontines et aux loteries de toutes sortes (ne dit-on pas à Brazzaville du COGELO — équivalent de notre PMU — qu’il représente la première banque du pays !). L’acquisition du sol est de toute évidence l’étape la plus délicate marquée par de multiples pratiques de négociation avec les propriétaires coutu- miers et toute une foule d’intermédiaires autant que par l’affi- nement de pratiques de contournement des règles officielles. Touchant enfin au but, souvent à un âge déjà avancé, notre citadin n’en poursuivra pas moins, au gré des entrées d’argent, une stratégie familiale consistant dans la mobilisation d’un patrimoine foncier élargi qui jouera à la fois comme sécurité sociale, caisse de retraite et épargne de précaution. Grâce à ce patrimoine, il va également contrôler une segmentation du groupe familial dont la délocalisation ne sera pas synonyme de dislocation.
Un tel scénario n’est certainement pas propre aux villes afri- caines, tant il est vrai que l’entrée dans ces « trajectoires d’urbanisation » constitue la seule réponse à l’implacable méca- nique d’exclusion. Le risque est, à coup sûr, à travers un tel scénario, d’idéaliser la capacité de réponse des plus pauvres, lesquels en sont réduits dans bien des cas à des efforts de consolidation improbable d’édifices branlants.
Quoi qu’il en soit, nombreux sont les auteurs qui défendent la thèse d’une « rationalité de la pauvreté » située clairement aux antipodes de la « culture de la pauvreté » chère à 0. Lewis et de l’accommodation proposée par Galbraith. Cette « rationalité de la pauvreté » conjuguerait, si l’on en croit Turner, les trois besoins fondamentaux que sont la sécurité, l’identité et l’accès aux revenus. De Calcutta à Kinshasa, la marge de choix s’avère malheureusement trop réduite pour une fraction appréciable de la population. Même les plus pauvres « ont les aspirations de la bourgeoisie, la persévérance des pionniers et les valeurs des citoyens. Ce qu’ils n’ont pas, c’est l’opportunité de satisfaire leurs aspirations » (Perlman, cité par Gugler et Gilbert). La seule alternative à long terme consiste bel et bien à élargir la marge de choix à travers un accroissement des revenus ou des chan- gements significatifs dans le marché foncier et immobilier. Que l’on songe pour illustrer cette réserve sur la « rationalité des pauvres » à l’expérience du mutirão brésilien ; cette forme d’entraide en matière de production de logement s’est beau- coup développée depuis 1983, donnant lieu à une vie associa- tive intense. De telles initiatives restent cependant dispersées et ponctuelles.
Des mégapoles hors normes
Souvent irrégulières au plan foncier, les mégapoles sont en outre massivement construites hors normes. Rien d’étonnant à cela tant que l’on s’évertuera à assimiler sécurisation foncière et accession à la propriété, qu’on prétendra gérer les villes à coup de procédures lourdes de bornage au centimètre et d’accès au permis de construire, que l’accès au crédit restera subordonné à la « domiciliation bancaire » du salaire ?
Observons d’abord qu’une occupation sans titre n’est pas nécessairement synonyme d’invasion sauvage. Dans les « quar- tiers clandestins » ou les « urbanisations sauvages » (termes en usage au Brésil mais recouvrant une réalité quasi universelle), la plupart des familles ont acheté leurs parcelles, ici à un chef coutumier, là à un promoteur (Amérique latine), là encore à un représentant local de la puissance publique. Faut-il rappeler, par ailleurs, que, si irrégularité il y a, elle n’est pas l’apanage des pauvres (on s’en convaincra en parcourant les quartiers sud de Brazzaville ou la banlieue chic de Colonia Escalon à San Salvador, la ville où fleurissent les tugurios) 3 2 .
Le problème de l’irrégularité foncière mobilise depuis quelques années les chercheurs et les opérateurs. Les opéra- tions de « régularisation foncière » constituent un volet majeur de l’Urban Management Program lancé en 1986 à l’initiative de la Banque mondiale qui vient de leur consacrer un important séminaire à Mexico en février 1993. De telles initiatives sont sans doute bienvenues mais n’accélèrent-elles pas une dérive généralement imputée à la rapidité de la croissance urbaine ? Celle-ci aggrave en effet la rareté des terrains constructibles et en augmente le coût. Des flambées spéculatives sont relevées un peu partout : à Mexico où la poignée de promoteurs qui ont acquis dans les années 40 pour une bouchée de pain les ter- rains asséchés du lac Texcoco sont par la suite devenus million- naires ; dans les villes asiatiques au cours des années 70 ; en Afrique même puisqu’il a été établi qu’à Lagos « la majorité des citadins pauvres paient un prix élevé leur occupation de l’espace et leur accès aux services ».
Une telle dérive affecte également la construction des loge- ments, domaine où l’informalité est abusivement ramenée au concept flou d’autoconstruction (self help housing) recouvrant aussi bien l’édification de nouvelles constructions que la conso- lidation d’installations précaires. Toutes les études constatent que l’autoconstruction pure est en réalité un phénomène exceptionnel. La plupart des familles recourent pour le gros œuvre et pour certains travaux de second œuvre à des tâche- rons, voire à des petites entreprises. L’ensemble du « secteur informel de la construction » serait en voie de « marchandisa- tion » rapide et la distorsion serait de plus en plus grande entre les coûts (main d’œuvre et plus encore matériaux) et les revenus. Un tel constat justifie les craintes de ceux qui annon- cent un marasme du secteur informel du logement dont on a vu pourtant la place essentielle dans l’édification des méga- poles ; il ne fait que confirmer l’importance stratégique de la question du financement du logement des plus pauvres.
Vers une gestion urbaine partagée
À Lagos, les réseaux familiaux et ethniques sont de moins en moins capables de suivre le processus de « marchandisation » de la construction. Des travaux en cours en Afrique de l’Ouest francophone 3 3 mettent également l’accent sur un processus d’individualisation touchant à différents aspects de la vie sociale dont le logement.
Une telle tendance semble contredite par le foisonnement des organisations populaires en matière d’accès au logement. Rappelons d’abord la capacité de résistance de ces organisa- tions aux initiatives publiques : l’entreprise de modernisation autoritaire de la vieille ville de Delhi rencontra l’opposition résolue des habitants au milieu des années 70 et, pour absorber la tragédie du tremblement de terre de Mexico en 1985, l’État dut compter avec les populations sinistrées. Il ne fait aucun doute qu’ici et là (sans doute plus en Amérique latine qu’ailleurs), les organisations locales sont passées de la simple résistance à la revendication d’une véritable « gestion urbaine partagée ». Partant du logement, ces organisations ont élargi le champ de leurs revendications aux services et au « cadre de vie » en même temps qu’elles radicalisaient leur démarche et qu’elles politisaient leurs objectifs 3 4 . On pense bien sûr à l’expérience singulière de Villa el Salvador dans la banlieue de Lima au Pérou mais aussi aux paros civicos (grèves civiques) en Colombie et, plus récemment aux expériences d’accès des forces populaires à la direction de villes aussi importantes que São Paulo.
Cette dernière expérience nous amène à nous interroger sur les limites rencontrées par les organisations populaires dans la définition d’un projet politique global (fût-il simplement un projet municipal). En Inde, par exemple, les rapports clienté- listes ont enfermé dans des limites très étroites les équipes de maîtrise d’œuvre sociale et ont dénaturé les intentions des groupes agissant à l’échelle locale. Au Brésil, on a constaté à quel point il est difficile de passer d’une pratique novatrice mais inscrite dans une culture d’opposition à l’exercice du pouvoir en grandeur et en temps réels.
Mais cette difficulté ne résulte-t-elle pas au fond d’une conviction fortement ancrée dans l’idéologie libérale et selon laquelle la logique du social n’a d’avenir que subordonnée aux rapports marchands et ne saurait en aucun cas survivre contre eux …
UN DROIT ENCORE À CONQUÉRIR
L’intégration au marché des segments les plus pauvres jette une lumière crue sur le caractère décidément « impossible » de cette marchandise singulière qu’est le logement. Une telle mar- chandise se distribue mieux et de façon plus large quand le niveau moyen des revenus augmente mais, d’un autre côté, les (rares) succès économiques enregistrés au Sud se sont tou- jours traduits par un approfondissement des inégalités sociales et par une aggravation des conditions d’accès à la marchan- dise-logement.
Abaisser toujours plus les coûts de fabrication constitue sans doute un objectif prioritaire mais la rationalité productiviste généralement à l’œuvre dans le secteur du logement contrarie la satisfaction des besoins du plus grand nombre. Les argu- ments justifiant le retrait de l’initiative publique eurent d’autant plus de force au cours des années 70 et 80 que celle-ci s’était révélée impuissante à suivre le rythme de croissance des besoins. Faut-il pour autant confier cyniquement aux pauvres le soin de résoudre eux-mêmes leurs problèmes de pauvreté ? N’est-on pas en train de redécouvrir une vérité attestée en Europe depuis le XIX siècle : seul l’appel à l’État a rendu possible la satisfaction des besoins en logements sociaux. C’est peu dire, de surcroît, que l’influence politique constitue un ingré- dient vital des politiques de logement, consolidant ici les clien- tèles du pouvoir (Côte d’Ivoire), calmant là les antagonismes qui traversent le monde du travail (dragons asiatiques). Le droit au logement n’est pas pour autant reconnu aux plus démunis ; il est le plus souvent conquis par eux, parfois de haute lutte, le plus souvent à travers des stratégies patientes usant de l’irrégularité de l’installation et recourant à la produc- tion informelle.
L’évolution actuelle fait apparaître une contradiction : le déficit global en logements a tendance à s’aggraver et la qua- lité à se dégrader mais d’organisations ponctuelles et stricte- ment locales on est passé à une revendication globale de citoyenneté dont les postes avancés se situent en Amérique latine. La tolérance manifestée par le pouvoir vis-à-vis de la ville illégale a ouvert la brèche mais, en s’engouffrant dans cette brèche, le mouvement populaire a touché certaines limites à propos desquelles s’engage aujourd’hui une réflexion passion- nante.
Les remises en cause
La fin des illusions
Aujourd’hui, la découverte des modernités sonne le glas de «la modernité », et questionne du même coup les notions de progrès et de développement. L’ethnocentrisme apparaît à la lumière des revendications identitaires et l’échec du transfert des valeurs et des systèmes de la modernité occidentale éclaire d’un nouveau jour les discours sur la différence. Le « retard » des « non-modernes » devient « refus » et « résis- tance », l’absence d’implication dans le monde moderne devient besoin de reconnaissance.
Du même coup, l’universel n’apparaît plus comme le moyen de créer de l’égalité, mais plutôt comme celui de fabriquer de la domination et de la négation. Il est source de violence, provo- quant et encourageant des conflits de tous ordres, qui sont les manifestations des rapports de force qui se développent à l’échelle du monde.
De même, l’échec des transferts du droit, continuum de la diffusion de la modernité occidentale, est-il analysé à la lumière des travers de l’ethnocentrisme, et par là même dénoncé.
REFUS DU DÉVELOPPEMENT OU ÉCHEC DE L’OCCIDENTALISATION ? LES VOIES DE L’AFRO-RENNAISSANCE
Jean-Marc Ela 3 5
Peu d’études sur le continent laissent réellement place à l’espoir : on ne cesse d’y répéter que «l’Afrique s’enfonce » et devient « un conservatoire des maux de l’humanité » 3 6 . L’image d’un « continent naufragé », mille fois ressassée, paraît résumer l’ensemble des perceptions d’une Afrique qui tendrait à se confondre avec la misère, la corruption et la fraude et qui serait la patrie de la violence, des conflits et des génocides. Des images d’apocalypse sont projetées sur « une Afrique appau- vrie dans la spirale des conflits » 3 7 . En cette fin de siècle, «aucun continent n’offre un tel spectacle de désolation, de guerres et de famines que l‘Afrique. Lentement, le continent noir s’en va à la dérive » 3 8 .
Le paradigme de la « faillite » constitue même le cadre d’ana- lyse de l’histoire économique et sociale de l’Afrique contempo- raine, avec un accent mis sur les impasses de ce qu’il est convenu d’appeler le développement. Comme l’observe Mme Catherine Coquery-Vidrovitch, « nous sommes dans une période de crise cumulative » 3 9 définie à la fois comme crise des processus de développement au Sud, mais aussi dans un monde dont les interdépendances sont multiples et devenues incontournables ; crise des modèles de développement et des idéologies qui sous-tendent les politiques et les structures des États, crise des savoirs engendrés par l’éclatement des champs du développement et les décalages de la théorie face à des réalités mal analysées. Ce constat général est aussi celui de Samir Amin : «Si les années 60 avaient été marquées par un grand espoir de voir amorcer un processus irréversible de déve- loppement à travers l’ensemble de ce que l’on appelait le tiers- monde et singulièrement l’Afrique, notre époque est celle de la désillusion. Le développement est en panne, sa théorie en crise, son idéologie l’objet de doute. L’accord pour constater la faillite du développement en Afrique est hélas général » 4 0 . Et pourtant : la décolonisation des années 60 n’allait-elle pas apporter le progrès ? La révolution verte ne devait-elle pas mettre un terme à la famine ? Les organismes d’aide et d’inter- vention n’avaient-ils par pour objectif de promouvoir le déve- loppement « intégré », « autocentré », « endogène », « participatif », « communautaire », etc. ? Combien de régions démunies — aujourd’hui grands cimetières de projets et de programmes qui auront coûté des milliards de dollars — ont vu défiler des vagues de coopérants, d’experts, d’assistants techniques, le conseil à l’Afrique y étant devenu une véritable industrie ? Mais l’afropessimisme empêche toute analyse politique des problèmes du développement. En reproduisant les stéréotypes de l’ethnologie coloniale, il ne cesse de « divertir » l’opinion occi- dentale. En ces temps de révisionnisme ambiant, il est certes commode d’écarter toute référence aux structures et aux effets de domination. Pourtant, ces phénomènes se renouvel- lent à l’heure où le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale étranglent l’Afrique pour l’obliger à déman- teler ses filières de production et ses États 4 1 . Georges Balandier rappelle opportunément que «l’impuissance du tiers- monde s’entretient par les inégalités et les dépendances sur lesquelles ces pays fondent et maintiennent provisoirement leur puissance » 4 2 .
Résistance farouche des sociétés Comme pour étouffer le débat sur la violence engendrée par le rôle croissant de l’argent dans les sociétés africaines, les anthropologues d’occasion reprennent le vieux catalogue des «obstacles culturels au développement » : si les producteurs de cacao, de café, d’arachide, de coton ou de banane sont si pauvres, c’est parce qu’ils s’obstinent à s’accrocher à leurs croyances ancestrales, tandis que les cadres urbains acceptent de subir les pressions communautaires qui, à travers les obliga- tions de la parenté, empêchent toute capacité d’épargne et tout investissement productif. Plus vulgairement, certains reprennent la théorie des climats pour expliquer le « retard » ou l’« impuissance » de l’Afrique. D’autres, à l’heure où le spectre de Malthus hante les institutions financières internationales, s’en prennent jusqu’au lit des pauvres, jugé trop fécond : la femme et la famille deviennent les cibles des politiques de population. En prenant en compte le nœud d’interactions entre population, développement et environnement, le discours néoli- béral sur la crise de l’économie africaine recourt aussi à la théorie de la « spirale régressive » de la pauvreté, qui lie étroite- ment l’accroissement démographique et la dégradation de l’environnement.
On préfère oublier qu’en Côte d’Ivoire, par exemple, l’emprise de l’économie de plantation a provoqué la destruction des quatre cinquièmes des forêts en cinquante ans. De plus, en entretenant l’illusion du « fatalisme » des paysans noirs, et du «traditionalisme » des sociétés qui seraient engagées dans la lutte permanente pour entretenir la répétition de leurs formes culturelles, on se dispense de réfléchir sur le potentiel de créa- tivité des acteurs confrontés aux contraintes structurelles qui les obligent à se redéfinir. Comme les perroquets que l’on cap- ture dans les forêts vierges, certains Africains reproduisent la voix de leurs maîtres : «L’Afrique du XXI e siècle sera rationnelle ou ne sera pas », répète Axelle Kabou dans un livre provocant 4 3 . On sait que le thème de l’irrationalité des atti- tudes et des comportements des sociétés indigènes fait partie d’un corpus d’images et d’idées véhiculées par la littérature coloniale, qui a longtemps ignoré les savoirs endogènes. Bien sûr, la responsabilité des malheurs du continent ne peut être attribuée aux seuls facteurs externes : l’Afrique est aussi «malade d’elle-même ». Il suffit d’évoquer le pillage organisé par les classes dirigeantes qui, comme par exemple au Cameroun, vont jusqu’à faire de la corruption une méthode de gouverne- ment. Ou bien les pratiques de redistribution par l’État des res- sources à ses courtisans, à partir des mécanismes de prédation qui ont conduit à la ruine de nombreux pays africains, parmi les- quels, bien sûr, le Zaïre du maréchal Mobutu.
Mais on ne peut masquer le poids des réseaux mafieux et des lobbies divers qui contrôlent les ressources stratégiques et soutiennent les dictatures corrompues.
La plupart des guerres et des conflits qui n’ont cessé d’appauvrir le continent noir ne peuvent se comprendre en dehors des enjeux géopolitiques et économiques que consti- tuent le pétrole, l’uranium et le cuivre, le diamant, le cobalt, l’or ou l’aluminium que se disputent des puissants groupes d’inté- rêts 4 4 . Ces appropriations et interventions s’inscrivent dans des systèmes sociopolitiques où les classes dirigeantes manipu- lent l’ethnicité dans le cadre de leurs stratégies de conquête ou de confiscation du pouvoir. Il est nécessaire de recourir à l’éco- nomie politique des ressources du sous-sol africain, comprise dans la dynamique conflictuelle de la globalisation. De même, la paupérisation du continent est inséparable de la criminalisation de l’État et de l’économie, au moment où le FMI et la Banque mondiale utilisent l’arme de la dette pour affaiblir l’État et forcer les Africains à se convertir au marché.
Dans cette perspective, ce qu’il est convenu d’appeler la «faillite du développement » révèle aussi la résistance farouche des sociétés : elles se refusent à subir les coûts énormes des stratégies et des programmes qui ont été incapables de les sortir de l’enlisement où les enfoncent les mesures d’austérité dictées par les institutions financières internationales. L’analyse en profondeur de la situation actuelle exige la réévaluation glo- bale des discours qui refusent de s’interroger sur la pertinence des conditions de passage à la modernité économique. La crise du monde africain renvoie en effet inévitablement à la crise des savoirs concernant l’importation de « dynamiques du dehors ». Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, « les théories du développement propres aux pays du tiers-monde ont d’abord été marquées par les théories extérieures : celles qui se sont formées et affrontées au sein des sociétés dites avancées, et qui se trouvent maintenant remises en question », relève Georges Balandier. 4 5 Ces théories furent élaborées à partir d’une problématique du changement social, enracinée dans les trajectoires spécifiques de sociétés occidentales qui revendi- quent le monopole de la modernité. Dans cette perspective, les sociétés africaines ne peuvent que reproduire le modèle des sociétés chargées de les engager dans la modernisation. Pour «réussir », on ne leur a pas demandé d’innover à partir de leurs dynamiques internes et d’orienter le changement dans le sens de leurs systèmes de référence…
Si le développement est «une croyance occidentale » 4 6 , sa faillite consacre aussi la faillite du capitalisme en Afrique noire. Dans les sociétés africaines, le vrai pauvre est celui qui n’a pas de parenté : l’esprit de famille et le principe de la réciprocité enracinent les rapports économiques dans le maillage des rap- ports sociaux. Compte tenu du poids de ce cadre social et cul- turel, les Africains ont tendance à prendre leurs distances à l’égard d’un modèle de développement pour lequel les inéga- lités socio-économiques sont considérées comme un des véri- tables moteurs du progrès. Ils remettent en cause une moder- nisation économique imposant la destruction du lien social. Peu d’Africains sont disposés à assumer une modernité aliénante qui vise à instaurer une manière d’être et d’agir centrée sur l’individualisme propre à l’Occident moderne.
Dans les villages et les quartiers du continent, au cœur de déchéances multiformes, des acteurs anonymes témoignent cependant de l’inventivité des sociétés et de leurs capacités d’innovation face aux mécanismes de paupérisation. L’échec d’un modèle unique de développement ne doit pas cacher les dynamismes inédits apparus dans de nombreux pays du conti- nent depuis les années 70 : auto-organisation des commu- nautés paysannes ; expériences de développement local et de promotion collective ; mouvements sociaux dans les quartiers urbains ; émergence d’entreprises locales amorçant des pous- sées d’industrialisation ; prise de parole, création d’une presse privée, critique dynamique et revanche des sociétés face à l’État ; naissance et rayonnement des communautés de cher- cheurs et de scientifiques, de penseurs, d’écrivains et d’artistes de réputation internationale…
L’ampleur des changements impose un nouveau regard sur l’économie réelle dans ces sociétés. Ainsi, les schémas d’ana- lyse classiques s’avèrent-ils inadaptés lorsque, par exemple, des acteurs économiques ne sachant ni lire ni écrire les langues occidentales se propulsent au centre des mécanismes d’accu- mulation des ressources, comme le montrent les grands com- merçants haoussas et yorubas, au Nigeria, ou les célèbres Nana Benz de Lomé, Cotonou, Kinshasa ou Douala. On connaît le dynamisme des femmes qui investissent massivement les entreprises informelles en plein essor dans les villes africaines, et l’impact que cela ne peut manquer d’avoir sur les structures familiales.
Les capacités d’innovation, la réinvention des traditions et la résurgence des savoirs endogènes sont la réponse de ces sociétés au resserrement des contraintes structurelles et leur riposte à la violence d’un capitalisme sans entraves. Au-delà de la « débrouille », ces pratiques populaires sont les formes concrètes d’une socio-économie enracinée dans les cultures du terroir. Ainsi, les crédits sous forme de tontines apparaissent comme un système de prestations totales, où l’on échange non seulement « de l’argent et du travail, mais aussi des repas, des rites, notamment de deuil, des obligations d’amitié et des conseils » 4 7 . L’accès à la modernité économique n’est donc pas incompatible avec l’articulation des rapports entre l’argent et la parenté.
En fait, la renaissance du mouvement associatif en Afrique subsaharienne se traduit par des expériences d’un développe- ment solidaire. Dans un contexte où les programmes élaborés par les experts s’appuient sur des hypothèses prétendument scientifiques, affirmant l’universalité de la catégorie h o m o œconomicus opposé à homo africanus, ces expériences doi- vent être perçues comme une véritable solution de rechange à la structuration d’une nouvelle économie barbare se construi- sant sur les ruines de la société. Les formes de créativité qui se déploient en marge du système dominant, selon une sorte d’« intelligence de la ruse », sont un mode de subversion du système occidental de développement. Les Africains, habités par un imaginaire bien éloigné du consensus de Washington, organisent ainsi la rupture et la déconnexion à l’égard des logiques de violence et d’exclusion inhérentes à l’esprit que l’Occident veut imposer à l’ensemble de la planète. Ces tac- tiques et stratégies multiformes — conduites « déviantes » — sont le signe de la vitalité et de la renaissance des sociétés et cultures africaines. Par ces pratiques populaires, l’Afrique est sans doute le continent qui résiste le mieux au nivellement mondial.
L’Afrique ne refuse pas le développement. Elle rêve d’autre chose que de l’expansion d’une culture de mort, d’une moder- nité aliénante qui détruit les valeurs fondamentales chères à l’homme africain. Dès lors, si le continent noir semble en marge, c’est pour mieux affirmer sa présence au cœur des enjeux de cette fin de siècle. L’Afrique apparaît ainsi comme le continent de l’avenir 4 8 . Dans un monde privé de sens, elle rap- pelle qu’il existe d’autres manières de voir le monde et de vivre que le modèle d’économie et de société qui enferme les êtres humains dans l’univers des objets et la dictature de l’instant, en s’obstinant à faire croire que le seul cogito valable est désormais « Je vends donc je suis ».
LES TRANSFERTS DU DROIT OU LA DOUBLE ILLUSION INTRODUCTION
Michel Alliot 4 9
Fondateur du Laboratoire d’anthropologie juridique de Paris, historien du droit, ancien recteur
Fiche rédigée par Juristes Solidarités 5 0
La notion de transfert de droit fait partie du vocabulaire cou- rant des institutions internationales : explicitement ou implicite- ment, les experts conseillent aux pays technologiquement les moins avancés d’importer les institutions juridiques des grandes puissances, laissant entendre qu’une similitude de droits entraînera une croissance économique et un développe- ment social analogues. On n’aurait aucun mal à dénombrer dans les pays francophones plusieurs centaines de codes, sans compter les simples lois, dont l’essentiel, quantitativement du moins, est emprunté textuellement aux législations française ou belge.
Le phénomène n’est pas neuf. Imposés ou empruntés, les systèmes juridiques ont souvent régi des populations aux- quelles ils n’étaient pas destinés. Le code d’Hammourabi a régné ainsi pendant un millénaire sur tout l’Orient ancien ; les villes grecques s’empruntaient leurs législations, comme d’ailleurs nos villes médiévales ; et que dire de l’extraordinaire extension du droit romain, du droit coranique et du droit napo- léonien ?
Mais les expériences actuelles semblent moins convain- cantes. L’espoir d’un développement par le droit d’importation a fait face au désenchantement et à la recherche d’un dévelop- pement endogène. Pourquoi tant de textes recopiés et si peu de résultats ?
C’est qu’on avait omis d’analyser le droit. Une telle analyse aurait montré que les effets d’une règle ne dépendent pas seu- lement de sa formulation, mais aussi des objectifs et des modalités d’action de ceux qui l’utilisent et des représentations qu’ils lui associent.
Le droit n’est pas la construction existant en elle-même que les manuels présentent comme s’adaptant selon un processus harmonique à une évolution irréversible : il est le résultat tou- jours provisoire de luttes entre individus et groupes, qui se tra- duisent à la fois par des pratiques et par des discours destinés à obtenir un consensus sur l’effet des pratiques. Ce consensus est indispensable. C’est lui qui permet de passer de la force au droit. De là l’importance du discours qui dit quelles pratiques sont licites et pourquoi.
En poussant l’analyse un peu plus loin, on voit que les pra- tiques répondent à des objectifs relativement permanents et à des modalités d’action qui évoluent assez souvent. De même les discours légitimant sont porteurs de messages dont la for- mulation varie assez facilement et de représentations de carac- tères idéologique et mythologique généralement plus constants. Il ne suffit pas, par exemple, que les prescriptions du droit, ses messages, reconnaissent la division de la société ;il faut qu’ils lui donnent un sens en la rattachant là à un mythe fondateur, ici à la rationalité qui est le mythe fondamental des juristes français.
Qui ne considère pas l’ensemble du phénomène juridique (objectifs et modalités des pratiques, messages et représenta- tions des discours correspondants) et ne perçoit pas que les objectifs et les représentations sont moins flexibles que les modalités de l’action et la représentation du discours, s’illu- sionne sur la possibilité d’adapter le droit à l’évolution technolo- gique par des transferts de droits originaires des pays techno- logiquement avancés. Ces transferts, on les a justifiés et on les justifie tantôt par une prétendue supériorité des droits occiden- taux sur les autres, tantôt par une meilleure adaptation à l’envi- ronnement technologique moderne.
Mais à considérer l’ensemble du phénomène juridique, on s’aperçoit que cette supériorité n’est qu’une illusion d’optique et que l’efficacité des règles juridiques est un phénomène tou- jours localisé : dans des conditions différentes, les mêmes règles produisent des effets différents.
La remise en cause du rôle de l’État dans la production du droit
Parmi les conséquences de la mondialisation, celle de la remise en cause de la légitimité de l’État à dire le droit n’est pas des moindres.
«Dans le même temps, un autre bouleversement s’est mani- festé : l’autonomie des États-nations s’est trouvée grande- ment compromise par l’interdépendance qui se noue au sein d’une économie globalisée. Il est vrai que la dépendance réci- proque entre les pays a créé un assujettissement inconcevable par le passé pour des États souverains. Officiellement, la sou- veraineté des États n’est pas remise en question ; mais, dans les faits, les gouvernements ont récemment subi, et subissent chaque jour davantage, une érosion de leur autorité due, entre autres, à la porosité des frontières, à la difficulté de contrôler les flux transfrontaliers monétaires, de marchandises et d’infor- mation, aux avancées technologiques. Les pressions que subis- sent les gouvernements nationaux proviennent à la fois de plus haut et de plus bas : de la globalisation, d’une part, et des mouvements enracinés localement, d’autre part.
La question de la souveraineté étatique est donc au centre de toute la problématique de la régulation par le droit. Que cette souveraineté se trouve remise en cause, fragmentée, partagée — ne serait-ce que dans les faits — et c’est toute l’autorité de la régulation juridique qui devient problématique. Au-delà d’un doute sur l’autorité de la régulation par le droit, c’est sur son opportunité même, sur son affectivité et sur son efficacité que se porte le soupçon. L’enjeu est de taille 5 1 .» Cette remise en cause atteint directement la conception moderne du droit, représentée par le droit positif, qui se voit désormais attaqué et contesté. «La conception moderne du droit est en effet jugée obsolète par nombre de théoriciens en raison d’une triple crise qui affecte ses principaux fondements : l’État connaît des difficultés dans l’exercice de sa fonction de régulation et partant dans la production des règles juridiques ; la règle de droit elle-même est confrontée à une crise de ratio- nalité suscitée par son incapacité croissante à rendre compte du réel et à le façonner ; enfin l’outil juridique voit de ce fait sa légitimité contestée comme source de régulation sociale 5 2 .» Devant les difficultés rencontrées par l’État à réguler l’ordre social et économique, on assiste à une multiplication de pra- tiques « hors de la sphère légale », qui rendent complexes les questions de l’accès au droit et de la sécurité juridique. Comment, entre non droit et tout droit, trouver un cadre, capable de restaurer un équilibre qui respectera les spécificités de tous les acteurs et leurs capacités d’innovation ?
LA CRISE D’ADAPTATION DU DROIT DES MARCHÉS PUBLICS
Catherine Prébissy Allocataire de recherches à l’Université de Paris-X Nanterre
«Le droit se cherche. L’homme sent intensément le besoin d’un droit qui ne soit ni inerte, ni affolé, d’un droit aussi qui, au milieu des changements, reflète ce qu’il sent en lui de perma- nent et d’intangible »
René Savatier
La société, « gagnée par la modernité et saisie par le doute » 5 3 , est à la recherche d’un droit capable de prendre en compte la diversité des réalités quotidiennes. Dans le secteur de la commande publique, il est apparu alors nécessaire de donner aux achats publics un cadre juridique cohérent et adapté à la réalité économique actuelle, « dans le strict respect des prin- cipes de transparence des choix et d’égalité dans la concur- rence, et qui puisse également procurer à l’acheteur public une sécurité juridique accrue » 5 4 .
L’objectif poursuivi est donc de rechercher puis de garantir la sécurité juridique dans les marchés par le biais de la transpa- rence. Cette exigence de transparence a obligé la mise en place progressive d’une réglementation spécifique dont la complexité montre et marque la prévoyance de l’État. Personne ne remet en cause la légitimité d’un tel encadrement juridique de la com- mande publique. Cependant, l’État ne s’est pas tout de suite donné les moyens d’assurer des contrôles normaux et a trop souvent toléré des situations limites.
Avant les lois de décentralisation, l’attribution des marchés publics était en effet peu contrôlée et les sanctions trop peu nombreuses pour pouvoir constituer de véritables avertisse- ments.
Depuis les lois de décentralisation, les marchés publics sont étroitement surveillés. Le développement et le renforcement des contrôles, notamment juridictionnels, sont apparus comme la contrepartie naturelle de l’extension du champ des compé- tences des acheteurs publics et de la liberté nouvelle dans laquelle elles s’exercent.
Néanmoins, le système de protection instauré s’est révélé inapte à rétablir la confiance, l’éthique, le respect des procé- dures et la loyauté du comportement. Or, le droit économique et financier, « technique des rapports entre acteurs des entre- prises et des marchés » est aussi « porteur de valeurs éthiques » 5 5 .
Dans une société où public et privé sont étroitement imbri- qués, la prise en compte de ces valeurs humaines a eu pour corollaire une tendance à la pénalisation du droit public, quali- fiée par le professeur J.-B. Auby comme l’un « des phénomènes les plus remarquables qui ait affecté le droit administratif ces dernières années » 5 6 . Cette pénalisation s’est inscrite dans l’air du temps : celui de la lutte contre la corruption.
On est ainsi passé de « l’illégal toléré à l’illégal intolérable » 5 7 . Or, l’évolution de la réglementation des marchés publics dans un sens conforme à la répression de la corruption entraîne des modifications qui déstabilisent la structure même du droit de la commande publique : « beaucoup de normes […] sont élabo- rées avec une connaissance approximative du réel, du terrain sur lequel elles vont devoir s’appliquer» 5 8 .
À cette complexité du contexte juridique résultant de la matière même des marchés publics, s’ajoute celle des sys- tèmes de contrôles existants pour sanctionner les manque- ments à la réglementation.
On s’aperçoit ainsi que l’élaboration d’un droit plus près des réalités a abouti à une insécurité juridique. Quel est le sens de l’évolution du droit de la commande publique, « dont les lignes de force n’apparaissent pas toujours très nettement, en écho aux incertitudes de la modernité » 5 9 ? Capable de s’adapter à l’avenir, le droit doit aussi et surtout rechercher des moyens propres à établir puis garantir la sécurité juridique.
DE LA MUTABILITE NÉCESSAIRE DE LA RÈGLE DE DROIT À L’INSÉCURITÉ JURIDIQUE
Le droit de la commande publique confié au juge répressif est, en réalité, un « droit pathologique » 6 0 , qui traverse une crise d’adaptation. S’adapter, c’est admettre d’évoluer dans un sens compatible avec la réalité économique et sociale. Cette adaptation passe par la traversée d’une « zone grise » qui com- porte des notions juridiques fluctuantes et nouvelles. Or, on réclame une application juridictionnelle de ces règles trop com- plexes. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant qu’à l’instabi- lité des réglementations corresponde une insécurité des contrôles spécifiques et indépendants.
L’insécurité des notions et l’émergence de nouveaux concepts
Détenant un rôle majeur tout au long du processus de dévo- lution des marchés, les acheteurs publics persistent à utiliser des pratiques répréhensibles et ne savent plus comment s’adapter à la nouvelle réglementation. Issue de sédimentations successives, celle-ci reste actuellement très excessive dans sa complexité en raison de son caractère très détaillé et émietté. Le raz de marée des règles et des normes a abouti à un véri- table « harcèlement textuel ».
Les textes de la commande publique ont ainsi fait l’objet de plusieurs modifications pour s’adapter à l’approfondissement que connaissent, en ce domaine, l’harmonisation européenne et le développement des relations internationales. Les contraintes juridiques découlant de la réglementation communautaire per- turbent notre système juridique et obligent le législateur à légi- férer par petit bout privant alors la loi du caractère de clarté qui devrait la caractériser.
Les marchés publics constituent, en effet, l’un des phéno- mènes communautaires les plus complexes. La création d’un marché unique dans ce secteur est difficile, les marchés publics étant « des arbres avec des racines nationales profondes » 6 1 . Les notions de marché public ou de convention de délégation de service public n’ont donc pas la même définition en droit communautaire et en droit interne, les notions communau- taires, ayant une portée assez large, englobent certains mon- tages qui n’entrent pas dans la définition interne. Ainsi, on assiste non seulement à l’émergence de nouveaux concepts tels que celui « d’organisme de droit public » 6 2 mais surtout à un manque de cohérence dans la coïncidence des notions. Le caractère générique de ces notions découle nécessairement du fait qu’elles doivent s’appliquer dans des situations et des ordres juridiques nationaux très divers. Le législateur commu- nautaire a dû faire un effort pour tenir compte de cette variété. D’autant que le droit communautaire ignore la distinc- tion entre droit public et droit privé. Les juges s’aventurent ainsi dans un domaine où la jurisprudence n’est pas encore fixée et où des zones d’ombres subsistent.
L’abondance des règles liée à la peur de les transgresser fait qu’elles sont mal assimilées, et partant, peu ou pas du tout appliquées. Les acheteurs publics expriment souvent eux- mêmes leur difficulté à suivre les évolutions de cette réglemen- tation. Le droit des marchés publics a ainsi oublié la sagesse de Portalis :« Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires. » On assiste donc au développement d’un droit à « l’état gazeux », créateur d’incertitudes qui conduisent les praticiens à commettre des illégalités. Or, le droit a aussi besoin de notions floues, difficiles à définir. Le doyen Carbonnier 6 3 avait mis en avant la flexibilité du droit : « La flexibilité postule la mobilité, parfois l’adaptabilité du droit à la vie » 6 4 . La mutabilité de la règle de droit, en réponse à la mobilité de la vie, est nécessaire, surtout dans un État qui doit conjuguer plusieurs niveaux de décision et une réalité économique et sociale complexe. Il convient néanmoins de limiter les effets de l’instabilité des règles car cette instabilité nuit à un contrôle efficace de la réglementation.
À l’insécurité juridique née de la multiplication des réglemen- tations des marchés publics, se superpose alors, de plus en plus, une insécurité contentieuse.
L’insécurité contentieuse
Les marchés publics représentent, par essence, une matière pluridisciplinaire se situant au carrefour de plusieurs domaines où le droit doit servir une bonne gestion économique et tech- nique des marchés. Les contrôles juridictionnels mis en place appréhendent ainsi les marchés publics dans toutes leurs dimensions et implications.
En pénalisant les marchés publics, les acheteurs publics se trouvent en effet face à trois interlocuteurs : le juge adminis- tratif pour assurer la transparence des procédures et des choix, le juge financier pour la sauvegarde des deniers publics et la recherche de la meilleure efficacité de la dépense publique, le juge pénal pour la sauvegarde de la moralité publique.
La pluralité des contrôles provoque ainsi un sentiment d’insé- curité juridique, les praticiens ne sachant plus comment se mouvoir dans les espaces de liberté accordés par les textes. On ne sait plus, en effet, très bien actuellement, ce qui est «effectivement interdit…, relativement prohibé…, tacitement toléré…, généralement admis…, occasionnellement permis…, impérativement défendu… » 6 5 .
Le contrôle des atteintes aux règles des marchés publics apparaît en conséquence comme un contrôle à géométrie variable, générateur d’insécurité juridique.
Or, c’est « en fonction des justiciables que doit s’apprécier la valeur de tout système juridictionnel » 6 6 . La crainte est de voir, aujourd’hui, cet arsenal juridique trop complexe contrarier la recherche d’une sécurité juridique.
LA SÉCURITÉ JURIDIQUE : BUT DE LA LOI POSITIVE
L’élaboration d’un droit plus près des réalités, que se soit au niveau interne, communautaire ou international, a abouti à «une confusion des genres, des méthodes et à la moindre qua- lité des textes » 6 7 . Il convient alors de s’interroger sur le réa- lisme et l’effectivité du droit des marchés publics. Comment retrouver un cadre juridique stable pour le bon fonctionnement des marchés et comment maintenir la confiance de tous les acteurs dans l’efficacité du système ? Selon le nouvel Accord sur les marchés publics de l’Organisation mondiale du com- merce (OMC) et le Livre vert de la Commission européenne 6 8 , la nécessité d’un cadre juridique stable revêt une importance capitale pour l’avenir. La sécurité juridique est ainsi au cœur de toutes les préoccupations et répond à une attente ferme des citoyens. Ces derniers redoutent l’écart parfois très important entre le droit annoncé et le droit vécu. Or, le principe de sécu- rité est évocateur de « stabilité et d’incontestabilité, de garantie, de protection et de permanence, d’assurance, de cer- titude et de confiance, donc de tout ce qu’on attend juste- ment… du droit » 6 9 .
L’amélioration de l’achat public passe par un accompagne- ment juridique et technique des pouvoirs adjudicateurs et par l’instauration d’un dialogue entre les entités de contrôle.
L’accompagnement juridique et technique
Plus on laisse l’acheteur public dans le flou, plus sa marge d’appréciation est large et plus le risque d’erreur est grand. Le manque d’information sur les textes et la jurisprudence appli- cable constitue donc une dérive préjudiciable à la sécurité juri- dique et à l’action sur le terrain. Aujourd’hui, personne ne semble pouvoir dire le droit avec toute certitude, surtout dans ses applications concrètes et ponctuelles. Grâce à l’instauration d’une veille juridique et technique permanente, les praticiens peuvent non seulement trouver des solutions propres à amé- liorer la qualité et la sécurité du service public mais aussi modi- fier leurs vieilles habitudes de penser afin de s’ouvrir à une cul- ture de la modernité. L’information véhiculée grâce aux nouvelles technologies est, aujourd’hui, le nerf de l’efficacité. Il existe également de nouvelles entités juridiques spéciali- sées auprès desquelles les services administratifs peuvent s’adresser et auxquelles les juges peuvent faire appel dans le cadre de leur contrôle.
Deux autorités administratives indépendantes ont été ainsi créées pour permettre aux juges de s’adjoindre la compétence de spécialistes du droit des marchés publics : il s’agit de la Mission interministérielle d’enquête sur les marchés et les conventions de délégations de service public 7 0 et du Service central de prévention de la corruption 7 1 . L’intervention de ces spécialistes est très utile car les juges disposent d’infrastruc- tures techniques dérisoires comparées aux grandes entreprises ou aux cabinets d’avocats. En outre, le droit pénal de la com- mande publique est un droit nouveau qui reste encore au stade de sa formation et qui appelle la présence de telles autorités. Ces nouvelles entités juridiques sont des organes non-juridic- tionnels de régulation des secteurs clés de la vie économique.
Elles sont particulièrement aptes à « percevoir le sentiment des professionnels sur la solution éthique, à leur donner et à faire respecter la déontologie par des moyens extrêmement souples, usant du dialogue et de la persuasion » 7 2 .
La création de ces autorités administratives indépendantes répond, en réalité, à une attente de l’Union européenne qui souhaite un renforcement des médiations intermédiaires dans chaque État membre. Ce projet vise à garantir une meilleure application des règles sans pour autant priver les requérants des possibilités de contentieux. Les prérogatives de ces orga- nismes ne sauraient, en effet, empiéter sur celles des autorités juridictionnelles.
Ces dernières doivent également être en situation de concours et de collaboration et non en situation de conflit et de surveillance : la logique est celle du dialogue.
Le dialogue en réponse au besoin de cohérence
Dans un système juridique pragmatique comme celui imposé par la matière des marchés publics, la connaissance des choses concrètes est indispensable : « Dès lors le juge adéquat est celui qui appréhende le mieux les faits soumis » 7 3 . Or, dans le secteur des marchés publics, des mêmes agissements peuvent être poursuivis au titre de plusieurs voies de droit, créant une concurrence autant qu’une complémentarité des procédures juridictionnelles utilisables. Chaque juge travaille avec sa régle- mentation spécifique et son interprétation propre du droit commun. Chacun dispose de ses principes de qualification, de ses échelles de gravité et de ses types de sanction.
Néanmoins, les mécanismes de contrôle mis en place for- ment un tout : Ils sont certes le fruit de logiques d’interven- tions différentes mais constituent des systèmes cohérents dont seuls les effets sont interactifs.
Ainsi, l’efficacité du droit des marchés publics passe par la recherche d’un équilibre entre les impératifs de légalité et les impératifs de sécurité juridique. Pour favoriser le contrôle du juge et rétablir une certaine cohérence, il convient d’une part d’inscrire ce contrôle dans un cadre unifié et logiquement orga- nisé de façon à ce que les acteurs de la commande publique y trouvent un corps de règles clair et cohérent et, d’autre part, de diminuer le risque d’instabilité juridique résultant de la multi- plicité des recours en créant un dialogue entre les juges. L’unité de l’ordre juridictionnel permettra ainsi de garantir une sécurité juridique et d’empêcher que les marchés publics ne deviennent une activité économique souterraine se réalisant en marge des législations. Tel est le nouvel enjeu du droit.
Les nouvelles caractéristiques du droit contemporain
Qu’est-ce qui différencie le droit contemporain du droit moderne jusqu’alors en vigueur ? Le passage d’un droit unique à un droit plural ?
«Si la France valorise le droit, tout spécialement dans son acceptation de l’ordre imposé, l’ordre négocié s’exprime aussi à différents niveaux : dans la haute administration, où la réparti- tion des postes se règle davantage par des accords de com- pensation entre les grands corps que par l’application du droit administratif ; dans la justice des mineurs, où le juge «négocie » la norme stricte avec le mineur ; dans le milieu des affaires, où le recours au juge est exceptionnel ; dans les familles, où la moitié des couples qui divorcent le font selon une procédure d’où a disparu la notion de faute, etc. » 7 4 Le pluralisme juridique a donc toujours existé, même si le droit officiel a tenté de le combattre et de l’occulter. Mais l’observation des pratiques juridiques contemporaines révèle qu’il s’est généralisé et institutionnalisé, à travers l’émergence de nouvelles formes de droit élaborées par des autorités infra- étatiques (collectivités locales) et supra-étatiques (organisa- tions internationales), mais aussi par des acteurs privés issus de la société civile, qui prennent désormais en charge la régula- tion des relations sociales dans des domaines aussi divers que l’économie, l’entreprise, la famille ou le voisinage.
«(Les observateurs) notent tout d’abord l’apparition d’un droit « à texture ouverte » par déplacement de ces sources vers les pouvoirs privés économiques, avec une participation accrue des acteurs privés, et la prise en compte de « valeurs » issues des systèmes économique ou techno- scientifique. Ils relèvent également un rôle croissant des sources « molles » du droit (chartes, codes de bonne conduite, etc.) qui, prenant force contraignante, en viendraient à se durcir. Ils évoquent, enfin, un recul de l’État, visible au tra- vers du développement de la normalisation et de la certifica- tion, mais avec cette contrepartie de l’association aux pouvoirs publics du secteur privé dans la production du droit. » 7 5 Le droit contemporain ne serait plus « moderne » donc, il serait « post-moderne ».
«Le paradigme post-moderne abandonne (donc) l’univocité et la simplicité pour adopter le parti de la complexité. Entre les espaces juridiques local, étatique, et supra-national, des recou- pements s’opèrent. Apparaît ainsi l’un des concepts clefs de la théorie post-moderne, à savoir la pluralité juridique – entendue comme coexistence au sein d’un même champ politique de dif- férents espaces juridiques superposés et combinés dans l’esprit et les actions de chacun. Du fait de la porosité juridique actuelle, les réseaux juridiques se superposent et s’entrecroi- sent, donnant naissance à un phénomène d’interlégalité, pro- cessus dynamique de combinaison irrégulière et instable des systèmes juridiques. La réflexion axée sur la définition d’un nouveau paradigme juridique part donc de la nécessité d’englober la complexité et la flexibilité dont témoigne la recherche empirique. Le droit post-moderne est finalement fluctuant, banalisé et étendu, pluriel et souple. » 7 6
«En gros, nous serions en train de passer de l’ordre imposé à l’ordre négocié, de la loi au contrat, du monologue au dialogue, du jugement à la médiation, de l’hétéroromativité à l’auto- nomie et à l’auto-organisation. Le corps social ferait, par ce biais, la démonstration de sa capacité d’accès à une certaine «maturité », où le besoin d’une figure tutélaire, paternelle et autoritaire, se dissoudrait petit à petit. L’un céderait la place au multiple, l’État laisserait une bonne part de la sienne au marché, aux entités locales et à une société civile plus auto- nome et désormais plus largement maîtresse de son destin. Un déclin généralisé du droit officiel s’ensuivrait, au profit de régu- lations plus immédiates, plus « naturelles » en quelque sorte, puisque spontanément sécrétées par le dynamisme de la vie sociale. La postmodernité supposerait ainsi la coexistence de plusieurs systèmes normatifs appliqués aux mêmes objets et également valides dans le même espace, jusqu’à faire advenir un pluralisme juridique apte à se substituer par là au monisme caractéristique de la modernité étatique.» 7 7
Pourtant, si le phénomène de mutation du droit contempo- rain n’est pas contesté, la remise en cause de son caractère «moderne » suscite des débats que seule l’épreuve du temps permettra d’apaiser.
«En fait, la vérification orthodoxe d’une prophétie postmo- derne comprise comme projet philosophique cohérent sup- pose : 1) que l’on accepte l’idée selon laquelle la modernité a précisément eu pour effet – historiquement vérifiable – de concentrer entre les mains de l’État la détermination officielle de la juridicité ; 2) que l’on démontre que, dans ce même monde empirique – celui des sociétés occidentales –, la juridi- cité se définirait désormais tout autrement.
Or, de cela il faut sérieusement douter. Qu’annonce-t-on habituellement, en effet, sous les espèces du changement dans la production des normes ? En gros, trois types de phéno- mènes : 1) une multiplication des autorités habilitées à dire le «droit » applicable sur le territoire de l’État et une diversifica- tion géographique des lieux où se produisent les normes juri- diques ; 2) une participation accrue (ou plus visible) d’acteurs non-étatiques – ou étrangers à l’organigramme administrativo- législatif de l’État – à l’élaboration des règles de droit ; 3) une concurrence de plus en plus vive faite à la juridicité officielle par d’autres normes, applicables aux objets et aux situations normalement régies par le droit étatique, mais fabriquées hors de tout contrôle de l’État. Or, indépendamment même de toute discussion sur le degré de réalisation de ces phéno- mènes, je voudrais simplement faire observer qu’aucun d’eux ne remet en question le schéma positiviste au travers duquel les sociétés modernes ont jusqu’ici conçu la juridicité, et que tout cela demeure intégralement analysable à l’intérieur d’une grille d’analyse kelsenienne.
Pourquoi ? Simplement parce que ces évolutions n’enlèvent strictement rien au fait que c’est l’État, et lui seul, qui continue de maîtriser souverainement toute la détermination du carac- tère juridique – et donc juridiquement sanctionnable devant le juge – de celles de ces normes qu’il décide de faire entrer dans son giron 7 8 .»
Crise de la modernité et crise de sens
Les dangers des désillusions
La critique du concept de post-modernité dans le domaine juridique remet-elle en cause l’existence d’une crise de la modernité ? Certes non ! Cependant, cette notion de crise doit être nuancée. La crise est bien réelle car la pensée unique der- rière laquelle se cache le désir d’abolir les frontières pour créer une humanité unifiée se heurte au refus de l’homme d’être réduit à un être technologique vidé de toute identité sociale et culturelle.
Mais, la phase actuelle de l’époque moderne est l’expression de l’essence même de la modernité, qui fonde son idéologie sur les concepts de crise et de changement, en ne concevant le temps qu’à travers l’existence d’un devenir, où tout a un début et une fin…
La crise actuelle serait en ce sens le triomphe d’une moder- nité qui bouscule en permanence toutes les certitudes et les fondements des idéologies acquises, avec pour conséquence directe, une perte de repères qui appelle une quête de sens dans tous les domaines.
La revendication d’autonomie
Ce cocktail de sentiments d’étrangeté ne donne pas néces- sairement naissance ou prise à une mobilisation politique d’extrême droite. Pour faire le lit de cette dernière, encore faut-il que ces éléments fusionnent et s’infléchissent en une synthèse réactive : le ressentiment.
Elle s’opère quand l’individu ne parvient plus à les trans- former en puissances de critique contre la réalité qui les a fait naître. Faute de pouvoir devenir principe d’une action transfor- matrice de la réalité, ces affects ne sont plus que sentis : vécus passivement, éprouvés par l’individu dans toute leur charge négative retournés contre l’individu lui-même.
Ainsi s’expliquent les différents traits de caractère de «l’homme du ressentiment » 8 5 : sa rumination sempiternelle de ses maux et malheurs (réels ou imaginaires) ; sa plainte perma- nente et indéterminée ; son esprit de vengeance, mélange de haine et de jalousie, de rancune et d’envie, souvent étendu au monde entier ; le tout impliquant un surinvestissement narcis- sique de soi-même et de son semblable, qui ne s’appuie que sur le rejet de l’autre (du différent).
Ce rapide portrait correspond à grands traits à la psychologie du militant d’extrême droite, et plus encore à celle de ses chefs. On y aura reconnu au passage la matrice d’un discours qui prétend se faire l’écho du profond malheur de la France et des Français, qui va conforter leur récrimination ; qui va aussi débusquer et dénoncer les responsables de ce malheur ; qui va enfin rendre aux Français l’amour d’eux-mêmes en leur promet- tant un nouveau salut. « La force et la cohésion du Front national résident dans la propension du parti à entretenir une forme de ressentiment chez ses électeurs, ses sympathisants ou ses adhérents 8 6 .»
C’est donc essentiellement à la formation et à la consolida- tion de « cette substance explosive qui s’appelle le ressenti- ment » — la formule est de Max Scheler — que va travailler la propagande d’extrême droite par sa thématique (in) sécuri- taire, décadentielle et raciste. Et, conjointement à la crise éco- nomique qui délite le corps social et à la crise de l’État-nation qui prive celui-ci de ses capacités intégratrices, le déficit d’ordre symbolique de nos sociétés lui en fournit la matière première.
Est-ce à dire qu’il n’y a pas d’autre issue à la crise du sens que le retour à l’imposition autoritaire d’un quelconque ordre symbolique ? Que l’individualité contemporaine est condamnée à osciller entre l’errance angoissée et la foi du charbonnier ?Il n’en est rien, car cette crise ouvre aussi des possibilités éman- cipatrices, sur lesquelles peut et doit s’appuyer le double combat contre les tendances réactionnaires et les tentations nihilistes qui souvent se combinent.
À commencer par la revendication d’autonomie qui est au cœur de l’émergence de l’individualité personnalisée évoquée plus haut. Revendication le plus souvent dévoyée dans et par les pratiques futiles et les signes clinquants de la consomma- tion marchande et de l’éthique narcissique, qui lui servent plus encore de décorum que de justification. Mais revendication qui, déjà, donne naissance à de nouveaux enjeux de lutte collective (par exemple sur la réduction et l’aménagement du temps de travail) comme à de nouvelles formes de combat et d’organisa- tion (par exemple les coordinations). Revendication qui débouche sur la volonté de « faire de la politique autrement », sur la volonté de « prendre ses propres affaires en main » (tant sur le plan collectif qu’individuel), de « décider de tout ce qui nous concerne », de sortir de la délégation habituelle du pouvoir ; en un mot une volonté de démocratie directe et parti- cipative. Revendication qu’il est donc possible de conforter par un renouvellement, une extension et un approfondissement des procédures démocratiques, en remodelant en conséquence le champ des pratiques politiques 8 7 .
De même qu’il est possible de répondre au besoin de lien communautaire, en soi légitime parce que vital. En respectant là encore deux exigences qui sont au cœur de la revendication d’autonomie :
- d’une part, une exigence d’immédiateté ; la communauté d’appartenance et de référence doit être la plus proche pos- sible de l’individu : communauté hic et nunc, communauté de travail, de vie, de lutte, à l’intérieur de laquelle l’individu puisse (re) construire son identité. Ce qui renvoie à la nécessité de reconstituer le tissu social, de créer des réseaux associatifs et organisationnels de socialisation du vécu et de l’expérience individuels, permettant à l’individu de dépasser ses limites en se réappropriant pratiquement et symboliquement le monde social ;
- d’autre part, une exigence d’ouverture qui garantisse à l’individu que le lien communautaire ne soit pas synonyme d’enfermement et d’aliénation, d’écrasement de son individua- lité. Ce qui peut se réaliser sous la forme de la pluralité des références et des appartenances communautaires ; ou encore sous celle de la communauté virtuelle : la communauté humaine, qui reste à construire 8 8 .
Un droit à la différence culturelle
Car, pour répondre aux formidables défis que nous lance le devenir-monde, il faut aller au-delà et se proposer, en défini- tive, de fonder un nouvel humanisme. Il reprendrait les postu- lats de l’humanisme classique (unité du genre humain, dignité de chaque individu et respect de ses droits, appel à la raison comme puissance de conciliation entre les hommes), tout en en dépassant les limites sur deux plans :
- en prenant conscience de la dépendance écologique de l’humanité et des limites que celle-ci impose à son action de transformation de la nature. Ce qui implique notamment de mettre fin à un développement incontrôlé des forces produc- tives et à l’impérialisme de la science et de la technique ; – en prenant conscience de la diversité du genre humain, il s’agirait d’affirmer le droit à la différence culturelle, que remet précisément en cause « l’occidentalisation du monde », pour reprendre l’expression de Serge Latouche 8 9 . Mais, pour que l’affirmation d’un pareil droit ne puisse pas servir d’alibi à un quelconque « apartheid mondial », il faudrait simultanément continuer à défendre l’exigence de solidarité universelle, mettre fin aux rapports inégalitaires entre Nord et Sud.