Annotat: Droit d'Autrement2

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Un droit à la différence culturelle

Car, pour répondre aux formidables défis que nous lance le devenir-monde, il faut aller au-delà et se proposer, en défini- tive, de fonder un nouvel humanisme. Il reprendrait les postu- lats de l’humanisme classique (unité du genre humain, dignité de chaque individu et respect de ses droits, appel à la raison comme puissance de conciliation entre les hommes), tout en en dépassant les limites sur deux plans :

  • en prenant conscience de la dépendance écologique de l’humanité et des limites que celle-ci impose à son action de transformation de la nature. Ce qui implique notamment de mettre fin à un développement incontrôlé des forces produc- tives et à l’impérialisme de la science et de la technique ; – en prenant conscience de la diversité du genre humain, il s’agirait d’affirmer le droit à la différence culturelle, que remet précisément en cause « l’occidentalisation du monde », pour reprendre l’expression de Serge Latouche 8 9 . Mais, pour que l’affirmation d’un pareil droit ne puisse pas servir d’alibi à un quelconque « apartheid mondial », il faudrait simultanément continuer à défendre l’exigence de solidarité universelle, mettre fin aux rapports inégalitaires entre Nord et Sud.

En un mot, il s’agirait de réaffirmer l’utopie d’une humanité réconciliée avec la nature et avec elle-même, sans pour autant fétichiser la nature. Car c’est là en définitive la seule voie de rechange contre les tentations de « réenchanter » le monde de manière autoritaire et irrationnelle, que proposent toutes les formes d’intégrisme et de fondamentalisme, au Nord comme au Sud.

La nécessité pour l’État de reconnaître par le droit une citoyenneté plurielle

« Pour expliquer la crise des systèmes normatifs, on avance le plus souvent comme principale cause, la prolifération de la réglementation, ce qui aurait pour conséquence d’accroître leur complexité 9 0 . Sans nier l’importance de ce phénomène de surproduction normative, je pense que la crise que semble connaître l’ensemble des systèmes de production de normes est la conséquence des logiques de rationalisation et de forma- lisation continue des procédures d’édiction des règles et de régulation des conflits 9 1 . Or ce modèle rationnel, formaliste, hiérarchisé, connaît de plus en plus de difficultés pour prendre en compte et réguler la complexité des rapports sociaux nés de la modification des systèmes productifs à la suite de la crise du mode taylorien de production, des changements technolo- giques et plus généralement de la crise économique. 9 2 »

Face aux attaques dont il est l’objet de toutes parts, relever le défi de la « crise de sens » revient pour l’État moderne à prouver la légitimité de son existence. Ce nouvel enjeu, déter- minant pour le sens de l’histoire, pousse l’État à la redéfinition des modes de régulation qui sous- tendaient jusqu’alors son action. Et il doit pour cela désormais tenir compte du citoyen réel, qui fait aujourd’hui place au citoyen virtuel conceptualisé par l’idéologie démocratique. Car dans le même temps où les individus devenaient citoyens, le «citoyen » s’incarnait, se nourrissant de la diversité humaine et de ses identités.

Ainsi, après l’avoir « créé », l’État moderne doit aujourd’hui «reconnaître » ce citoyen dans son intégralité, en acceptant de donner à tous une identité, et de passer pour cela à un plura- lisme juridique qui « officialise » et intègre la différence.

«[…] La réinterprétation de notre tradition juridique suppose que la doctrine française opère progressivement une réception des théories du pluralisme juridique 9 3 , condition indispensable pour qu’une relation de partenariat puisse s’instaurer entre l’État et les acteurs sociaux du droit 9 4 .

[…]

L’anthropologie juridique enseigne que si les normes cristalli- sent le droit, les pratiques et les représentations l’humanisent, en les confirmant ou les adaptant. On peut résumer ainsi l’atti- tude actuelle de notre droit face à la différence culturelle :« Le refus du principe de la différence, jamais démenti, coexiste de plus en plus nettement avec une gestion pragmatique des dif- férences, qui sont désormais non plus seulement tolérées mais reconnues, voire institutionnalisées. Si la revendication d’un droit à la différence se heurte encore à une conception de l’égalité assimilée à l’uniformité, on n’en voit pas moins appa- raître un véritable droit de la différence 9 5 ». Autrement dit, la France nie le droit à la différence, mais organise un droit de la différence. » 9 6

NOUS LES FEMMES DU MAHARASHTRA 9 7

Dr Usha Bambawale Sreeevani (La voix des femmes)

L’aboutissement des changements politiques et sociaux en Inde dépend en grande partie de la performance du système administratif. L’administration sert d’intermédiaire entre le citoyen et ses dirigeants mais elle ne parviendra à aucun résultat si elle ne modifie pas le comportement des gens et leurs croyances et si elle ne donne pas au peuple ainsi qu’aux dirigeants un nouveau mode de pensée. Son rôle est donc essentiel dans un processus de mutation.

Ainsi, depuis l’indépendance, de nombreux programmes de développement ont-ils été lancés et réalisés en Inde. Cependant, ils ne concernaient que des actions menées par les hommes. Ce sont eux, et seulement eux, qui devaient conduire la nation vers un avenir meilleur. On croyait possible d’accélérer le développement sans égard pour l’autre moitié de la popula- tion, les femmes estimant que la clause d’égalité des droits était suffisante pour garantir leur évolution. Pour modifier cette situation, l’État et l’administration doivent donc peser de tout leur poids.

LES HOMMES FONT LES LOIS POUR LES HOMMES

Force en effet est de constater qu’une discrimination sans bornes reste pratiquée à tous les niveaux. Dans la rue par exemple, quel que soit leur milieu social, les femmes ne sont pas autorisées à marcher sur le trottoir ou bien sont contraintes de rester dans un périmètre bien défini. Les hommes eux, même suspects ou sans abri, ne sont jamais chassés où ils se trouvent. Dans les textes, les lois sont les mêmes pour les deux sexes mais les hommes les interprètent et les appliquent à leur guise.

Des freins religieux et culturels

Quand le gouvernement indien a pris conscience de l’urgence des mesures en faveur du développement (éducation, commu- nication, etc.), il a déclaré vouloir promouvoir la laïcité tout en continuant à autoriser les minorités à pratiquer leur religion. Ainsi la loi constitutionnelle n’a-t-elle rien changé en termes de mariage, de contraception ou de divorce. En dépit des lois gou- vernementales, la vie quotidienne reste régie par la commu- nauté religieuse. Cette influence des religions constitue le prin- cipal obstacle à l’évolution de la condition féminine.

Par ailleurs les représentations « archaïques » des rôles des deux sexes restent encore bien ancrées dans la société indienne : l’homme a une fonction publique, c’est lui qui va tra- vailler à l’extérieur et la femme a la responsabilité du foyer et des enfants. Elle reçoit donc moins de formation scolaire et professionnelle. Pourtant bien des indiennes sont aujourd’hui contraintes de rechercher un revenu d’appoint pour améliorer les ressources du ménage…

UN DOCUMENT PIONNIER

En juin 1994, le Gouvernement de l’État de Maharashtra annonçait une mesure politique en faveur des femmes.

«Cette décision politique, stipule le préambule du document, est inspirée par les femmes de Maharashtra. Certaines d’entre elles, connues ou inconnues, ont été les instigatrices de petites ou grandes révolutions qui ont transformé la société et fait de cette terre un sol propice aux idées et aux nouvelles institu- tions ».

Cette proposition est une première tentative pour parvenir à offrir aux femmes la place qui leur revient de droit en tant qu’égales des hommes. Dans ce sens, il façonne l’évolution de l’État du Maharashtra et de la nation.

Pour expliquer cette décision politique, le gouvernement a reconnu que « peu de travail avait été accompli pour modifier l’opinion du gouvernement et de tout l’appareil d’État sur les femmes mais que tous reconnaissaient la nécessité d’un travail dans ce sens » 9 8 .

Ce document affirme également que «cette mesure est une tentative pour identifier les premières étapes à parcourir pour améliorer la position des femmes dans la société. Il marque le début d’un processus. Toutes les résolutions seront révisées chaque trois ans pour s’assurer de leur pertinence dans un monde qui évolue rapidement » 9 9 . Après l’avoir rendu public, K.R. Narayanan, le vice-président de l’Inde, l’a qualifié de « révo- lutionnaire » et accueillait avec enthousiasme l’idée de trans- mettre certains pouvoirs aux femmes 100 . Éliminer la violence envers les femmes

Comment protéger les femmes des violences dont elles font l’objet ? Le projet de loi propose huit amendements pour les protéger :

  • réorienter le renforcement de la loi ;
  • donner un nouveau cadre à l’administration correctionnelle ; – faire de la police une structure mixte où les critères de recrutement et les responsabilités seront équivalents pour les deux sexes ;
  • nommer davantage de femmes dans les services de police ainsi qu’à la tête des commissariats ;
  • nommer dans chaque district davantage de juges pour les affaires concernant les femmes et la famille ;
  • rendre l’accès gratuit aux tribunaux pour les procès relatifs aux questions de propriété, de violence ou de divorce, engagés par des femmes ;
  • attribuer une aide de 250 roupies mensuels à celles qui sont totalement démunies.

Toute la question est de savoir si les femmes bénéficieront vraiment des droits inscrits dans ces propositions. En effet, par ces textes, le gouvernement d’État cherche à amender les lois du gouvernement central, ce qui n’entre pas dans sa fonction. Il faudra donc que le gouvernement central propose ensuite à son tour un amendement à présenter devant le parlement qui seul peut l’accepter puis devra légiférer. Or, outre les pertes de temps que de telles démarches supposent, il s’avère que ce projet est impopulaire : par trois fois déjà le parlement a refusé son adoption !

INSTAURER UN STATUT SOCIAL ÉGALITAIRE

Si faire cesser la violence est prioritaire, d’autres étapes sont nécessaires pour garantir l’égalité des sexes aussi bien dans l’esprit que dans la lettre :

  • améliorer le statut économique des femmes ;
  • améliorer leur image dans les médias ;
  • accroître leur participation dans les instances politiques locales.

Bien entendu ces propositions amènent à poser la question de l’égalité des salaires et la place des femmes dans le domaine du travail. De tels débats font l’objet de discussions et négo- ciations dans le monde entier…

Insertion professionnelle

Que doit faire l’État pour améliorer les conditions de vie phy- sique, intellectuelle et affective des femmes ?

D’abord les considérer comme un membre productif de la société. Ensuite leur réserver 30 % des emplois dans tous les services publics, les coopératives et les institutions. Cette mesure a été débattue le 18 juillet dernier dans les locaux du «Citizen » 101 . Les participants se sont opposés à cette poli- tique de faveur, estimant que les femmes devaient rester chez elles pour élever leurs enfants. D’ailleurs, d’après une péda- gogue présente à cette réunion, telle était la véritable vocation des femmes…

Amélioration du statut économique

La contribution des femmes au développement économique passe inaperçue et elles n’ont pas la possibilité de recueillir le fruit de leur travail. Une politique en faveur des femmes doit renforcer leur statut en s’assurant que les mécanismes régula- teurs en vigueur protègent leurs intérêts et promeuvent leur insertion économique et professionnelle.

Le gouvernement propose de publier un article de loi qui ren- drait obligatoire la contribution des entreprises à des fonds pour le bien public. Cet argent serait utilisé pour aménager le travail des femmes dans des conditions qui tiennent compte de leur rôle biologique de mère : des centres de soins seraient ins- tallés dans les administrations et les lycées, des congés de maternité pour élever les enfants puis possibilité de reprendre la même activité, contrats de travail temporaire, introduction d’horaires souples. Des stages de réinsertion seraient organisés pour celles qui souhaitent recommencer à travailler. Enfin, pour promouvoir le travail indépendant il est question de restruc- turer Mavim (Association pour le développement humain des femmes). En l’an 2000, la moitié du Maharashtra sera urbanisé et de nombreux projets sont en cours pour implanter des lieux de formation professionnelle pour les femmes.

Le miroir des médias

Comme toujours, les médias constituent une « arme à double tranchant ». Actuellement les films et séries télévisées présen- tent les femmes comme des victimes impuissantes de la cor- ruption ou de la violence. Le gouvernement de Maharashtra va donc négocier avec le gouvernement central un amendement pour la loi sur le cinéma indien : la violence systématique contre les femmes doit disparaître des écrans. À cet effet, il est sug- géré une représentation de 50 % de femmes à la commission de censure.

Enfin d’autres propositions interviennent dans les domaines de la santé, de l’alphabétisation et de la formation technique…

Avis favorable

L’effort du gouvernement d’État pour approuver les proposi- tions des femmes est remarquable. Au cours de diverses réunions, les fonctionnaires gouvernementaux ont qualifié ce texte de « pionnier d’une nouvelle image de la femme ». Quant à la presse, elle abonde aussi dans ce sens :« plus de pouvoir pour les femmes » «une politique d’État sur les femmes instaurée pour renverser les vieilles inégalités », «une mesure pour les femmes acclamée pour son caractère progressif »,« le début du transfert de pouvoir »…, telles sont les expressions qui saluent ces mesures.

L’IDENTITÉ EN ATTENTE

Reste à savoir si cette politique va vraiment être le tremplin d’une amélioration de la situation des femmes ou si elle n’est qu’un projet hypocrite ? En effet la flexibilité du temps de tra- vail proposée n’a pas pour seule conséquence de les soulager, elle peut également nuire à leur carrière, notamment si elles sont cadres.

Comment éviter l’éventuelle reprise du poste par un homme en cas de grossesse ? Pourquoi ne pas introduire également des horaires souples pour les pères quand la mère retourne tra- vailler ?

En théorie de nombreuses améliorations ont été adoptées mais quels avantages réels les femmes retireront-elles de ces mesures politiques ? Obtiendront-elles une place plus équitable au sein de la famille et dans l’entreprise ? Cessera-t-on de brûler les futures mariées pour leur dot ? Mettra-t-on fin aux pratiques de corruption ?

Voilà bientôt deux ans que la commission d’État pour la femme s’est constituée et pourtant «des femmes ont encore été brûlées, enlevées, assassinées » 102 sans que personne ne bouge …

Il ne faudrait pas que ce programme reste un document illu- soire. Comment le gouvernement d’État va-t-il pouvoir modifier une loi qui repose entre les mains du gouvernement central ? Comment être sûr que ces mesures vont être acceptées au niveau national quand on sait que presque aucun État n’a suivi le mouvement initié par le Maharashtra ? Une journaliste parle de « l’identité en attente », un long chemin depuis l’auto-immo- lation des femmes… 103 .

ENTRE DROIT AUTOCHTONE ET DROIT OFFICIEL : QUELS DROITS FONCIERS ?

LUTTES ABORIGÈNES DU PEUPLE JAWOYN

John Ah Kit 105

Fiche rédigée par Juristes Solidarités

Pour les peuples autochtones d’Australie, la terre ne se réduit pas à un bien à valeur économique, ni même à un lieu où habiter. La relation qu’ils entretiennent avec les terres tradi- tionnelles est essentielle. « C’est de cette relation que les peuples autochtones tirent leur culture, leurs lois, leurs droits et leurs responsabilités. C’est d’elle que proviennent leurs langues, leurs sites sacrés, leurs totems et leurs systèmes de parenté ». La survie de ces peuples est donc intimement liée à leurs luttes pour le foncier.

Aujourd’hui, ceci implique de se battre contre les éleveurs et les compagnies minières, contre le gouvernement et les promo- teurs immobiliers. Cette lutte a été la même pour les différents peuples autochtones d’Australie. Elle s’est traduite par l’adop- tion de lois sur les droits fonciers aborigènes (la plus impor- tante est celle de 1975) et par la décision de juin 1992 rendue par la Haute Cour australienne, dans l’affaire Mabo, qui recon- naît les titres fonciers indigènes. Dans cette affaire, la justice du pays a admis la reconnaissance juridique d’un titre de pro- priété aborigène antérieur à la colonisation. La Haute Cour assortit cependant cette reconnaissance de plusieurs condi- tions qui restreignent dans les faits la portée de son arrêt. Dans la région de Katherine, dans le Nord du pays, les Jawoyns ont dépensé énormément d’énergie, de temps et d’argent durant ces quinze dernières années pour prouver l’existence de leurs droits fonciers conformément à la loi fédé- rale sur les droits fonciers. Pour cela, ils ont dû emprunter des voies procédurières souvent perçues comme insultantes. Ils ont dû :

  • argumenter leur cas auprès d’un juge, au travers de méca- nismes légaux qu’ils ont tout d’abord dû maîtriser, car ils ne reflétaient pas la façon dont le peuple Jawoyns régule sa société ;
  • réviser les règles de leur société traditionnelle pour les adapter à la législation, dévoiler au juge des éléments sur des lois et des cérémonies tenues secrètes et dont la divulgation constitue une transgression des lois indigènes ;
  • persévérer en dépit de la lenteur du processus : requête introduite en 1978, première audience du juge en 1988, juge- ment en 1993 et obtention des titres légaux encore 18 mois plus tard ;
  • faire face à d’énormes pressions de la part de l’industrie minière, du gouvernement et des médias ; des tentatives de corruption et de division de leur peuple ;
  • recommencer les démarches, puisque le juge ne reconnut tout d’abord qu’une partie de leurs titres.

Les Jawyons entendent utiliser leurs terres pour se créer un avenir économique meilleur et poursuivre leurs responsabilités traditionnelles de protection de leur pays. Ainsi ont-ils mené un combat qui débuta en 1960 quand une entreprise minière voulut s’installer dans la région de Guratba. Leurs règles leur donnaient l’obligation traditionnelle de protéger cet endroit. Comme il ne s’agissait pas d’une terre aborigène, ils eurent recours à une autre législation, à savoir celle sur la protection des sites sacrés, ainsi qu’aux médias, et ils s’adressèrent à tous les niveaux du pouvoir.

Ce n’est qu’en 1991 que le gouvernement fédéral se plia aux exigences des Jawyons de faire respecter leur loi traditionnelle et d’empêcher les activités minières à Guratba. Contrairement à ce qu’avançaient leurs opposants, cette décision eut des conséquences économiques très positives. Les terres furent louées à l’État comme parc national géré majoritairement par des Jawyons. Petit à petit, les Jawyons ont négocié et racheté les compagnies de bateaux proposant des promenades touris- tiques. Les bénéfices ont été investis dans la création d’un centre commercial, de logements et d’autres activités sur les terres traditionnelles. D’autre part, ils utilisèrent la décision Mabo pour obliger les investisseurs miniers et le gouvernement à négocier l’exploitation aurifère de leurs terres. Ces négocia- tions furent difficiles en raison de l’inégalité existant entre les parties d’un côté : des gens très pauvres, souvent analpha- bètes, et de l’autre, le gouvernement et une entreprise… Mais, elles furent fructueuses : en échange de la cession de leurs titres fonciers sur des terres moins sensibles que celles de Guratba, les indigènes obtinrent l’accélération de l’entérine- ment de leurs revendications foncières sur d’autres terres, la garantie de formation et d’emplois par la compagnie minière, c’est-à-dire des emplois et des revenus garantis (27 % de la force de travail est aborigène, soit quatre fois plus que dans n’importe quelle exploitation minière australienne). Peu après, ils se lancèrent dans un partenariat avec une autre compagnie, qui se traduisit par des emplois mais aussi des bénéfices finan- ciers directs dès la fin du remboursement de l’emprunt contracté pour réaliser ce partenariat.

L’auteur de ce texte conclut : « Cela entraîne aussi l’impor- tant principe en fonction duquel nous sommes impliqués dans le développement économique de notre terre si nous pouvons contrôler et tirer des bénéfices de ce développement. […] La clé du succès pour les peuples autochtones réside dans le res- pect des lois traditionnelles et des processus de prise de déci- sion en les incorporant dans tous projets de développement. » En termes de pratiques juridiques, ces expériences montrent que droit, culture et développement sont étroitement liés. L’utilisation du droit officiel par les populations pauvres peut constituer un instrument de développement. Mais ce droit ne suffit pas. Ainsi, les lois et la jurisprudence australiennes sur les titres fonciers aborigènes ont constitué un élément décisif, mais non suffisant dans le combat du peuple Jawyon. Sa déter- mination, sa cohésion, son assise sur une identité stable, sa persévérance ont été des éléments tout aussi importants. En termes de rapport entre droit officiel et droit autochtone, il est clair que la prise en compte du droit aborigène par le droit officiel entraîne une dénaturation du premier. Pour obtenir la reconnaissance de leurs règles par la loi australienne, les jawyons ont dû transgresser leurs propres lois. Enfin, les titres de propriétés indigènes font encore l’objet d’une loi qui n’est pas élaborée dans leurs communautés.

L’accès au droit comme condition de participation à l’action citoyenne

Il existe donc une relation dialectique qui lie le pluralisme juri- dique et l’engagement citoyen.

Se sentir responsable de l’avenir commun de l’humanité et œuvrer pour sa défense implique en effet pour chacun d’être reconnu dans son identité propre pour la transcender.

Créer cette nouvelle citoyenneté est le leit motiv des initia- tives qui se sont développées dans de nombreux pays autour du droit alternatif. Après avoir généralement été considérées comme des actions de résistance et d’opposition, les diverses expériences menées en la matière par de nombreux profession- nels du droit sont de plus en plus encouragées par l’environne- ment national et international.

LE RÔLE DES AVOCATS DANS LA PROMOTION DU DROIT

ALTERNATIF ET DE L’USAGE ALTERNATIF DU DROIT 106

Carlos Alberto Ruiz 107

Fiche rédigée par Juristes Solidarités

Droit alternatif et usage alternatif du droit

Le travail juridique des avocats en matière de droits humains est intéressant à étudier car, à la fois théorique et concret, il permet de rationaliser et de mieux comprendre le travail juri- dique en général dans d’autres domaines, dans d’autres contextes. Ce travail peut être lu en fonction de deux concepts : le droit alternatif et l’usage alternatif du droit. Le terme droit alternatif couvre trois phénomènes :

1. Le droit alternatif peut innover dans le droit étatique lorsqu’il concrétise des changements d’un poids relatif dans les contenus juridiques ou leurs usages. Il réforme également des sources non traditionnelles ou formelles, comme, par exemple, le droit émanant de groupes particuliers tels que les femmes. 2. Le droit alternatif construit un projet social distinct du projet social classique. Il peut être subversif au sens où il explore d’autres formes d’organisation étatique, d’autres pou- voirs. Un tel droit ne rentre assurément pas dans la logique et le contexte étatique en vigueur.

3. Le droit alternatif peut être parallèle au droit étatique, il est produit par d’autres pouvoirs, d’autres logiques, selon d’autres visions, mais sans affronter le droit étatique, comme le droit autochtone.

L’usage alternatif du droit, quant à lui, utilise le droit étatique en vigueur, de manière à dépasser le contexte dans lequel il fut adopté afin de se donner les moyens d’atteindre des buts déterminés, comme appuyer le secteur paysan, les ouvriers, les sans-abri… Bien entendu, pour les avocats, cet usage est limité à la réalité du droit étatique, qui peut être plus ou moins ouvert pour la concrétisation de tel ou tel objectif.

L’avocat, s’il participe à l’institution, favorise certaines causes dans le cadre du droit établi et du système juridique dominant, mais selon des objectifs parfois différents de ceux de l’État, dans la mesure où il faut répondre à deux questions. La première question est de savoir qui sont les bénéficiaires de l’usage alternatif du droit. Celui-ci doit s’inscrire dans un contexte d’émancipation et de résistance, tout en excluant la défense des intérêts de certains groupes dominants, comme les narco-trafiquants boliviens.

La seconde question est de déterminer la signification exacte du terme « alternatif ». Alternatif doit être pris dans le sens de choisir et non dans celui de se succéder en alternance. Le droit alternatif et l’usage alternatif du droit gèrent l’action politique avec l’élaboration d’une théorie, croisent les réflexions académiques avec l’action sur le terrain.

Alternativité et droits humains

En matière de droits humains, il faut lier les différentes réa- lités sociales, économiques, culturelles et politiques en un panorama sur lequel il est possible d’agir efficacement, afin de légitimer ou de refuser certaines pratiques, certaines normes. C’est une gestion qui doit s’accompagner d’une sociologique juridique concrète, d’études sur l’économie réelle, de réflexions qui abordent les transformations politiques, les sciences humaines, l’anthropologie.

Le travail de l’avocat, dans ce cadre, va de la documentation sur des cas tels que les violations de droits humains, l’éduca- tion populaire, la diffusion de textes juridiques jusqu’à la mise en place d’un débat entre les professionnels du droit et l’État. L’avocat devient un «avocat à usage alternatif », porteur d’un droit qui se veut véritablement émancipateur.

ENGAGER SA CITOYENNETÉ 1 0 8

UN STATUT POUR LES TRAVAILLEURS SAISONNIERS

Ingrid Castro

Avocate de Cesla, Chili

«Je m’appelle Nelly et comme tant d’autres dans la vallée de l’Aconcagua, je fais la saison des raisins dans un grand entrepôt où nous les trions et les calibrons pour l’exportation. Mon mari a choisi de défendre nos droits et dirige un syndicat de travailleurs saisonniers, un des rares qui ose parler des vrais problèmes : les bas salaires, le non-paiement des heures sup- plémentaires, les mauvaises conditions de travail, les produits chimiques qui nous tuent peu à peu… J’attends un enfant et ils viennent de me licencier… »

Cette histoire est de celles qui arrivent quotidiennement dans cette vallée de l’Aconcagua tout comme dans les autres vallées du centre du Chili où les saisonniers travaillent aux récoltes des fruits d’exportation dans les grandes propriétés. Ce système de tenure n’a pas évolué depuis le début du siècle et occupe encore aujourd’hui 17 % de la force de travail chi- lienne.

Quand vient la saison des fruits, fin septembre, des milliers d’ouvriers, hommes et femmes, peinent sans relâche tous les jours de la semaine, commençant à 9 heures et terminant par- fois à 3 heures du matin, pour gagner de quoi entretenir leur famille pendant toute l’année puisqu’il n’y a de travail qu’à cette époque. C’est le système des grandes propriétés, qui n’a pas évolué depuis le début du siècle et concerne encore aujourd’hui 17 % de la force de travail chilienne.

Pour défendre les droits de ces travailleurs, les avocats du « Centro d’Estudios Laborales », Cesla de San Felipe, ont apporté leur appui depuis 1989. L’objectif est d’obtenir un statut juridique pour les travailleurs saisonniers avec un contrat de travail régulier, forfaitaire « pour la saison ». Les premiers interlocuteurs furent les dirigeants syndicaux : ils expliquaient qu’il n’y avait personne dans la région pour défendre les ouvriers car tous les avocats locaux étaient à la solde des patrons.

L’histoire de l’un de ces dirigeants, parmi les plus actifs, montre les pressions qu’ils subissent. Sa femme, enceinte avait été renvoyée avant la fin de la saison, bien que juridiquement protégée en raison de sa future maternité. Il avait eu recours à l’Inspection provinciale du travail pour exiger sa ré-embauche ; en représailles il avait été lui-même renvoyé le jour suivant. L’entreprise intenta alors un procès dit de « licenciement » en vertu duquel elle sollicitait l’autorisation de renvoyer l’ouvrière. Le Cesla lutta pour ne pas en rester là : un an et demi de litige, avec preuves et témoignages des parties, à l’issue duquel le jugement de première instance tomba, favorable à l’employeur et autorisant le licenciement.

Les avocats de Cesla étaient découragés et désespérés d’autant qu’ils défendaient également deux autres ouvrières abusivement licenciées ainsi que le dirigeant syndical ; sur ces trois cas, deux s’avéraient sans résultats positifs.

Mais l’ouvrière elle-même et Patrice, le syndicaliste, leur demandèrent de continuer, de tenter un dernier effort pour mettre un terme à ce type d’injustice. Toute l’équipe s’arc- bouta, Ricardo, le délégué syndical, Liliane la secrétaire du Cesla ainsi que l’avocate, jusqu’au jugement de la cour d’appel de Valparaiso en été 1992. Il révoquait la sentence de première instance, le licenciement n’était pas autorisé ! Mais l’entreprise tente encore un ultime recours…

UNE MORT SANS ORDONNANCE

Manuel Jacques 109

Dans un dispensaire de Santiago, un après-midi, une mère se voit refuser une consultation pour son enfant gravement malade car le règlement stipulait que les enfants ne pouvaient être reçus que le matin, l’après-midi étant réservé aux adultes. L’enfant est mort pendant la nuit. Un Comité de quartier s’est créé pour présenter le problème au tribunal, aux respon- sables du dispensaire et au ministère de la Santé.

Dans un premier temps, le tribunal a refusé de prendre posi- tion, car il se trouvait devant une situation inédite. Les avocats ont alors réussi à faire admettre qu’un recours puisse être pré- senté en cas d’urgence.

Parallèlement, le Comité a négocié avec les autorités, qui ont accepté de changer les règles de fonctionnement du dispen- saire. Cela a montré à la communauté que sa mobilisation pou- vait être efficace, pouvait aboutir à trouver une solution à un problème qui n’entrait pas dans le cadre de la loi.

TROIS DÉBITEURS ET DOUZE CRÉANCIERS

Georges Apap 110

Trois garçons de 14 à 16 ans fracturent 12 caves dans un immeuble et font main basse sur des objets de peu de valeur. Identifiés et confondus, ils avouent leur forfait. Après avoir pris l’avis du juge des enfants, le substitut (adjoint au procu- reur) décide de saisir les conciliateurs. Ceux-ci commencent, selon la procédure qui leur a été expliquée, par convoquer les victimes pour leur demander leur accord pour un règlement non judiciaire de l’affaire. Neuf sont d’accord, trois refusent. Les conciliateurs déclarent alors que leur mission est terminée et qu’ils vont renvoyer le dossier au procureur. Il s’ensuit alors une discussion entre victimes et finalement les récalcitrants se lais- sent convaincre ; ils connaissent bien les parents et ne veulent pas compromettre l’avenir des enfants.

Les conciliateurs confrontent et expliquent. Les parents reconnaissent leur responsabilité. Les victimes sont invitées à revenir avec leurs factures et le montant de leurs réclamations. Au jour fixé, tout le monde est là, le total des factures est cal- culé. C’est alors que les victimes demandent qui va payer. La question peut paraître surprenante. Si l’on y réfléchit, elle tra- duit assez bien la conscience sous-jacente d’une délinquance qui trouve son explication dans des carences éducatives ou des difficultés d’insertion mettant en cause la société toute entière.

Les conciliateurs répondent que bien sûr, ce sera aux parents de payer, et que d’ailleurs ils s’y sont engagés. Les victimes s’étonnent et émettent l’idée qu’elles ont peut-être exagéré leurs demandes. Elles connaissent les parents, ce sont de pauvres gens qui auront peut-être des difficultés à débourser des sommes aussi considérables.

Plusieurs victimes réduisent sensiblement leur demande. L’une renonce même à toute indemnisation. L’accord se fait facilement car les victimes acceptent des paiements éche- lonnés.

Se posera alors la question du maniement des fonds : douze créanciers, trois débiteurs, et de multiples mensualités. Il faudra trouver une solution : c’est ainsi qu’est créée une association des conciliateurs présidée par un magistrat et dont le trésorier distribuera les sommes versées à l’intention des victimes sur le compte bancaire de l’association.

LES JOUEURS DE BOULES SONT TROP BRUYANTS

Georges Apap 111

Des joueurs de boules se sont installés au pied d’un immeuble du quartier. Les gens de l’immeuble sont dérangés par le bruit des boules qui heurtent les madriers disposés pour les arrêter. On échange des injures, on menace d’en venir aux coups, certains parlent même de sortir leur fusil. Les plaintes et les pétitions se succèdent. Les conciliateurs interviennent, font dialoguer les gens, apaisent les esprits et trouvent une solution : les joueurs de boules iront sur le terrain voisin prêté par la municipalité. Les choses s’organisent ainsi, mais au bout de quelques jours, les habitants de l’immeuble s’aperçoivent que leur quartier déserté est devenu triste…

Ils demandent aux boulistes de revenir. Ceux-ci installent des protections contre le bruit.

PRATIQUES DU DROIT, PRODUCTIONS DE DROIT : INITIATIVES POPULAIRES

CONCLUSION 112

Juristes Solidarités

«En permettant à l’homme de connaître ses droits juridiques, on lui permet de remplacer son impression de soumission, de sujétion par un nouveau sentiment de dignité, condition essen- tielle à la participation active à la lutte pour le développement, pour l’autosuffisance et l’indépendance véritable ».

«La connaissance de ses droits donne la conscience de ceux dont on est privé, des mécanismes qui favorisent cette priva- tion et la capacité de trouver les moyens de se créer des droits ».

Voilà bien résumés dans ces deux phrases les enjeux du droit et plus largement du phénomène juridique, entendu comme l’ensemble des luttes individuelles et collectives et des consensus sur leurs résultats.

Si le discours sur la démocratie, la liberté, les droits de l’homme, la citoyenneté et l’État de droit se développe de plus en plus et enfle au point de ne plus permettre d’interrogations sur son contenu : « Quelle démocratie ? Quelle citoyen- neté ?…. », la réalité montre que les populations défavorisées — tant aux Suds qu’aux Nords, 60 % à 90 % de la population totale dans les Suds — sont dans l’ignorance absolue de leurs droits les plus élémentaires et de ceux des autres.

Mais rarement elles posent la question de leurs droits. Elles disent leurs difficultés, leurs besoins, leurs aspirations, leurs refus.

Elles n’ont pas conscience souvent qu’elles peuvent avoir des droits et surtout qu’elles peuvent les faire valoir et donnent l’impression qu’elles subissent les situations sans pouvoir n’y rien faire.

Le travail juridique de terrain des groupes présentés dans les pages précédentes tend à permettre aux populations de s’approprier ce qu’elles veulent faire valoir dans la situation où elles se trouvent, de repérer leur capacité personnelle et juri- dique, collective, à agir et changer le cours des choses, la mise en œuvre d’actions leur appartenant, avec ou sans les groupes d’appui juridique. Car si ces groupes apportent un soutien tech- nique dans les demandes, leur objectif est de renvoyer l’usager, la personne, à son rôle de citoyen par l’utilisation de ses droits, à celui d’acteur par la création de droits.

Leur travail consiste à faire apparaître le point de vue des personnes, femmes, enfants, hommes, des communautés…, qui débouche sur l’autonomie et sur ce qu’il est convenu d’appeler la citoyenneté.

Une telle approche, en montrant que l’outil juridique est un moyen pour se faire reconnaître en tant que personne de droit, donne l’occasion, les moyens d’exister dans la société.

En affirmant et en faisant valoir ses droits au quotidien, la femme, l’enfant, l’homme se pose en tant que personne auto- nome, ne reconnaissant à personne d’autre le pouvoir d’aliéner ses droits fondamentaux, restant maître des objectifs quelle s’assigne.

Les questions d’accès au droit — droits à être une femme, mineur, étranger, droits au travail, au logement, à la santé, à l’éducation… — se posent de façon cruciale et révèlent une quête d’identité et une demande d’accès à la citoyenneté. La proclamation des droits, pour essentielle qu’elle soit, ne suffit pas. Il est nécessaire de créer un environnement qui favo- rise leur mise en œuvre réelle par les populations concernées. Et il ne suffit pas qu’un texte existe, il faut qu’il soit porté par une stratégie collective, plus vaste que le huis clos judiciaire ou feutré des cabinets de spécialistes.

Les groupes d’information et de formation à l’action juridique (services juridiques alternatifs, groupes d’appui pluridiscipli- naire, associations de défense…), utilisant le droit comme ins- trument pédagogique, aident les populations à :

  • identifier leurs droits en lien avec les problèmes qui se pré- sentent à elles ;
  • acquérir les connaissances nécessaires afin d’être en mesure de promouvoir et de protéger ces droits, quand ils sont favorables ;
  • découvrir comment ces droits sont inadéquatement appli- qués, en chercher les causes et imaginer ensemble des solu- tions juridiques et sociales ;
  • développer leur aptitude à utiliser des modes para et extra juridiques et judiciaires de résolution des conflits ;
  • utiliser des moyens d’action juridique au sein de leur com- munauté de base respective ;
  • produire elles-mêmes des droits quand le droit existant ne répond pas à leurs préoccupations et besoins.

Toutes ces pratiques d’information et de formation à l’action juridique et judiciaire ont permis de constater que la connais- sance du droit, de ses mécanismes d’élaboration, d’application, de son rôle, facilite l’exercice, la protection et la promotion des droits au quotidien ; que l’action juridique ou la pratique alter- native du droit sont des instruments pour les changements sociaux en permettant aux populations de résoudre elles- mêmes leurs problèmes.

À la citoyenneté abstraite (niveau de l’État, des politiques formelles, des institutions de droit, des lois constituantes, des droits proclamés : autant de cadres souvent vides, autant de mots et discours mystifiants), ces pratiques opposent l’appar- tenance réelle (niveau des droits pratiqués, des espaces de vie reconnus, des rapports qui relient : le champ des liens effec- tifs).

Le terrain juridique, au cœur du politique, est sillonné de lignes de force, de stratégies antagonistes. Le rapport de pou- voir dans le champ du droit est mouvant, se déplace constam- ment, fait arme de tout raisonnement, s’appuie sur des détour- nements de textes…

Approcher le droit non pas comme un instrument de la mys- tification et de la domination capitaliste, mais comme un instru- ment de la pratique sociale, permet de voir dans la règle juri- dique sa bivalence, frein et support, mystification et objectif de lutte.

À vivre…

Un pluralisme juridique porteur d’une démocratie retrouvée

L’histoire du droit alternatif retrace celle de la lutte du «citoyen » pour sa reconnaissance. Mais elle symbolise aussi la place du pluralisme juridique comme outil d’une dynamique de régulation sociale interne, qui intègre la multiplicité des statuts individuels et collectifs « agissants ».

«Un des acquis majeurs du pluralisme juridique est d’avoir définitivement mis fin à l’assimilation du droit à l’État et à son territoire. La diversité du droit dépasse les différents cadres nationaux. La multiplicité juridique traduit la multiplicité des espaces sociaux (nationaux, internationaux, communautaires, ethniques, corporatistes, etc., tout ce que Moore qualifie de champ social partiellement autonome) qui sont en interaction constante. Chaque espace, chaque champ, est le lieu d’une compétition pour la détention d’un capital juridique spécifique, qui détermine l’initiative d’un type particulier d’action et le recours à un univers symbolique particulier 113 . Le droit devient, dans ce cadre, un mode de manipulation du social et non pas sa simple traduction ». 114

Le rôle du droit alternatif dans la vie des sociétés contempo- raines est donc essentiel : il permet l’expression et construit la légitimité de besoins et spécificités issus de la diversité socio- culturelle porteuse du pluralisme juridique. Ce n’est qu’en réin- tégrant l’homme au centre des préoccupations du droit contemporain, que l’État retrouvera le sens de son action.

CRISE DE SOCIÉTE ET CRISE DU DROIT.

DES MUTATIONS SOCIÉTALES AU DÉVELOPPEMENT DE L’ESPACE PUBLIC

Thibaut Duvillier

Aspirant du Fonds national de la recherche scientifique (FNRS)

Chercheur au Centre d’études et de recherches en administration publique (CERAP) Assistant à l’Université Libre de Bruxelles (ULB)

Cette contribution constitue un résumé succinct de l’article publié intégralement par le Réseau européen Droit et Société sur son site Internet 115 . Il s’agira donc, au regard des mutations sociétales observées dans notre monde moderne, de penser le développement de l’espace public comme une solution aux crises conjointes de la société et du droit.

Schématiquement, nous pouvons affirmer que le moteur de la crise que nous traversons réside dans la combinaison de l’accroissement apparemment irréductible de la complexité d’une part et l’accélération du rythme de changement social d’autre part. Plus précisément, la crise du lien social et de la modernité renvoit aux attentes régulatrices projetées dans le droit à défaut de pouvoir être rencontrés par l’État et le marché.

Des mutations sociétales…

L’effacement du législatif devant la prééminence de l’exécutif lors du développement de l’État-providence et l’extension du pouvoir judiciaire lors de la crise de ce dernier constituent les principales transformations au niveau de l’évolution de la nature de l’État de droit. Même si l’on ne demeure pas attaché à la stricte séparation des pouvoirs, n’est-il pas dangereux d’observer une délégation de responsabilités croissante laissée aux juges quant à l’interprétation de textes de plus en plus complexes et nombreux, une absence remarquée du législatif et un renforcement de la technocratie ? Habermas confirme ces propos en présentant la crise du droit comme double :« l s’agit du fait que la loi parlementaire perd de sa force d’obliga- tion et que le principe de séparation des pouvoirs est mis en péril 116 .»

La mondialisation de l’ensemble des différents sous-sys- tèmes et plus particulièrement le système économique (l’impuissance à contrôler le marché en tant qu’instrument de régulation), le système politique (mutations d’échelle de la souveraineté 117 ) et celui des moyens de télécommunications (le développement impressionnant du réseau Internet par exemple) constitue également un des défis majeurs de gestion auquel le système social dans son ensemble est et sera confronté.

Au niveau théorique, l’approche autopoïétique de Luhmann rend compte de l’impuissance du système politique à réguler les autres sous-systèmes.

On peut illustrer les limites de l’action étatique dans la pré- gnance de la question sociale au cœur des débats socio-poli- tiques 118 . En contrecarrant la libre concurrence, les aides de l’État aux entreprises économiquement défaillantes sont jugées illégales au regard du droit européen. L’État-nation, en se fon- dant dans un système juridique et économique supranational, trouve son interventionnisme largement déterminé par les directives européennes.

Cependant, le facteur qui reflète le mieux le danger de l’arbi- traire au niveau de l’exécutif réside dans le développement du phénomène technocratique. Symbole de la fracture du contrat social, la technocratie risque d’occulter la distanciation commu- nicationnelle croissante entre le citoyen et le politique. L’hyper- trophie de la sphère technocratique issue des divers pouvoirs exécutifs existants au sein du même État associée à l’euro- cratie au niveau supranational constitue un réel danger démo- cratique dans la mesure où le citoyen n’est plus impliqué (ou ne s’implique plus) au sein des processus décisionnels de la cité. En ce qui concerne le pouvoir judiciaire, le danger se situe tant au niveau d’un formalisme exacerbé que d’une marge d’inter- prétation et d’un pouvoir discrétionnaire trop large. Dans le dernier cas, c’est au niveau de la clarté de la prise de décision du juge que se situe le danger. Dès lors, il importe de recher- cher un « droit flexible » sans tomber dans le travers d’un « droit trop flou ».

À première vue, le problème sociétal majeur renvoie au manque de cohérence que revêt le système juridique et qui recouvre l’idée d’integrity de Dworkin. Face à la complexité croissante du droit et de la réalité sociale et de leur inadéqua- tion, le juge herculéen s’improvise peu à peu « législateur de second rang ». À la loi générale, abstraite, reproductible et répétitive se substitue la décision particulière fondée sur l’examen du dossier dans toute sa singularité. Cependant, comme le souligne François Ost, le dieu Hermès, figure emblé- matique de la réconciliation de la « vérité révélée » et de la «réalité négociée » par l’intermédiaire de la communication en réseau, « paraît le mieux rendre compte de la complexité des phénomènes juridiques contemporains 119 ». D’ailleurs, Ost sou- ligne la nécessité de penser le droit comme circulation inces- sante de sens. […] Un sens dont personne, fût-il juge ou légis- lateur, n’a le privilège 120 .

Si le juge ne doit certainement pas demeurer la figure emblé- matique du droit formaliste en se limitant à appliquer le droit sans possibilité d’exercer un certain pouvoir discrétionnaire ou, pour reprendre des termes actuels, en se limitant à imposer le droit plutôt qu’à le négocier, il ne faudrait pas déplacer le débat parlementaire au prétoire du Palais de Justice. Certains verront sans doute dans ces propos le spectre d’un « gouvernement des juges ». Ainsi, Habermas attire l’attention sur les dangers «d’un droit développé par les juges, développement élargi en législation implicite et qui, par là, met en péril à la fois la ratio- nalité de l’exercice du droit et la base de légitimation du pou- voir judiciaire 121 ».

Bref, le droit contemporain est polycentrique et complexe. Le réseau complexe dont il est issu tend à alourdir la tâche du juge chargé de reconstruire le droit, de lui redonner cohérence afin de pouvoir l’appliquer. Même si il n’appartient pas au juge sur un plan strictement constitutionnel de légitimité démocra- tique de repenser « l’accumulation anarchique des règles de droit » 1 2 2 , il est compréhensible qu’il tente néanmoins de redonner sens à ce désordre juridique. En effet, c’est à lui que revient le rôle de juger c’est-à-dire de rechercher la solution qui satisfasse les parties en présence tout en respectant les lois qui régissent la vie en société. Si l’on passe du stade de la stricte séparation des pouvoirs à celui purement pragmatique de la pratique judiciaire au quotidien, il paraît indéniable que « la tâche des juges pourrait bien se révéler totalement insurmon- table dans nos sociétés complexes 123 ». Le droit est polycen- trique ; il est de plus en plus souvent négocié qu’imposé. Les modes de transaction, de concertation ou encore de médiation rendent compte de ce phénomène. Ces initiatives placent les acteurs du procès sur une nouvelle scène, avec de nouveaux rôles. Le développement de cet espace public privilégiant la discussion fondée sur la recherche du meilleur argument n’est susceptible de porter ses fruits que si les divers acteurs de ce jeu en connaissent les règles. Dans le cadre de la conception procédurale du droit d’Habermas, ces acteurs doivent être conscients des principes qui guident l’éthique de la discussion. Sans nul doute, c’est au juge qu’incombera ce rôle d’arbitre et de garant du respect de ces principes. Sans nul doute, cette participation des justiciables au processus d’application des règles de droit ne peut que renforcer le sentiment de citoyen- neté responsable.

…Au développement de l’espace public

La restauration de l’espace public par le respect des condi- tions d’une discussion gouvernée par « la situation idéale de parole » nous semble essentiel afin de revitaliser les débats par- lementaires qui, le plus souvent, restent clivés, majorité contre opposition. Jürgen Habermas ne restreint pas l’espace public à l’enceinte du Parlement. Tout espace public peut être régi par une sorte de discipline de vote prônée par Habermas et carac- térisée par une réelle prise de parole précédant la prise de déci- sion.

Plutôt que de reléguer les problèmes sociétaux à l’analyse technocratique comme le suggère Luhmann, Habermas préfère associer les citoyens concernés à une délibération collective sur la validité de la norme tant au niveau de son opérationnalité que de sa légitimité. Habermas, à l’instar de John Rawls, façonne sa théorie communicationnelle de la démocratie sur le postulat d’une mobilisation des citoyens au processus de déli- bération collective au stade de l’élaboration comme à celui de l’application de la norme ; ce qui suppose une (éventuelle) sen- sibilisation des acteurs sociaux à la citoyenneté. Cependant, il est raisonnable de penser que cette discussion participative sera justement le lieu principal de cet apprentissage. Réfléchir sur le passage d’un modèle de justice imposée à celui d’une justice négociée implique idéalement le rassemblement des dif- férents acteurs, y compris ceux des autres sous-systèmes qui seraient concernés par cette évolution, afin de redéfinir ensemble la fonction de chacun d’eux au sein de la structure juridique. Toutefois, il convient d’attirer l’attention sur le fait que même les plus petits groupes de discussion résultent de l’agglomération de relations sociales distinctes auxquelles se rapportent inextricablement un certain nombre de rapports de force. Méconnaître leur pouvoir d’influence que ce soit unique- ment dans le cadre du processus décisionnel, à l’instar du «voile de l’ignorance » proposé par John Rawls, ou que ce soit, comme le suggère Jürgen Habermas, pendant et après la déci- sion qui en est issue relève de la tromperie démocratique. Philippe Gérard soulignait déjà « qu’en pratique, les discussions sont généralement soumises à un ensemble de contraintes (limites temporelles, rapports de force entre les participants…) qui excluent la possibilité d’une conformité complète par rap- port aux exigences de la situation idéale de parole 124 » telle qu’exprimée par Habermas. En radicalisant quelque peu le rai- sonnement, n’est-il pas hypocrite et fallacieux de soumettre les intervenants à des exigences argumentatives qui ne serviraient «qu’à » légitimer la validité du processus et de ce fait, justifier la validité de la décision qui en émane ? En négligeant volontai- rement les rapports de force qui traversent et structurent notre société, l’occultation des intentions manifestes par l’exposition de buts plus officiels, plus avouables, argumentati- vement plus acceptables ne risque-t-elle pas de déboucher sur ce que nous appellerions une « démocratie d’apparence » ? Cependant, il nous faut reconnaître que Jürgen Habermas a décrit les conditions de l’espace public et de l’éthique de la dis- cussion sous la forme d’un idéal régulateur. D’ailleurs, il suffit de se rapporter à l’expression de « situation idéale de parole » pour s’en convaincre.

Basé sur l’éthique de la discussion, le débat démocratique doit associer tous les acteurs concernés par la norme juridique afin que cette dernière cristallise l’essence de la volonté collec- tive. Autrement dit, il s’agit de les {les acteurs sociaux} consi- dérer comme citoyens, acteurs de leur propre destin 125 . Ainsi, le droit n’apparaîtra plus comme un instrument de domination d’un groupe social sur un autre mais tirera sa légitimité et sa force de l’élaboration commune de la norme.

JUSTICE : D’UN SERVICE PUBLIC À UN BIEN PUBLIC La justice française face aux enjeux contemporains

Antoine Garapon 126

Fiche rédigée par Juristes Solidarités 127

La justice pratiquée dans les pays démocratiques se résume- t-elle à ce constat : le système actuellement marche de façon correcte pour les avocats et les juges, mais les gens ordinaires sont maintenus en dehors du procès ? Telle est la question que se pose Antoine Garapon, magistrat et secrétaire général de l’Institut des hautes études sur la justice (IHEJ), à École natio- nale de la magistrature, Paris (France).

Selon lui, le recours au juge est devenu un bien de consom- mation courante et les salles d’audience des tribunaux se sont transformées en des lieux de contestation du pouvoir. Le tout engendre un « marché du droit ». Le procès, tant civil que pénal, est, dans ces cas-là, non plus l’instrument du pouvoir mais celui de sa contestation. La justice n’est plus uniquement un bien distribué mais aussi le principe de distribution des biens.

Deux fonctions bien distinctes de la justice se profilent : l’apaisement des conflits privés et le contrôle par le droit de la vie collective (ce que les Anglo-Saxons appellent « judicial review »). Cette fonction politique pose problème dans toutes les réflexions françaises contemporaines sur la justice. Même les plus progressistes ne parviennent pas à comprendre que la justice est devenue la nouvelle scène de la démocratie où sont exprimées des attentes, des revendications formulées, des inquiétudes mises en scène.

Ce nouveau rôle politique est difficile à concevoir en France, tant la conception du juste y est liée à une institution et à celle de la justice de l’État. La seule légitimité politique est la repré- sentation absolue du souverain, ainsi nommée parce qu’elle n’en supporte aucune autre. Ce qui a eu pour effet de dénier tout rôle à la société civile et d’empêcher d’institutionnaliser la fonction arbitrale.

Or, il faut penser la justice dans le face-à-face, à partir d’un citoyen adulte, dans la combinaison des intérêts, dans l’arbi- trage par un tiers. La désinstitutionnalisation de l’idée contem- poraine de justice est à comprendre comme un retour de balancier entre les deux approches du juste comme procédure ou comme vertu. Tant que le recours à la justice était sociolo- giquement rare, en restant le privilège d’une certaine partie de la population politiquement marginale, la justice se permettait d’ignorer l’économie. Ce n’est plus possible aujourd’hui où un besoin de justice quasi infini se heurte aux ressources de plus en plus finies de l’État-providence.

Les ressources de la justice sont limitées. De ce postulat découle toute une série de questions inédites dans le débat actuel sur la justice. La rationalisation budgétaire des moyens de la justice n’est pas critiquable en soi, à condition qu’il s’agisse non d’un rationnement mais d’une véritable économie politique.

Car derrière la crise financière de l’État, se cache une crise de légitimité du politique. Les citoyens exigent désormais de leurs dirigeants qu’ils s’intéressent un peu plus à la demande des jus- ticiables jusqu’ici négligés. Ils ne réclament pas uniquement un meilleur service public : ils désirent aussi ne pas être dépos- sédés de ce qui les concerne.

Cette demande massive des citoyens est à la fois une exi- gence de qualité et une volonté de rester maîtres de leurs conflits. Relever le défi majeur de l’accès à la justice ne consiste donc pas seulement à rendre l’administration de la jus- tice plus performante mais aussi à imaginer d’autres moyens d’aboutir au même résultat par des voies plus économiques et plus respectueuses de leur dignité.

Double approche — procédurale ou directe — du juste, double fonction — politique et administrative — de la justice, nécessité d’économiser la justice étatique, apparition d’un sec- teur informel de résolution des conflits : la question du juge migre d’un débat sur une réforme de l’institution vers les nou- veaux rapports que doivent entretenir ces différentes voies de la justice.

La concurrence envahit tout le domaine juridique : les procès par des instances de résolution alternative des conflits, le droit statutaire par un droit contractuel, le recours judiciaire par l’assurance, jusqu’aux juges eux-mêmes qui se trouvent en concurrence avec des arbitres privés !

N’y a-t-il pas d’autres manières de concevoir les rapports entre ces deux chemins pour arriver au juste ? À quelle condi- tion la justice pourra-t-elle rester un bien public sans être pour autant exclusivement aux mains de l’État ? Le débat ainsi posé n’est pas entre le monopole de l’État sur la justice ou le renvoi au marché comme on le présente de manière caricaturale. L’aménagement d’une justice plus civique à l’ombre du droit est un enjeu politique nouveau, non pis-aller mais lieu d’une redynamisation de la démocratie.

Au-delà de l’étatisation ou de la privatisation, la voie de la «procéduralisation » propose un nouveau rapport entre l’État et la société civile. Mais, pour dialoguer, il faut être deux, et cette démocratie juridique a besoin d’une société civile mature, de citoyens debout. La première tâche du droit consiste à habiliter la société civile en imaginant de nouvelles voies de représenta- tion, à donner compétence au citoyen, à instituer de nouveaux acteurs collectifs civils.

Ainsi, ce ne sont plus comme aujourd’hui des logiques bureaucratiques, technocratiques ou corporatistes qui doivent prévaloir mais une approche procédurale apte à représenter la division des intérêts en présence, à organiser les contradictions propres à toute société démocratique, et à les dépasser de manière pratique et juste.

Modernités et pluralisme juridique

La reconnaissance du pluralisme juridique comme outil de reconquête de la légitimité étatique

Ainsi, si le droit alternatif a longtemps été considéré par l’État comme le fait d’initiatives sociales opposées à l’ordre établi, il représente aujourd’hui pour lui un allié indispensable à son action.

« À côté d’un droit officiel, codifié, qui fait autorité, qui assure la permanence du lien social (principe d’ordre), existe une droit spontané, appelé « vulgaire », dont la fonction est d’adapter les exigences normatives aux problématiques cultu- relles ou techniques locales, de reconstruire le lien social (prin- cipe de désordre transitoire). La redéfinition européenne des territoires nationaux et locaux, la segmentation sociale accrue par la division du travail instaurent inexorablement un plura- lisme juridique qui fait que différents espaces juridiques se superposent et agissent simultanément pour des populations différentes et à des échelles différentes 128 .

L’extension de ce droit spontané ne se produit pas de façon anarchique. En réalité ces régulations se font « à l’ombre de la loi ». Le droit leur sert de modèle, les concepts de contrat, de mandat et de responsabilité y sont tout puissants. Non seule- ment cette évolution n’est pas inquiétante car la déjudiciarisa- tion des conflits s’accompagne d’un « accroissement global de la régulation sociale de type juridique 129 », mais elle comporte d’indéniables avantages autorégulatoires des mutations sociales. Devant la faillite instrumentale des instances éta- tiques de régulation, elle est un moyen de restaurer la confiance institutionnelle.» 130

Conscient de l’enjeu poursuivi, l’État multiplie aujourd’hui les actes de reconnaissance « officielle » des pratiques de produc- tion de droits par des acteurs non-professionnels.

LES PRUD’HOMIES DE PÊCHEURS EN MÉDITERRANÉE (France) 131

Fiche rédigée par Juristes Solidarités 132

Corps d’artisans, les pêcheurs se sont organisés spontané- ment en communauté corporative au X E siècle. Depuis, ces communautés de pêcheurs se sont développées sous la forme de corporations définies juridiquement, sous tutelle de l’État, dénommées Prud’homies. Ces dernières existent encore aujourd’hui, et constituent une autorité professionnelle à part entière.

Les prud’homies sont un pouvoir décentralisé de gestion et d’autorité sur les communautés de pêcheurs. Chaque prud’homie représente les pêcheurs de sa zone territoriale pour défendre leurs intérêts auprès des autres prud’homies et de l’État.

Les prud’homies opèrent une délimitation à la fois spatiale et temporelle des lieux de pêches (appelés postes de pêche) en effectuant, par règlement, un partage entre les pêcheurs et en instituant des tours de rôles. Par ses arbitrages, elles veillent autant à maintenir les conditions de renouvellement des espèces et leur migration qu’à assurer un travail à chaque pêcheur, en encourageant la polyvalence. Leurs maximes sont d’ailleurs :« Éviter qu’un métier en chasse un autre » et « Tout le monde doit pouvoir vivre de son métier ».

Les activités des prud’homies, allant de la gestion des espaces marins à celle du patrimoine communautaire des pêcheurs vont toutes dans le sens du partage, de la solidarité, de l’autodiscipline et du renforcement de l’esprit communau- taire, autant de valeurs qui sont nées à l’époque où il s’agissait pour l’exploitation halieutique de stabiliser les pêcheurs sur leur territoire, en bordure des côtes.

Leur rôle de représentation repose sur l’élection par les pêcheurs de membres des prud’homies à partir d’une liste de patrons pêcheurs et de pêcheurs, sélectionnés pour leur expé- rience dans le métier. Les membres sont renouvelés tous les trois ans.

Dans l’exercice de la puissance publique, les prud’homies sont investies par l’État de trois types de pouvoir : juridic- tionnel, réglementaire et disciplinaire.

En tant qu’auxiliaire de justice, le pouvoir de la prud’homie est défini par l’article 17 d’un décret de 1859 (!) comme un pouvoir exclusif et sans appel de résolution des conflits, lui per- mettant de juger «tous les différends entre pêcheurs survenus à l’occasion de faits de pêche ». Les conflits concernent la plu- part du temps le non-respect du tour de rôle, la pêche sauvage sans permis, le non-respect des zones ou périodes de pêche. Les jugements sont cependant rares. En pratique, la résolution des conflits se fait davantage sous la forme de la conciliation, dans le souci de maintenir la cohésion sociale, que par un juge- ment en tant que tel.

Sur le plan réglementaire, la prud’homie a le pouvoir de «régler entre les pêcheurs la jouissance de la mer, de déter- miner les postes, tours de rôle [… ] afin de prévenir, autant que possible, les rixes, dommages ou accidents ».

Enfin, son pouvoir disciplinaire lui permet d’infliger des amendes civiles et de constater les infractions aux règlements de l’État et des prud’homies. Ce pouvoir est de plus en plus dif- ficile à assumer par la police des prud’homies en raison des représailles qu’elle craint, dans la mesure où elle n’est pas aussi couverte et protégée par la loi que la police étatique.

Compte tenu de l’évolution des techniques d’exploitation et de l’internationalisation de l’économie, les territoires de pêches se sont étendus vers le large. Actuellement, le problème n’est donc plus de partager et de délimiter la mer côtière mais sur- tout de poser des limites à l’exploitation des ressources marines afin de ne pas empêcher le renouvellement des stocks. Ces évolutions ont aussi forcé la pêche artisanale à s’adapter et à se spécialiser, mettant à mal la recherche de la polyva- lence. La gestion des grosses unités de production s’est vue petit à petit relever des comités locaux de pêcheurs, de syndi- cats et d’organisations de producteurs. Les mutations écono- miques, politiques et des mœurs ont eu souvent pour consé- quence d’amoindrir la capacité d’action des prud’homies. La dégradation de l’unité sociale que constituait la prud’homie a nécessairement entraîné des problèmes de disci- pline et un amoindrissement de l’esprit communautaire et soli- daire. Ces problèmes s’accentuent d’autant plus que l’État a favorisé le développement de ces grosses unités de production et a légiféré dans une logique inverse à celle mise en avant par les prud’homies qui favorise le partage et le travail pour tous. En soutenant l’industrialisation de la pêche, la démarche poli- tique de l’État français, alignée sur celle des instances euro- péennes, a affecté les efforts communautaires que les prud’homies menaient pour maintenir la discipline, le dialogue, le partage et la cohésion du groupe à partir de la responsabili- sation des pêcheurs et du consensus social.

Toutefois, depuis quelques années, on observe un mouve- ment inverse où l’État prend en compte le pouvoir des prud’homies dans la mesure où il réalise qu’il importe d’intégrer leur avis pour des questions relatives au milieu marin, compte tenu de leur ancrage sur le terrain. Ainsi, afin d’éviter les concurrences entre la réglementation des Affaires maritimes et celle des prud’homies, un décret de 1994 des Affaires mari- times prévoit dorénavant une consultation systématique des prud’homies avant toute réglementation en matière maritime.

SCÈNES DE PÊCHE 133

Aliou Sall Sociologue, consultant en pêche artisanale, secrétaire exécutif de Creditip

LE DÉVELOPPEMENT : UN DROIT À CONQUÉRIR

Pendant les trois décennies de développement qu’a connu la majeure partie des pays africains, les années 60 étant considé- rées comme celles de la vague des indépendances — la théorie dominante qui a présidé aux initiatives de développement a été caractérisée par un darwinisme social. Conçue dans une vision étroitement économiste, cette théorie qui préconisait le déve- loppement linéaire était (et l’est d’ailleurs toujours) évolution- niste. C’est ainsi que la pêche devait évoluer de la pêche aux pièges et aux engins rudimentaires, à la pêche artisanale amé- liorée, puis à la pêche semi-industrielle et enfin à la pêche industrielle.

Pourquoi ? Parce que basée sur les seuls besoins biologiques de l’être humain, elle ne prend pas assez en compte l’exigence que représente pour le progrès humain, le droit des populations démunies et opprimées à avoir accès à la parole, à un environ- nement sain, à participer à la prise de décision économique concernant leur propre secteur socioprofessionnel, etc.

Aujourd’hui, dans le secteur de la pêche artisanale des mou- vements sociaux de pêcheurs voient le jour et s’organisent au niveau international pour revendiquer ces droits. Cependant, pour les États du Sud qui préfèrent l’assistance au développe- ment, les mouvements sociaux et/ou organisations qui élargis- sent les impératifs du développement aux notions de droit deviennent des associations subversives.

Pour donner un exemple de mouvement de pêcheurs artisa- naux, citons le Collectif national des pêcheurs artisanaux du Sénégal (CNPS). Cette organisation qui compte 6 5 0 0 membres pose, en plus des questions de commercialisation et d’accès à la ressource, de nouveaux problèmes jusque-là occultés tels que :

  • les dégâts écologiques (surexploitation et gaspillage de la ressource) causés par la pêche industrielle,
  • la pollution côtière due à l’industrialisation du littoral sans respect des populations côtières,
  • les dégâts matériels (destruction d’engins de pêche) et humains (pertes humaines suite aux accidents) consécutifs au non-respect de la zone artisanale par les bateaux industriels ; – le non-accès de l’organisation la plus représentative (les pêcheurs artisanaux aux médias d’État – presse écrite et parlée).

Les problèmes soulevés montrent jusqu’à quel point les pêcheurs revendiquent leur droit au développement et en quoi il doit évoluer, au regard du contexte actuel, particulièrement en ce qui concerne l’internationalisation de la pêche correspon- dant à une délocalisation de l’effort de l’Occident vers les pays du Sud. Cette délocalisation n’est pas sans effet sur les pêche- ries sénégalaises qui demandent aussi que le droit d’accès à la ressource des pêcheurs artisanaux soit respecté comme aupa- ravant.

Ainsi, malgré la vision linéaire du développement, la persis- tance du conflit entre pêche artisanale du Sud et pêche indus- trielle du Nord confirme la nécessité de concevoir le droit à partir des cultures des populations.

LE DROIT CACHÉ : DES AMÉNAGEMENTS INDISPENSABLES

Aujourd’hui la survivance et le dynamisme du « droit alter- natif » ou « caché » dénotent l’imperfection et l’inadéquation du droit conventionnel. Les communautés de pêcheurs artisanaux, pour se doter de modèles adaptés d’aménagement, de sys- tèmes appropriés de commercialisation et de moyens propres d’accès à la ressource, mettent en place des lois régissant l’entrée dans la profession et les activités en aval.

Quand on fait un parallélisme entre l’agriculture et la pêche, il apparaît qu’en dehors de certains dénominateurs communs qui les lient, l’agriculteur, qui dispose d’une terre, peut offrir aux institutions formelles de crédit plus de garantie que le pêcheur. Ceci tout simplement parce que le titre foncier est « m o n- nayable ».

Pour le pêcheur, il n’existe, dans un pays comme le Sénégal, ni de titre foncier sur la mer, ni de droit « conventionnel » d’accès formel (quota ou licence).

LE RÔLE DES ORGANISATIONS LOCALES DE PÊCHEURS

L’inexistence de système de quota dans la pêche artisanale ne permet pas de stabiliser les prix du poisson qui peuvent varier dans une même journée du simple au quintuple et vice- versa. Dans de telles conditions, le pêcheur se sent plus à l’aise dans les situations de rareté des produits débarqués. Pour éviter la chute catastrophique des prix, il a tendance à mani- puler la production. C’est pour ces raisons que plusieurs initia- tives sont prises.

Contrôler les sorties en mer

La technique de pêche des sennes tournantes, connue pour être très performante, a permis de quadrupler, entre 1972 et 1985, les prises d’espèces pélagiques. Pour éviter les sur- productions, les sorties des pirogues ont été limitées à une sortie par jour à Kayar et à Mbour. La règle imposée par les associations locales de pêcheurs a eu un effet second impor- tant en poussant les pêcheurs a un choix : sortir avec la marée diurne ou la marée nocturne. Il est par ailleurs évident que le respect de cette règle pose problème aux équipages pour la raison que ces derniers ont toujours intérêt à capturer davan- tage de poissons.

Délimiter les zones de pêche

Cette mesure s’applique aux pêcheurs utilisant des tech- niques différentes. Sans faire une classification détaillée, on peut dire qu’il existe dans la pêche artisanale deux types d’engins : actifs et passifs. Alors que les engins actifs se dépla- cent pour capturer le poisson, les passifs sont fixes et atten- dent que ce dernier vienne mailler ou mordre. On comprend ainsi pourquoi les pêcheurs utilisant des engins passifs gênent les autres qui ont besoin d’espace pour traquer le poisson. Plusieurs conflits ont déjà surgi sporadiquement entre les utili- sateurs de ces deux types d’engins. Les principales sources de conflits sont :

  • du côté des engins passifs, les dégâts matériels (balayage d’engins) causés par les autres pêcheurs lors de leur passage ; – du côté des engins actifs, les barrières que constituent les engins passifs qui les empêchent de manœuvrer librement. Face à ce problème, certaines communautés de pêcheurs qui utilisent de façon dominante des engins passifs ou actifs ont fixé des règles de délimitation de zones réservées à chacune des techniques. Il s’agit de :
  • Ngor :dans ce village de pêcheurs où la pêche à la ligne est dominante il est interdit d’utiliser des filets dormants (engins passifs)
  • Ouakam : où l’utilisation des filets dormants et la chasse sous-marine sont interdites ;
  • Kayar : qui a interdit l’utilisation des filets dormants qui non seulement barrent la route aux pirogues de sennes tournantes, mais concurrencent également la pêche à la ligne qui repré- sente une spécialisation pour ce village.

Fixer les normes de commercialisation

La pêche artisanale sénégalaise est caractérisée par un fort mouvement migratoire. En plus de ces migrations qui voient des communautés entières de pêcheurs partir de leur village d’attache pour des campagnes de pêche allant jusqu’à huit mois sur douze, certains pêcheurs, tout en retournant à leur port d’attache préfèrent commercialiser leur capture sur d’autres ports/marchés jugés plus rémunérateurs. En effet, le niveau des prix offerts sur les marchés dépend de la proximité d’infrastructures routières et l’existence de marchés de consommation urbains et périurbains. Pour cette raison, il existe des ports qui sont en même temps de grands marchés. C’est le cas de Hann, Soumbédioune et Yoff dans l’aggloméra- tion dakaroise.

Outre l’effet que pourrait avoir sur les prix la concentration des débarquements sur un seul marché, d’autres produits achetés dans d’autres ports peuvent arriver par voie terrestre, et compliquer davantage le problème posé. Pour réduire la concurrence, des normes ont été instaurées. S’il est difficile d’empêcher des pêcheurs de contrées voisines de débarquer dans un lieu donné, il est par contre possible d’interdire à qui- conque de commercialiser, sur une plage donnée, un poisson acheté ailleurs. C’est le cas notamment de Soumbédioune et de Ouakam, où il est défendu de vendre sur la plage un poisson débarqué ailleurs.

Gérer les conflits

Au regard de ce qui a été dit sur l’emploi des différentes techniques, il est évident que les conflits sont monnaie cou- rante entre pêcheurs. Ces disputes se sont déjà soldées par des affrontements physiques causant des blessures graves. En dépit de ses efforts et des démarches effectuées, l’admi- nistration des pêches n’a jamais réussi à trouver une solution appropriée à ces conflits. Pour cette raison, les organisations de pêcheurs, conscientes d’être les mieux placées pour solu- tionner leurs propres problèmes, ont réussi à réconcilier des communautés de pêcheurs pendant longtemps divisées. Ces organisations continuent d’intervenir, au besoin pour maintenir une cohabitation harmonieuse entre communautés de pêcheurs quelle que soit leur origine ethnique.

Le vieux et grave conflit qui opposa les pêcheurs de Guet Ndar (quartier de la ville de St-Louis) à ceux de Kayar est exemplaire de ce point de vue. Les premiers sont connus pour être des migrants « au long cours » se déplaçant le long du lit- toral et utilisant des filets dormants (surtout dans la zone de Kayar). Pendant plus de dix ans, avant 1980, les pêcheurs de Kayar n’acceptant pas l’utilisation de ces filets dormants dans leur zone de pêche, se sont violemment opposés à ceux de Guet Ndar. À maintes reprises, l’autorité des pêches a essayé de réconcilier les deux parties mais sans grand succès car les problèmes se reposaient chaque année en début de campagne. En 1989, le collectif national des pêcheurs artisanaux du Sénégal (CNPS), à l’initiative de son président (Arona Diagné, de Mbour) et de son secrétaire général (Dao Gayé, de Kayar) décide d’inviter la population (pêcheurs et autorités) à une grande cérémonie de réconciliation des deux communautés, en présence du préfet de la localité, du chef de la brigade de gen- darmerie, du gouverneur de la région et, pour la première fois, du ministre de la Pêche. À la suite de cette fête, les deux com- munautés se sont véritablement réconciliées. En effet, depuis lors, non seulement il n’y a plus de problème, mais un comité de jumelage a été constitué par des pêcheurs de Guet Ndar afin d’effectuer à chaque fin de campagne (avant le retour chez eux pour les congés) des sorties en mer dont les recettes sont exclusivement destinées à des investissements d’intérêt communautaire pour le village de Kayar.

Certaines communautés de pêcheurs ont instauré un impôt sur les recettes des unités de pêche pour contribuer au déve- loppement des villages côtiers. Le vocable « impôt » est fort, certes, mais il s’agit bien de ponctions faites par un comité de gestion élu par les villages au sein desquels cette pratique pré- vaut. Parmi les cas existants on peut citer le village de Yoff où tout pêcheur débarquant plus de vingt cageots de poisson doit en rétrocéder un et même deux pour plus de quarante débar- qués. Le produit de la vente de ces cageots est versé à la caisse de solidarité du village. Cette mesure est obligatoire quel que soit le statut et l’origine du pêcheur, autochtone ou migrant. Ainsi les pêcheurs migrants saint-louisiens sont-ils soumis à cette règle.

Le village de Hann, quant à lui, impose un système de rede- vances monétaires, plus ou moins élevées selon qu’il s’agit de grandes, moyennes, ou petites pirogues.

VERS UN SYNCHRÉTISME DU DROIT ?

Par syncrétisme du « droit », il faudrait comprendre plus qu’une cohabitation des deux droits « conventionnel » et « alter- natif » le recours par les États modernes au droit produit par les communautés de base pour résoudre leurs propres problèmes. Ainsi en est-il du règlement du conflit de Guet Ndar-Kayar par le Collectif national des pêcheurs artisanaux du Sénégal. La présence des autorités, par les discours qu’elles ont tenus, a crédibilisé cette construction de « droit au quotidien ». En effet, il s’agissait non seulement d’une caution apportée par des responsables de l’État moderne aux règles édictées par les communautés mais d’une véritable reconnaissance de leur statut de « règles publiques ». L’un des notables n’est-il pas allé jusqu’à lancer :« Enfin, grâce au CNPS, la paix est revenue à Kayar, paix que nous cherchions à établir depuis belle lurette ». Ceci a été confirmé par le règlement du conflit opposant les pêcheurs de Ouakam et de Ngor. En 1990, ces deux commu- nautés se sont affrontées après que les autorités tradition- nelles de Ngor aient confisqué des filets dormants appartenant à des pêcheurs de Ouakam. Inspirée par l’initiative prise par le CNPS pour régler le conflit Kayar-Guet Ndar, les autorités séné- galaises l’ont sollicité pour ce nouveau problème. Chose fut faite par les responsables du CNPS qui ont convoqué les deux parties dans les locaux du service régional des pêches mari- times où solution fut donnée. Le procès-verbal de la séance de réconciliation a été établi par l’inspecteur régional des pêches. Là l’administration a été plus témoin que juge.

Le conflit entre une unité de Hann et une unité de Bargny, toutes deux en migration à Mbour est de date plus récente (28 septembre 1992) mais a été une fois encore réglé sans intervention publique, cependant la solution retenue a été ava- lisée par les autorités. Ces deux unités de sennes tournantes sont entrées en collision en se disputant un ban de poissons. L’une d’elle ayant perdu son éperon, son capitaine a déposé plainte à la police de Mbour. Le président du CNPS qui est lui- même de Mbour a réussi à retirer la plainte et à trouver une solution à l’amiable.

Chose qui fut bien appréciée et cautionnée par les autorités. Cette démarche confirme l’impossibilité d’établir une dicho- tomie nette dans la pratique quotidienne du droit — même dans les structures les plus modernes de nos États — entre le droit conventionnel et le droit alternatif.

La médiation comme outil de conquête de la légitimité citoyenne

Si la médiation n’est pas un phénomène nouveau dans la pra- tique des modes de règlement des conflits, son « institutionnali- sation » annonce l’émergence de nouveaux modèles de régula- tion sociale, basés sur la communication, à travers lesquels le pouvoir de dire le droit et de l’appliquer est délégué à des non- professionnels.

Cette reconnaissance officielle du rôle de la société civile dans la production des normes marque l’engagement de l’État à répondre aux aspirations nouvelles du citoyen, qui devient un partenaire légitime, apte à construire un droit commun « équi- table », basé sur des valeurs nouvelles, plus proches de l’éthique que du technique.

MÉDIATIONS ET MÉDIATEURS

Des différentes techniques de médiation et des personnes qui la pratiquent 134

Pierre Duriez 135

Juristes Solidarités

Un état des lieux des médiations en France a été réalisé en 1997. Concrétisé sous la forme d’une publication, cet état des lieux recouvre plusieurs centaines de définitions et révèle com- bien ce terme est aujourd’hui utilisé dans une diversité étendue de domaines. Or, d’un domaine à l’autre, le sens du mot varie considérablement. Même s’il est utile de posséder un aperçu, fût-il partiel, des différents types de médiations, la médiation dépend davantage des pratiques que d’une théorie générale. Il appartient aux praticiens de la médiation d’élaborer eux-mêmes des stratégies pour donner sens à une ou des politiques de médiation.

1. Les médiations

La médiation est un processus, le plus souvent formel, par lequel un tiers neutre tente, à travers la conduite d’une réunion, de permettre aux parties de confronter leurs points de vue et de rechercher, avec son aide, une solution au litige qui les oppose. La distinction entre la conciliation et la médiation est parfois floue. Le médiateur assiste simplement les parties, dans la recherche d’une solution qui satisfera leurs intérêts res- pectifs et il ne dispose d’aucun pouvoir, pour trancher le diffé- rend ou imposer la décision aux parties en cause. La démarche peut-être qualifiée de « communautaire » ou « d’institution- nelle ».

A. La médiation institutionnelle : est mise en place par une institution publique (médiateur de la République, ville, administrations…). Le médiateur y est plutôt un conciliateur ou un avocat. Il demeure dans un système binaire où il y a un pou- voir et des sujets face à face. Il s’agit moins de médiateurs que d’intermédiaires entre l’administration et le citoyen. Dans le cadre de la médiation institutionnelle, on peut souligner l’exis- tence de :

  • La médiation civile : selon l’article 21 du nouveau code de procédure civile français, « il entre dans la mission du juge de concilier les parties ». Ce type de médiation est une voie offerte aux juges dans la recherche du rapprochement des par- ties. Il s’agit de donner un moyen supplémentaire aux juges de dédramatiser la procédure judiciaire, en permettant au média- teur de renouer le dialogue entre les parties en présence, afin qu’elles puissent trouver une solution à leur litige.
  • La médiation pénale est, dans le cadre d’affaires sélec- tionnées par le parquet, la recherche de solutions librement négociées à un conflit opposant des parties, dont l’une au moins, voire les deux, a déposé plainte à la suite de la commis- sion d’une infraction. La médiation tend à obtenir un accord entre les parties, rapidement après l’infraction, afin de rétablir un principe de réciprocité à travers la réparation du dommage subi. Elle vise donc, au-delà de l’indemnisation, une restauration de l’image personnelle de chacun et une recherche d’un apaise- ment individuel et social.

B. La médiation communautaire : la diversité et la com- plexité de la vie sociale encouragent le développement de modes décentralisés de règlements des litiges, très proches des parties en conflit. En effet, la réussite d’une médiation est souvent liée à la prise en compte des pratiques et usages générés par les relations quotidiennes, que les tribunaux ne peuvent pas toujours prendre en compte, car ils sont tenus de se référer avant tout à des normes abstraites et générales. La démarche communautaire offre la possibilité aux citoyens de se réapproprier les modes de gestion des conflits. Le média- teur est le plus souvent une personne issue du même milieu que les gens qui entreprennent une démarche de médiation. L’exercice direct de ces responsabilités devrait, selon les parti- sans de ce modèle de justice communautaire, renforcer la vita- lité et la stabilité des relations de voisinage. Ce mode de résolu- tion volontaire des conflits donne en effet aux parties, l’opportunité de résoudre leurs différends à partir d’une com- préhension mutuelle, de modeler leurs relations futures selon leurs intérêts respectifs.

La médiation sociale : la médiation ne se réduit pas à une simple alternative à la justice, une nouvelle technique de ges- tion des conflits, elle doit être analysée comme préfigurant l’émergence d’un nouveau mode de régulation sociale.

La médiation familiale est l’intervention dans une sépara- tion ou un divorce d’une tierce personne qualifiée et impartiale, sans pouvoir décisionnel, requise à la demande des intéressés. Elle a pour but d’aider les parties à négocier elles-mêmes les décisions constructives et durables, tenant compte des besoins de tous les membres de la famille.

La médiation scolaire dépasse la distinction entre la médiation communautaire et la médiation institutionnelle. La médiation possède plutôt un but éducatif : apprendre aux jeunes à s’approprier leur destin, à se responsabiliser. Elle vise à créer un nouvel espace de gestion des conflits, un espace intermédiaire, qui repose sur une redéfinition des rapports entre élèves et membres de la communauté éducative, mais aussi entre les élèves eux-mêmes. Le projet de médiation repose sur la délégation par les responsables des établisse- ments scolaires, aux élèves médiateurs, d’un certain pouvoir de gérer les conflits.

2.… Et les médiateurs ? (car la médiation vaut ce que vaut le médiateur… )

  • Autorité sans pouvoir sur les personnes, mais avec un pou- voir sur les conditions de déroulement du processus de la médiation.

Le médiateur garde sa place de tiers au conflit, il n’a pas de pouvoir, il établit ou rétablit la communication entre les parties. Le médiateur doit toujours faire exister, comme une sorte d’au-delà d’une justice trop établie selon la lettre, le principe d’équité, cette autre dimension, qui n’est définie par aucun code et qui est, au fond, un surcroît d’humanité.

  • Les médiateurs institutionnels ont d’abord à résoudre des problèmes et représentent un certain pouvoir, les médiateurs citoyens sont des médiateurs naturels qui naissent dans les groupes sociaux.

Les définitions données ici n’épuisent pas la matière, loin de là, mais elles permettront, peut-être, d’un peu mieux cerner le phénomène ou, tout au moins, de rendre compte de la diver- sité des démarches.

LA MÉDIATION

UN NOUVEAU MODE DE RÉGULATION SOCIALE 136

Jean-Pierre Bonafé-Schmitt GLYSI, atelier de sociologie juridique,

CNRS, Université Lyon II

La complexité de la vie sociale, due à une juridicisation crois- sante de nos sociétés augmente de plus en plus les demandes de médiation, non seulement en matière de gestion des conflits mais aussi de communication. Pour répondre à ce type de demande, les Boutiques de droit ont été amenées progressive- ment à définir un projet de médiation sociale, reposant sur la création de structures de proximité et impliquant la participa- tion des habitants.

LA MEDIATION, UNE JUSTICE DOUCE

En se définissant comme une structure de médiation de quartier, l’objectif des Boutiques de droit est de construire un lieu autonome de régulation des conflits. C’est pour cette raison qu’elles ont cherché à développer en priorité la média- tion sur saisine directe. C’est-à-dire amener les parties en conflit à saisir au préalable les structures de médiation avant d’engager une action judiciaire 137 .

À partir de cette approche de la résolution des conflits, on comprend que l’objectif de la médiation sociale n’est pas sim- plement de régler des litiges mais de créer de véritables lieux de socialisation dans les quartiers. Les structures de médiation n’ont pas pour objet de rendre la justice, mais d’insuffler du social, de susciter des actions visant à recomposer des formes de sociabilité à partir de la régulation de ces litiges, ce qui explique que les médiateurs doivent être des habitants du quartier. Pour le choix de ces derniers, les Boutiques de droit n’ont nullement mis en avant des critères liés à une quelconque compétence professionnelle ou juridique, mais ont plutôt mis l’accent sur la formation de médiateurs, choisis parmi les couches les plus représentatives des habitants des quartiers où elles sont implantées. Ainsi les médiateurs de la Boutique de

Droit de Vénissieux sont formés de quatre Algériens (dont 3 femmes), de deux Turcs, d’un Malgache et d’un Français. Le projet de médiation sociale n’est pas de recréer au niveau d’un quartier l’ancien « juge de paix » mais au contraire d’innover en mettant en place de nouvelles procédures faisant appel à des non-professionnels.

CRÉER UN RÉFLEXE, « MÉDIATION »

Pour favoriser ce type de médiation, les Boutiques de droit ont cherché à développer une politique volontariste en propo- sant aux parties en conflit, chaque fois que les circonstances le permettaient, la procédure de médiation. C’est ce que nous avons appelé la « médiation proposée et acceptée ». Dans le cadre de cette saisine particulière, la structure de médiation est saisie par l’une des deux parties, et il revient aux média- teurs de prendre contact avec le mis en cause pour l’inviter à se présenter à une autre permanence où il sera informé de la procédure de médiation et fera savoir s’il est d’accord pour s’engager dans une telle démarche de règlement amiable. Il n’existe pas encore un « réflexe médiation » chez les usa- gers dans la gestion de leur litige, ni d’ailleurs une véritable reconnaissance de ce mode de résolution des conflits parmi les «parties » au processus de médiation. Le réflexe le plus courant est celui de l’évitement c’est à dire de ne rien entreprendre pour éviter d’envenimer les choses, ou alors de faire appel à la police ou engager une action judiciaire lorsque les « bornes sont dépassées ». D’un autre côté, un certain nombre d’acteurs, comme les administrations, les professionnels se refusent dans une proportion non négligeable, à reconnaître le processus de médiation engagée par les Boutiques de droit. Par exemple, lorsque les Boutiques de droit tentent une médiation avec un représentant des services des Impôts ou du Trésor, il n’est pas rare que l’inspecteur ou le contrôleur ne réponde pas à la lettre de la Boutique de Droit mais fasse connaître sa réponse à l’usager en lui faisant parvenir une lettre à son domicile. Ce type d’attitude est conforme au modèle de fonctionnement des administrations mais elle représente un obstacle au déve- loppement des formes de mediation-communication ou de médiation-interculturelle préconisées par les Boutiques de droit 138 .

Une fois le principe de la médiation acquis, les discussions peuvent avoir lieu, directement au cours de rencontres ou indi- rectement à travers ce que l’on appelle la « diplomatie de la navette » 139 .

LA MÉDIATION DIRECTE : RÉTABLIR LA COMMUNICATION

La médiation directe est particulièrement adaptée pour la résolution de conflits opposant les parties qui sont en relations continues comme les conflits de voisinage familiaux car dans ce type de litige les parties sont appelées à se revoir, et il convient de privilégier une approche négociée de résolution des conflits afin de favoriser la reconstruction de leurs relations futures en partant de leurs besoins et non de normes abs- traites. Dans ce type de litige, il s’agit moins de déterminer qui a raison ou tort, mais plutôt de rétablir la communication, de rechercher un nouvel équilibre afin de maintenir la cohésion sociale nécessaire à toute vie en commun.

Les rencontres directes permettent d’établir ou rétablir une communication qui n’existait plus entre les parties. Elles don- nent à chaque partie l’opportunité d’exprimer son point de vue, ses sentiments, sa perception du problème. En effet, dans le cadre de conflits de voisinage, le litige repose souvent sur un malentendu, une incompréhension et la rencontre entre les par- ties permet de rétablir la communication entre elles.

Le rôle de médiateur n’est pas de déterminer les responsabi- lités mais d’amener les parties à discuter de tous les aspects du conflit, qu’ils soient apparents ou cachés. Dans le cadre de conflits de voisinage, il arrive souvent que les situations soient complexes en raison de l’interprétation de problèmes parfois très anciens.

L’analyse du contenu des accords de médiation fait particu- lièrement bien ressortir la spécificité de ce mode de résolution des conflits car le processus de négociation entre les parties les aide à surmonter les blocages psychologiques, à trouver des solutions qui peuvent être de nature symbolique comme les excuses, un don destiné à une association humanitaire ou encore l’édiction de règles de comportement ou « l’attribution d’indemnités » qui représentent une part importante des accords conclus.

Les médiations se terminant par l’adoption de « règles de comportement » sont assez représentatives du projet de médiation sociale développée par les Boutiques de droit car elles permettent d’éviter le renouvellement des conflits. La nature de ces règles peut être multiple, cela peut aller de «l’acceptation de vivre en paix, de l’engagement d’éviter cer- tains lieux, la présentation d’excuses, l’absence de contact entre les parties ».

Harmoniser les rapports de voisinage

Pour ce type de médiation, les exemples les plus classiques sont les conflits de voisinage comme celui dans lequel une femme âgée, veuve, était persuadée d’être au centre de « com- mérages ». En fait, cette personne souffrait d’une maladie de la persécution et son problème était tel que, lors du décès de son mari elle avait fait appel à Police-secours en raison du retard d’intervention des sapeurs-pompiers et à partir de là, elle pensait que ses voisins, deux personnes âgées, faisaient courir le bruit qu’elle avait assassiné son mari. La discussion avec ses voisins au cours de la réunion de médiation a permis de « vider l’abcès – parfois avec difficulté car chacune des par- ties, tour à tour, prenait des pilules pour calmer son rythme cardiaque. Pour persuader leur voisine quelle se faisait des idées », ils ont dû se résoudre à le consigner par écrit. Cela a donné l’accord de médiation suivant « Messieurs C et V décla- rent qu’ils n’ont pas à se plaindre de Madame G., ni en actes, ni en paroles » L 10984.

Rétablir les liens familiaux

Dans une autre affaire opposant un père à son fils, en raison de leur appréciation divergente de la vie en famille, qui s’était soldée par un échange de coups, la médiation en fixant des règles de comportement, a permis d’apaiser le conflit. La lec- ture de l’accord peut prêter à sourire, si l’on n’a pas à l’esprit la détresse du père, cadre supérieur, qui vivait difficilement cette situation. Il supportait très mal que son fils conteste son auto- rité et sa conception de l’éducation, au point de retarder le plus tard possible son retour au domicile familial :

«En cas de problème, les parties sont d’accord pour le dif- férer en se référant à Madame F. qui jouerait le rôle de média- teur.

Les parties s’engagent, en cas de problème, à ne pas utiliser la violence physique ou verbale, et à ne pas adopter des atti- tudes méprisantes ou blessantes.

Les parties sont d’accord pour prendre le repas en commun dans le respect de certaines règles : même horaire de démar- rage ; dans la mesure du possible, les parties pourront écourter le repas en fonction des nécessités de la vie de chacun. Les parties adopteront une tenue jugée non provocante pour l’ensemble des membres de la famille, à l’exception des vacances ou le torse nu sera admis.

Les parties veilleront à utiliser d’une manière appropriée le téléphone, la chaîne hi-fi, au regard des membres de la famille et des voisins.

Les parties s’engagent à faire le point le 16 juin à

1 7 heures !» L 1044

LA MÉDIATION INDIRECTE : LA DIPLOMATIE DE LA NAVETTE

Les médiations indirectes, comme leur nom l’indique, n’impli- quent pas la rencontre des parties et la résolution du litige peut être obtenue par d’autres moyens allant des rencontres sépa- rées, aux échanges par écrit ou téléphoniques. Le processus de médiation se caractérise surtout par sa flexibilité accordant une plus grande importance au fond, c’est-à-dire la résolution du conflit, qu’au respect d’un formalisme qui peut dans certains cas représenter un obstacle à la recherche d’un accord. Dans leur pratique les Boutiques de droit ont été amenées à distinguer en fonction d’un certain nombre de caractéristiques, liées au type de relations entre les parties, la nature du conflit, les médiations indirectes « voulues » et les médiations indi- rectes « imposées ».

Si le processus de médiation concerne directement les par- ties, la direction de celui-ci appartient aux médiateurs ce qui explique qu’en fonction de la nature des conflits, ou des rela- tions entre les parties, ils soient amenés à privilégier les tech- niques de médiation indirecte 140 . Le choix intervient le plus souvent lors des entretiens préliminaires, lorsqu’ils ressentent que l’une des parties est réticente à rencontrer l’autre ou que le face à face, en raison de la violence de l’une d’elles, risque plus d’envenimer le conflit que de le résoudre.

«J’irai avec un fusil »

Dans un conflit de voisinage, un locataire qui souffrait du bruit causé par les moteurs des camions, en chargement et déchargement, au rez-de-chaussée de son immeuble, avait déclaré aux médiateurs. « Je vous demande d’intervenir, car si c’est moi qui vais voir le patron, j’irai avec un fusil ». Dans cette affaire, le bureau de la direction de l’entreprise était situé à quelques dizaines de mètres de l’entrepôt et la rencontre aurait été possible, mais l’évocation du fusil a conduit les médiateurs à choisir « la diplomatie de la navette » qui consiste en des allées et venues d’une partie à l’autre, afin de trouver une solution.

L’objectif des médiateurs est de tout mettre en œuvre pour parvenir à la résolution du conflit et la rencontre des parties n’est qu’une des modalités du processus de médiation et ils ne peuvent imposer à l’une des parties de rencontrer l’autre si celle-ci ne le veut pas. La technique des médiations indirectes est parfaitement adaptée en matière d’indemnisation de préju- dice matériel ou même corporel dans les cas où la victime ne désire pas, pour de multiples raisons, rencontrer l’auteur. La médiation n’est pas une thérapie et il arrive que la victime, en raison du traumatisme créé par l’événement, ne soit pas prête à rencontrer le mis en cause.

Les médiateurs sont amenés aussi à proposer la technique de la médiation indirecte dans les cas où ils jugent que l’atti- tude ou le caractère violent de l’une ou des deux parties risque de faire dégénérer la rencontre de médiation en pugilat.

«Qu’il prenne une concession au cimetière »

Dans une autre affaire, opposant un salarié à son employeur, les médiateurs après avoir entendu le mis en cause, lors de la rencontre préliminaire, déclarer :« Si j’ai cet individu en face de moi, je le fais passer à travers vos barreaux », ont préféré choisir la technique de la médiation indirecte. Le litige portait sur le non-versement d’heures de travail, mais la cause pro- fonde du conflit était ailleurs. Sans entrer dans le détail de l’affaire, on peut simplement indiquer que le conflit était né de la rupture par le patron du garage, du contrat d’apprentissage du fils du salarié qui venait occasionnellement effectuer quelques heures lors de surcroît de charge de travail.

Le garagiste et le père de l’apprenti étaient liés par des liens d’amitié et leur conflit s’est apparenté à un véritable « divorce » avec le même cortège de ressentiments, de violences verbales. Comme dans le cas d’une procédure de divorce, la médiation a duré près d’une année, sans aucune rencontre directe, tout se passant par des entretiens téléphoniques ou par des échanges de lettre lors de l’élaboration de l’accord de média- tion. Dans cette affaire, le rôle des médiateurs au départ, a été surtout de calmer les esprits par la technique de la reformula- tion. Lors des entretiens téléphoniques, lorsque l’une des par- ties déclarait « S’il maintient sa position, dites-lui qu’il prenne une concession au cimetière » le médiateur reformulait la réponse en indiquant « M. X n’est pas d’accord avec votre pro- position ». Si le rôle des médiateurs n’est pas de gommer les conflits, ils ne doivent pas en être les vecteurs car les parties utilisent parfois le processus de médiation pour régler les comptes entre eux. En rétablissant la communication entre les parties, les médiateurs se doivent aussi d’en gérer les consé- quences, ce qui n’est pas toujours une tâche aisée, y compris dans le cas de médiation indirecte.

Dans l’affaire qui nous intéresse, les médiateurs ont réussi au fil des semaines à maîtriser les ressentiments réciproques des deux parties et les faire évoluer vers la recherche d’un accord. Le contenu de l’accord peut apparaître très classique, mais il faut savoir qu’avant de parvenir à l’accord définitif, il y a eu plu- sieurs rédactions provisoires, chaque mot ayant fait l’objet d’une négociation serrée :

«[ …] Elles ont décidé de régler à l’amiable par la présente transaction, intervenue au terme de longues discussions et au prix de concessions réciproques, les difficultés résultant de ce différend.

En conséquence, il a été convenu ce qui suit :

1. Monsieur P. s’engage à verser à Monsieur H. 1 1 2 8 F représentant le solde de la somme due.

2. Les deux parties renoncent à se réclamer mutuellement les réfrigérateurs prêtés par Monsieur H. et les outils prêtés par Monsieur P.

3. Les deux parties renoncent à toute action judiciaire ou non, pouvant porter préjudice à l’une ou à l’autre des parties concernant cette affaire. »

La médiation indirecte « imposée »

Une lecture rapide, laisserait penser que la médiation indi- recte « imposée » serait une forme de médiation « imposée » aux parties. En fait, il faut comprendre que le choix de la tech- nique de la médiation indirecte est utilisée dans les cas où les parties ne peuvent se rencontrer pour de simples considéra- tions géographiques, car l’une d’entre elles réside trop loin. En second lieu, la technique de la médiation indirecte est imposée par les modes de fonctionnement de certains acteurs comme dans les litiges opposant le plus souvent des particu- liers à des personnes morales : les régies, les organismes de crédit, les administrations… Ces institutions fonctionnent le plus souvent selon le modèle des organisations bureaucratiques et ont des modes de communication rigides, basés sur l’écrit, ce qui exclut la possibilité de la rencontre.

La très grande majorité des professionnels adoptent le prin- cipe de la médiation indirecte, et préfèrent engager la négocia- tion par l’échange de courrier ou par entretien téléphonique. De nombreuses médiations ont lieu par téléphone en présence par- fois de l’usager, c’est le cas notamment dans des affaires de saisies ou d’expulsion, en cas de non-paiement des loyers, où l’entretien téléphonique peut faciliter la négociation entre l’huissier et le locataire, pour établir le plan de paiement des loyers en retard. En effet, le téléphone permet un échange direct entre les parties par l’intermédiaire du médiateur qui peut jouer le rôle de facilitateur en cas de blocage des négocia- tions. Comme en matière de médiation directe avec les ren- contres séparées, le médiateur peut utiliser les techniques de rappel téléphonique pour amener les parties à trouver une solu- tion.

Ce mode de fonctionnement est surtout le fait des grandes institutions, mais il arrive que certaines d’entre elles, notam- ment celles qui ont des agences, acceptent le principe de la médiation directe. C’est le cas d’un responsable d’agence d’une compagnie d’assurance qui a accepté le principe de la média- tion directe dans une affaire l’opposant à un auteur d’accident. Les deux parties ont accepté de se rencontrer pour essayer de trouver une solution au problème de l’indemnisation. Lors de la rencontre, l’usager était accompagné de son employeur, qui était présent non seulement pour soutenir son salarié, mais pour l’aider aussi à négocier et se porter éventuellement cau- tion de l’accord si cela était nécessaire.

L’analyse des accords permet de constater que l’édiction de règles de comportement ne concerne pas seulement les rap- ports entre personnes physiques, on les retrouve aussi dans les relations entre ces dernières et des professionnels. Dans une affaire opposant un garagiste à un de ses clients, à propos de la vente d’une automobile, le professionnel s’est engagé à reprendre les négociations avec son client :

«[…] Néanmoins, si aujourd’hui, Mme M. désire de nouveau acheter une Renault, nous disposons de quelques modèles qui peuvent l’intéresser et nous sommes tout à fait favorables à discuter avec elle le prix du véhicule de son choix » (D 302 79). Les accords prévoyant des « modalités d’indemnisation » ou « des plans de paiement » relèvent de médiations plus classiques, et leur mode de déroulement se rapproche beaucoup des tech- niques de négociation ou de conciliation. Les modalités d’indemnisation négociées au cours de médiations peuvent prendre des formes très diverses. L’exemple le plus classique est la prise en charge des réparations en cas de mauvais fonc- tionnement d’un bien d’équipement :

«Nous accusons bonne réception de vos différents courriers du mois de juin 1991. M. L. nous a effectivement adressé un courrier en date du 2 6 avril 1991, dans lequel il nous informait de son insatisfaction concernant trois appareils achetés dans nos magasins. M. D., notre inspecteur technique a été mandaté chez notre client commun dans le but de solutionner ces trois cas difficiles.

[ …] Nous avons proposé à M. L. de prendre en charge la main-d’œuvre c’est-à-dire 3 heures à 190,00 F, soit 570, 00 F» (L 104 73).

L’activité de médiation permet dans de nombreux cas de débloquer des situations, pour des problèmes divers allant du non-paiement de cotisations d’assurance à des rembourse- ments de sommes réglées par erreur par une mutuelle, en pas- sant par l’octroi de réparations en cas de mauvais fonctionne- ment de biens d’équipement, etc.

Dans ces situations de blocage des discussions, les profes- sionnels commencent à reconnaître le rôle de médiation des Boutiques de droit, car jusqu’ici ils avaient tendance à les confondre avec des organismes de défense. Tel est le cas de cette compagnie d’assurances qui leur écrit :

«Nous acceptons l’étalement de la dette à raison de 200 F par mois. Nous vous remercions de votre rôle de médiateur » (D 30186).

Cette reconnaissance n’est pas dénuée de tout intérêt, car la médiation leur permet d’éviter des frais de poursuites judi- ciaires. Dans ce type d’affaire, il existe un problème éthique pour les structures de médiation, car il existe un danger poten- tiel de dérive de voir ces instances se transformer en agence de recouvrement de créances. Il existait un problème similaire en matière de médiation pénale, avant la modification de la législation sur les chèques sans provision, car des Parquets avaient tendance à faire gérer ce type de contentieux par les instances de médiation.

LES BOUTIQUES DE DROIT ESPACE DE SOCIALISATION

Les Boutiques de droit en développant leur projet de média- tion sociale ne visent pas à répondre à des dysfonctionne- ments du système judiciaire, mais à proposer un autre modèle de régulation des litiges basé sur la décentralisation, la décon- fessionnalisation, la délégalisation 141 . Cette conception de la médiation repose sur l’hypothèse que la diversité et la com- plexité de la vie sociale encouragent le développement de modes décentralisés de règlement des litiges permettant ainsi aux citoyens de se réapproprier les modes de gestion des conflits 142 .

Malgré cette politique volontariste des Boutiques de droit, la médiation dans les quartiers n’est pas encore identifiée comme un mode naturel de résolution des conflits, et en cas de conflit le réflexe le plus courant est le recours à la police et à la justice ou bien l’évitement, c’est-à-dire le refus de l’affrontement jusqu’au jour où le différend initial dégénère en conflit violent. Malgré ces difficultés, il n’en demeure pas moins que le déve- loppement de la médiation traduit une évolution de nos sociétés vers un plus grand pluralisme des systèmes de régula- tion sociale.

Au fil des décennies, sous la pression des événements éco- nomiques, sociaux, politiques, les systèmes de régulation sociale évoluent, se transforment et nous sommes peut-être en train de vivre une période de profonde mutation de ces der- niers. Nous assistons à la remise en cause d’un système de régulation qui ne se limite pas simplement à la crise de l’institu- tion judiciaire, mais touche aussi les structures traditionnelles de règlement des conflits. Pour remédier à cette situation, l’accroissement du nombre de magistrats, de policiers, de tra- vailleurs sociaux n’est pas une mesure de nature à enrayer ce type de crise. Pour y parvenir, il convient de créer de nouveaux lieux de régulation, de nouvelles structures intermédiaires entre l’État et les citoyens. Il ne s’agit pas de mettre en place de nouveaux professionnels de la régulation sociale, mais des lieux de médiation que pourraient s’approprier des groupes sociaux, comme les associations familiales en matière de médiation familiale, comme les habitants dans le cas de la médiation de quartier.

La reconnaissance d’une diversité « responsable » comme nouvel enjeu démocratique

Si la multiplication des pratiques juridiques alternatives reflète l’affirmation des identités et le souci de la société civile de se réapproprier la gestion des problèmes locaux, elle pose la question de la définition des normes « communes ».

Pour l’État, il s’agit désormais de trouver la voie de la recon- naissance d’un pluralisme juridique « non discriminant », inté- grant à la fois le respect de droits égaux et respectueux de la diversité des situations et des aspirations.

Mais il s’agit aussi, dans ce contexte pluriel, de construire «un droit commun minimum », assez souple pour intégrer le changement et la diversité, tout en définissant un « cadre légal » fixant des normes applicables à tous.

JUSTICES ALTERNATIVES : LES RISQUES 143

Norbert Rouland 144

Fiche rédigée par Juristes Solidarités

Tout en manifestant sa sympathie avec les objectifs que disent poursuivre les justices alternatives, l’auteur s’interroge. Elles sont porteuses de l’espérance d’un droit plus humain, celui dont cherchent à se doter les sociétés post-industrielles. De même que le consensualisme politique peut engendrer une société duale, ces pratiques peuvent conduire à une justice à deux vitesses. Aux États-Unis, qui disposent en la matière d’une expérience plus longue qu’en France, des voix s’élèvent pour mettre en doute la justification la plus couramment admise de la justice informelle : son caractère démocratique. Le spécialiste de ces questions, R. L. Abel, l’accuse d’augmenter le contrôle étatique, en le dissimulant sous les masques de la non-coercition et de l’absence de formalisme. Et il est vrai qu’elle concerne surtout les groupes dominés, les classes moyennes et supérieures se réservant la haute justice étatique avec ses coûts, ses garanties.

Loin d’être bénigne, la justice informelle utiliserait des moyens plus souples de domination sur les faibles ; elle servirait non pas à restaurer des relations communautaires, mais au contraire à les détruire en raison de son inspiration individua- liste. Conçue pour court-circuiter la bureaucratie judiciaire de la justice formelle, elle ne ferait que substituer une nouvelle cor- poration de professionnels de la justice informelle, le concilia- teur, le médiateur bénévole.

Cependant, ajoute N. Rouland, s’il est vrai que les justices alternatives, comme le système vindicatoire ou le droit éta- tique, comportent des risques de dérapage, on ne peut pas les réduire à une technique douce de domination, à la dernière trouvaille des classes dirigeantes. L’ordre négocié, en effet, est un instrument qu’on peut utiliser de différentes manières, et on ne voit pas pourquoi le système capitaliste ne serait pas tenté de s’en servir occasionnellement, ce qu’ont également fait les

La Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’Homme (FPH) est une fondation de droit suisse, créée en 1982 et présidée par Françoise Astier. Son action et sa réflexion sont centrées sur les liens entre l’accumulation des savoirs et le progrès de l’humanité dans les domaines suivants : environnement et avenir de la planète ; rencontre des cultures ; sciences, techniques et société ; rapports entre État et Société ; agricultures paysannes ; lutte contre l’exclusion sociale ; construction de la paix. Avec des partenaires d’ori- gines très diverses (associations, administrations, entreprises, chercheurs, journalistes…), la FPH anime un débat sur les conditions de production et de mobilisation des connaissances au service de ceux qui y ont le moins accès. Elle suscite des rencontres et des programmes de travail en commun, un sys- tème normalisé d’échange d’informations, soutient des travaux de capitalisation d’expérience et publie ou copublie des ouvrages ou des dossiers.

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