Apories et résolutions - À propos d’un manuscrit de Herder
Apories et résolutions
À propos d’un manuscrit de Herder
Wolfgang Pross
Dans Le Genre humain 2006/1-2 (N° 45-46), pages 235 à 293
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Il n’est peut-être point de situation plus cruelle pour le vrai Philosophe, que de tenir une partie de la vérité, sans pouvoir atteindre à l’autre.
Charles Batteux
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I – « Grand Zéro » ou « l’Un le plus réel » ? Les apories de l’origine absolue
Pour aborder le problème de l’origine dans l’œuvre herdérienne, il est indispensable de partir de la situation scientifique des années 1750-1770, qui se caractérise par deux apories fondamentales : l’aporie du savoir métaphysique face à l’évidence des sens, et l’aporie de la genèse du monde humain Erreur de référence : Clôture </ref>
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.. La deuxième aporie résulte, avant tout, du naturalisme qui prend l’ascendant sur les explications d’inspiration mythologique (y compris la Bible) de la genèse de la culture, ce qui entame le bouleversement de l’ordre chronologique, aussi bien sur le plan de l’histoire humaine, que sur celui de l’histoire de la terre. Entre les hypothèses de Isaac de La Peyrère sur les pré-adamites (1655) et les spéculations chronologiques sur l’âge de la terre de Buffon, dès la Théorie de la terre (1749) jusqu’aux Époques de la nature (1775), le chronocentrisme de l’histoire sacrée subit une mise en question, certes lente, mais pareille à celle du géocentrisme, ébranlé par la supposition d’un espace sans limites qui s’impose comme corollaire des œuvres de Copernic, Bruno et Galilée, mais qui s’achève entre l’Histoire naturelle générale et la théorie du ciel de Kant (Allgemeine Naturgeschichte und Theorie des Himmels, 1755) et l’œuvre de Laplace et Cuvier
[1]. Le premier thème y forme un arrière-plan dont il est impossible de se détacher : la « révolution » opérée par le problème de l’évidence et dont Diderot parle dans De l’interprétation de la nature (1754)
[2], a changé la hiérarchie des champs de recherche, en établissant la primauté des sciences pratiques (science naturelle expérimentale, éthique et esthétique) sur les sciences théoriques (mathématique, géométrie et métaphysique) ; les problèmes de l’« origine » et de la découverte de « premiers principes » reculent devant l’enquête sur le fonctionnement des corps physiques et des usages et conventions dans le champ socio-historique. Quant au deuxième thème, commençons d’abord par rappeler qu’il y a une foule de titres qui parlent d’« origine », et non pas seulement les plus célèbres, comme ceux de Condillac (Essai sur l’origine des connoissances humaines, 1746) et de Rousseau (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité et Essai sur l’origine des langues ; tous deux de 1755, le dernier publié en 1781), mais aussi d’œuvres qui sont peu étudiées, comme De l’origine des loix, des arts et des sciences d’Antoine Yves Goguet (1758) ou l’Histoire des causes premières, ouvrage presque inconnu de Charles Batteux (1769), publié un an après l’édition de quelques textes pseudo-pythagoriciens de la part du même auteur
[3]. Mais le fait qu’on parle ici toujours d’« origine » dans ces titres n’exprime que l’aspiration d’une « anthropodicée » qui s’est détachée des origines absolues et intangibles pour l’expérience ; c’est à l’intérieur de ce qui est à la portée du savoir concret qu’il faut commencer la recherche, comme l’atteste le titre du Traité de la formation méchanique des langues (1765) de Charles de Brosses. Charles Batteux, dans l’Avant-propos de son Histoire des causes premières, offre une prise de position laconique sur ce fait :
Si nous n’entendons point la pensée de Platon après des efforts suffisans, laissons Platon, & étudions la chose en elle-même. Cela est d’autant plus juste, que quand même nous entendrions la pensée de Platon, nous serions encore obligés de la vérifier par l’étude même de la chose [4].
C’est dans ce contexte que figure le premier document d’une réflexion du problème de l’origine chez Herder : son Essai de l’histoire de la poésie lyrique des années 1760, inachevé, est, quant au problème de l’origine, le précurseur du Traité sur l’origine de la langue (respectivement du langage). Il s’agit d’une présentation du problème de l’origine de la poésie lyrique, voire du langage poétique, à double face : d’un côté, Herder s’obstine à considérer comme indispensable la catégorie de l’origine (voire de la genèse) pour expliquer une chose parfaitement. De l’autre, il y a un évhémérisme profond qui pense trouver l’accès à l’état pur et originel du phénomène tant recherché. Voici le début de cet Essai :
Parmi les champs les plus agréables, où la curiosité humaine s’égare avec tant de plaisir, il y en a un qui est celui-ci : vouloir connaître l’origine de ce qui existe. Aussitôt que nous sommes en état de nous réjouir du songe doux d’une connaissance vraisemblable en quelque matière, alors notre désir de savoir, toujours insatisfait, s’élève encore plus haut ; il poursuit son chemin jusqu’aux temps les plus obscurs, pour y retrouver le principe des choses, aussi bien par des connaissances historiques, que par des conjectures plausibles. Nous sommes particulièrement avides d’apprendre l’origine des œuvres et des inventions humaines : d’un côté parce que les autres choses sont en effet au-dessus de nous, de sorte que – si nous osons en faire des conjectures – nous nous imaginons toujours qu’il y a un homme à l’œuvre, même si nous le douons d’une force supérieure à la nôtre ; de l’autre côté parce qu’il est beaucoup plus intéressant de nous renseigner sur les résultats de nos propres forces, sur l’histoire de notre esprit spécifiquement humain et de nos efforts particuliers. Puisque nous lisons tout avec participation, l’histoire des hommes est pour nous qui sommes des humains, la chose la plus appropriée, la plus importante et la plus agréable. C’est pourquoi nous aimons tant la lecture des hypothèses poétiques ou philosophiques sur l’origine des choses qui nous sont connues. […] Toutefois, ce n’est pas qu’un divertissement, mais aussi une nécessité de poursuivre l’origine des objets qu’on veut vaguement comprendre dans toutes leurs dimensions. Si c’est elle qui nous échappe, il nous échappe évidemment une partie de l’histoire, et ô combien l’histoire ne sert-elle à l’explication du tout [5] ?
Le contexte de cet écrit de jeunesse est la préoccupation de l’« origine » sous deux points de vue nommés par Herder. Il y a la voie de l’histoire qui essaie de suppléer aux défauts de la transmission des faits par la méthode conjecturale ; Antoine Yves Goguet (1758) et l’historiographie écossaise sont à cet égard les maîtres de Herder. Et il y a les « hypothèses » aussi bien poétiques que philosophiques, dont Herder parle, avec des analogies intéressantes entre son Essai de l’histoire de la poésie lyrique et le traité de Charles Batteux sur les Causes premières de 1769, qui, à ma connaissance, ne semble pas du tout avoir fait partie du débat allemand. Batteux évidemment ne peut pas être une des sources de Herder, si l’on date la genèse de l’Essai soit de 1764, comme Bernhard Suphan, ou de 1766/1767, comme je l’ai supposé autrefois avec Rudolf Haym [6]. Pourtant, si l’on examine les deux écrits, on découvre une attitude similaire à l’égard des origines ; l’Histoire des causes premières de Batteux part de l’aporie de l’accès aux causes premières qui se cachent pour nous derrière un épais nuage :
Connoître la nature des Causes, est de tous les objets de curiosité, le premier qui se présente à l’homme, lorsqu’il commence à réfléchir. Son propre intérêt le conduit à rechercher ce qu’il est lui-même, quelle est son origine, & quelle sera sa fin. Or ces trois questions supposent celle qui a pour objet la première Cause. […] On lit avec intérêt les récits des longues guerres ; on étudie avec plaisir les efforts de deux rois, ou peuples rivaux, qui sont aux mains & qui balancent le sort des empires. Ici c’est l’inquiétude humaine qui est aux prises avec la Divinité ; & c’est du sort de chacun de nous en particulier qu’il s’agit. Dieu se montre au travers d’un nuage, qui ne laisse voir qu’une partie de ses attributs & de ses loix. L’homme inquiet & impatient, veut percer ce nuage, & emporter par son raisonnement la vérité tout entière […] [7].
Et dans l’Essai de Herder, on trouve aussi cette même image d’un nuage qui s’entremet entre l’origine et le phénomène :
Dans la majorité des cas, l’origine des œuvres humaines est pour nous enveloppée dans la nuit ! et nous ne sommes jamais plus dans le noir que quand nous tentons de cerner la question : Comment et de quelle façon une chose existe-t-elle ? Il est facile de désigner les raisons qui tissent ce nuage épais pour dissimuler les origines des inventions, et peut-être, si nous connaissions la raison, on peut prévenir cette question, et on serait en état de chasser en quelque sorte ce nuage [8].
Mais il y a une certaine différence entre les deux auteurs dans leur attitude envers la situation aporétique : pour Batteux, qui veut donner un récit des vues des philosophes sur les causes premières, les documents de la haute Antiquité – comme les textes attribués à Linus ou même à Orphée – se prêtent à trop d’interprétations pour établir une logique du développement de la pensée originelle, comme une partie de l’Histoire de l’esprit humain. Elle est fautive, en elle-même, par le revêtement d’idées métaphysiques colorées d’une imagination poétique [9]. Pour Herder, cette confusion de spéculation et de poésie indique en revanche l’empreinte des origines mêmes dans ces productions poétiques qui doivent être attribuées à une multiplicité de causes ; l’origine de la poésie est redevable au hasard, comme pour Lucrèce l’origine du monde à la collision des atomes, sans retirer au phénomène qui en résulte, son caractère de nécessité. Tandis que Batteux, pour sa part, souligne la rupture entre l’« origine » et le tournant socratique qui aurait ramené la philosophie des cieux sur la terre et instauré l’empire de la « recta ratio » [10], Herder admet dans cet Essai bien sûr l’existence d’une telle rupture, sans pour autant écarter l’origine d’une vue complète de cette histoire, qui est un des noyaux de sa philosophie de l’histoire, y compris l’histoire de la nature qui en formera, dans les Idées, le point de départ [26] [26]Pour la conception de la philosophie de l’histoire herdérienne… .
Dans l’œuvre de Herder, l’Essai inachevé marque le moment où, pour la première fois, les métaphores de l’organique végétal s’imposent avec une telle force, comme esquisse d’une « méthode génétique » indissolublement liée au nom de notre auteur [11]. Herder poursuit son argument au début de l’Essai de la façon suivante :
En outre, il s’agit [quand nous parlons d’origine] de la partie la plus importante de l’histoire, dont tout ce qui vient ensuite est dérivé ; car comme l’arbre doit être ramené à la racine, ainsi le progrès et l’apogée d’un art doivent être ramenés à son origine. C’est elle qui embrasse toute la substance de son produit, pareille à la graine qui enveloppe la plante entière avec toutes ses parties ; et il m’est impossible d’obtenir, à partir d’un état postérieur, assez d’aperceptions afin que mon explication soit génétique. Puisque mon objet change constamment, j’ignore où je dois en trouver l’unité ; toutes les fois que je place l’animal sous l’objectif d’une lentille agrandissante, il se présente sous une autre forme. Si je me tiens à un seul état, alors mes perceptions seront sans contredit trop particulières, et trop peu concluantes ; si je prends les états les uns après les autres, et sans disposer du premier, alors il me manque le nœud, d’où je pourrais partir pour en développer les états suivants [12].
En insistant sur le caractère décisif de l’origine pour la formation du phénomène qui est l’objet de son enquête, Herder accentue pourtant le paradoxe de l’inaccessibilité du premier principe d’un côté et de sa nécessité de l’autre. C’est pour sortir de cette aporie que Herder invoque les textes des naturalistes de son temps, comme l’épigénétiste Caspar Friedrich Wolff ou encore Charles Bonnet, qui a proclamé le « grand principe » de la continuité dans les règnes de la nature :
[…] nous nommons improprement génération le commencement d’un développement qui nous rend visible ce que nous ne pouvions auparavant apercevoir [13].
Ainsi, pour se sortir de cette aporie, Herder désigne une version du problème de l’origine qui connaît trois étapes : la première, celle de l’origine absolue, qui serait inaccessible en raison des forces impénétrables de la « génération » proprement dite ; la deuxième, qui est le commencement invisible d’un développement, soumis pourtant au hasard tout en laissant transparaître, par voie d’élimination du contingent, les contours d’un phénomène encore instable ; la troisième étape enfin, dans laquelle l’acte d’accouchement rend le phénomène visible et lui confère une forme stable :
Aucune invention n’a été faite d’un seul coup ; à son début, elle n’était pas ce qu’elle est devenue ; elle était insignifiante, et c’est là que se trouve la deuxième cause de l’obscurité qui s’étend même sur les temps qui la suivent immédiatement […] car chaque chose ne devient, pour ainsi dire, visible et reçoit une forme, qu’au moment où, longtemps après son origine inaperçue, longtemps après des rectifications insignifiantes et irrégulières – elle manifeste qu’elle subsistera […] ; à ce moment, pourtant, son origine réelle est déjà lointaine, et, depuis longtemps, oubliée. Quand elle voit la lumière, la créature est déjà née : elle a déjà été formée dans toutes ses parties, pourtant elle a été engendrée depuis longtemps, et elle a reçu sa formation dans l’obscurité. – Lors de la création, avant que le premier rayon de lumière se soit manifesté, le sperme de la genèse avait déjà fécondé le sein du sombre chaos ; le Tout fermentait déjà dans les abîmes jusqu’au moment où il surgit, pour ainsi dire, par une naissance. – Pour chaque invention il y a, pour ainsi dire, une génération et une naissance ; c’est tout au plus la dernière qui nous fournit des informations, même pour des inventions sublimes ; le chercheur veut pourtant analyser la première et en tirer profit [14].
Les références au processus de la génération des plantes et des animaux et, en outre, de la création tout entière, impliquent dans ce texte le concept d’un développement organique qui est à la fois sans plan, mais prévu, redevable au hasard, mais coordonné, alogos et anous (sans raison intérieure) [15], mais qui part de l’ordre du kosmos (plan de l’univers). On pourrait schématiser la version du problème de l’origine de cet Essai de jeunesse sous la forme suivante : Concepts de l’origine I. Origine genèse II. Commencement, formation d’un type III. Naissance, métamorphose Caractères Phénomène – invisible – invisible – visible Statut logique – absolue, point de départ indispensable – hypothétique – analysée par l’expérience Accessibilité – inaccessible, mais indispensable pour une analyse « génétique » et complète – accessible exclusivement par les conjectures d’une « analyse a posteriori » – accessible comme diversification du phénomène hypothétiquement unitaire Aporie – paradoxe de l’unité de l’origine éternelle et pluralité de ses productions soumises au temps – paradoxe du hasard qui doit produire les traits essentiels (les « stoicheia ») du phénomène dans une unité virtuelle – paradoxe de la « métamorphose » historique, qui peut défigurer l’unité de type du phénomène originel
Peu de temps après cet Essai resté inachevé, nous trouvons pourtant chez Herder une approche du problème de l’origine sous la forme d’une tautologie, qui devient la seule énonciation possible sur la « réalité » : quidquid est, illud est – « ce qui est, existe vraiment », ou dans la version que Herder donne à cette ancienne proposition de l’identité, « je deviens ce que je suis ». Cette formule, nous la rencontrons les deux fois où il s’agit d’un tournant dans l’œuvre de Herder : la première fois, en avril et en décembre 1769, dans les lettres adressées à Moses Mendelssohn, c’est-à-dire entre l’Essai de l’histoire de la poésie lyrique et le Traité sur l’origine du langage
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.. Elle établit pour Herder la relation entre un fait singulier, réel et sensible, et son origine, inaccessible en elle-même bien sûr, et considérée comme la « synecdoque » d’une « cause première » ; ce caractère de synecdoque comporte par ailleurs le sens de l’application prolifique des métaphores de l’organique et du végétal si chères à Herder. Énoncer le réel sous la forme d’une tautologie implique une modification de la tradition, qui apparaît manifestement si l’on compare l’interprétation de Charles Batteux avec celle de Herder. Dans son Histoire des causes premières, Batteux constate que le fondement de toute pensée originelle se situe dans la combinaison de cette proposition avec une autre :
Il n’y a point eu de Philosophe dans toute l’antiquité, qui n’ait vu distinctement ce principe essentiel : Quelque chose est : donc quelque chose a toujours été. Il est évidemment renfermé dans cet axiome si célèbre : Il ne se fait rien de rien, que les Philosophes anciens ont pris dans tous les sens qu’il a, & qu’il peut avoir [16].
Pour Herder, au contraire, il existe une opposition assez forte entre la seule proposition possible sur ce qui est, et l’autre sur la naissance du réel comme émanation d’une réalité immatérielle et transcendante. Dans ses lettres de 1769 à Moses Mendelssohn, l’auteur du Phédon ou sur l’immortalité de l’âme, Herder s’oppose fermement à la spéculation platonico-chrétienne sur la conduite morale de l’homme sur la terre et sur son importance pour sa vie dans l’au-delà, en affichant son scepticisme profond sur l’éventualité même de penser une telle vie. Indissolublement liée au corps humain, notre condition humaine n’admet point d’hypothèses sur un état futur dans lequel l’esprit ou l’âme serait affranchie de l’esclavage du corps :
Je le répète, je ne préconise point l’anéantissement de notre existence ; je ne parle que de notre état futur, que puis-je donc en savoir à ce jour ? Que je continuerai à exister dans les limites de la création ; et que – si ma spéculation n’est pas trop osée, et si je dois m’en tenir à ma disposition présente pour deviner mon futur – je serai de nouveau un être mixte tel que je le suis. Le germe d’une plante ne forme qu’une plante, et non pas une bête ; tout reste dans la nature tel qu’il est ; ma substance humaine redeviendra un phénomène humain, ou – si nous voulons parler de façon platonisante – mon âme se refera un corps. Je me résigne bien volontiers au fait que nous ne pouvons rien en savoir ; mais si je dois en savoir quelque chose et si ce savoir doit se fonder sur ma condition présente alors, hélas, ou bien il me faut supprimer, avec une partialité excusable, certaines dispositions de ma substance et ne me servir que de celles qui entrent dans mon calcul, après en avoir écarté la moitié artificiellement ; ou il faut, une fois de plus, que l’axiome reste en vigueur dans cette matière : quidquid est, illud est – je deviens ce que je suis [17].
L’homme ne participe point à un au-delà ; son existence reste circonscrite à l’univers réel et physique dont il fait à jamais partie, en vertu d’une palingénésie continuelle :
Jouissance circonscrite et limitée par les bornes de son être, emploi de toutes ses forces et dispositions : voilà notre destin et notre bonheur ! c’est par là que nous sommes tous égaux ! […] ce qui est au-dessus de cela, c’est du mal ; peut-être il répugne à Dieu et au monde, à notre être et à l’analogie de toutes les réalités […]. Qu’y a-t-il de plus vraisemblable que chaque créature de l’univers – qu’elle soit pierre, plante et lion, insecte et homme – reste la même selon la disposition éternelle de la création ; et quel avantage l’homme aurait-il sur le reste de l’univers ? Aucun ! La palingénésie est son lot [18].
Si tout ce qui devient n’est rien qu’une modification de ce qui existe déjà, alors la catégorie de l’origine en soi, qui explique quelque chose comme un développement nouveau, en lui assignant une cause hors du connu, perd toute sa valeur. Dans la deuxième lettre à Mendelssohn, Herder s’explique encore plus nettement, en se fondant aussi sur le principe que l’homme est – pour le dire avec le Leibniz des Nouveaux Essais – « inné à soi même » :
En premier lieu, il me paraît évident que toute notre activité visant à nous former, à apprendre et à nous perfectionner n’est jamais autre chose qu’une évolution des forces qui se trouvent en nous, que nous avons apportées dans le monde intégralement, qui font l’essence de notre âme. Pas plus que nous sommes capables de donner un nouveau sens, pas plus sommes-nous en état d’ajouter des forces, des réalités ou des perfections qui seraient matériellement nouvelles. Ce que nous gagnons, ce n’est rien qu’une modification dans le procédé formel de nos représentations : la notion confuse devient claire, la notion claire distincte, la notion imparfaite des sens parfaite, l’apprentissage cède à la perfection ; pourtant, où est la différence entre l’apprentissage et la maîtrise ? Ce ne sont que des modifications de ce qui existait déjà à part entière, et non des attributs nouveaux ; ce sont des changements dans l’habitus de l’âme, mais non dans son essence. L’âme est, s’il m’est permis de parler de façon imagée, toujours restée la même en ce qui concerne la masse des forces qui lui sont inhérentes ; ce n’est que son activité – pour ainsi dire : la constellation de telles forces, de tels éléments – qui a changé. La figure, la forme est devenue autre ; la masse spécifique est inchangée. Je crois qu’on ne peut pas douter de ces propositions ; maintenant, il sera facile d’en tirer la conséquence [19].
Quelle est cette conséquence ? Ayant lieu à la veille du travail de Herder sur le Traité de l’origine du langage de 1770, l’échange avec Mendelssohn offre la version explicite du phénomène réel comme participant d’un premier principe immanent, même si le principe lui-même se dérobe à la prise théorique comme « cause » empiriquement manifeste du phénomène étudié. Ce que Herder appelle « origine » dans son Traité, c’est plutôt ce qui est compris dans la deuxième colonne verticale du schéma proposé plus haut ; elle est la « formation » d’un phénomène – dans ce cas : du langage –, dont il cherche à élucider le type originel dans la Première partie de son Traité. Dans la construction ingénieuse de l’arrêt du flux des sensations dans la « Besonnenheit » – cette tranquillité qui permet de modérer les impressions des sens menaçant de bouleverser l’âme et qui est la condition pour reconstituer la masse de ses forces dans une constellation nouvelle –, le phénomène du langage se révèle comme un « changement dans l’habitus de l’âme, mais non pas dans son essence », comme Herder l’avait indiqué dans la lettre à Mendelssohn citée plus haut [20]. L’origine du langage est donc dissimulée à l’intérieur de l’homme, dans son « Merkwort », le signe commémoratif qui est la première parole, même si elle n’a jamais été prononcée [21]. Sinon, on s’expose à l’aporie bien connue de l’interdépendance entre raison et langage qui s’installe dans l’hypothèse d’une origine divine, partagée par Rousseau et Süßmilch, dans leurs versions, par ailleurs fort divergentes, du problème du langage. Le Traité de l’origine du langage, dans la partie centrale du débat de Herder avec Süßmilch, prend ainsi la forme de la « résolution » d’une « aporie », et on veillera à retenir ces termes :
J’ai appelé le genre de syllogisme appliqué par Süßmilch une toupie perpétuelle : car je peux la tourner contre lui aussi bien que lui peut la retourner contre moi : et elle ne cessera jamais de tourner. Sans langage, l’homme n’a pas de raison, et sans raison il n’y a pas de langage. Sans langage ni raison, il n’est point susceptible de recevoir d’enseignement divin : et sans enseignement divin, il n’a ni langage ni raison – où cela nous mène-t-il ? Comment est-il possible que l’homme apprenne à parler par enseignement divin, s’il n’est pas doté de raison ? Et il n’a pas la moindre parcelle de raison sans le langage. Doit-il donc être en possession du langage, avant qu’il ne l’ait et ne puisse l’avoir ? ou doit-il être capable de devenir raisonnable sans y appliquer un minimum de la raison propre à son espèce ? Pour être sensible à la première syllabe de l’enseignement divin, il lui fallut pourtant, comme le concède M. Süssmilch lui-même, être un homme, c’est-à-dire, il devait être capable d’idées claires ; et c’est avec la première idée claire que le langage se trouvait dans son âme ; le langage était donc inventé par des moyens propres et non pas par un enseignement divin [22].
Pour comprendre cette métamorphose du problème de l’origine, de l’Essai sur l’histoire de la poésie lyrique au Traité de Herder, il faut d’abord se souvenir de l’inflexion que Condillac avait donnée à l’Histoire de l’esprit humain de John Locke [23]; par ailleurs, il vaut la peine de jeter encore un coup d’œil sur Charles de Brosses – autre source négligée de Herder – dont le Traité de la formation mécanique des langues (1765) offre une raison supplémentaire expliquant le glissement de la question de l’origine sur un terrain tout à fait différent [24]. Chez de Brosses, cette origine est située sur le plan de la capacité physique de l’homme à articuler des sons et à les investir d’un sens qui devient usage commun, par la sanction collective de la société. On arrive donc à l’origine du langage grâce à une combinaison de la logique et de l’étymologie :
Si l’on venoit à décomposer les premieres idées contenues dans les expressions mises en usage pour établir un sentiment, on seroit souvent surpris de trouver si peu de rapport entre ces premieres idées, & celles qu’on reçoit comme en étant une suite. On seroit du moins étonné de la singularité du passage des unes aux autres, & de la marche bizarre de l’esprit humain. L’étymologie tient, de plus près qu’on ne croit, à la logique : c’est à les rapprocher tout-à-fait que ce Traité est destiné. […] le systême de la première fabrique du langage humain & de l’imposition des noms aux choses n’est donc pas arbitraire & conventionel, comme on a coutume de se le figurer ; mais un vrai systême de nécessité déterminée par deux causes. L’une est la construction des organes vocaux qui ne peuvent rendre que certains sons analogues à leur structure : l’autre est la nature & la propriété des choses réelles qu’on veut nommer. Elle oblige d’employer à leur nom des sons qui les dépeignent, en établissant entre la chose & le mot un rapport par lequel le mot puisse exciter une idée de la chose [25].
Cette conception du rapport nécessaire entre les mots et les choses chez de Brosses trouve un écho dans le choix de la devise du Traité de Herder : « vocabula sunt notae rerum » – les mots sont les signes des choses [26]. Par conséquent, l’origine proprement dite du langage, pour de Brosses, ne peut pas être recherchée hors du monde des réalités et de son assimilation par l’homme ; ce sont ses facultés naturelles qui façonnent le langage selon sa disposition naturelle :
Pour réussir à cette espece d’analyse, il a fallu remonter jusqu’aux racines qui ont produit les mots usités dans le langage humain ; en découvrir le premier germe, & suivre ses développemens de branches en branches ; observer comment & pourquoi ils ont été produits tels qu’ils frappent notre oreille ; en un mot, arriver au dernier degré de l’analyse, aux principes les plus simples & vraiment primitifs, puisqu’il est très-vrai qu’ici, comme dans tous les effets naturels, les grands développemens, qui nous affectent d’une maniere si sensible, ne sont que la suite nécessaire, & l’extension des premiers germes imperceptibles [27].
Cette focalisation sur l’aspect de la physiologie de l’émission sonore chez de Brosses vient renforcer les arguments psychologiques de Herder, en dévalorisant totalement l’origine absolue. Pour Herder, c’est l’homme dans son existence physique, en tant que corps sonore, avec ses organes vocaux qui reçoivent tout ce qu’il entend, ainsi que son désir d’y répondre, qui forment la base du langage de l’animal humain : « Schon als Tier hat der Mensch Sprache » – si l’on ne regarde l’homme que dans son animalité, il faut déjà lui attribuer un langage [28].
Mais où se trouve alors la limite qui sépare l’homme des animaux et qui contient l’« origine » du langage humain ? Le centre du débat autour de la relation de l’instinct des animaux, comparé à la raison de l’homme, est résumé dans l’établissement de ce qui est vraiment la base de l’anthropologie herdérienne :
Puisque l’homme n’a pas été jeté en aveugle sur un point seul, et ne reste non plus aveuglément couché là-bas, il se tient librement debout, il est en état de se chercher une sphère pour y voir son reflet, il peut se mirer dans la glace qui est lui-même. N’étant plus une machine infaillible entre les mains de la nature, il devient sa propre fin et le but de son travail. Qu’on appelle toute cette disposition de ses forces comme l’on veut, entendement, raison, attention, etc., cela m’est indifférent tant qu’on ne désigne pas par ces termes des forces isolées ou rien d’autre que des gradations supérieures des âmes des bêtes, peu m’importe. Il s’agit de la disposition entière de toutes les forces humaines ; de l’économie entière de sa nature sensible et cognitive, cognitive et volitive ; ou plutôt : C’est l’unique force positive de la pensée, qui – liée à l’organisation déterminée de son corps – s’appelle chez l’homme « raison » de la même façon qu’elle devient chez les animaux, artifice : la force qui s’appelle en lui « liberté », et qui devient, chez les animaux instinct. La distinction ne réside pas dans une gradation ou une addition de forces, mais se produit dans une orientation et un développement entièrement différents de toutes les forces. […] Le fait que nous ayons ramené quelques-unes des activités [de notre âme et de celle des bêtes, Wolfgang Proß] à des catégories, comme par exemple l’esprit, le génie, la fantaisie, la raison, ne signifie pas qu’un seul acte de l’âme puisse jamais avoir lieu là où l’esprit ou la raison agissent séparément ; cela n’arrive que parce que nous découvrons dans cette action un maximum de cette abstraction que nous appelons esprit ou raison, par exemple dans la comparaison ou dans l’analyse de nos idées ; en revanche, c’est l’âme entière et indivise dont l’effet se fait ressentir partout. Si l’homme avait jamais été capable de commettre un seul acte où il pensait comme une bête, il ne serait simplement plus un homme, il serait à jamais incapable d’une action humaine. S’il avait été abandonné par la raison même pour un seul instant, je ne pourrais pas concevoir comment il serait jamais au cours de sa vie en état de faire usage de sa raison en pensant ; à moins que toute son âme, toute l’économie de sa nature n’ait été bouleversée [29].
L’explication de cette « disposition entière de toutes les forces humaines » établit l’essence et la spécificité du genre humain pour Herder. Elle est située dans « l’unique force positive de la pensée », et je souligne le mot « unique » de la traduction
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., face à la conclusion de Herder :
L’origine divine n’explique rien et ne permet d’expliquer rien en partant d’elle ; elle est, comme dit Bacon à propos d’autre chose, une vestale sacrée – vouée à Dieu, mais stérile, dévote, mais bonne à rien [30].
La lettre de Herder à Jacobi dont nous parlions au début de cet article semble reprendre et conclure ce débat en 1784, en accentuant plus encore la stérilité et le vide du concept d’un premier principe en dehors de ce qui s’offre dans les limites du monde des êtres réels, la notion de Dieu comprise. Il y est ouvertement question de l’asymétrie des deux propositions que Charles Batteux avait considérées comme intimement liées : la notion de l’être réel présuppose celle de l’existence d’une autre réalité qui transcende la première [31]. Pour Herder, cette notion ne serait qu’un chiffre sans valeur, un « grand Zéro » auquel il faut opposer une grandeur réelle, cet « Un » ou cette unité active qui échappe à la stérilité de l’origine absolue :
Le prôton pseudos [« mensonge originel »], cher Jacobi, dans votre système et dans celui de tous les antispinozistes, est de considérer Dieu, le grand Ens entium [« Être des êtres »], cette cause éternellement agissante dans tous les phénomènes, comme un 0 [« grand Zéro »], de le traiter comme si c’était un terme abstrait que nous aurions formé pour nous-mêmes ; pour Spinoza, au contraire, il n’est pas du tout tel, mais le Un le plus réel, le plus actif, et c’est lui seul qui parle à ce phénomène qui est mon moi : Je suis qui je suis, et je serai ce que je serai dans toutes les modifications de mon paraître (ce terme ne se réfère pas à lui-même, mais aux phénomènes entre eux). La philosophie de la vraie entité, donc, ne commence pas par la négation de la proposition ex nihilo nihil fit [« rien n’est engendré de rien »], mais par cette phrase éternelle : quidquid est, illud est [« ce qui est, existe vraiment »]. C’est précisément cette conception de l’Être qui a été développée d’une manière si féconde par Spinoza, et il l’a élevée, comme il me paraît, à juste titre aussi bien au-dessus de toutes les formes coutumières de représentation et de pensée qui concernent les phénomènes dans leur isolement, qu’au-dessus des hypothèses qui concernent la modification des êtres qui leur est imposée par les limites de l’espace. Ce que vous, braves gens, voulez dire avec cette existence hors du monde, je ne le comprends point ; si Dieu n’existe pas dans le monde, partout dans le monde, et cela veut dire, en tout lieu incommensurable, entier et indivis – car le monde entier n’est pour nous qui sommes des phénomènes, qu’un phénomène de sa grandeur –, alors il n’existe nulle part. En dehors du monde, il n’y a pas d’espace ; l’espace n’apparaît qu’au moment où le monde se présente à nous, et il n’est que l’abstraction d’un phénomène. Une personnalité limitée ne convient pas non plus à l’Être infini, car la personne n’apparaît en nous que par une restriction, comme une espèce de modus [de notre existence] ou comme l’illusion d’un être qui n’est qu’un agrégat mais qui croit agir comme une unité. En Dieu, cette illusion est nulle ; lui, il est le Un suprême, vivant et plus actif au plus haut degré – et il ne l’est pas à l’intérieur de toutes les choses, comme si celles-ci pouvaient être quelque chose hors de lui ; mais il l’est à travers toutes les choses, qui ne sont que des phénomènes sensibles pour des êtres qui les aperçoivent de manière sensible. Comme toutes les métaphores, l’image d’une « âme du monde » est défectueuse, car pour Dieu le monde n’est pas un corps [matériel], mais il est entièrement âme. Si notre âme disposait de la clarté dont dispose Dieu dans l’aperception d’elle-même et de son corps, alors elle en serait à un point où le corps ne serait plus corps grossier, mais elle serait elle-même, agissant par telles et telles forces qui lui conviennent par telles espèces, et non pas par d’autres. Mais cela signifierait qu’elle serait Dieu, voire un hen kai pan, ce qu’elle ne pourra jamais devenir, nonobstant la hauteur à laquelle elle s’élève [32].
Mais d’où viennent cette terminologie et cette façon de parler ? Le « grand Zéro » n’est, bien sûr, qu’une autre version de la formule du Traité sur l’origine du langage quant à la stérilité des origines divines et absolues. Le terme de « Un » que Herder lui oppose, pourtant, ne semble pas avoir de précédent direct, même s’il a été amorcé par la formule de « l’unique force positive de la pensée » du Traité, qui est chez l’homme raison et liberté, comme elle est artifice et instinct chez l’animal. C’est là que le manuscrit grec dont je parlais entre en jeu : il contient le début de l’écrit Des premiers principes de Damascius et une petite partie des doctrines des Chaldéens à ce propos, rassemblées par le philosophe grec. C’est surtout le contenu de cette introduction aux Apories et résolutions qui vient à notre aide pour éclaircir le concept de l’« Un », opposé par Herder au « grand Zéro » de Jacobi. Dans une analyse de la pensée de l’origine de Damascius de 1996, Joseph Combès résume l’aporie comme suit :
Il s’agit ici de la fameuse aporie sur laquelle s’ouvre le Traité des premiers principes : ou bien le principe est hors du tout, et le tout n’est plus le tout, puisque le principe lui fait défaut ; ou bien le principe est dans le tout, et il n’est plus le principe, puisqu’il n’est plus une partie du tout. La logique du tout exclut la notion du principe absolu, et toutes les énonciations que l’on serait tenté d’en faire [33].
II – La rencontre avec Damascius : l’extrait du Des premiers principes (Peri archôn) dans le manuscrit de Herder[modifier]
Qu’est-ce qui pouvait pousser Herder à s’intéresser à un problème aussi épineux de métaphysique, comme le pose de toute évidence le texte de Damascius et tel que le laisse entendre le résumé succinct de Combès ? Il y a deux raisons pour lesquelles ce texte – à l’écart du débat philosophique du début des années 1780 et qui restera au fond inconnu jusqu’en 1826 [34]– pourrait avoir suscité son attention. La première motivation, décidément théorique, semble liée à la querelle alors actuelle déclenchée par Friedrich Heinrich Jacobi autour du spinozisme présumé de Lessing, la lettre de Herder citée auparavant s’inscrivant dans cette controverse [35]. Ce que Herder pouvait attendre d’un texte dont le titre annonçait des Apories et résolutions des premiers principes n’était-il pas une illumination du terme difficile de Dieu comme « causa sui », une cause qui est à la fois origine et création, principe et « principié », Un et Tout ? L’introduction de Damascius se refuse pourtant catégoriquement à procéder à une telle identification de l’Un avec le Tout. De plus, il a déjà fallu, avec Batteux, mettre en garde contre un quiproquo philosophique qui ne voit, dans l’émergence du spinozisme, qu’une élaboration du néoplatonisme [36]. Dans le contexte, le problème se situe sur un plan tout à fait différent, car l’hétérogénéité du principe et du tout, noyau de l’aporie de Damascius, semble se retrouver dans les Idées d’une façon très marquée et en même temps soigneusement contournée. Il s’agit de la distinction entre Dieu et nature dans l’Avant-propos du premier volume – paradoxe mémorable pour un auteur qui veut toutefois, selon la lettre à Jacobi déjà citée, défendre le paradoxe sui generis de la pensée spinoziste qui identifie Dieu et nature :
Personne ne doit s’égarer à propos de mon usage occasionnel du nom de la nature en forme personnifiée. La nature n’est pas un être autonome ; Dieu est plutôt tout dans ses œuvres […] [37].
Pourquoi cette distinction qui ne veut pas en être une ? Que Herder évoque ici le sermon de l’Aréopage de l’apôtre Paul est plus qu’évident ; et qu’il porte sur le concept de la « nature plastique » de Cudworth, comme agent intermédiaire entre Dieu et le monde créé, est pareillement probable
[38]. Mais à quoi aboutit tout cela ? L’histoire du monde réel ne peut pas être représentée, comme les Idées le suggèrent, en remontant à l’acte de la création proprement dit ; car le moment de la création signifie que l’être qui serait – selon la doctrine platonico-chrétienne – esprit pur devrait être contaminé par la matière, s’il lui reste inhérent. La cosmogonie serait donc, comme le disent Isaac de La Peyrère et Emmanuel Kant, « la science des Dieux »
[39], car elle renvoie à l’origine absolue dont émane, d’une façon inconcevable, un monde des réalités matérielles absolument incompatible avec le premier principe dont il procède. Si l’on veut néanmoins, comme Herder, commencer l’histoire « par le ciel », alors cette aporie doit être résolue de façon telle qu’elle soit digne du nom de « philosophie »
[40]. Cette solution tournera autour du concept spinoziste de l’« assistance divine » dans le monde des réalités, comme nous allons le voir
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. constitue un témoignage de la cosmologie la plus ancienne dont Herder est en quête pour une mythologie comparée. La motivation n’apparaît qu’à la lecture du deuxième volume des Idées, publié en 1785, qui se termine, dans le dixième livre, par une discussion des mythes et traditions sur l’origine de l’humanité en Asie et au Proche-Orient, pour aboutir à une défense de la prééminence du récit biblique de la Genèse, tout en assignant au Paradis terrestre une localisation nouvelle, à savoir dans les vallées de l’Himalaya
[41]. La lecture de Damascius et sa transcription font donc partie du travail préparatoire des Idées sur le plan tant théorique qu’historique et se situent selon toute probabilité en 1783 ou au début de 1784 ; pourtant, il est bien permis d’inférer que l’intérêt de Herder l’ait porté à cette lecture étrange avant cette date, déjà entre 1777 et 1780. C’est la période pendant laquelle Herder s’entretint souvent avec son ami August von Einsiedel sur la question des révolutions du globe et de leurs influences aux premières époques de l’histoire humaine ; le contenu de ces discussions, probablement occasionnées par la publication des Époques de la nature de Buffon en 1777, nous a été transmis grâce à des notes extensives de Herder publiées en 1957 par Wilhelm Dobbek
[42]. C’est pour des raisons personnelles (ou intimes) que l’auteur avoue, pourtant, sa préférence pour une date plus proche de la publication des Idées ; car l’intérêt théorique pour Damascius semble avoir été provoqué moins par la querelle autour de Spinoza que par la relecture du Hermes or A Philosophical Inquiry Concerning Universal Grammar de James Harris, auteur de grande importance pour le jeune Herder et qui revient comme référence dans les Idées
[43]. C’est ce texte du philosophe anglais, dans la deuxième édition de 1765, qui joue un rôle clé pour la nouvelle version que Herder donne de l’Histoire de l’esprit humain dans les Idées, quant à la définition de l’homme et pour la version de l’origine du langage. L’influence de Condillac y est mise à l’écart en faveur de celle de James Harris, ce que nous allons préciser plus bas.
Abordons donc le manuscrit de Damascius et sa source. Ce manuscrit inédit de Herder, publié ici pour la première fois, est conservé dans le legs Herder de la Bibliothèque de l’État de Berlin (Staatsbibliothek Berlin, Preussischer Kulturbesitz, Herder-Nachlaß)
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.. Cet extrait contient, approximativement, la huitième partie du texte complet de l’œuvre de Damascius tel qu’il nous a été transmis [68]
[68]Damascius/Wolf (1723), p. 195-262 ; copiées par Herder, p.…
. Herder écrit sur deux feuilles, en utilisant le recto et le verso de la première feuille, et le recto de la deuxième. De la reproduction du texte dans les Anecdota de Wolf, Herder n’employa que les sept premières pages, et termine son extrait avec quelques notes tirées de sa source que je transcris ici :
[Legs Herder, Berlin, capsule XXV, n. 106, f. 2r]
- [69]
[69]Voir note 66 ; pour les principes et les détails du manuscrit,…
- [ligne 22] Damascii Philos[ophi] Platon[ici. [l. 23] F[olio-] Mscr. in der Hamb[urgischen] Bibl[iothek] aus Luc[ae] Holst[enii] Geschenk p. das andre in Oxford p. wo [John] Fell [l. 24] es in lat[einischer] Üb[er]s[etzung] hat herausgeben woll[en] p. Thom[as] Gale in seinem Jamblich bezieht sich oft darauf [l. 25] [Richard] Bentley p. lobts [.]
Voici la version française de ce bref mémorandum de Herder :
Apories et résolutions des premiers principes du philosophe Damascius de l’école platonicienne. Manuscrit in folio dans la bibliothèque de Hambourg, du legs de Lucas Holstenius, etc. ; il y en a un deuxième à Oxford, etc. où [John] Fell avait envisagé une traduction latine, etc. Thomas Gale s’y réfère souvent dans son Jamblique, [Richard] Bentley en fait l’éloge.
Ces quatre dernières lignes du manuscrit herdérien se fondent sur des informations données par l’éditeur Wolf quant à la provenance du texte de Damascius et au choix d’extraits pour sa sélection ; nous en reproduisons les passages centraux avec des notes pour éclairer les références implicites de Wolf et de Herder :
Par la suite, nous donnons des extraits du livre du philosophe platonicien Damascius, qui n’a pas encore été publié et à qui il a donné le titre Aporiai kai luseis peri tôn prôtôn archôn ou Doutes et réponses sur les premiers principes. À part le prologue et la fin de ce livre, je vous présente, dans un extrait, un traité des doctrines des autres philosophes en ce qui concerne les Principes et leur Triade, en comparaison avec celles qui ont été transmises par Damascius lui-même et qui résultent des opinions de son école dans cette matière. J’ai choisi cette partie pour la publication, parce que, quant à moi, elle donnait l’impression d’être la partie la plus instructive du texte intégral et parce qu’elle reçoit sa valeur par la reprise fréquente des sources anciennes. J’ai consulté deux copies de cette œuvre, pareillement écrites en format folio : une rédaction, de main plus ancienne, l’autre plus récente. Celle qui est plus ancienne se trouve dans notre bibliothèque publique, comme prêt – j’espère qu’il sera en permanence – de la part de Lucas Holstenius
- [*]
[*][Note de l’auteur] Lucas Holstenius (1596-1661), originaire de…
- elle consiste en 268 [recte
- 234 !] feuilles folio ou plutôt 434 [recte : 468 !] pages dont une seule page contient ce que je reproduis du prologue [voir : sur deux pages imprimées, Wolfgang Proß]. Quant au manuscrit plus récent, je me souviens de l’avoir consulté dans la bibliothèque du Collège de Corpus Christi, à Oxford, dont il fait partie grâce au testament du feu evêque d’Oxford John Fell, homme excellent et savant éminent [**]
[**][N. D. A.] John Fell (1625-1686), philologue classique, évêque… . C’était lui qui avait fait faire la copie de ce texte à ses frais, dans l’intention de le publier avec une version latine, plan qui a été prévenu par sa mort. On reconnaît quelle importance cet homme, qui était un très grand expert en cette matière, attachait à cette œuvre, sur laquelle d’autres, aussi à cause de lui, ont renvoyé en honorant son auteur. Ainsi c’était surtout Thomas Gale [***] [***][N. D. A.] Il s’agit de la première édition de ce texte,… , qui y a fait référence dans ses annotations à l’œuvre de Jamblique sur les mystères des Égyptiens, en partie en renvoyant seulement au nom de Damascius, en partie par citation de passages entiers. […] Avec lui, c’étaient surtout Alexander More [****] [****][N. D. A.] Alexander More (1616-1670), originaire d’Écosse, né… , dans ses Annotations au Nouveau Testament, et Richard Bentley, dans son traité sur la Chronographie du Malala qu’il a publié sous la forme d’une lettre à John Mill [°] [°][N. D. A.] En 1691 apparut, pour la première fois, la… , qui ont fait l’éloge du Damascius […], et pareillement Thomas Hyde dans son écrit sur la religion des Perses anciens […] [°°] [°°][N. D. A.] Thomas Hyde (1636-1702), orientaliste et… . Notre compatriote Johann Albert Fabricius aussi, dans le chapitre XIV du premier livre de sa Bibliothèque grecque, nous a rendu accessible un passage sur Linos, emprunté de Damascius [°°°] [°°°][N. D. A.] Johann Albert Fabricius (1668-1736), Bibliotheca… </ref>. Encouragé par l’exemple de ces hommes, j’ai transcrit ce traité, en partant de la feuille folio 113 du codex de Hambourg, pour offrir ainsi la possibilité de former un jugement sur la méthode de disputation adoptée par notre auteur, et pour établir les vues tant de Damascius, que celles d’autres auteurs anciens, sur la triade des principes, dans laquelle tant de philosophes ont exercé leur génie. J’ai omis d’y donner cette fois une version latine, par manque de temps, et parce qu’elle ne pouvait guère apporter de nouvelles lumières pour une explication plus approfondie dans une matière d’une telle subtilité ; elle ne serait instructive que pour un lecteur qui aurait déjà maîtrisé les problèmes de la philosophie ancienne à fond et qui serait en état de lire cet auteur dans la langue grecque. Quant à mon intention d’émender les erreurs, j’ai indiqué dans les notes les lieux où j’ai tenu les corrections pour indispensables, à cause du contexte. Qui est expert dans cette matière connaîtra facilement qu’il faudrait des efforts ultérieurs, car le copiste n’a employé ni dans la diction, ni dans la ponctuation une diligence constante [44].
Évidemment, déjà pour l’éditeur Wolf, c’est surtout la partie historique qui donne sa valeur au texte de Damascius, et qui doit avoir attiré à l’origine la curiosité de Herder. Pour renforcer cette interprétation, il y a le fait que c’est l’édition de Thomas Gale du livre de Jamblique Des Mystères de 1678, et dont Wolf fait mention dans cette introduction, qui est la source de l’autre manuscrit de Herder existant en langue grecque, resté pareillement inédit [45]. Pourtant, il s’agit plus que d’un exercice en langue grecque ; autrement, Herder aurait pu simplement supprimer cette partie fondamentale de l’introduction aporétique, pour commencer tout de suite par la partie historique, signalée par Wolf avec la reproduction d’une remarque marginale du codex de Hambourg. Pourtant, Herder transcrit cette introduction, pour passer à la partie historique, toujours sur la première feuille, qu’il accompagne d’une remarque :
[f. 1r] [ligne 28] Dog[mata] de veterum Philosophor[um] sententiis peri archôn. Lemma in margine Codicis posit[um] [l. 29] hoc est : Symphonia tôn hypo tou Damaskiou legomenôn k(ai) tôn ek tou autou chorou [l. 30] pros tas palaiôn theologôn hypotheseis, ôn esti prôtê tôn Chaldaiôn.
En voici de nouveau la version française :
Dogmes selon les vues des philosophes anciens en ce qui regarde les origines. À la marge du codex se trouve la glose suivante : « Arrangement de ce qui a été dit par Damascius et par les disciples de son école à propos des hypothèses des anciens théologiens. Ce sont les Chaldéens qui tiennent la première place.
La deuxième phrase latine (« Lemma … est ») a été copiée par Herder à la lettre, tandis que la première note (« Dogmata », etc.) représente une version concentrée d’une remarque de Wolf qui écrit, en interrompant le texte de Damascius :
Maintenant nous passons à la présentation d’un passage illustre et peut-être le plus excellent de cette œuvre, qui contient les doctrines des philosophes anciens sur les origines des choses
[46].
Cette remarque de Wolf atteste du peu de valeur que Damascius – en tant que philosophe – avait pour son premier éditeur, qui insiste sur l’utilité de l’œuvre de Damascius comme source historique. Le fait que Herder, en revanche, n’ait pas répugné à transcrire la partie philosophique, témoigne donc d’un intérêt de sa part envers un problème qui le concernait. Le problème de l’aporie de l’origine absolue, qui n’est plus « origine » quand elle fait partie du Tout, ou qui ne peut exercer son influence sur la totalité du monde, si elle reste en dehors, se retrouve dans le concept d’une histoire universelle que Herder méditait dans le projet des Idées.
Présentons donc la première partie de cet extrait qui reproduit l’introduction du traité de Damascius [47] Voici la traduction de cette introduction aporétique dans la transcription de Herder [48]:
Extraits du manuscrit de Damascius Sur les principes (Peri archôn) L’œuvre entière commence de la façon suivante : [§ 1] Tandis qu’on appelle ce qui précède toutes les réalités le seul « principe » de la totalité de ces autres choses, il se pose la question qui permet des réponses alternatives : cela signifie-t-il que ce principe soit quelque chose comme une source dont les autres choses sont issues, dans leur totalité ? et est-ce que nous pouvons dire que toutes les réalités existent soit simultanément avec ce principe, soit après lui ou à cause de lui ? [§ 2] Si quelqu’un parle ainsi, il entame une autre question : comment quelque chose est capable d’être en dehors du tout ? Car on ne peut parler d’une totalité que quand il n’y a absolument rien qui lui manque. Or c’est le principe qui manque à elle. Donc ce qui vient après le principe ne peut pas constituer une totalité absolue [car il ne serait qu’une totalité qui est en dehors du principe [******] [******]Herder a oublié de copier cette partie de la phrase ; voir le… ]. [§ 3] De plus, on ne peut pas concevoir la totalité que comme une multitude de réalités limitées. Car ce qui ne désire pas être limité ne peut donc pas, enfin, constituer une totalité. [§ 4] Hors de la totalité, il n’y a donc rien qui saura se manifester. C’est une espèce de borne qui est impliquée dans la notion de totalité, et elle entraîne ainsi un enveloppement ; le principe constitue, d’un côté, pour la totalité sa limite en haut, et la dernière chose qui procède du principe, d’autre côté, forme sa limite en bas. La totalité est donc conçue à l’aide de limites. [§ 5] En outre, ce qui est principe, il ne peut l’être qu’à cause des choses qui sortent de lui : ce sont elles qui lui imposent le nom de « principe » et qui font qu’il l’est vraiment ; de même, la « cause » est appelée telle en vertu des choses qu’elle a occasionnées, et le « premier » se définit aussi en vertu de ce qui vient après cette première chose. [§ 6] Ce que nous appelons le « tout », c’est la coordination de la multitude des choses qui existent, dans le concept d’une unité. Par conséquent, nous intégrons même le principe dans le tout ; et d’une façon généralisante nous incluons dans le terme du « tout » en sens absolu chaque chose, que nous sommes en état de concevoir, et de quelque façon que ce soit. C’est de la même manière que nous concevons également le « principe » [comme partie du tout, Wolfgang Proß] ; et pareillement nous nous sommes donc habitués à parler de « tout l’État », en désignant soit les maîtres soit les sujets, et de « toute la race », soit pour les aïeux soit pour leurs petits-enfants. [§ 7] Si le terme du « tout » est applicable aussi au principe, le principe ne sera-t-il pas une partie du « tout », vu que le principe serait ainsi conçu comme un des objets qui constituent la notion du « tout » ? Alors, le rassemblement de tous les objets dans une unité que nous appelons le « tout », serait sans commencement et sans cause, pour ne pas remonter à l’infini. [§ 8] Cependant, toute chose doit être ou le principe même, ou descendre du principe [et le tout, par conséquent, ou bien est principe ou bien procède d’un principe [*******] [*******]Voir note (c) dans le texte grec de la transcription. ]. Toutefois, si c’est le dernier qui est le cas, le principe ne saurait être avec le tout, mais il en serait dehors, en tant que le principe est en dehors de ce qui procède de lui. Mais si l’on est dans le premier cas, qu’est-ce qui procéderait du tout comme du principe, pour sortir en dehors du tout vers en bas, comme un produit du tout ? Car ce produit serait aussi une partie du tout. Le sens strict du terme « tout » n’admet point que quelque chose s’en échappe. [§ 9] Par conséquent, le tout n’est ni principe, ni procède du principe. [§ 10] En outre, le tout est vu pourtant à la fois de quelque façon dans une pluralité et dans une sorte de différenciation, car nous ne concevons pas le tout sans les connotations d’agrégat d’une multitude d’objets et de leur différence. Comment donc cette différence et cette pluralité se sont-elles manifestées pour nous, d’un coup soudain ? ou le tout ne se manifeste-t-il pas partout par la différence et la pluralité ? Pourtant, la source de la pluralité, c’est d’un côté l’Un, et ce qui réduit les objets distincts dans une unité, c’est d’un autre côté la Monade, et c’est l’Un qui est plus simple que la Monade.
Il n’y avait pas tant de sources qui pouvaient ramener Herder à ce texte dont la logique inexorable ne semble admettre qu’un saut au-delà d’elle-même : ou renoncer à la solution de l’aporie, ou se convertir au mysticisme qui médite en silence l’inexprimable de l’origine absolue. La première rencontre de Herder avec le nom de Damascius a pu avoir lieu, comme on l’a vu, par sa recherche sur le champ d’une mythologie comparée pour les Idées, surtout dans l’étude de Thomas Hyde sur la religion des anciens Perses (1700, 1760) et dans sa lecture de l’édition de Jamblique de Thomas Gale (1678) [49]. Mais l’étincelle qui alluma l’intérêt de Herder se trouve dans un passage de l’Hermes de James Harris dont l’auteur fait un commentaire en renvoyant au texte de Damascius, après avoir bien sûr consulté le manuscrit d’Oxford. Dans le chapitre iv du troisième livre de l’Hermes, Harris cherche à restituer la dignité du concept de « notions générales ou universelles », combattues avec tant de force par l’empirisme anglais. Harris insiste sur la nécessité d’admettre l’existence de formes intellectives, antérieures aux formes sensibles des objets réels, qu’elles soient le produit de la nature, ou d’un artifice. Ces formes intellectives sont une des trois formes possibles des notions, sans que Harris d’ailleurs reconnaisse une priorité à cette première forme. À côté de cette forme, qu’il appelle la « forme du créateur », il y en a une deuxième qui appartient à l’objet sensible et qui est liée à sa présence, et une troisième appelée la forme de l’observateur, dont la notion est postérieure à l’œuvre qu’il contemple :
Ainsi, pour les produits d’un artifice, nous pouvons arriver à un ordre triparti de formes : le premier est celui de notions qui appartiennent à l’intellect et qui précèdent les objets ; le deuxième est celui des notions qui appartiennent à la sensation et qui accompagnent les objets ; et le troisième ordre est celui des notions qui appartiennent à l’intellect, mais qui suivent la perception des objets. On peut dire que celui qui produit l’objet travaille selon le premier ordre ; que les objets existent selon le deuxième ordre, ce qui les rend tels qu’ils sont ; et c’est en suivant le troisième ordre qu’ils peuvent être reconnus, comme objets d’une contemplation nette. Pour rendre ces formes plus intelligibles par des dénominations distinctes, on peut appeler le premier ordre la forme du créateur, le deuxième celle du sujet, et le troisième la forme de l’observateur [50].
Sera-t-il donc légitime d’approuver la doctrine des représentants d’une philosophie spéculative, qui nous enseignent que c’est dans ces FORMES permanentes et compréhensives que la DIVINITÉ voit tout d’un coup, sans regarder ailleurs, toutes les productions non seulement du passé, mais encore du présent et du futur ; que cette vue, grande et merveilleuse, n’est que la vue de lui-même dans laquelle toutes les chose s se trouvent enveloppées, dans leurs principes et leurs exemples en tant qu’ils sont essentiels à la totalité de sa notion intellective de l’univers [51] ?
Tout ce raisonnement rappelle le sympnoia panta, « tout est conspirant » de Leibniz, si familier à Herder [78] [78]Voir l’extrait des Nouveaux Essais dans les Vérités tirées de… . Dans l’appendice de notes à son livre qui ont surtout été tirées de sources manuscrites grecques, Harris donne un commentaire à cette idée que dans les notions intellectives de Dieu, la réalité n’est que « la vue de lui-même dans laquelle toutes les choses se trouvent enveloppées », en alléguant un petit extrait – plutôt énigmatique – du manuscrit : peri archôn.
Ce qui constitue la multiplicité des individus à travers la division, c’est le même dans le principe de l’unité par son indivisibilité générale. Car il n’est pas l’Un en tant que minimum, comme Speusippe a semblé le dire, mais il est l’Un en tant qu’il est le tout des choses. Damascius peri archôn, manuscript [52].
J’ai traduit ici non pas le texte de Damascius, mais plutôt la version anglaise que Harris en donne, et le sens qu’il lui attribue aboutit à une définition du concept de la pensée de Dieu ; dans cette lecture, Dieu serait « HEN ÔS PANTA », « l’Un en tant qu’il est le tout des choses ». La citation de Harris est une phrase qui appartient aux paragraphes du peri archôn suivant immédiatement l’introduction aporétique [53], et qui n’ont cependant pas été imprimés dans l’édition de Wolf de 1723. Cette phrase a posé, depuis la première édition du peri archôn de Kopp (1826), un problème de lecture ; le premier éditeur y a inséré un mot, pour ôter l’identité de l’Un avec le Tout qui répugne à toute la pensée de Damascius : le « hen ôs panta » de James Harris – « l’Un en tant qu’il est le tout des choses » – devient « hen ôs panta kata pion », ce qui donne dans la version de Combès : « Il est l’un ayant absorbé le tout [54]. » Dans l’interprétation textuelle de Harris, le Tout était identique avec l’Un, et l’on pouvait facilement rapprocher cet « hen ôs panta » du « hen kai pan » de Spinoza ; depuis la version éditée par Kopp, le Tout étant devenu l’objet de la prise de l’Un, une telle exégèse était devenue impossible. Herder ne pouvait donc pas savoir quel était le sens de la phrase de Damascius, mais il lui fallait s’en tenir à ce que lui offrait James Harris. Le texte original, pourtant, contient une défense de la position de l’Un qui reste hors du Tout, et Damascius en tire la conséquence qu’il y a trois ordres de penser la relation de l’Un avec le Tout qui est parfaitement incompatible avec l’ordre triparti des notions du créateur, du sujet et de l’observateur de Harris, cité auparavant :
[…] quand nous simplifierons toute notre pensée pour concevoir le tout, alors ce ne sera pas selon le même mode que nous prédiquerons le tout, mais selon trois modes pour le moins, à savoir le mode unitaire, le mode unifié et le mode plurifié, modes par conséquent dérivés de et se rapportant à une seule notion, comme nous avons coutume de dire […] mais […] le raisonnement nous amènera à chercher un autre principe antérieur au tout, principe qu’il ne conviendra plus de penser comme tout ni même de coordonner aux choses qui procèdent de lui […] il faut néanmoins que le principe du tout soit transcendant au tout lui-même, à la totalité la plus simple et à la simplicité qui a absorbé toutes choses, telle est celle de l’un [55].
L’initiation de Herder à Damascius, sur la base de l’identification par James Harris de l’Un et du Tout, créait donc une attente qui se trouvait frustrée, à la lecture de l’introduction aporétique du texte ; même si Herder n’était point en état de connaître le passage cité en dernier lieu, la logique de l’incompatibilité et de l’hétérogénéité du premier principe et de la totalité des réalités chez Damascius restait incontournable, selon la phrase contenue dans son extrait : « Le sens strict du terme “tout” n’admet point que quelque chose s’en échappe. Par conséquent, le tout n’est ni principe, ni ne procède du principe [56]. » III – Origine, langage, raison : l’« Un humain » et la « fleur de la matière »
Face à une telle difficulté, il nous faut, pour évaluer l’importance de cet extrait de Damascius, rappeler la situation du début des années 1780. Herder avait terminé trois contributions à ce qui devait être son projet d’une Histoire de l’esprit humain : le Traité sur l’origine du langage (1770), les deux versions de la Plastique (1770, 1778) et les trois rédactions de Connaître et sentir (1774, 1775 et 1778). Ce qui restait encore à faire, c’était le traité sur les forces, dont la première ébauche est contenue dans l’esquisse Sens et conscience (Zum Sinn des Gefühls, 1769) et qui devait aboutir aux cinq dialogues Dieu sur le problème de Spinoza (1787) [57]. Pourtant, quand Herder conçut le plan d’une nouvelle édition de son « pamphlet » de 1774, Une autre philosophie de l’histoire, il prévoyait non pas seulement une révision de la présentation de l’histoire universelle de son premier écrit de philosophie de l’histoire, mais une intégration du complexe de son Histoire de l’esprit humain dans le cadre de la genèse de l’homme physique – à l’intérieur d’une histoire de la terre – et de son passage de l’état de nature à celui de culture [58]. Cette question, Herder se l’était déjà posée en 1768, quand il avait écrit à son ami Hamann, qui devait plus tard critiquer si âprement la défense de l’origine humaine du langage dans le Traité sur l’origine du langage :
Dans la série de nos réflexions sur la diversification des états de l’homme, nous ne nous trouvions nulle part devant une lacune d’aussi grande portée que la suivante : De quelle façon sommes-nous devenus, d’une créature de Dieu, ce que nous sommes aujourd’hui, une créature des hommes ? Puisque notre état actuel ne peut vraiment point être celui de l’origine, de quelle façon y sommes-nous arrivés [59] ?
Deux années avant le « pamphlet » de 1774, Herder avait déjà tracé les grandes lignes d’une histoire qui se proposait de représenter l’ensemble de l’histoire naturelle et l’origine et la marche des cultures, dans le Projet pour l’enseignement du jeune Seigneur de Zeschau (1772) [60]. Ce Projet est divisé en deux parties dont la première embrasse la Manifestation de Dieu dans la nature, et la deuxième l’Histoire du genre humain ou des forces de l’humanité [61]. Le passage du monde physique à celui de l’histoire humaine se présenta alors comme une suite des questions qui contiennent « le noyau de toute histoire » :
Et si la nature était Dieu ? Athéistes, panthéistes. Et si l’on pouvait, sans le monde, avoir des idées d’un état avant le monde ? Et si l’on pouvait expliquer quelque chose de l’origine du monde selon l’espace – le temps – la force ? Et si la raison humaine en arrivait par elle-même à des enquêtes de cette sorte – alors
II. Histoire du genre humain ou des forces de l’humanité, où le but principal serait la poursuite des changements, du progrès ou de la décadence des opinions, des penchants et des mœurs, etc. à travers les peuples et les époques. – Le noyau de toute histoire [62].
S’inscrivant dans la question « si l’on peut, sans le monde, avoir des idées d’un état avant le monde ? », le problème de l’origine absolue se situe dès le début, au milieu de l’histoire du genre humain comme aporie ; elle se refuse à chaque tentative de solution, à cause de l’incompatibilité de l’esprit divin incorporel avec la matière. Sauf à être disposé à affronter la question de savoir si le panthéisme conduit nécessairement à un athéisme redoutable, il n’y a point de solution. L’importance que Herder attache ici à la liaison de la question de l’économie de la nature – dont la force créatrice s’épuise en son sommet, par la création de l’homme – avec le problème de l’interprétation de Dieu de la part des « hérésies » comme le déisme, le panthéisme et l’athéisme, y serait sinon inexplicable. Le concept d’un Dieu caché peut-il en effet éclairer la relation entre le créateur et la création, ou n’est-il pas finalement inévitable de lui substituer la nature qui agit de ses propres forces [63]? Pourquoi attribuer à une sagesse, à une toute-puissance et bonté divine l’origine du monde, si cette puissance reste étrangère à sa propre création ? Herder, dans le Traité sur l’origine du langage, avait cherché à répondre à la question de l’Académie de Berlin, à savoir si « les hommes, abandonnés à leurs facultés naturelles, sont en état d’inventer le langage ? » Dans ce Projet, le problème est de déterminer en quel sens les hommes seraient « abandonnés » à eux-mêmes. À cet égard, le concept de l’« assistance divine » de Spinoza entre en jeu : cette assistance se manifeste dans le passage de l’homme qui sort de l’état naturel pour devenir « ce qu’il est », à l’homme qui arrive au langage et qui crée son propre monde tout seul, par ses facultés naturelles. Pour qu’il soit capable d’accomplir ce passage, c’est maintenant Dieu qui doit se dépouiller de sa prise sur l’univers. Donc il n’y a pas l’homme qui, en sortant incomplet des mains de la nature, aurait besoin de l’intervention surnaturelle de Dieu pour être capable d’accomplir son destin ; c’est Dieu qui reste imparfait, s’il n’accorde pas à l’univers la possibilité d’accomplir sa trajectoire jusqu’à l’épuisement de toutes les possibilités qui sont inhérentes à ses forces. L’abdication de son pouvoir en faveur de l’autonomie de la création rend donc Dieu, comme on le lit avec étonnement dans les échanges de Herder et de son ami August von Einsiedel entre 1777 et 1780, « le premier athée » :
Dieu lui-même le premier athée, en pleine conviction, parce qu’il a entrevu la nécessité qu’il fallait, pour son propre bien et celui de tous les êtres, à un être seul de se proposer le maximum de la perfection, de réaliser l’idéal le plus haut. Pour le réaliser, pourtant, il lui a fallu la conviction qu’il n’avait pas été encore réalisé, et en plus la décision de vaincre toutes les difficultés, car cette grande entreprise jusqu’à sa réalisation lui valait l’état le plus dur de souffrance. Rien que l’amour le plus haut, la bienveillance la plus grande, aidée par l’intellect le plus lucide, était capable de prendre la résolution de se dédier à ce bien suprême. Qui est l’athée qui ne désire pas qu’il y ait un Dieu ? Assurément pas un Dieu théologique, plutôt un père tout-puissant, sage et bon [64].
L’acte de la suprême bienveillance de Dieu envers sa création est donc de lui rendre la liberté et l’autonomie totale ; la toute-puissance recule devant le jeu des forces naturelles, un jeu qui est à la fois contingent et nécessaire. Qui plus est, tout cela entraîne un dédoublement à l’intérieur du concept de Dieu, bouleversant à la fois le parallélisme de la monadologie de Leibniz et l’opposition de l’origine et du tout néoplatonicien. En admettant qu’il y ait cette origine absolue, hors de toute réalité corporelle, si l’on veut qu’elle participe de quelque façon à cette réalité, il lui faut perdre le caractère distinctif d’une immuabilité éternelle pour s’immerger dans la nature :
L’essence de toutes les substances originelles est immuable ; leurs liaisons, représentations, sensations pourtant sont assujetties à un changement continuel : Dieu et la nature entière sont soumis au changement, mais c’est ce changement qui produit leur bonheur suprême, et sans cela le tout serait mort [65].
C’est dans ce débat entre Herder et Einsiedel que se vérifie l’influence de Spinoza, par sa définition de l’assistance de ce Dieu qui, il est vrai, s’est rendu inaccessible par son abandon de la création, mais qui ne cesse pas d’être présent dans l’univers. Dans le chapitre sur la vocation des Hébreux du Traité théologico-politique, on trouve l’explication de ce paradoxe :
Soit que nous disions que tout procède selon des lois naturelles, soit que par le décret et la direction de Dieu, ces deux façons de parler reviennent au même. Puisque le pouvoir de tous les êtres naturels n’est que le pouvoir de Dieu même, selon lequel tout se fait et tout est déterminé en exclusivité, par conséquent tout ce que l’homme – qui est également partie de la nature – se procure pour l’avancement de la conservation de lui-même, ou que la nature lui offre sans qu’il n’y contribue rien activement ; tout cela ne lui revient que par le pouvoir exclusif de Dieu, soit qu’il agisse par le moyen de la nature qui est propre à l’homme, soit par les choses qui sont en dehors de la nature humaine. Tout ce que la nature de l’homme peut donc faire, de sa propre force, pour sa propre conservation, nous pouvons l’appeler à juste titre l’assistance intérieure de Dieu ; et le reste des avantages que Dieu lui offre pour son bien-être, par le concours de causes externes, nous l’appellerons bien son assistance extérieure [66].
Ainsi, la question de savoir si l’homme abandonné à lui-même serait capable d’arriver à ces deux facultés de langage et de raison, qui sont les marques les plus hautes de l’humanité, prend un nouveau tour, par son alliance avec l’observation du physique de l’homme. Le Traité sur l’origine avait déjà annoncé, comme on l’a remarqué, le thème de cette liaison en renvoyant à la « disposition entière de toutes les forces humaines », qui se manifeste dans « l’unique force positive de la pensée », pour conduire à l’invention du langage
[67]. Mais cette disposition est liée au fait que l’homme « se tient librement debout », en détachant ses yeux de la terre. Ce qui au moment du Traité ne pouvait que sembler évoquer les vers célèbres du premier livre des Métamorphoses d’Ovide, gagne maintenant une force explosive, si l’on rapproche le texte de Herder du Mémoire de Daubenton Sur la Situation du Grand Trou Occipital dans l’Homme et dans les Animaux, qui avait été lu devant l’Académie des sciences à Paris en 1764 et publié en 1767, sans être connu alors de Herder
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C’est Daubenton qui donne à cette exégèse poétique de la « direction » du physique de l’homme un fondement anatomique, qui va au-delà de la seule fonctionnalité :
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Ce que sont pour Daubenton les « traces » de la sagesse et de l’intelligence infinies de Dieu est, selon Herder qui se fonde sur Spinoza, la forme que prend l’assistance rendue par Lui à l’homme pour la production de lui-même. La marche étroite devient ainsi, littéralement et dans un sens figuratif, la « base » propre à développer cette direction de son attitude corporelle qui, en suivant « l’œconomie entière de sa nature sensitive et cognitive » [68], le conduira au développement des deux facultés du langage et de la raison, qui seront particulières à son espèce seule.
Pourtant, entre le fait anatomique de la posture de l’homme se tenant debout et la forme de son esprit, il faut encore prêter attention au cerveau humain, qui est, pour ainsi dire, le « lieu » corporel où s’accomplit le passage de l’homme du monde animal à celui de l’esprit. C’est par là qu’il sera maître souverain et arbitraire, dans un royaume où il n’aura plus besoin d’assistance divine. Le thème de l’autonomie humaine qui avait été introduit dans l’esquisse Sens et conscience (Zum Sinn des Gefühls, 1769), par la proposition : « Je suis un Dieu dans la sphère qui est à moi
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.. » L’expression du « premier affranchi de la création », qui semble une heureuse invention du génie rhétorique de Herder, cache en vérité une allusion précise à un petit traité de Leibniz de 1705, dont il emprunte une désignation de Dieu, pour la transférer à l’homme :
Dieu seul est au-dessus de toute la matiere, puisqu’il en est l’auteur ; mais les creatures franches ou affranchies de la matiere, seroient detachées en même temps de la liaison universelle, et comme des deserteurs de l’ordre general [69].
Pour Herder, un Dieu qui ne participe pas à la réalité matérielle serait, selon ses discussions avec Einsiedel, une absurdité ; pourtant l’homme, est capable de se dégager de tout lien de l’instinct qui l’enchaîne à la terre comme les animaux. Ainsi, à juste titre, on peut dire de lui qu’il est un « déserteur » de cet « ordre général » qui domine le règne animal. Car lui seul est en état de transformer son contact matériel avec les objets dans des notions qui se détachent complètement d’eux, en forme de signes arbitraires qui ne les représentent que symboliquement. En ce sens, il est le premier et l’unique « affranchi » de toute la création par le moyen du langage. Le traitement du langage dans les livres IV et IX des Idées dépend tout entier de cette capacité de l’homme ; même s’il parle du langage comme du « miracle d’une institution divine », en ajoutant qu’il s’agit, « mis à part de la genèse des êtres vivants, du plus grand miracle de la création de la terre » [70], Herder renvoie clairement à l’usage du terme d’« assistance divine » de Spinoza :
Si quelqu’un nous proposait l’énigme suivante : comment serait-il possible de rendre les images de notre œil et toutes les sensations de nos sens si hétérogènes sous la forme de sons, et, en plus, d’investir ces sons par l’énergie qui leur est inhérente, d’une capacité telle pour exprimer des pensées ou pour les exciter ? Sans aucun doute, on prendrait ce problème pour le caprice d’un insensé qui voudrait transformer, par substitution de choses absolument incompatibles la couleur par le son, le son par la pensée, et la pensée par le bruit imitatif. Le problème a été résolu par l’assistance d’un Dieu actif [71].
Herder fait ainsi retour dans les Idées sur la catégorie de la « Besonnenheit » du Traité :
[…] la vue la plus vivace reste un sentiment obscur, jusqu’au moment où l’âme trouve une marque et l’incorpore, par le moyen de la parole, dans la mémoire, dans la réminiscence, dans l’entendement, et enfin dans la tradition qui est l’entendement du genre humain : une raison pure, qui se passe de langage, est bien un pays utopique […] bref, le langage est le caractère distinctif de notre raison, et c’est grâce à lui seul qu’elle reçoit sa forme et qu’elle se procrée [72].
Pourtant, Herder ajoute deux éléments nouveaux : l’origine du langage ne se cache plus à l’intérieur de l’âme, dont il sortirait tout entier comme Minerve de la tête de Jupiter. Dans les Idées, le langage est contenu dans la posture étroite de l’homme qui aboutit à la structure particulière de son cerveau et, par là, au langage. Herder renonce ainsi aux réserves quant à la valeur des résultats de la physiologie pour la psychologie, qu’il avait formulées au début du Traité de 1770
[73]. L’origine du langage ne se trouve plus dans une opération psychologique occasionnée par l’environnement de l’homme ; elle résulte plutôt d’une qualité positive de l’âme qui, selon la définition d’Aristote et de James Harris, est capable de réduire toutes les choses éparses en unité
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Herder cherche parfois à voiler la dureté de ce naturalisme par des métaphores empruntées au règne végétal, qui n’arrivent pourtant pas à détourner les conséquences que ce naturalisme comporte ; ainsi, il avait terminé le premier chapitre du quatrième livre des Idées par la phrase suivante :
Bref, l’homme est cela qu’il doit être (et ce sont toutes ses parties qui conspirent) : un arbre rampant, couronné par la couronne la plus belle de la formation très subtile de la pensée [74].
Il est intéressant de voir comment le manuscrit avait prévu une application plus hardie de la métaphore de la plante, et qui se présentera dans la version publiée comme affaiblie :
Voilà notre charpente faite de fibres et de muscles, qui s’érige en arbre étroit, végétal qui aspire une vie électrique et qui élabore une fleur céleste dans la couronne de la tête [75].
Cette métaphore de la « fleur céleste » du cerveau a été empruntée au Syntagma philosophicum de Pierre Gassendi, qui parle de l’âme comme de la « fleur de la matière » :
Ainsi, il est plutôt évident que l’âme soit quelque chose comme une substance très subtile, qui éclot de la matière comme une fleur, douée d’une disposition ou d’une habitude et d’une symétrie de ses parts propres à elle, qui se trouvent à l’intérieur dans la masse plus épaisse du corps [76].
Loin de vouloir substituer par l’effet rhétorique de l’analogie une conviction qui doit se fonder sur l’expérience, Herder fait appel à la loi de la constance et de l’homogénéité dans l’économie de la nature, qui n’a produit qu’un seul type d’organisation des êtres vivants (comme Herder le croit avec Buffon) et qui persiste dans toutes les variétés qu’elle produit. Ainsi, Herder transfère la métaphore du cerveau comme fleur au début du chapitre suivant :
Si notre raisonnement jusqu’ici a été correct, il faut – car la nature opère toujours d’une façon uniforme – que la même analogie se manifeste encore dans les créatures inférieures ; en effet, elle y règne de la manière la plus évidente. Comme la plante travaille pour faire éclore l’œuvre d’art qu’est la fleur, pour former la couronne de cette créature, de la même façon c’est toute la charpente qui s’efforce, chez les animaux vivants, de nourrir la tête qui deviendra sa couronne. Il faudrait dire que la nature, en suivant la chaîne des êtres, s’efforce toujours d’engager toute sa force organique, pour rendre le cerveau plus dominant et plus subtil, et pour donner ainsi à la créature un centre libre afin d’y rassembler sensations et réflexions. Plus elle monte en grades, plus elle intensifie son effort, à condition qu’elle n’opprime pas la tête de sa créature ni ne dérange ses activités vitales sensitives [77].
Cette constitution du physique humain décide aussi de la nature de ce qu’on appelle « raison » : elle n’est plus une faculté innée, mais une capacité qui se développe par l’accumulation d’expériences des sens. Il ne s’agit plus, bien entendu, de l’arrêt du flux des sensations dans la « Besonnenheit » du Traité, qui était un « changement dans l’habitus de l’âme, mais non pas dans son essence » [78], mais d’une conception tout à fait différente de ce qu’il avait appelé dans le Traité « l’unique force positive de la pensée » [79]. Herder lui donne dans les Idées une définition qui ramène, par James Harris, à Aristote :
Ou la raison donc devait être innée à l’homme, comme un de ses instincts – proposition qui se révélera tout de suite paradoxale –, ou il lui a fallu naître – ainsi qu’il est aujourd’hui – comme une créature faible afin d’apprendre la raison […]. Par là il résulte clairement ce qu’est la raison : un terme employé si souvent pour désigner un automate inné et qui en tant que tel ne cause que des malentendus. Théoriquement et pratiquement, la raison n’est que quelque chose d’acquis [Vernommenes ; littéralement : ouï, entendu ; Wolfgang Proß], une proportion et direction de ses propres idées et forces cultivées, pour laquelle l’homme a été formé selon son organisation et sa façon de vivre. […] Dès son enfance, l’homme compare les idées et les impressions qu’il reçoit de la part de ses sens, davantage délicats, et il les compare selon la subtilité et l’authenticité avec lesquelles les sens les lui communiquent, selon le nombre des impressions qu’il reçoit, et selon l’élasticité intérieure, par laquelle il apprend à les lier entre elles. L’« Un » qui en résulte, c’est cela sa pensée ; et les combinaisons multiples de ces pensées et sensations, aboutissant à des jugements sur ce qui est vrai et faux, bon et mal, bonheur et malheur, c’est cela sa raison, l’œuvre progressive de la formation de la vie de l’homme [80].
Herder se fonde, dans cette définition de la raison comme capacité synthétique de l’homme à réduire les impressions multiples et hétérogènes des sens, sur la distinction entre la perception des sens et celle de l’intellect, établie dans l’Hermes de James Harris :
Si l’on veut mieux entendre comment distinguer entre la perception des sens et celle de l’intellect, il faut observer qu’une vérité, quand elle est verbalisée, est écoutée par notre ouïe, et entendue par notre esprit. C’est évident – par l’exemple de ceux qui écoutent les sons d’une langue sans en être familiers – qu’il s’agit de deux actes différents. Mais pour rendre cette différence encore plus évidente, supposons que ces actes soient exercés par le même homme qui va à la fois écouter et entendre la vérité qu’on lui propose. Prenons pour exemple l’axiome qui établit que les angles d’un triangle sont équivalents à deux angles rectangulaires. Personne, je suppose, ne doutera que ce n’est qu’une vérité seule, non pas deux ou plusieurs vérités. Posons ensuite la question : de quelle façon cette vérité devient-elle perceptible à la sensation, pourvu que ce soit du tout possible ? – La réponse est évidente : par de petites portions successives, une après l’autre à la fois. Quand la première parole est présente, toutes les paroles consécutives sont absentes ; quand la dernière parole est présente, toutes les antérieures sont absentes ; quand une partie des paroles intermédiaires est présente, il y a des mots antérieurs ou consécutifs qui manquent. Il n’y a qu’une syllabe seule qui puisse exister au même moment, et pour la sensation au moins il en est comme si le reste de l’énoncé n’existait pas ou n’a jamais existé ou plutôt n’existera jamais. Cela peut suffire quant à la perception de la sensation qui, comme nous le voyons, est diffuse, passagère et incohérente au degré maximum. – Et quant à la perception de l’esprit, en est-il de même ? – Si vous concédez cela, qu’est-ce qui s’ensuivra ? Il s’ensuit qu’un esprit ne sera plus capable d’une seule vérité, en reconnaissant ses termes en succession et sans liaison, autant que plusieurs esprits détachés l’un de l’autre ne seraient capables non plus de la connaître, si ses termes étaient partagés entre eux, chaque terme différent dans un autre esprit. Pourtant, il en est ainsi : chaque vérité est une, bien que ses termes soient plusieurs. Dans aucun cas, une vérité n’est jamais vraie dans ses parties et au moment de leur énonciation ; elle est pourtant nécessairement vraie simultanément, et à la fois. – Quelles sont donc les facultés qui sont capables de reconnaître cette unité ou synthèse ? – Et par où cette unité a-t-elle son domaine, et qui l’établit ? – Est-ce que nous allons répondre avec le Stagirite : to de HEN POIOUN touto ho NOYS hekaston [Aristote, De anima III/6, 430 b5-6 : « Ce qui réduit toutes les choses épars en unité, c’est l’esprit »] ? – Si nous admettons cela, il sera évident que là où réside une convergence entre sensation et intellection ; la sensation concerne le multiple, l’intellection l’Un ; la sensation est temporaire, divisible et successive, l’intellection est instantanée, indivisible et simultanée [81].
La distinction nette entre le caractère « temporaire, divisible et successif » de la sensation et le caractère de l’intellection « instantanée, indivisible et simultanée » n’est pourtant pas absolue, mais prépare une liaison de ces deux notions qui semblent si différentes ; il faut avoir à l’esprit cette phrase de Harris qui avait fourni à Herder l’occasion de parler de Damascius, et de sa construction théorique des trois ordres de formes ou notions de l’Hermes, le premier concernant la notion « du créateur, le deuxième celle du sujet, et le troisième, la forme de l’observateur » [82]. La notion première, dans sa force synthétique et simultanée, ne semble appartenir qu’à l’ordre du créateur ; pourtant, ses critères sont aussi valables pour celui de l’observateur. La seule différence consiste dans la relation de la notion à l’expérience des objets sensibles ; celle du créateur la précède, celle de l’observateur la suit. Pour Herder, en tant que lecteur de Harris, il est clair que l’ordre premier est inaccessible à l’homme et peut donc être écarté ; pourtant, l’accroissement des expériences par la sensation le conduit nécessairement du deuxième au troisième ordre, des objets à la synthèse. Cette nécessité est inscrite, il faut le répéter, dans la structure de son corps, dont éclot la « fleur de la matière » – cette capacité de synthèse qui se fonde sur le langage et qui devient raison. L’homme même est, par analogie avec Dieu dans la sphère créée par lui, cet Un qui rassemble le Tout pour confirmer sa prise sur le monde réel.
C’est encore James Harris, qui confirme ce naturalisme de la genèse de la connaissance humaine, élaboré par Herder :
Ainsi, ce sont les fictions de l’imagination devenues permanentes auxquelles s’attache d’abord l’effort de l’esprit humain, et par une énergie qui lui est propre et coutumière selon sa nature, comme la vue des couleurs est habituelle à l’œil, il sait distinguer tout d’un coup ce qui est Un dans le varié, et ce qui est similaire et identique dans les objets qui sont dissimilaires et différents [83].
Et il remarque dans une note :
Cet acte de connexion de la part de l’âme, par lequel elle voit l’unité dans la variété, c’est peut-être un des actes principaux de sa partie la plus excellente. C’est lui qui enlève ce nuage impénétrable qui rend les objets de l’intellect invisibles à nos facultés inférieures. Autrement, même le monde sensible (avec l’aide même de toutes nos sensations) ne se présenterait que comme un amas de choses isolées, à l’exemple des mots d’un index. Assurément, ce n’est pas l’aperception exclusive ni de la figure, ni du toucher ni de l’odorat, qui crée la rose pour nous, mais elle se constitue par l’ensemble de toutes ces impressions, réduites dans une unité avec les autres attributs ; elle n’est pas un assemblage arbitraire fait de parties insensibles, mais plutôt un assemblage raisonné fait de parties sensibles, à moins que nous soyons en faveur d’une opinion qui exclut toute possibilité d’une expérience qui se fonde sur l’expérience de la nature.
Qu’est-ce donc qui perçoit cet assemblage ou unité ? – Pourrait-ce être par un de nos sens ? – Il n’y en a aucun, comme nous savons, qui puisse dépasser les bornes de son propre domaine. Si l’odorat était en état de s’apercevoir de l’union de la senteur et de la figure, il ne serait plus odorat, mais encore l’organe de la vue. Il en est de même dans les autres cas. Forcément donc, il nous faut recourir à une capacité compréhensive supérieure, pour apprendre comment la nature procède, soit déjà dans de semblables unités subordonnées, mais d’autant plus dans cette unité compréhensive, dont la sympathie est universelle et dont ces unités plus petites ne sont toutefois que des éléments [84].
Il peut sembler que Herder, à travers Harris, avait abordé par sa définition de l’homme un terme capital du néoplatonisme, qui est l’« Un humain »
[85]. Si l’on tient compte pourtant de ce qu’a écrit Joseph Combès dans son article intitulé « De l’homme antique à l’homme » en 1978
[86], il serait prématuré de tirer de telles conséquences. Ce que Herder élabore, en liant la théorie des « idées universelles » de Harris à l’interprétation de l’homme physique qui se tient debout, peut être qualifié comme une réflexion de ces deux figures du monde, qui renvoient, selon Combès, aux vues d’Aristote d’un côté, et à celles du stoïcisme de l’autre : la première est, dans les termes de Combès, « prise ou mainmise sur le sensible » par l’homme, qui est soumis, comme les objets de son activité, au devenir, à la naissance et à la mort dans un monde contingent
[87]. L’apport du stoïcisme en revanche consiste dans l’identification « du verbe et du monde, de la raison et de la nature, du logos et de la physis » ; l’homme, comme le dit de nouveau Combès, « entre dans sa nature en entrant dans la Nature »
[88]. Le naturalisme de Herder embrasse les deux figures de la pensée aristotélicienne et stoïcienne. L’« Un humain » du néoplatonisme, en revanche, particulièrement dans la gnoséologie de Proclus et de Damascius, est pensé comme une voie tout à fait théorique visant à « médiatiser entre ses extrêmes : l’être et le devenir »
[89]. Cet « Un qui se trouve en nous » ou l’« Un de l’âme » semble garantir que le premier principe soit de quelque façon présent en nous
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La différence entre les deux positions est énorme, même si l’on tient compte de la situation difficile de la recherche, en ce qui concerne les documents du néoplatonisme et de son interprétation aux xviie et xviiie siècles. Mais ce fut précisément la lecture de l’introduction aporétique Des premiers principes qui poussa Herder à abandonner à jamais toute recherche d’une origine absolue et à se fonder sur l’homme physique comme origine de soi-même. Quand il lisait chez Damascius :
[§ 6] Ce que nous appelons le « tout », c’est la coordination de la multitude des choses qui existent, dans le concept d’une unité
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