Averroès : La cohérence de la vérité

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Averroès : La cohérence de la vérité

Ali Benmakhlouf



Les grands philosophes[modifier]

Y aurait-il deux vérités : l’une issue de la foi, l’autre de la raison ? Non, explique Averroès, la vérité est une et cohérente. Et la loi divine enjoint l’homme à user de l’intellect.

Lisant Aristote et les interprétations du Coran, Averroès a visé à concilier la religion révélée avec les lumières de la raison. Pour lui, le texte sacré s’adresse à notre intellect. La tâche des « gens de la démonstration », cette élite qui interprète le texte sacré à partir d’une compétence démonstrative, consiste précisément à retrouver les vérités derrière les images, notamment quand il s’agit d’interpréter les versets plurivoques. Pour Averroès, le sens du texte sacré dépend de la méthode de lecture qui lui est appliquée : les masses saisissent un sens rhétorique et s’en contentent en raison de leur difficulté à accéder à des arguments abstraits ; les hommes instruits lisent le Coran selon un schème démonstratif et évitent de polémiquer. L’infidélité religieuse au sens du texte est le résultat d’une inadéquation entre la méthode exposée et le public concerné : les dialecticiens qui présentent une interprétation auprès de ceux qui ne sont pas à même de la comprendre produisent de l’infidélité, car cette interprétation ne permet pas de donner accès à un sens susceptible d’être partagé par tous.

Dépasser les oppositions[modifier]

Même quand les oppositions semblent présentes dans le texte, les gens de la démonstration savent les dépasser pour éviter de mettre en pièce la religion. Si l’on prend l’exemple de l’action humaine, on peut, nous dit Averroès, trouver des passages soutenant la thèse de la liberté humaine et d’autres le fatalisme : « De nombreux versets affirmant de manière générale que toute chose arrive d’après un décret (bi qadar) et que l’homme est contraint (majbûr) dans ses actes. Mais on y trouve aussi de nombreux versets indiquant que l’homme réalise une acquisition par son acte et qu’il n’est point contraint à ses actes » (« Dévoilement des méthodes de preuve des dogmes de la religion », § 284, in Islam et Raison). En raison de ces deux orientations : « Nous disons : il apparaît bien que l’intention de la révélation n’est pas de dissocier ces deux croyances, mais de les rassembler dans une position médiane qui constitue la vérité en la matière » (§ 298, op. cit.). Le Coran ne nous pousse pas à être fatalistes, il ne dit pas non plus que tout dépend de nous, mais il indique que notre volonté rencontre des conditions extérieures dans l’accomplissement des actions humaines. Aussi notre action est partie dépendante de nous, partie liée à des éléments qui n’en dépendent pas.

La charia que l’on peut traduire par « loi divine » ou même par « religion » dans le corpus d’Averroès, ne se réduit pas à un code pénal spécifique. Conformément aux occurrences du mot dans le Coran – mot qui signifie « voie » plutôt que « loi » (cf. Coran, XLV, 18 : « Nous t’avons mis sur une voie pertinente, suis-la » !) –, la charia est une loi divine qui enjoint l’homme d’user de l’intellect. Elle « nous appelle à réfléchir sur les étants en faisant usage de l’intellect » (« Discours décisif », § 3). Elle fait même de cet appel une « obligation » (§ 4). Elle n’a pas une allure simplement anthropologique, elle renvoie à un ordre général de l’univers institué par Dieu.

L’appel à user de l’intellect montre que, pour Averroès, il y a une profonde harmonie entre la religion et l’intellect. L’intellect n’est pas la raison humaine, à laquelle nous nous sommes accoutumés depuis René Descartes. L’intellect pense, et l’homme à hauteur de son effort se joint ou non à la pensée. Ce n’est pas l’homme qui est source de la pensée, mais la pensée l’investit à hauteur de son effort. Il faut imaginer l’intellect comme un élément que nous rejoignons par nos dispositions de pensée.

Penser autrement l’intellect[modifier]

L’intellect n’est donc pas pour Averroès l’une des puissances de l’âme humaine comme le pensera plus tard saint Thomas pour qui « l’intellect agent n’est pas une substance séparée mais quelque chose de l’âme » (Thomas d’Aquin, Somme contre les gentils, II, trad. franç., § 76). Averroès laisse ouverte la possibilité de comprendre les choses « sous une espèce d’éternité » comme le dira Baruch Spinoza. L’âme humaine est pour lui sans limite et tout ce qui la différencie ici-bas (imagination, sentiment) disparaît avec elle. Une telle thèse a pu non seulement surprendre de la part d’un musulman qui applique le droit inspiré du Coran mais elle a même été condamnée comme impie. Que faire, si c’est le cas, de la répartition des peines et des récompenses, une fois la mort survenue ? Que faire de la résurrection des morts ?

Petit à petit, s’est confirmée la thèse durant le Moyen Âge latin qu’Averroès était partisan de la « double vérité », une vérité de la foi et une vérité de la raison. Or, comme dans le domaine de la loi, la reconnaissance d’une double légitimité affaiblit quand elle ne disloque pas la vérité même. La loi doit être une et cohérente comme la vérité doit être une et cohérente. Averroès n’a cessé de répéter que la vérité ne se contredisait pas elle-même. La notion de « double vérité » que le Moyen Âge latin a prêtée à Averroès est donc un contresens. Dans le « Discours décisif », Averroès écrit : « Puisque donc cette religion (charia) est la vérité, et qu’elle appelle à pratiquer l’examen rationnel qui assure la connaissance de la vérité, alors nous, musulmans, savons de science certaine que l’examen démonstratif n’entraîne aucune contradiction avec ce que dit la religion : car la vérité ne peut être contraire à la vérité, mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur. » Averroès soutient l’idée non seulement que la loi divine (charia) s’accorde avec les vérités issues de l’intellect, mais que la vie de l’homme doit être orientée en vue de réaliser cet accord.

Al-Fârâbî (v. 870-950)[modifier]

Abû Nasr Muhammad Al-Fârâbî a vécu à Bagdad parmi les cercles de logique qui ont traduit et commenté l’œuvre d’Aristote. Il est « le second maître » car la déférence à l’égard d’Aristote, « le premier maître », au Xe siècle était grande. Al-Fârâbî a commenté Aristote en ayant le souci de le rendre compréhensible à sa communauté linguistique. Il a aussi écrit un Livre de la religion et des commentaires sur l’œuvre de Platon, notamment un résumé des Lois. Pour Al-Fârâbî, l’harmonie entre les deux sages, Platon et Aristote, devrait permettre de les étudier en toute sérénité sans chercher à les affaiblir l’un et l’autre par leurs contradictions apparentes, car un tel affaiblissement est préjudiciable à la transmission de la philosophie grecque en milieu arabe. Sensible à la difficulté de pratiquer la philosophie dans une cité ignorante, Al-Fârâbî sait que le philosophe peut apparaître dans ce cas comme un animal qui vit avec une patte d’un autre animal. Dans ce cas, le philosophe, monstre aux yeux des autres, peut légitimement chercher à fuir tel un ascète qui, recherché par un tyran, revêt des habits de noceur pour quitter les remparts de la cité sans être reconnu.

Averroès (1126-1198)[modifier]

Abû al-Walid Muhammad ibn Ahmâd ibn Rushd ou Averroès, médecin, juge et philosophe andalou, est né à Cordoue au sein d’une famille de juges : son père et son grand-père furent juges et lui-même le devient en exerçant à Cordoue et à Grenade. Ami de la logique, commentateur d’Aristote, il s’inspire beaucoup de son prédécesseur Al-Fârâbî (v. 870-950) considéré comme le « second maître », le premier étant Aristote. Averroès a produit des ouvrages originaux comme le Discours décisif ou le Dévoilement des méthodes de preuve en religion, et de nombreux commentaires sur l’œuvre d’Aristote. Ce philosophe grec est pour lui « une règle de la nature et comme un modèle où elle a cherché à exprimer le type de la dernière perfection » (Commentaire sur le De Anima, l. III). Que ce soit dans le domaine de l’éthique, de la logique, de la métaphysique ou de la psychologie, l’œuvre du philosophe cordouan a façonné l’Occident latin. Avec Averroès et contre lui, les universités de Paris ou de Padoue ont produit des discours qui ont configuré la philosophie européenne à partir du XIIIe siècle

Ali Benmakhlouf[modifier]

Professeur de philosophie à l’université Nice-Sophia-Antipolis, il est notamment l’auteur de Averroès, Belles Lettres, 2000, de Le Vocabulaire d’Averroès, Ellipses, 2007, et a présenté Al-Fârâbî, Philosopher à Bagdad au Xe siècle, Seuil, 2007.

saint thomas vs averroes[modifier]

L'auteur a eu également le bon goût de présenter les textes que le Docteur angélique a écrits contre Averroès avant 1270. Une chronologie, une bibliographie et un index complètent l'ouvrage dont la publication constitue un événement. L'Aquinate rédige le De unitate intellectus contra averroistas quatre ans avant sa mort, qui survient à Fossanova le 7 mars 1274. Il s'agit donc d'une œuvre de la maturité. Cependant, écrit A. de Libéra, «le De unitate n'est pas son chant du cygne — plusieurs textes, disputes ou commentaires viendront encore après lui — , c'est une œuvre de combat, qui engage une bataille dont le Moyen Age lui-même ne verra pas la fin: la lutte contre l'averroïsme».

Dans son introduction, l'A. reconstitue avec une dense précision le contexte historique de cette lutte et met en relief les enjeux doctrinaux qu'elle soulève. Depuis trois ans, saint Bonaventure tonne contre les philosophes de la faculté des arts. L'ancien maître de Thomas, Albert le Grand, entre également en lice. Il sera bientôt rejoint par l'évêque de Paris, Etienne Tempier. Cette agitation s'explique: une erreur a envahi l'université parisienne. Averroès en est l'auteur, Siger de Brabant son propagateur.

De quelle erreur s'agit-il? De celle consistant à affirmer «l'unité de l'intellect» pour tous les hommes. La conséquence, fascinante et paradoxale, est que «l'homme ne pense pas». Pis encore, il en découle qu'il n'y a plus de vérité de foi, plus de salut des âmes, plus d'observance possible des commandements: «... poser qu'il y a un seul intellect en tous les hommes revient à dire qu'il n'y a ni vérité de foi, ni salut des âmes, ni observance des commandements et que le pire homme sera sauvé et le meilleur damné» (Saint Bonaventure, Les Dix Commandements, Paris, Desclée/Cerf, 1992, p. 72). C'est contre cette thèse redoutable que saint Thomas part en guerre. «Tentant de déconstruire l'averroïsme, écrit A. de Libéra, en reconstruisant Aristote (...) il livre l'une des œuvres majeures de la philosophie occidentale, un modèle d'exégèse et d'argumentation».

Le De unitate intellectus est consacré aux deux des treize erreurs condamnées par Etienne Tempier le 10 décembre 1270, à savoir:

1) II n'y a qu'un seul intellect numériquement identique pour tous les hommes;
2) La proposition: «l'homme pense» est fausse ou impropre.

L'œuvre de l'Aquinate est polémique et engagée. Dès le prologue (§ 1) le ton est donné: «Cela fait quelque temps qu'une erreur sur l'intellect a commencé de se répandre. Elle tire son origine des thèses d'Averroès, qui tente de soutenir que l'intellect, qu'Aristote appelle «possible» et qu'il désigne, lui, improprement, du nom de «matériel», est une substance séparée du corps selon l'être, qui n'est d'aucune façon unie au corps comme forme. Il soutient en outre que l'intellect possible est unique pour tous les hommes. Nous avons déjà écrit plusieurs fois contre cette erreur, mais puisque l'impudence de ses partisans continue de résister à la vérité, l'intention qui nous anime aujourd'hui est de produire contre elle de nouveaux arguments pour la réfuter aux yeux de tous».

Le texte ne laisse aucun doute sur les adversaires visés par saint Thomas. Il s'agit des enseignants de philosophie «latins» qui ont choisi Averroès contre la patristique latine et la tradition du péripatétisme et, ce qui est le plus consternant, ce sont des chrétiens affectant de pouvoir s'excepter des articles de foi définis par leur propre religion. Les noms concernés sont ceux de Siger de Brabant, figure centrale de l'averroïsme latin, et de Boèce de Dacie, maître es arts de la seconde moitié du xine siècle. L'A. passe en revue ces deux cas (pp. 35-45; pp. 51-60).

Comment se présente l'averroïsme aux yeux du Docteur Angélique? Essentiellement comme ce qu'il est, à savoir, une théorie de l'âme que l'on peut caractériser par six thèses qu'A, de Libéra énonce de la manière suivante:

1) l'individu humain est constitué par l'âme sensitive individuelle, étendue et unie au corps selon l'être;
2) l'intellect «matériel» ou possible est une substance séparée et éternelle, séparée du corps, unique pour tous les hommes et qui n'est pas forme substantielle du corps;
3) l'intellect agent est une substance séparée qui a pour fonction d'abstraire les universaux des individus;
4) la connaissance individuelle s'effectue chez l'homme par l'intermédiaire d'images individuelles;
5) cette connaissance est appelée «intellect spéculatif», lequel est individué et destructible du fait de son union avec les images;
6) une fois la connaissance humaine accomplie, l'intellect possible s'unit à l'intellect agent et forme avec lui Y «intellect acquis», intellectus adeptus, et c'est dans cet état que consiste la félicité suprême de l'homme (pp. 45- 46). Ainsi défini, le monopsychisme d'Averroès fait l'objet d'une critique en règle par l'auteur du De unitate intellectus contra Averroistas.

L'œuvre comprend cinq chapitres: les deux premiers sont philologiques, les trois suivants argumentatifs (pp. 47-51).

  • Dans le premier chapitre, il s'agit de montrer, textes à l'appui, qu'Averroès et ses partisans font une mauvaise lecture du Stagirite. Ils ne comprennent rien au De anima [1] Une lecture attentive du texte d'Aristote suffit à faire éclater les lacunes, les contresens et les raccourcis de son Commentateur. Chaque thèse averroïste, écrit l'A., est ainsi «réfutée par une phrase du De anima, chaque interprétation hâtive, partielle, tronquée est redressée par un contexte négligé, un terme oublié, un passage occulté» (p. 47). Le chapitre se clôt par la formulation de l'authentique thèse aristotélicienne sur l'intellect: «L'âme humaine est l'acte d'un corps et l'intellect possible est une de ses parties ou puissances» (§ 48).
  • Le chapitre deuxième poursuit la réfutation philologique d'Averroès par l'exégèse péripatéticienne du De anima. Saint Thomas montre que la lecture averroïste est contraire aussi bien à celle des péripatéticiens grecs (Thémistius, Théophraste, Alexandre d'Aphrodise) qu'à celle des Arabes (Avicenne, Al-Ghazâlî). Tous font une interprétation opposée à celle d'Averroès «dépravateur» et «corrupteur» du péripatétisme.
A. de Libéra fait observer que, jusqu'à présent, l'Aquinate procède philosophiquement sans recourir aux dogmes de la foi, étant entendu que l'aspect hérétique du monopsychisme est par trop évident. Seuls comptent les «arguments» (rationes) et les textes des philosophes (dicta philosophorum). Après le rappel des dicta, les chapitres 3-5 développent les rationes.
  • Le chapitre troisième est une réfutation de la première erreur averroïste, à savoir: l'affirmation de la séparation réelle de l'intellect par rapport à l'âme humaine. Il s'attaque à l'affirmation selon laquelle l'intellect n'est pas l'âme ou une partie de l'âme qui est forme du corps humain.
  • Le chapitre quatrième vise la seconde erreur d'Averroès: l'affirmation de l'unité de l'intellect possible. Saint Thomas distingue cette thèse de celle de l'unité de l'intellect agent, qu'il rejette comme contraire à celle d'Aristote.
  • Le chapitre cinquième conclut en réfutant les arguments des aver- roïstes contre la vraie thèse, la pluralité des intellects. Au terme de l'argumentation les averroïstes se retrouvent seuls à refuser la pluralité numérique des intellects face au rejet universel du monopsychisme par tous les philosophes, qu'ils soient arabes ou grecs.

Jetant toute l'énergie de son génie dans la bataille, saint Thomas pourfend l'idée inhumaine d'un homme qui ne pense pas, que quelque chose d'autre que lui, un intellect unique et séparé, pense à sa place. (La postérité averroïste, curieusement tenace, ira plus loin encore que Siger, visé ici, en niant le fait de conscience et en rejetant toute dimension personnelle de la pensée). Un de ses arguments les plus forts contre l'averroïsme, relève l'A., est de montrer qu'il ne peut expliquer que l'homme pense, mais seulement qu'il est pensé (p. 65). La noétique d'Averroès est bien incompatible avec l'idée d'une pensée individuelle. Sa faiblesse constitutive est de ne pouvoir saisir le pensant comme pensant mais seulement comme pensé. Aussi son prolongement le plus logique serait celui envisagé par A. de Libéra, d'une théorie de la vision telle qu'elle s'affirme dans la mystique spéculative d'un Maître Eckhart, nous ajouterions celle du De visione Dei de Nicolas de Cues, où le regard se saisit lui-même comme regardé. «L'idée, écrit l'A. en note, que l'homme peut atteindre à une connaissance de soi exercée avec l'œil même de Dieu, n'est pas sans analogie structurelle avec la thèse averroïste selon laquelle l'homme pense par l'opération même de l'intellect séparé» (n. 1, p. 71).

Cette théorie, aux yeux de l'Aquinate, échoue à faire de l'homme individuel, de cet homme-ci, le sujet de la pensée. La critique de l'averroïsme ne met pas seulement l'accent sur l'originalité et la perspicacité de la théorie thomasienne de l'âme, elle montre également le lien qui relie celle-ci à un thème fondamental, celui du rapport de l'un à l'être et au multiple. Il ne faut pas oublier, en effet, que l'argumentation du De unitate vise principalement à démontrer qu'il est «impossible que l'intellect possible de tous les hommes ne soit qu'un» (§ 94). Aussi est-ce tout naturellement que le dernier chapitre, avec l' avant-dernier le plus doctrinal, se concentre après un crescendo sur la réfutation des arguments qui tentent d'exclure la pluralité de l'intellect possible (§ 95).

Le Commentateur affirme qu'aucune forme séparée ne peut être nombrée et multipliée. Seule la matière est cause de multiplication.

L'intellect parce qu'il est séparé et non matériel ne saurait donc se multiplier par la multiplication des corps humains. Il est unique. Ce qui rend les choses nombreuses c'est, en effet, la matière. Forts de cet argument, les averroïstes concluent: «Si donc l'intellect est séparé et s'il n'est pas une forme matérielle, il n'est en rien multiplié par la multiplication des corps» (§ 95).

Or, réplique vertement l'Aquinate, ces derniers ne savent pas même la signification des mots qu'ils utilisent! Qu'ils ouvrent le livre IV de la Métaphysique d'Aristote. Ils liront ceci: «la substance de chaque être est une, et cela non par accident», et encore: «l'un n'est rien d'autre en dehors de l'être». Si donc la substance séparée est un être, elle est une selon la substance et non selon la matière. Elle peut, dès lors, être multipliée sans perdre son être et son unité, parce que la matière n'est pas la cause de tout nombre: sinon, pourquoi Aristote s'interrogerait-il sur le nombre des substances séparées, c'est-à-dire sans matière?

Une substance, qu'elle soit séparée ou pas, tient son unité de son être, car l'un n'est rien d'autre en dehors de l'être. La différence d'avec les choses matérielles est qu'en celles-ci la matière est principe d'individuation au sens où elle n'est pas participable par plusieurs, alors que les substances séparées ne sont pas faites pour êtres participées par plusieurs. Il n'est donc pas vrai qu'une substance séparée ne peut être singulière, individuelle et déterminée parce que l'unité de son être ne dépend pas de sa matière. Mais à supposer qu'une forme soit faite pour être participée par quelque chose, et qu'ainsi elle se trouve être l'acte d'une matière, elle peut être individuée et multipliée de par son rapport à la matière sans pour autant devenir elle-même matérielle. Or, il se trouve, comme cela a été montré plus haut, que tel est le cas de l'intellect: il est la faculté-d'une-âme-qui-est-1'acte-d'un-corps. Par conséquent, là où il y a plusieurs âmes il y a plusieurs puissances intellectuelles qui s'appellent intellect (§ 99). La thèse d'un intellect unique et séparé est ainsi détruite.

La reprise du thème de l'un et du multiple à la lumière du rapport entre l'être et l'un nous semble donc importante à prendre en compte. Si l'on ne veut pas réduire le De unitate à un simple problème de théorie de la connaissance, il faut également en montrer le soubassement métaphysique. A. de Libéra a mis en évidence que l'ouvrage de philosophie polémique de saint Thomas est aussi une leçon de lecture et une leçon d'histoire. Mais le De unitate, dont l'impact est moins historial que doctrinal, représente avant tout une avancée spéculative remarquable et livre par delà les «époques épistémiques» une doctrine toujours vivante capable d'interpeller un âge où, après la mort de l'homme, ne se trouvant plus personne pour penser, la foule anonyme — cerveau collectif à l'instar de l'intellect séparé d'Averroès — risque d'imposer sans contrainte une pensée sans visage.

Hervé Pasqua.