CONTEXTUALISATIONS, COMMUNICATION ET COGNITION

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CONTEXTUALISATIONS, COMMUNICATION ET COGNITION

Jacques Miermont

http://spip.systemique.eu/IMG/pdf_2003-04-17-miermont.pdf

La notion de contexte mérite d’être étudiée tant du point de vue des théories de la communication, que du point de vue des théories de la cognition. Bien plus, les processus communicationnels et cognitifs semblent extrêmement interdépendants tant ce qui concerne la compréhension que la création de contextes. Alors que G. Bateson envisage l’étude de la cognition dans celle de la communication (Communication, a Social Matrix of Psychiatry, trad. franç. : Communication et société), D. Sperber et D. Wilson inscrivent l’étude de la communication dans celle de la cognition (La pertinence). Je proposerai l’hypothèse selon laquelle l’autonomie d’un organisme vivant et d’une organisation reliant plusieurs organismes surgit par la création de “boucles étranges” qui relient la communication et la cognition, c’est- à-dire de hiérarchies enchevêtrées entre contextes de présentation et contextes de représentation. Il apparaîtra de plus que l’étude des contextes est intrinsèquement liée à la production et à la compréhension des signes normaux et pathologiques, dans leurs dimensions pragmatiques (effets concrets liés à leur usage), syntaxiques (agencements des signes) et sémantiques (sens et significations liées à leurs systèmes de référence).

Sommaire

CONTEXTE ET COMMUNICATION[modifier]

Peut-on définir le contexte ?[modifier]

S’il est un chercheur qui a insisté sur l’importance des effets contextuels dans la compréhension des signes normaux et pathologiques, voire de leurs transformations, c’est bien G. Bateson. Et pourtant, une définition explicite du contexte est absente dans son oeuvre.

Il n’en parle que de manière allusive, par décalages successifs à partir d’exemples qui peuvent vite apparaître hétérogènes. Le contexte apparaît dans les prémisses de la communication, à partir d’un ensemble hiérarchisé de règles qui gouvernent la manière dont les messages doivent être construits ou interprétés, en fonction des niveaux d’apprentissage (G. Bateson, 1971).

Il existe vraisemblablement des raisons à cette difficulté de cerner un tel concept : le terme de contexte fait référence à un “texte” qu’il faudrait également définir ; jusqu’où ce “texte” n’est- il pas déjà un contexte ? Si l’on reprend la définition du Petit Robert, on tombe sur deux acceptions :

  • (1) ensemble du texte qui entoure une unité de langue (mot, phrase, fragment d’énoncé) et qui sélectionne son sens, sa valeur (... concordance)
  • (2) ensemble des circonstances dans lesquelles s’insère un fait (situation, environnement, conjoncture).

Une troisième acception peut être énoncée, en particulier si l’on considère les situations de psychopathologie clinique :

  • (3) ensemble des informations verbales et non verbales qui connotent la prise de parole, le discours, tels qu’ils sont interprétés par les interlocuteurs d’une conversation, ou des observateurs plus ou moins extérieurs à une interaction. Cette troisième version pourrait être celle de la pragmatique des communications. Le contexte est alors envisagé comme “ce qui entoure la conversation”, la conversation étant un fait particulier, un ensemble d’actes de langage.

Une quatrième définition s’ensuit :

  • (4) systèmes de référence permettant de repérer la place de la conversation dans l’ensemble des faits, c’est-à-dire les interférences entre les faits généraux (normaux et pathologiques) et les actes conversationnels. Ce qui pose la question du statut du langage et de son usage dans la théorie générale des signes.

Il existe là des différences d’appréciation selon les écoles de pragmatique. Alors que les théories batesoniennes (issues du courant “sémiotique” de C.S. Peirce) conjoignent les trois définitions dans une perspective aussi large et globale que possible (intégrant les apports de la théorie de l’évolution), la démarche ouverte par D. Sperber et D. Wilson (prolongeant le courant “sémiologique” de F. de Saussure), qui sera exposée plus loin, repose préférentiellement sur la troisième définition, exclusive des autres.

Dans une perspective intégrative, F. Armengaud (1982, 1993) propose une “typologie quadripartite” des contextes en distinguant :

  • le contexte circonstanciel, factuel, existentiel, référentiel : l’identité des interlocuteurs, leur environnement physique, le lieu et le temps où les propos sont tenus ;
  • le contexte situationnel ou paradigmatique : l’environnement culturellement médiatisé, présentant plusieurs finalités, définissant un cadre socialement reconnu, et présentant un sens immanent partagé par les interlocuteurs d’une culture donnée : un spectacle, une transaction commerciale, un flirt, une cérémonie religieuse, un échange de blagues entre amis ;
  • le contexte interactionnel : l’enchaînement des actes de langage entre interlocuteurs, produisant des effets pragmatiques en fonction de leurs formes : propositions, objections, interrogations, questions, réponses, rétractations, etc.
  • le contexte présuppositionnel : les présupposés, croyances, valeurs, intentions, attentes des protagonistes.

F. Armengaud souligne d’autre part que le contexte évolue en même temps que le discours.

Chaque acte de langage modifie le contexte. Un propos exprimé réclame une réponse, qui elle-même redéfinit le contexte initial. De plus, le contexte prend rigueur et consistance en s’étayant sur l’organisation de mondes possibles. Trois remarques méritent d’être proposées :

  • Le contexte précise à chaque instant le sens de la rencontre, sa forme et son contenu, alors-même que la rencontre modifie le contexte, dans un mouvement en spirale. En particulier, la signification d’un mot est non seulement défini par son sens lexical, sa position dans la phrase, la personnalité des locuteurs, les contextes de la rencontre ; réciproquement, ces divers contextes sont à chaque instant redéfinis par la manière dont chaque mot est effectivement prononcé.
  • La rencontre effectuée actualise la réalisation d’un monde en fonction des univers potentiels, virtuels, fictifs, dont certains sont actualisables et d’autres non. Ce problème sera discuté ultérieurement, en référence à l’antique “Argument Dominateur” exposé plus loin.
  • Certaines formes de rencontres ou de faits ne reposent pas nécessairement sur des onversations tout en étant très chargées sur un plan contextuel (événements sportifs, artistiques, religieux, etc.), tandis que d’autres aboutissent à des impasses relationnelles : la conversation peut tourner court, aboutir à des silences plus ou moins “éloquents”, à des malentendus, des qui pro quo, voire à des situations d’intimidation, de menace, de violence agie : les situations de guerre, les conflits familiaux ou sociaux, de même que les troubles psychopathologiques entrent en interférence avec des effets contextuels spécifiques. L’étude des contextes intéresse tout autant l’examen des situations courantes, habituelles ou “normales”, que l’étude des situations extrêmes, singulières ou pathologiques. L’intérêt de l’oeuvre de G. Bateson réside en particulier dans les connexions qu’il a prospectées entre contextes normaux et contextes pathologiques. Notons dès à présent que dans les formes graves de pathologie mentale ou de troubles des comportements (schizophrénies, maltraitance, etc.), l’action thérapeutique consiste bien souvent à rétablir artificiellement des contextes de conversation habituelle ou courante, là où ils n’arrivent plus à advenir spontanément.

Dans la perspective ouverte par G. Bateson, le contexte est la concaténation d’une série (finie ou infinie) de systèmes de référence, dont certains sont

  • pragmatiques, effectifs ou poïétiques (ils participent à la réalisation, la concrétisation, l’émission du “texte”)
  • et dont d’autres sont herméneutiques, cognitifs, sémantiques (ils participent à sa réception et à son interprétation, que celles-ci soient effectuées directement par les locuteurs, ou qu’elles le soient par des participants directs ou indirects).

De nouvelles questions surgissent alors : jusqu’où le contexte est-il connu, ou connaissable explicitement, et par qui ? Existe-t-il un point de vue complètement objectif, qui clôt définitivement le sens, à savoir un contexte qui enveloppe tous les autres ?

Dans la mesure où une conversation est un fait qui met en jeu des unités distinctives dont le sens est précisé par des configurations textuelles plus larges, la réalisation et l’interprétation de ce sens sont également dépendantes de situations extralinguistiques (ce qu’on appelle habituellement “comportements non verbaux”, ainsi que les contextes biologiques, culturels, familiaux, sociaux, historiques, etc.).

Si l’on considère les faits de conversation, et les faits auxquels ils se rapportent, il importe, dans une situation clinique, d’envisager un point de vue très large de ce qui relève des contextes : non seulement les dimensions passées et actuelles auxquelles se réfèrent les faits présents, mais également les formes de relation qui peuvent être induites ou prescrites comme projets d’avenir. Le contexte n’est pas uniquement un donné à inférer d’une situation vécue, il peut également s’envisager comme mise en oeuvre d’organisations non encore advenues.

Les effets contextuels de la communication[modifier]

La notion de contexte est “primaire et fondamentale” dans toute communication (G. Bateson).

Elle est un des constituants de l’axiomatique de la théorie de la communication : ne pas communiquer revient à créer un contexte où l’on communique que l’on ne communique pas, fut-ce à l’insu de ceux qui ne reçoivent, ni cette communication, ni cette non communication.

Pas d’information, pas de message, pas d’interaction qui ne trouve un sens indépendamment des contextes où ils sont émis et reçus : «Aucun message, ou élément de message — événement ou objet — n’a de signification d’aucune sorte si on le dépouille totalement, et de manière d’ailleurs inconcevable, de son contexte. Sans contexte, un événement, ou un objet, n’est même pas “aléatoire”.» (“Le message du renforcement, 1966, in : “Une unité sacrée”, p. 206). Si l’on admet que tout message, ou événement, n’existe qu’en fonction du contexte où il surgit, le contexte ainsi défini a lui-même un métacontexte, créant ainsi une suite infinie. Le contexte est structuré de manière hiérarchisée : le phonème ne prend sens que dans une unité sémantique, le monème. Le monème n’est compréhensible que dans un mot complet, qui lui- même ne prend sens que dans une phrase. Celle-ci n’aura pas la même signification selon le locuteur qui la prononce, l’auditeur ou l’auditoire qui l’entend, les attentes respectives de l’émetteur et du ou des récepteur (s), leur histoire personnelle, leurs systèmes d’appartenance, etc.

La conception batesonienne du contexte n’est intelligible que dans une perspective élargie de la notion “d’esprit” et de “communication”. L’esprit, pour G. Bateson, est par exemple le système constitué d’un être vivant doué de processus mentaux établissant des circuits de communication au sein de son environnement. La communication est à la fois intrapersonnelle (cognition), interpersonnelle, sociétale (mass média). En ce sens, le contexte est à la fois interne et externe. Chez l’homme, le contexte n’est pas uniquement ce qui peut être inféré ou interprété à partir de ce qui est dit et montré intentionnellement par une personne ; il implique également la prise en compte des données de l’environnement immédiat et ce qui advient en arrière plan. Cette prise en compte repose sur une infinité de systèmes de référence, biologiques et culturels, reliant cet environnement et la personne en situation de communication. Le contexte est ainsi constitué d’une série de structures spatio- temporelles qui organisent l’histoire des hommes et de leurs interactions. Paradoxalement, plus ces structures spatio-temporelles sont primitives, et plus les aspects internes et externes de l’environnement sont indissociables. On peut même souligner que les processus inconscients, non locaux et atemporels, abolissent la distinction entre l’intérieur et l’extérieur.

Pour G. Bateson, le contexte n’est pas seulement épistémologique, mais également écologique. On pourrait même affirmer que l’épistémologie est pour lui tributaire de l’écologie. Une épistémologie qui ne respecte pas l’harmonie écologique est pour G. Bateson une épistémologie incorrecte.

Sens et contexte[modifier]

Selon ce point de vue élargi, la communication est le contexte de la cognition. Toujours selon G. Bateson (Mind and Nature (p. 24), le contexte est associé au “sens”, en sachant que ces deux termes sont difficiles à définir. “Sans contexte, les mots, les actes n’ont aucun sens.

C’est vrai de la communication humaine par les mots, mais également de toute forme de communication, de tout processus mental, de tout esprit, y-compris celui qui dicte à l’anémone de mer de croître et qui dit à l’amibe comment elle doit continuer” (Mind and Nature, p. 24). Ce n’est pas pour rien que G. Bateson fait référence à des animaux parmi les plus primitifs. Reconnaître la longue filiation entre espèces fait partie du sens, à partir duquel il est possible de comprendre les homologies entre espèces, c’est-à-dire la morphogenèse, l’évolution des comportements, la complexification et la transformation des structures mentales. Parallèlement à ces homologies, on constate l’existence d’analogies fonctionnelles, qui font que certains organes appartenant à des filiations homologiques distinctes présentent des similarités de structure et de fonctionnement (cf. par exemple l’oeil des insectes, des vertébrés, voire même l’oculaire des appareils photos ou des caméras).

C’est dire combien le sens relève d’une mise en perspective, où les formes qui présentent un sens se distinguent du fond de l’environnement actuel et historique, et de l’arrière fond de l’évolution des espèces et de la préhistoire.

G. Bateson établit justement des correspondances et des analogies entre le contexte au niveau superficiel et partiellement conscient des relations personnelles et le contexte au niveau le plus archaïque, plus profond des processus d’embryogenèse et d’homologie (ibidem, p. 24). A partir du moment où la vie émerge du reste de l’univers, des configurations auto-organisées se différencient des formes minérales, en remaniant les relations entre chaos et cosmos.

L’information surgit comme néguentropie (tendance à l’hétérogénéisation et à l’ordre), remontant apparemment à contre-courant la dérive entropique (tendance à l’homogénéisation et au désordre). Deux mouvements autoreproducteurs s’observent conjointement, reflets l’un de l’autre : la multiplication des espèces, soumises à la sélection naturelle des phénotypes individuels par recombinaison aléatoire des génotypes ; la multiplication des formes d’esprit, qui génèrent aléatoirement des actions mentales et comportementales soumises au crible de l’expérience par les individus et les groupes qui les produisent. Ces deux mouvements auto- reproducteurs sont réalisés par deux grands types de dispositifs stochastiques.

En distinguant ces deux grands types de dispositifs stochastiques, G. Bateson souligne la complémentarité des changements phylogénétiques et ontogénétiques. Chaque processus stochastique est composé d’un système de génération aléatoire (d’espèces et d’individus dans le processus évolutif, de paradigmes et d’hypothèses dans le processus cognitif), et d’un système de sélection ou de criblage (sélection naturelle dans le premier cas, sélection idéologique et épistémique dans le second). Ces deux contextes d’apprentissage sont étroitement reliés. Les penser séparés l’un de l’autre conduit à des impasses monodisciplinaires...

Plus récemment, Gerald Edelman a conçu un modèle de passage entre processus biologiques et psychologiques qui complète la description précédente de la double sélection, en précisant deux formes somatiques de sélection cognitive par “reconnaissance” : immunologique et neurobiologique ; sur le plan de l’épigenèse du système nerveux, il propose une théorie dite de la “sélection des groupes neuronaux”, reposant sur trois principes de base :

  • une sélection du répertoire primaire des groupes de neurones, neurodéveloppementale, topobiologique, liée à la position respective des cellules dans un processus dynamique d’interaction au cours de l’embryogenèse ; les configurations cellulaires s’organisent en fonction des événements précédents, des effets de voisinage, d’adhérence, de rapidité de reproduction, de migration, de durée de vie des cellules (op. cité, p. 100);
  • une sélection du répertoire secondaire des circuits synaptiques (décrite également par Jean-Pierre Changeux comme “stabilisation sélective des synapses”), au-travers de l’expérience sensori-motrice, dont les comportements aboutissent à l’affaiblissement ou au renforcement de multiples populations de synapses ;
  • l’organisation en cartes massivement parallèles des divers groupes neuronaux, à la fois différenciées et corrélées par des réentrées synchronisant l’effet de multiples stimuli, et aboutissant à la catégorisation perceptive.

Alors que la catégorisation perceptive traite des signaux provenant de l’extérieur de manière non consciente (ibidem p. 192), la catégorisation conceptuelle serait une catégorisation des activités internes au cerveau, c’est-à-dire des activités de diverses parties des cartographies globales, produisant des cartes de cartes.

A ces niveaux épigénétiques d’organisation biologique de la cognition, celle-ci ne procéderait pas par instructions transmises au travers de messages codés, mais par modifications qui surviennent au sein de systèmes de sélection (ibidem, p. 115). Cette affirmation pourrait être discutée et nuancée. Les instructions et les modifications n’opèrent sur les mêmes plans. Les modifications sont sous la dépendance d’instructions différentielles de production et de reproduction des entités (organisations macromoléculaires, cellulaires, tissulaires, dont l’assemblage dépend du code génétique) soumises après-coup à la sélection. Les instructions ne reposent pas sur des connaissances directes du monde, mais procèdent de manière indirecte

elles portent sur les critères de fabrication des formes organisées, qui influencent leur

rapidité de reproduction, leur durée de vie, leur aptitude combinatoire. Les formes neuronales sont validées de manière différentielle en fonction de leur degré de viabilité dans leurs contextes d’existence. Alors-même que G. Edelman cherche à réfuter les modèles computationnels du traitement de l’information (ibidem, p. 297), il devient difficile d’expliquer de quelle manière il est possible de simuler la théorie de la sélection des groupes neuronaux à l’aide de supercalculateurs, et a fortiori de la justifier (ibidem, p. 121). Les instructions ne portent pas sur les informations qui résultent directement de l’interaction avec l’environnement, mais sur les procédures différentielles de reproduction des formes neuronales de reconnaissance.

Quoi qu’il en soit, une telle perspective permet de considérer que les contextes de la cognition impliquent de manière conjointe des communications entre l’organisme et son environnement et des communications internes à l’organisme. On pourrait même généraliser cette proposition aux unités familiales et sociales. Les processus cognitifs relèveraient ainsi d’une intériorisation progressive de communications entre organisations (cellules, organes, organismes, unités groupales supra-individuelles) qui reconnaissent un soi propre distinct du “monde” extérieur. L’autonomie de telles unités reposerait en fait sur une double reconnaissance : une reconnaissance interne, auto-constituante, et une reconnaissance externe du monde extérieur ainsi (re)défini. L’ajustement de ces deux formes de reconnaissance fait l’objet de confrontations plus ou moins conflictuelles : elles nécessitent l’advenue d’un répertoire de connaissances communes, des règles de procédure (instructions) permettant le partage et la reproduction de ce répertoire, et la capacité à modéliser ou simuler réciproquement les états cognitifs singuliers de chaque organisation, relatifs à leur position et leur situation dans la dynamique de l’échange. Il est à noter que l’instruction et la sélection n’opèrent pas au même niveau d’organisation : ceci vaut pour l’éducation : être instruit ne signifie pas ipso-facto que l’on se “débrouillera” dans la vie ; mais l’absence complète d’instruction risque fort de jouer des tours pendables à celui qui pense pouvoir s’en passer. De même, si les recettes de cuisine ne préjugent pas de la réussite d’un plat, une cuisine sans recettes a peu de chances d’être reproductible ni d’être viable bien longtemps. Instructions et sélections réclament l’existence de plusieurs niveaux d’apprentissage.

Contextes et niveaux d’apprentissage[modifier]

Les contextes ne s’élaborent et ne se repèrent qu’au travers de multiples processus d’apprentissage. Les dispositifs d’acquisition et d’apprentissage des organismes sont eux- mêmes le produit d’acquisitions phylogénétiques, véritables mémoires de l’évolution des espèces dont les organismes disposent comme préprogrammes innés. Il existe des interférences entre les variations phénotypiques des organismes et les variations génotypiques.

L’adaptation somatique crée un contexte favorable au changement génétique : haleter quand on arrive en haute altitude, apprendre à ne pas le faire quand on reste longtemps en haute montagne (G.Bateson, La nature et la pensée, p. 190).

Pour G. Bateson, le modèle triadique du behaviorisme (stimulus/réponse/renforcement) est un artefact de laboratoire : un tel “modèle”, qui définit la forme, n’a pas de contenu particulier.

Le “contexte” est lui-même labile, puisque l’on peut imaginer un “contexte” à tout événement. G. Bateson se démarque ainsi des modèles behavioristes, à partir du moment où il conçoit que l’organisme puisse rechercher des renforcements négatifs dans ses contextes d’apprentissage, tout particulièrement lorsqu’il n’est pas sûr des modèles de contingence dans une situation donnée (Une unité sacrée, p. 208). De telles acquisitions impliquent une sophistication des communications internes, c’est-à-dire des activités mentales, et des communications interpersonnelles, par l’accompagnement des expériences par les parents et les maîtres.

Le dressage du marsouin a servi à G. Bateson de paradigme de la théorie du deutero- apprentissage (apprentissage d’apprentissage, Ecologie de l’esprit, p. 48). Le marsouin se trouve impliqué dans une forte dépendance affective à son dresseur, qui semble lui demander des comportements contradictoires. Récompensé par le don d’un poisson lorsqu’il accomplit une acrobatie, le marsouin semble ne plus comprendre ce que lui demande son dresseur lorsque la récompense n’est plus là. Il change alors de figure acrobatique, qui, là encore, sera suivie d’une récompense et d’une absence de récompense. Au bout d’un certain temps, le marsouin devient confus. Il sortira de cette confusion par une véritable création, qui consiste à réaliser un véritable ballet composé des différentes composantes des acrobaties précédentes.

Comment s’y prend le marsouin pour briser la séquence des apprentissages partiels, pour l’élargir à la classe de tous les épisodes, pour faire référence à son “soi” et celui du dresseur, et faire ainsi l’apprentissage du contexte des contextes ? Il est nécessaire de postuler que le marsouin a les moyens internes qui lui permettent de supporter la confusion, de s’abstraire de l’expérience des séquences locales conflictuelles, et d’élaborer une solution globale de composition des séquences locales. Il est également nécessaire de considérer la nature même de la communication entre le marsouin et son dresseur, où ce dernier, au bout de compte, se révèle particulièrement heureux de la créativité de son “élève”.

L’apprentissage apparaît dans un contexte qui possède des propriétés formelles spécifiques. Il n’est pas le même selon que les traits formels d’une séquence reposent sur l’évitement (le baton), ou sur la récompense (la carotte). Le résultat apparaîtra identique, alors que les contextes d’apprentissage seront opposés. L’aptitude à gérer des conflits entre contextes et métacontextes varie beaucoup d’un organisme à un autre. L’organisme est confronté à un dilemme : soit il a tort dans le contexte restreint, soit il a raison dans ce même contexte, mais à tort ou d’une manière fallacieuse dans un contexte plus large. Pour qu’un deutero- apprentissage soit validé dans un contexte plus large, ou métacontexte, lui même situé dans une série ouverte à l’infini, encore faut-il que l’environnement se prête à une telle validation.

Il est également nécessaire que l’organisme ait la capacité d’apprendre à apprendre lorsque plusieurs contextes contraignants sont appréhendés comme incompatibles les uns avec les autres. Lorsque cette aptitude fait défaut, l’organisme cherche, le plus souvent à son insu, à se projeter dans des organisations susceptibles de pallier de l’extérieur cette défaillance de sens.

On peut noter qu’en thérapie familiale, un changement notable intervient quand les contextes d’apprentissage, initialement fondés sur des processus préférentiellement aversifs, évoluent vers des formes de confirmation des attitudes, des initiatives et des réalisations de projets fondées sur la récompense, l’apaisement des émotions lors des situations conflictuelles, la reconnaissance positive des efforts accomplis.

“Les contextes ne sont pas isolables”[modifier]

“En renonçant au postulat que les contextes sont toujours conceptuellement isolables, j’ai par là même introduit l’idée d’un univers plus unifié — et, en ce sens, plus mystique — que l’univers conventionnel du matérialisme amoral. Pouvons-nous donc, à partir de cette position nouvelle, espérer que la science répondra un jour aux questions morales et esthétiques ?” (VEE, T. 2, p. 88).

Cybernéticien de la première heure, G. Bateson a très tôt mis en cause les dérives sectionnantes de ce que l’on a appelé la première cybernétique, en critiquant les concepts de contrôle et de pouvoir. Lorsque nous concevons le “contrôle” comme le pouvoir de modifier la nature du “soi” et ses relations avec autrui, nous risquons de participer à la destruction et à la laideur. Dans une relation entre deux personnes, le contrôle exercé par chacune sur l’autre est extrêmement limité, de même que le contrôle sur ce qui peut arriver dans cette interaction.

Chacune n’est qu’une partie de l’unité ainsi créée, dont les effets sur celle-ci restent extrêmement circonscrits. Au-dessus de deux personnes, les formes de contrôle sont encore plus limitées, même si se mettent en place des coalitions (deux contre un, etc.) susceptibles d’être interprétés en termes de “jeux” stratégiques à somme nulle ou non nulle. Mais il existe ici un paradoxe de taille :

  • G. Bateson précise d’une part (VEE, T.2, p. 93) que l’énonciation ou l’acte ne sont pas à considérer comme des variables dépendantes, tandis que le contexte serait la variable indépendante ou déterminante. L’action ou l’énoncé sont des parties du sous-système écologique appelé contexte, et non le produit ou le résultat de ce qui reste du contexte, une fois que l’élément “action” ou “énoncé” a été retiré.
  • G. Bateson parle d’autre part du “rail infini des contextes” (p. 89), où une contradiction entre le tout et la partie relève d’une contradiction dans les “types logiques”. “Le tout est toujours en métarelation avec ses parties. De même qu’en logique la proposition ne peut jamais déterminer la métaproposition, de même, dans le domaine du contrôle, le contexte ne peut déterminer le métacontexte.”

Si l’on suit ce raisonnement, soit notre action portera sur une partie très limitée et non déterminante du “soi” ou de la relation ; elle sera alors pratiquement inefficace. Soit elle cherchera à influencer le métacontexte ; et, portant sur le tout, elle risque alors de précipiter la dégradation d’équilibres subtils, produisant des abus de pouvoir.

On suggérera qu’il existe ici des contraintes cognitives propres à chaque organisme ou à chaque organisation considéré(e). Comment s’y prend un organisme pour passer outre les conflits entre contexte et métacontexte, et choisir la solution innovante la plus pertinente face à une situation inusitée? Entre le double bind schizophrénique, qui apparaît comme une situation sans issue face à tous les contextes actuellement disponibles dans une société donnée, et le deutero-apprentissage fructueux, qui possède les aptitudes à créer un nouveau contexte acceptable, il existe une différence qui tient aux “défaillances” cognitives et communicationnelles du patient “schizophrène”, et à ses contextes habituels d’apprentissage (sa famille, et l’organisation des soignants). Comme le souligne excellemment G. Bateson, le schizophrène vit l’organisation soignante qui s’occupe de lui comme hostile. Il met un point d’honneur à ne pas répondre de manière perçue par les thérapeutes comme appropriée.

Chercher à plaire à quelqu’un que le schizophrène n’aime pas peut être vécu par lui comme particulièrement honteux. “Imaginez la douleur intense du malade mental que l’un des membres du personnel d’un grand hôpital traite momentanément comme un être humain!” (VEE, T2, p. 68). On peut considérer que de telles situations nous confrontent à “la destruction et la laideur” stigmatisées par G. Bateson comme abus de pouvoir ! La thérapie familiale cherche, dans de telles situations, à développer des relations sociales nouvelles entre le malade, la famille et les réseaux soignants ; il s’agit moins de vouloir “changer le système de l’intérieur” que de tenter de promouvoir ensemble de nouvelles modalités contextuelles.

Les contextes de la conversation[modifier]

Lorsque deux ou plusieurs personnes entrent en contact et se mettent à discuter, la nature de leur conversation est mise en perspective par la superposition de multiples plans et arrière- plans contextuels :

1. Effets cosmologiques, atmosphériques et climatiques[modifier]

Certaines variables cosmologiques et atmosphériques jouent un rôle d’autant plus évident qu’elles sont intégrées et comme allant de soi dans la vie de tous les jours, et dans ce qui constitue la “réalité”. L’alternance des jours et des nuits synchronise les rythmes spontanés de sommeil et d’éveil. Certaines personnes sont plus “en forme” le matin ou le soir. Les saisons influent sur notre humeur, au point que le passage d’une saison à une autre est susceptible de déclencher une décompensation maniaque ou mélancolique chez une personne prédisposée.

Le taux d’ensoleillement a également une incidence sur le taux des dépressions et des suicides. Discuter du temps qu’il fait est une manière fréquente d’établir le contact, de singulariser dans l’espace et dans le temps la forme que prend la conversation entre deux ou plusieurs personnes. Parler de la pluie ou du beau temps revient en fait à créer le contexte le plus ouvert et le plus large possible, le moins impliquant concernant les systèmes d’appartenance les plus personnalisés, le plus branché sur l’ici et maintenant : ce qui est une façon de préciser les circonstances atmosphériques du lieu planétaire de la conversation dans l’instant-même où elle advient. Apparemment très général et banal quant au contenu de l’échange, une telle connotation particularise notre appartenance à la planète terre, en la situant comme système de référence partagé dans son unicité et son irréversibilité.

2. Effets de lieu[modifier]

Le lieu de l’échange participe fortement à l’établissement du sens de la conversation ; il peut être privé ou public, ouvert ou fermé, congruent ou non avec la nature des propos échangés ;

l’architecture est plus ou moins chargée d’histoire, signant le cadre (institution sociale, maison familiale, édifice public, etc.), favorisant la convivialité ou présentant au contraire un aspect rebutant ; on ne parle pas de la même manière selon que l’on reste debout ou que l’on prend le temps de s’asseoir à la terrasse d’un café ; le bâtiment, la salle, le mobilier spécifient également le cadre de l’interaction ; dans une situation clinique la tonalité de l’échange sera par exemple diversement modulée selon que l’on se trouve dans le bureau médical d’un service hospitalier, d’un dispensaire, ou d’une salle de psychothérapie, etc.

3. Effets de temps =[modifier]

Le temps s’organise en une série d’échelles (métrées ou non) permettant de distinguer le passé, le présent et l’avenir. Un événement, une conversation adviennent dans le présent, se mémorisent comme faits passés, s’anticipent comme faits à venir. Donner de ses nouvelles revient à réactualiser un passé récent ou plus ancien, en fonction de l’interlocuteur rencontré dans le présent. Le déploiement de la rencontre définit une unité de temps, qui produit une asymétrie entre un “avant” et un “après”. Une telle unité s’inscrit sur une série d’échelles dont certaines présentent un caractère cyclique (les cycles de vie individuels, familiaux, sociaux) et d’autres un caractère irréversible (l’asymétrie du passé et du futur, considérés en référence au temps présent, qui “s’écoule” ou se “déroule” à chaque instant. Le temps permet de construire la causalité (relation obligée entre un antécédent et un conséquent), la conditionnalité (si A, alors C), et des propositions contrefactuelles (si A, alors non X) — pour un examen des paradoxes de la temporalité, cf. plus loin “l’aporie de l’argument dominateur”.

4. Effets de forme[modifier]

La conversation présente un caractère formel ou informel. Une conversation est formalisée lorsque les partenaires s’identifient fortement à des rôles et des statuts sociaux (parentaux, professionnels, etc.). Elle présente un caractère informel lorsque les partenaires arrivent à quitter ces formes protocolaires, et jouer sur des interactions plus imprévisibles et spontanées.

Les partenaires de l’échange viennent avec leur histoire, avec certaines attentes, avec des formes de motivation et de résistance variées. Le contact ne s’établit que si chaque participant cherche à se faire comprendre, arrive à préciser ses intentions, accepte explicitement ou implicitement la raison d’être de la rencontre quelle que soit l’intensité des aspects formels et informels de celle-ci.

5. Effets de position : présentations, représentations et délégations[modifier]

Les personnes qui se parlent ne sont pas toujours les seules impliquées dans l’échange ; avant de d’accéder à la représentation mentale d’autrui, encore faut-il que les présentations soient faites : le plus souvent par un tiers, parfois sous forme d’autoprésentation, lors de rencontres très formalisées (par exemple professionnelles) ou au contraire très informelles (drague). Lors d’une conversation, certains témoins présents peuvent fonctionner comme chambres d’écho, ou caisses de résonance. Ils peuvent même influencer par leur écoute la teneur de l’échange, sa nature, voire “tirer les ficelles”. Lors d’une rencontre amoureuse, ils fonctionnent comme “témoins” de la réalité du couple, lorsque celui-ci s’affiche publiquement, voire s’officialise.

Le sujet de la conversation porte parfois sur des personnes absentes, celles-ci pouvant même avoir initié la raison même de la rencontre, et avoir envoyé les protagonistes en délégation.

C’est dire que les représentations mentales des participants sont mises en perspective par les effets de présentation et de représentation qui les positionnent dans des systèmes plus vastes.

6. Effets de métacommunications et paracommunications[modifier]

Les partenaires d’une conversation ne se contentent pas d’émettre et de recevoir des messages (aspect “indice” de la communication). Ils émettent et reçoivent des informations sur ces messages, dont certaines ont une influence directe sur ceux-ci (aspect “ordre” de la métacommunication), et d’autres une valeur plus incidente ou incertaine (aspect neutre de la paracommunication). L’influence métacommunicative ou paracommunicative est volontaire ou involontaire, consciente ou inconsciente. L’apparence physique, l’habillement, la tenue révèlent en partie l’état d’esprit, le style de vie, certains aspects de la personnalité, les références culturelles, les appartenances groupales.

7. Effets de connaissances et de reconnaissances interpersonnelles, intentionnelles et interactionnelles[modifier]

La personnalité des interlocuteurs produit des incidences particulièrement complexes quant à la nature de la conversation. Elle détermine en partie le cours de l’échange, le style de l’interaction, voire ses prolongements éventuels. Mais elle peut être également modifiée par des effets de systèmes émergeant de l’interaction, et conduire à des événements qui ont valeur d’histoires susceptibles d’être rapportées à des tiers. En tant que fait, la conversation entre deux ou plusieurs personnes peut de plus avoir des incidences sur leurs systèmes relationnels non immédiatement présents. Ce qui revient à distinguer les contextes immédiats et les contextes médiats, éventuellement influencés, voire transformés par les premiers. Enfin, la conversation repose sur la mise en oeuvre d’inférences que chacun fait des intentions d’autrui, et sur les implications et les finalités-mêmes de la rencontre : ce qui conduit à reconnaître les dimensions affectives et cognitives des contextes de la communication.

CONTEXTE ET COGNITION[modifier]

On constate ici la grande distance qui existe entre la définition batesonienne du contexte, et la définition de D. Sperber et D. Wilson qui s’inscrit dans le cadre de la psychologie cognitive.

Chez ces derniers, la cognition est le contexte de la communication. Le contexte est limité à la compréhension des énoncés verbaux et des expressions non verbales. Ils soulignent à juste titre la distorsion qui surgit lorsque l’on prend pour modèle la communication linguistique, alors même que de nombreuses formes de communication humaine, y-compris verbales, ne relèvent pas d’énoncés structurés sur le mode signifiant / signifié (p. 89). Il existerait ainsi un continuum entre les communications très précises (digitalisées) du langage doublement articulé, et les communications vagues ou floues (analogiques, iconiques, holographiques) permises par les formes non verbales de communications.

Toujours selon ces auteurs, la thèse d’un “savoir mutuel” partagé entre les partenaires d’un échange n’est pas psychologiquement plausible. “Certes, dans l’élaboration de leurs représentations du monde, les humains sont limités par les capacités cognitives propres à l’espèce. Certes, tous les membres d’un groupe culturel partagent un certain nombre d’expériences, d’enseignements et d’attitudes. Mais, au-delà de ce cadre commun, chaque individu tend à développer un savoir qui lui est propre” (pp. 31-32).

Bien que très juste, cette remarque risque simplement, dans son souci apparent de rigueur, de fermer les portes à ce qui, dans le contexte, n’est pas psychiquement représentable ou inférable :

  • certaines informations sont infra-représentationnelles, ou sub-symboliques ;
  • d’autres s’organisent en unités d’esprit sémantique : le couple, la famille, l’organisation sociale, la nation, etc.

La communication n’est pas réductible aux aptitudes mentales individuelles de chaque protagoniste, si l’on considère que l’esprit procède d’un effet de multiples systèmes interpersonnels, où les outils, les produits techniques, les organisations artificielles ont des incidences contextuelles prégnantes dans sa constitution. Le lieu de l’échange, les incidences éventuellement inconnues des partenaires de la communication, le “public” présent ou en coulisse, les systèmes d’appartenance, l’horizon épistémique lié à la phylogenèse et l’évolution culturelle font également partie du contexte des contextes. Un couple qui n’arrive pas ou qui n’arrive plus à produire un savoir commun aboutit habituellement en thérapie.

L’intérêt de la thèse de D. Sperber et D. Wilson tient au fait qu’il est fructueux d’explorer les stratégies cognitives des partenaires d’une interaction en clinique ; pour donner un exemple, la thérapie familiale ne saurait se cantonner à une pure analyse des relations, sans tenir compte des personnalités singulières qui s’expriment au travers de celles-ci. Mais l’horizon psychologique de la personne n’est pas le seul qui permette d’appréhender la complexité de l’esprit. Le fait d’échanger dans une interaction dyadique ou dans une interaction multiadique produit des effets contextuels très différents. Le cas des interactions schizophréniques est exemplaire à cet égard.

D. Sperber et D. Wilson proposent d’appeler “comportement ostensif”, ou “ostension” un comportement qui rend manifeste une intention de rendre quelque chose manifeste (p. 80-81).

Ces termes sont très voisins du concept de métacommunication proposé il y a plus de trente ans par G. Bateson. De même, ils proposent de distinguer :

  • l’intention informative, qui consiste à informer un destinataire
  • l’intention communicative, qui consiste à informer de cette intention informative.

“Communiquer par ostension c’est produire un certain stimulus afin de faire se réaliser une intention informative avec, en outre, l’intention communicative de rendre mutuellement manifeste au destinataire et au communicateur que le communicateur a cette intention manifeste”.

“Informer” est ici compris comme “transmettre un message intelligible verbalement”. Cette formulation est assez proche de la distinction communication (“intention informative”) / métacommunication (“intention communicative”), et crée certains problèmes méthodologiques. Dire : “Il fait beau aujourd’hui” ne cherche pas principalement à informer du beau temps, mais de l’intention d’établir un contact anodin, qui établit une déixis sur ce “petit coin” de la planète terre où l’échange est en train d’advenir. Il est curieux de constater le chassé-croisé qui fait que, dans certains courants cognitivistes, la métacommunication soit synonyme de “communication”, tandis que la représentation psychique devienne “métareprésentation”.

Le contexte est défini par D. Sperber et D. Wilson comme l’ensemble des prémisses utilisées pour l’interprétation d’un énoncé ; un contexte est une construction psychologique, un sous- ensemble d’hypothèses de l’auditeur sur le monde. “Bien entendu, ce sont ces hypothèses, et non l’état réel du monde, qui affectent l’interprétation d’un énoncé” (p. 31). Encore faut-il préciser ce qu’est une hypothèse : une pensée, c’est-à-dire une représentation conceptuelle (par opposition à des représentations sensorielles ou des états émotionnels) qui est traitée par un individu comme une représentation du monde réel (p. 12). Je nuancerais de la manière suivante : une hypothèse est une représentation conceptuelle potentiellement adéquate à l’appréhension du monde réel.

“Le contexte est à la fois l’ingrédient le plus essentiel à toute communication pleinement intentionnelle et la seule caractéristique qui distingue ce type de communication de la transmission de simples énoncés” (U. Frith, p. 295).

Pour D. Sperber et D. Wilson, “le rôle du contexte n’est pas simplement de filtrer les interprétations inadéquates : le contexte fournit les prémisses sans lesquelles les implicitations ne peuvent tout simplement pas être inférées.” (p. 62). “Les humains ne communiquent pas en codant et en décodant des pensées. Le modèle inférentiel (...) donne une description de la communication qui semble intuitivement correct” (p. 55). Comme j’essaierai de le montrer, ce point de vue mérite d’être discuté en clinique. De nombreux malentendus surgissent dans les interactions, qui révèlent l’importance des contextes biologiques et culturels qui orientent et précisent le sens des mots et des gestes, et qui fonctionnent comme systèmes de code inintelligibles pour ceux qui n’en possèdent pas les clefs.

Pour qu’une information soit pertinente, il faut qu’elle ait des effets contextuels (p. 182). Il existe plusieurs types d’effets contextuels (p. 181) :

  • les implications
  • les contradictions
  • les renforcements contextuels

La notion d’effet contextuel permet de décrire le processus de compréhension verbale.

L’effet contextuel[modifier]

L’effet contextuel est pour D. Sperber et D. Wilson le rôle de la déduction dans ce qu’ils appellent l’inférence non démonstrative, à savoir la compréhension par l’élaboration et la comparaison d’hypothèses. Elle est dite “non démonstrative” en ce que la communication de ses effets peut échouer, même dans les circonstances les plus favorables : “En effet, le destinataire ne peut ni décoder ni déduire l’intention informative du communicateur. Le mieux que le communicateur puisse faire, c’est de former une hypothèse à partir des indices fournis par le comportement ostensif du communicateur. Une telle hypothèse n’est jamais certaine ; elle peut être confirmée, mais elle ne peut être démontrée” (p. 103). La compréhension inférentielle relèverait d’un processus global, mettant en oeuvre l’ensemble des informations conceptuelles dont dispose le destinataire, au travers de sa mémoire conceptuelle. Pourtant, ces auteurs cherchent à réhabiliter le rôle de la déduction dans la mise en oeuvre d’inférences non démonstratives, alors même qu’il a été sérieusement contesté par plusieurs courants de pragmatique de la communication. La déduction aurait pour fonction de repérer la présence ou l’absence de contradictions entre une hypothèse et ses conséquences, ou entre plusieurs hypothèses. Bien plus, elle permettrait de faire l’économie des hypothèses peu consistantes, c’est-à-dire dont les prémisses aboutissent à des conclusions non congruentes avec une meilleure représentation conceptuelle du monde (p. 158). La déduction porterait sur l’union d’informations nouvelles P et d’informations anciennes C. La contextualisation de P dans C permet d’aboutir à l’élaboration de concepts nouveaux, en modifiant et en améliorant le contexte ; l’implication contextuelle nécessite une interaction entre les informations nouvelles et anciennes, selon un processus qui n’est pas uniquement analytique, comme dans la déduction pure, mais aussi synthétique ; dans la mesure où une implication synthétique ne saurait impliquer logiquement aucune de ses prémisses (p. 172), elle ne peut être déduite de celles-ci prises isolément ; et dans la mesure où la déduction, telle que l’entendent D. Sperber et D. Wilson, tend à renforcer, à affaiblir une hypothèse, ou à lui donner une force équivalente à une autre hypothèse, il serait plus juste de considérer que cette pondération relève davantage d’un processus analogique que d’une évaluation déductive en tout ou rien.

L’implication synthétique d’informations nouvelles et anciennes peut ainsi conduire :

  • soit à confirmer les hypothèses anciennes du fait de la congruence des hypothèses nouvelles avec celles-ci ;
  • soit à affaiblir les hypothèses anciennes, voire à les abandonner, lorsque les hypothèses nouvelles sont contradictoires avec les précédentes et qu’elles proposent un cadre de référence nécessaire et suffisant pour rendre compte des informations perçues et conçues.
  • soit à constater que la contradiction entre hypothèses nouvelles et anciennes ne peut être levée, du fait de leur force égale ; ce qui conduit, soit à rechercher des hypothèses supplémentaires, en élaguant les hypothèses incorrectes, soit à abandonner le recours à toutes les nouvelles hypothèses. Dans ce dernier cas, il ne se produit pas d’effet contextuel.

Dans ce qui suit, je souhaite montrer que le recours au raisonnement déductif est certes utile, mais aussi qu’il est insuffisant pour rendre compte des inférences contextuelles, et qu’il est souvent mis en défaut, particulièrement lorsque la contradiction entre hypothèses de “force” équivalente ne peut être levée.

Système de codage, système d’ostension-inférence[modifier]

Pour D. Sperber et D. Wilson, une mimique est un “stimulus non codé” (p. 232) : le fait de faire semblant de conduire une voiture, pour indiquer à son partenaire que l’on souhaite partir d’une rencontre relèverait d’une ostension non codée : de telles ostensions feraient que les hypothèses inférées à leur sujet manqueraient de pertinence : “Les seules hypothèses pertinentes que de tels gestes rendent manifestes sont des hypothèses sur l’intention informative de l’auteur du geste”. Certains stimuli ostensifs seraient complètement dépourvus de pertinence en dehors de leur caractère ostensif. Un acte terroriste réussit beaucoup mieux à attirer l’attention qu’à communiquer un message facilement décryptable.

Là encore, se posent des problèmes de traduction ou de transcription, non seulement entre expressions gestuelles et verbales, mais aussi entre écoles pragmatiques ! Dans la perspective ouverte par G. Bateson, les gestes ostensifs sont considérés comme des messages codés analogiquement. Le fait de faire semblant de “tourner un volant fictif” n’est compréhensible que dans une société où les automobiles existent. Il s’agit bien là d’un code, qui reste absolument non décryptable en dehors d’un tel contexte. De même, les mimiques invariantes au sein d’une espèce (l’expression des émotions primaires), voire même l’aspect général d’un organisme peuvent être faussement décodés par les individus d’une autre espèce. La tête du dromadaire ou du chameau nous semble exprimer une attitude altière et méprisante. Le bâillement de l’hippopotame ne signifie pas qu’il est fatigué, mais correspond à l’expression d’une menace. L’aspect “bonhomme” de l’ours aux yeux d’humains naïfs est particulièrement trompeur, et conduire à des mésaventures tragiques devant la puissance agressive de l’animal.

Autrement dit, une mimique, plutôt que d’être considéré comme un stimulus non codé, pourrait renvoyer en fait à des systèmes de code qui semblent aller complètement de soi, alors qu’il se réfèrent à des contextes phylogénétiques et culturels qui échappent à une analyse uniquement centrée sur la psychologie individuelle, ou sur l’ontogenèse des processus cognitifs. De plus, l’intention informative est plus ou moins répartie sur les aspects communicatifs (indice de l’opération de communication) et sur les aspects métacommunicatifs (ordre de l’opération de communication).

Plus l’intention informative porte sur la métacommunication (terrorisme politique, crise conjugale, psychose, etc.), et plus les contextes cognitifs sont débordés par les contextes communicationnels élargis. Plus l’intention informative porte sur la communication (établissement d’un lien, qu’il soit superficiel ou profond), et plus les contextes communicationnels arrivent à être appréhendés par des inférences cognitives. Dans ce dernier cas, même si le contenu verbal ou indiciaire du message est relativement anodin, l’aspect “ordre” véhiculé par la métacommunication garde un caractère implicite, et ne fait pas l’objet de commentaires indiciaires (verbaux, vocaux, mimiques ou gestuels) explicites.

Lors d’une conversation, de nombreux signaux commentent le contenu verbal du discours, susceptibles d’être diversement interprétés :

  • commentaire vocal : glousser, changer de voix, se racler la gorge, etc.
  • commentaire mimique : sourire, froncer les sourcils, lever les yeux au ciel, détourner le regard ou changer le regard, montrer l’étonnement, etc.
  • commentaire gestuel : changer de posture, hausser les épaules, trépigner, etc.

Ces signaux peuvent être considérés comme des codes, qui varient selon les cultures locales (cultures familiales, cultures d’entreprises, etc.) et globales (cultures ethniques, cultures nationales, etc.)

Problèmes méthodologiques liés à l’expression et à la compréhension des processus intentionnels[modifier]

Le problème de l’intention est d’une extraordinaire difficulté. Si la théorie batesonienne du contexte peut apparaître ambiguë et confuse aux yeux des cognitivistes “purs et durs”, il existe conjointement de multiples zones d’incertitude concernant l’analyse purement cognitive des processus intentionnels : les termes d’information et de communication tels qu’ils sont utilisés dans la théorie de D. Sperber et D. Wilson dans leur référence à l’intention, semblent apporter une certaine imprécision conceptuelle. On pourrait par exemple distinguer l’intention d’entrer en contact, de converser, de partager une émotion, de partager un même point de vue sur un sujet donné, d’expliciter des divergences d’appréciation, etc.

Voici une petite scène amusante récemment observée dans un magasin, un après-midi d’été.

Un tout jeune enfant s’exclame, à la vue d’un chien, en le pointant du doigt : “Oh le gros chien ! Il a chaud !” L’enfant avait remarqué que l’animal haletait. Son maître s’adresse alors au père de l’enfant : “C’est vrai qu’il a chaud avec ces chaleurs !”. Ce qui était drôle, c’était la façon dont l’enfant, spontanément comme le font les enfants de son âge, a pris la parole à la cantonade, sans retenue, ce qui a déclenché immédiatement l’attention de l’entourage familier et étranger. On peut admettre que sa communication était consciente et en partie volontaire ;

mais elle ne présentait pas l’intention volontaire de communiquer avec les personnes présentes, ce qui justement induit chez elles l’envie tout aussi involontaire (bien que consciente !) d’échanger quelques mots. Le problème de l’information et de la communication est de présenter des aspects intentionnels et non intentionnels, conscients et non conscients, volontaires et involontaires. Il serait peut-être possible d’édifier une matrice à partir de ces traits distinctifs :

ConsciencE Volonté……Intention
Intention manifeste [ + + +
Volonté consciente non dirigée [ + + -
Insight sans changement [ + - -
Comportement dirigé involontaire [ + - +
Automatisme post-conscient [ - + +
Automatisme non dirigé [ - + -
Inconscient freudien [ - - +
Comportement involontaire non conscient [ - - -

Lorsque nous conversons avec quelqu’un, nous cherchons certes à rendre mutuellement manifestes certains événements vécus, certaines émotions, certains modèles mentaux, certaines représentations, certains arguments. Mais conjointement, nous transmettons une foule d’informations téléonomiques et téléologiques qui peuvent être non intentionnelles sur un plan volontaire et/ou conscient : “Ca n’était vraiment pas mon intention !”, ou : “C’est plus fort que moi !” ; ou encore : “Où veut-il en venir ? peut-être ne le sait-il pas lui-même!”. Nous ne connaissons jamais vraiment quelles sont les intentions volontaires d’autrui, nous sommes obligés de faire des inférences plus ou moins plausibles à leur sujet, dans la mesure même où ces “intentions” sont multiples, hiérarchisées, contradictoires, fluctuantes, évoluant même, en temps réel, en fonction même de l’acte de conversation. L’appréciation des intentions d’autrui repose pour une grande part sur ce que l’on appelle le caractère ou la personnalité.

Et que dire des situations où quelqu’un que nous connaissons refuse de nous parler, de nous saluer, et nous ignore superbement ? Il s’agit bien d’une communication par ostension, où le stimulus produit est l’absence du stimulus normalement attendu. Mais cette communication n’est, ni de nature conversationnelle, ni de nature gestuelle : nous retombons-là dans les paradoxes, le “silence éloquent”, l’absence supposée avoir un effet de présence, l’échange hautement symbolique..., ce qui relève d’un conflit de contextes, d’un refus de partager les systèmes d’appartenance à partir desquels s’élaborent des codes communs, des cadres de référence automatiques, non conscients, inconscients, involontaires, qui permettent d’ordinaire la possibilité même du dialogue. D’où la nécessité de médiateurs, thérapeutes, juges, négociateurs, dont la fonction consiste à tenter d’élaborer des contextes nouveaux...

Raisonnements et inférences[modifier]

Face à une situation nouvelle, l’être humain raisonne de trois manières différentes :

  • soit il procède par déduction ; ce qui signifie que la situation est complètement incluse dans une classe de situations semblables déjà connues : “tous les hommes sont mortels ; hors X est un homme ; donc X est mortel”. Si les prémisses sont vraies, les conclusions le sont également, dans tous les cas de figure. Le raisonnement déductif est théoriquement exempt de possibilités d’erreur. “La question de savoir si un raisonnement déductif, qu’il soit nécessaire ou probable, est valide est simplement une question de relation mathématique entre l’objet d’une hypothèse et l’objet d’une autre hypothèse” (C.S. Peirce, Le raisonnement et la logique des choses, p. 198). La déduction permet de prédire les résultats particuliers du cours générale des choses, et de calculer leurs fréquences d’apparition dans le futur (ibidem, p. 194).
  • soit il procède par induction ; ce qui signifie que la situation peut être rattachée à une classe ouverte d’événements qui présentent les mêmes caractéristiques ; par généralisation, on suppose que la situation nouvelle présentera des propriétés identiques à celles des événements antérieurement intégrés : “Les hommes sont des êtres vivants ; or tous les êtres vivants qui ont jusqu’ici vécu sur terre ont fini par mourir. Donc tous les hommes sont mortels”. On peut souligner que la première prémisse du syllogisme logique “tous les hommes sont mortels” est elle-même un raisonnement par induction. Une telle affirmation est la généralisation de l’expérience de la vie, selon laquelle aucun des êtres vivants sexués ayant existé à ce jour n’ont été immortels. Une telle induction n’est pas complètement partagée par tous les hommes, puisque les Chrétiens pensent que le Christ a ressuscité d’entre les morts. Encore s’agit-il d’un acte de foi, qui ne remet pas en cause la mort du Christ sur la croix, ni le fait que la vie éternelle intervient après la mort. Cette induction est également relativisée si l’on considère les formes primitives de vie, par l’existence de la reproduction asexuée. Comme l’indique C.S. Peirce, l’induction ne peut jamais faire de première suggestion ; elle se rapporte toujours à des classes infinies, et ne peut permettre de penser qu’une loi générale est sans exception (ibidem, p. 192) Si l’induction nous permet de nous assurer de la fréquence de corrélation entre deux phénomènes, elle ne permet pas de la calculer, et procède de manière approximative.
  • soit il procède par abduction ; ce qui signifie que la situation actuelle ne peut être, ni immédiatement incluse dans une classe de situations similaires, ni rattachée directement ou immédiatement par généralisation à une classe ouverte d’événements présentant les mêmes propriétés. Il n’existe, ni probabilité définie de la conclusion du raisonnement, ni probabilité définie du mode d’inférence lui-même. “Nous pouvons simplement dire que l’économie de la recherche prescrit que nous devrions, à une étape donnée de notre recherche, essayer une hypothèse donnée, et nous devons nous y tenir provisoirement tant que les faits le permettent.

Il n’y a pas de probabilité la concernant. C’est une simple suggestion que nous adoptons à titre d’essai” (ibidem, p. 194) : “Cet être vivant vient de mourir ; tous les hommes sont mortels ; il s’agit (peut-être) d’un homme”. Un tel raisonnement a été appelé “syllogisme en herbes” par E. von Domarus et souvent repris par G. Bateson : “l’herbe est mortelle ; les hommes sont mortels ; donc les hommes sont de l’herbe”. Pour E. von Domarus, les schizophrènes procéderaient de la sorte, en ne tenant pas compte des contraintes classificatoires des catégorisations (rapports entre sujets de deux propositions), et en privilégiant l’identité des processus (rapports entre prédicats de deux propositions). Or, selon G. Bateson, loin d’être une faute de raisonnement, le “syllogisme en herbe” serait la forme première du raisonnement dans le monde biologique, fondée sur les homologies morphologiques et comportementales entre espèces, et reposant sur l’indistinction sujet- prédicat. Il serait également la forme essentielle de la pensée poétique.

Mais si l’abduction repose sur une pensée structurée sous la forme d’un syllogisme en herbe, elle implique également la reconnaissance de contraintes classificatoires qui en limitent l’expression spontanée. L’homologie, qui repère l’évolution et les transformations des formes et des conduites d’une espèce à une autre, ou d’une classe à une autre, est confrontée à l’analogie, qui repère des fonctions similaires dans des espèces ou des classes qui n’appartiennent pas au même phylum, ou à la même lignée classificatoire. La manière d’affronter ces contraintes consiste à ne pas se contenter du premier syllogisme en herbe “à la portée de la main”, et de le mettre en compétition avec d’autres hypothèses plus éloignées de l’appréhension intellectuelle immédiate.

L’abduction se caractérise précisément par la tentative de compréhension de la singularité d’une situation, dont les indices peuvent être diversement interprétés. Le repérage des indices oblige à faire des hypothèses plus ou moins plausibles concernant la classe d’appartenance de cette situation singulière ; parmi ces hypothèses, l’une au moins se révélera congruente avec cette classe d’appartenance : il ne s’agit pas de l’hypothèse la plus immédiatement évidente, probable ou plausible, mais celle qui sera la plus congruente avec l’ensemble des particularités rencontrées dans l’expérience ; seul, cet écart conceptuel dans des domaines plus ou moins éloignés du domaine immédiatement perceptible permettra d’envisager le sens de cette situation nouvelle, c’est-à-dire son origine, son déterminisme, les conditions de sa survenue. Cette classe d’appartenance peut être nommée contexte de la situation considérée.

La comparaison d’hypothèses suppose que l’on puisse faire des rapprochements avec des configurations connues dans des contextes différents qui présentent des indices semblables à ceux de la situation singulière actuelle. La configuration qui sera finalement retenue fonctionnera comme système de référence.

Trois exemples peuvent être proposés dans le domaine clinique : celui du diagnostic médical, celui de l’interprétation, voire de la “reconstruction” psychanalytiques, celui de l’intervention et de la prescription systémiques.

1. Diagnostic médical 
un malade qui consulte à la suite d’une démangeaison peut laisser penser qu’il s’agit probablement d’une maladie de peau. Mais il peut tout autant s’agir d’une conversion hystérique, ou d’une maladie de Hodgkin. Un deuxième malade qui présente une cruralgie peut présenter une sciatique ; mais cette douleur peut également être liée à une nécrose de la tête fémorale. Un troisième malade se plaint de signes relevant d’un syndrome dépressif : rien ne permet, ni par déduction, ni par induction, de trancher à priori entre une dépression endogène, une dépression réactionnelle, une hypothyroïdie, une tumeur cérébrale, etc.
2. Interprétation et reconstruction psychanalytiques 
la symbolique la plus évidente des rêves et des fantasmes ne saurait faire l’économie du processus des associations libres, qui peut déboucher sur des hypothèses très éloignées de cette symbolique : craindre de prendre l’avion ne signifie pas ipso-facto que l’on a peur de “s’envoyer en l’air”, offrir les crottes en chocolat n’implique pas nécessairement que l’on contre-investit des tendances sadiques-anales. Mais le raisonnement abductif, en psychanalyse, oblige à un nouvel écart de la pensée : celui qui est lié aux résonances des associations libres de l’analysant et de l’attention flottante du psychanalyste. Celui-ci est ainsi confronté à un décalage qui n’est pas seulement lié à ses propres inférences cognitives, mais aussi aux interférences du transfert et du contre-transfert.
3. Intervention et prescription systémiques 
les décalages cognitifs et communicationnels sont ici généralisés aux positions relationnelles, aux effets de voisinage des diverses personnes impliquées dans des processus d’organisation groupale, familiale et sociale. Tout se passe comme si les activités cognitives des personnes présentant les symptômes étaient défaillantes ou saturées, obligeant à des déplacements physiques dans des contextes de soins appropriés (placements, hospitalisations, etc.). Les divers intervenants sollicités sont eux-mêmes amenés à organiser des rencontres, des synthèses, qui mobilisent leurs propres modalités de réflexion, de représentation, de décision et d’action. Lors de séances de thérapie familiale, le fait même pour les thérapeutes de sortir de la salle de consultation a des impacts spécifiques sur l’aptitude à élaborer et à harmoniser de multiples hypothèses susceptibles d’être affinées, modifiées “en temps réel”, en fonction des effets dynamiques des interactions.

CONTEXTE ET AUTONOMIE[modifier]

L’aporie de l’argument dominateur et la question de l’autonomie[modifier]

L’inférence mentale repose ainsi, en dernier ressort, sur des abductions à partir desquelles certaines sous-inférences procèdent par induction et déduction. Sans induction, il serait impossible d’établir les règles générales ou quasi générales qui permettent d’organiser notre vision du monde, et de nous projeter dans l’avenir. Sans déduction, il serait impossible qu’à partir de ces règles générales, soient évaluées les conséquences logiques impliquées par chacune des hypothèses envisagées. Je reprendrai un exemple proposé par D. Sperber et D. Wilson (p. 169) en le modifiant quelque peu :

  • Si Paul, Pierre et Marie viennent à la fête, la fête sera un succès ;
  • Pierre, Paul et Marie viennent à la fête ;
  • La fête a été un succès.

Ces auteurs insistent sur l’importance de la déduction sur laquelle repose ce type d’inférence.

On peut noter que l’hypothèse initiale repose d’abord sur une généralisation, qui fait de la présence de Paul, Pierre et Marie la condition de la réussite de la fête. Il s’agit d’un raisonnement inductif dans la mesure où l’on infère que, comme à l’habitude, la présence des trois amis fera de la fête une réussite. A partir de cette induction, il devient envisageable d’établir une implication logique entre un antécédent (condition initiale) et un conséquent (conséquence causée par la condition initiale). Or cette déduction est pour le moins relativisée par un phénomène largement discuté depuis l’Antiquité : l’aporie de Diodore Kronos, ou Argument Dominateur (ou Souverain).

Selon cette aporie, trois (ou quatre) principes permettent de concevoir une théorie de l’action et de son interprétation. La difficulté tient au fait que leur conjonction entraîne des contradictions apparemment insolubles :

  • principe d’irréversibilité : le passé est irrévocable ;
  • principe de corrélation logique entre un antécédent et un conséquent : du possible à l’impossible, la conséquence n’est pas bonne ;
  • principe de stabilité d’un état donné : ce qui est ne peut pas ne pas être pendant qu’il est * principe de contingence : il est un possible qui ne se réalise pas actuellement, ni ne se réalisera jamais.

Si l’on reprend l’exemple précédent, on se rend compte :

  • que l’induction n’est rendue possible que par l’acception du premier principe : le temps n’est pas réversible, les expériences précédentes ont toutes confirmé que Pierre, Paul et Marie sont une condition nécessaire et suffisante pour que la fête soit une réussite ;
  • que la déduction selon laquelle la fête sera une réussite si les trois amis sont présents n’est pas remise en cause (deuxième principe) ;
  • que la fête, réussie ou non, est bien une fête (troisième principe) ;
  • que chacun des trois amis a eu le libre choix de venir ou de ne pas venir ; que la fête aurait pu être une réussite, même en l’absence de l’un d’entre eux, voire des trois ; ou que la fête a été ratée, même en leur présence ; voire-même, que la fête s’est transformée en catastrophe, indépendamment du fait qu’ils aient été présents ou absents (quatrième principe).

Or la conjonction des quatre principes aboutit à une série d’incompatibilité théoriques :

  • ou bien l’on admet que les trois premiers principes sont valides, et le quatrième est rejeté :
pour préserver le déterminisme absolu des événements, on ne peut admettre le principe du libre arbitre et de la contingence ; la déduction pure conduit à une nécessité imparable et absolue qui interdit que des possibles restent à jamais virtuels ;
  • ou bien l’on admet que le premier principe n’est pas valide : les événements passés, que l’on croyait irrévocables, sont en fait influencés par des événements ultérieurs, présents ou non encore advenus, ce qui revient à admettre l’idée d’un temps cyclique, d’une circularité entre le passé, le présent et l’avenir ; Pierre, Paul et Marie, présents à la fête, ont bien montré par leurs comportements qu’ils avaient été la condition de réussite des fêtes précédentes ;
mais des événements ultérieurs obligent à considérer qu’il ne s’agissait que d’une apparence ;
  • ou bien l’on admet que le deuxième principe n’est pas valide : autrement dit, il existe des cas où la causalité pure entre un événement antécédent et un événement conséquent est remise en cause ; bien que présents à la fête, Pierre, Paul et Marie n’ont pas été, cette fois-ci, la condition nécessaire et suffisante pour qu’elle soit réussie ;
  • ou bien l’on admet que le troisième principe n’est pas valide : un état de choses peut très bien ne pas être stable, et faire l’objet de constatations divergentes entre observateurs ; la fête a été perçue comme réussie par certains, et a tourné au vinaigre pour d’autres ;
  • une cinquième alternative repose sur la mise en cause du principe sur lequel se fonde le constat d’incompatibilité des quatre principes de l’argument dominateur ; à savoir le principe du tiers exclu, qui énonce que la contradiction entre deux propositions interdit le recours à d’autres propositions ; cette cinquième alternative pourrait être nommée l’alternative des systèmes autonomes, impliquant l’abandon du principe du tiers exclu.

Autonomie et abduction[modifier]

Un tel abandon du principe du tiers exclu repose sur l’acceptation d’une série d’axiomes qui permettent de concevoir l’existence de systèmes autonomes :

  • face à une contradiction, un système autonome supporte que les deux termes d’une alternative correspondent à une situation indécidable, et que la décision qui permette de trancher soit indéfiniment reportée ;
  • un événement n’est reconnu par plusieurs systèmes autonomes que s’il existe un consensus minimum au sujet des contextes qui le définissent comme événement ;
  • le report à l’infini de “possibles” qui ne se réalisent jamais conduit à postuler l’existence d’une réalité mentale ou psychique, qui se distingue des événements actualisés et reconnus, et qui participe à leur advenue.

Un système sera considéré comme autonome s’il est capable de “concevoir” ou de “réaliser” sa propre existence par autoréflexivité ; c’est-à-dire qu’au moins un de ses sous-systèmes est capable de représenter le système dans sa totalité. On peut noter que les termes “concevoir” et “réaliser” ont un double sens : un sens de virtualisation d’un événement ou d’un projet, et un sens d’actualisation d’un événement ou d’un projet.

Une telle aptitude est le propre des systèmes infinis, à savoir des systèmes qui génèrent indéfiniment une métaconception d’eux-mêmes, c’est-à-dire une autoréalisation. Une telle autoréalisation implique un dispositif qui permet la distinction entre réalisation actualisante et réalisation virtualisante du système considéré. Ce dispositif peut être la condition sine qua non à l’accès à la mentalisation, c’est-à-dire l’advenue d’une unité d’ “esprit”, au sens de G. Bateson. Un système autonome devient capable de concevoir l’infini, tout en sachant qu’une telle conception reste virtuellement, potentiellement et réellement incomplète.

Le propre d’un système autonome est de pouvoir tenir compte des contradictions de l’existence, et de les gérer à moindre coût. Loin de chercher à les supprimer à tout prix, le fonctionnement autonome repose sur le maintien des tensions entre polarités vitales antinomiques, et sur l’aptitude à faire osciller les valeurs qui tendent vers des positions contraires. Alors même que les systèmes autoréférentiels “purs” et les systèmes hétéroréférentiels “purs” sont rapidement sanctionnés par la complexité de l’existence, les systèmes autonomes fonctionnent à partir de l’oscillation ago-antagoniste de processus auto et hétéroréférentiels (J. Miermont, 1995). Il existe ainsi des états qui, à un moment donné de leur évolution, n’ont pas de solutions réelles aux antinomies auxquelles ils sont confrontés.

Pour reprendre ici l’exemple de la fête, l’hypothèse de l’autonomie des divers systèmes impliqués (autonomie des personnes, autonomie des sous-groupes : Pierre, Paul et Marie / personnes invitantes / personnes invitées / personnes invitantes et invitées / voire personnes qui observent et commentent l’événement à distance / autonomie de l’ensemble ouvert des sous-groupes ainsi conçu, etc.), conduit à considérer que les diverses alternatives envisagées ne peuvent être tranchées de manière absolue. A chaque instant, un système peut choisir un point de vue, opter pour une hypothèse qui ne correspondra pas à l’hypothèse des autres systèmes. C’est dire que l’abandon du tiers exclu, uniquement justifié dans l’appréhension des systèmes autonomes, ne signifie pas que le tiers soit définitivement inclus dans une “solution” qui engloberait toutes les solutions ou dans une synthèse qui dépasserait les termes de l’antithèse. Tout au plus pourrait-on alors parler de “tiers autonome”, qui ne réalise qu’une partie de ses potentialités, reconstruit certains aspects de son passé, se transforme à chaque instant, fait des corrélations imprévues.

Principe du tiers exclu et principe du tiers autonome[modifier]

Il vaut la peine de tenter de préciser quels sont les enjeux de l’abandon du principe du tiers exclu. Pour ce faire, il est nécessaire de rappeler succinctement à quoi renvoie le principe du tiers exclu. Le principe du tiers exclu, pour s’entendre, suppose au préalable que soient posés deux autres principes :

  • le principe d’identité : A = A
  • le principe de contradiction : il ne peut pas y avoir à la fois A et -A : - (A et -A). Cette “contradiction” est entendue par Aristote comme “négation” de l’Être, absence de la chose, et est distinguée de la “privation”, pour laquelle subsiste, pour un sujet, “une nature particulière dont la privation est affirmée” (Métaphysique, G, 2, 15). Aristote énonce ainsi le principe de contradiction : “Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport, sans préjudice de toutes les autres déterminations aui peuvent être ajoutées, pour parer aux difficultés logiques” (ibidem, G, 3, 20). Pour Aristote, il se peut qu’une même chose soit en même temps, Être et non Être, mais seulement en puissance : dès qu’elle est accomplie en acte (“en entéléchie”), elle obéit au principe de contradiction (ibidem, G, 5, 30).

Le principe du tiers exclu énonce que la validité d’un des termes de la contradiction implique l’incompatibilité avec toute autre solution : il ne peut pas y avoir l’absence de l’alternative A ou -A : - (- (A ou -A)) : “Il n’est pas possible qu’il y ait aucun intermédiaire entre des énoncés contradictoires” (ibidem, G, 7, 24).

Quels sont les domaines de validité du tiers exclu ?

  • la position d’un corps physique (qu’il soit minéral, organique, vivant) dans le temps et dans l’espace (objets macrophysiques) ;
  • la naissance, la mort, les événements signalisés par les rites de passage (ceux-ci permettent que soit reconnu socialement qu’un événement advienne, ou n’advienne pas, le résultat d’un événement sportif ou d’une négociation, etc.) ;
  • avoir un nom, un prénom, un diplôme, être nommé à un poste défini.

On notera que dans la théorie de l’appareil psychique, S. Freud ne fait jamais référence (à ma connaissance) au principe du tiers exclu. Il différencie le principe de réalité des processus secondaires fondés sur la contradiction (opposition des contraires), et le principe de plaisir des processus primaires fondés sur la non contradiction (équivalence des contraires). Les représentations manifestes impliquent la contradiction (identité de pensée), tandis que les représentations latentes sont susceptibles d’être traitées selon les modalités du fonctionnement des processus primaires, où une chose et son contraire peuvent être perçus comme identiques (identité de perception). Autrement dit, les alternatives qui consisteraient à conjoindre tiers inclus / tiers exclu, ou non tiers inclus / non tiers exclu, restent, dans une perspective psychanalytique, non envisagées.

Je propose de considérer que l’abandon du principe du tiers exclu nécessite le maintien du principe de contradiction sur le plan manifeste. L’abandon du principe du tiers exclu conduit à quatre possibilités :

  • Validité d’un des termes de la contradiction / Compatibilité avec une ou plusieurs positions tierces : tiers inclus sans abandon du principe de contradiction : cette compatibilité n’est envisageable que sur un plan virtuel : logiques modales : on peut être grand, petit, ou de taille moyenne ; mais on ne peut être à la fois grand et petit, de taille moyenne et grande, etc.
  • Non validité de l’alternative contradictoire / Existence d’une ou plusieurs positions tierces : tiers inclus / exclu : on considère que l’alternative proposée est une fausse alternative, ou une alternative transitoire, partielle, incomplète : tel est le propre de la dialectique hégélienne, dont la synthèse permet de dépasser les thèses contradictoires. Une telle possibilité implique un conflit au niveau du réel, et relève de l’utopie : peu importent les faits.
  • Non validité de l’alternative contradictoire / Pas de solution tierce : non tiers inclus / non tiers exclu (position sceptique ou tragique, ou folle) : aucun événement ne permet de conduire à la constatation d’un fait évident.
  • Indécidabilité actuelle de l’alternative contradictoire / Pas de solution tierce actuellement connue : tiers autonome (position constructive, qui n’implique pas qu’un des termes de l’alternative ne sera pas validé à un moment ou à un autre) ; elle concerne : les particules élémentaires (objets microphysiques de la physique quantique), les processus psychiques confrontés aux phénomènes autonomes (on peut être physiquement présent dans une pièce et être dans la lune), les situations sociales complexes engageant également des systèmes autonomes.

Reprenons une dernière fois l’exemple de la fête. D’un point de vue strictement hétéroréférentiel, ou bien la fête advient en un temps et un lieu déterminés ; ou bien elle n’advient pas ; et il n’existe pas de solution tierce. D’un point de vue strictement autoréférentiel, chaque système est libre d’apprécier si telle manifestation s’apparente à une fête ou s’il s’agit d’autre chose. Un patient schizophrène peut très bien l’appréhender comme un cauchemar particulièrement torturant. Du point de vue de l’autonomie, un événement sera considéré comme étant une fête s’il est conjointement défini comme tel par au moins deux systèmes autonomes, qui arrivent à définir conjointement un point de vue tiers, hétéroréférentiel. On conçoit que l’appréciation de la réussite ou de la non réussite d’une fête, en faisant appel à des évaluations subjectives, conduise ipso-facto à l’abandon du principe du tiers exclu dans de tels cas de figure : pour peu qu’il existe une référence tierce pour plusieurs systèmes autonomes, celle-ci ne saurait être exclusive d’autres systèmes de référence possibles, sans que ces derniers soient nécessairement susceptibles d’être inclus dans un métasystème unanimement reconnu.

Un système est autonome s’il possède des degrés d’indécidabilité :

  • l’anticipation virtuelle d’événements à venir permet d’infléchir le comportement actuel de manière imprévisible, et de reconsidérer les nature des faits passés ;
  • l’évaluation des relations de cause à effet entre un antécédent et un conséquent peut être relativisée dans une situation complexe où les conditions d’existence de l’antécédent et/ou du conséquent ne sont pas entièrement précisables (abandon du principe de causalité) ;
  • l’appréciation d’un fait actuel est susceptible de se modifier en fonction de la comparaison des expériences préalables, des données actuellement perçues et de l’anticipation des événements à venir ;
  • les degrés de liberté d’un système autonome varient en fonction des contextes : la marge de manoeuvre entre la classe des possibles qui se réalisent entièrement et la classe des possibles qui sont susceptibles de rester virtuels reste indéterminée : il existe une fluctuation quant aux aptitudes à l’élaboration fantasmatique (qui maintient un jeu entre les virtualités susceptibles de se réaliser, et les virtualités qui restent fictives).

En ce qui concerne les systèmes autonomes, le recours au principe du tiers exclu revient à les réduire à leur aspect purement hétéroréférentiel. Une telle réduction est paradoxalement nécessaire pour que la vie en société repose sur des conventions et des contraintes acceptées par tous, indépendamment des états d’âme personnels ou collectifs. Elle apparaît comme un point limite, et l’on conçoit qu’elle puisse entraîner l’émergence de phénomènes passionnels.

Le maintien du principe du tiers exclu, ou son abandon relève vraisemblablement, en dernier recours, d’un choix mythique.

L’ÉVALUATION ET LA TRANSFORMATION DES CONTEXTES EN CLINIQUE[modifier]

Comme je l’ai souligné en introduction, la psychopathologie clinique conduit à examiner des contextes où les conditions-mêmes de la conversation normale ne sont plus remplies. Qu’il s’agisse d’un patient délirant, apragmatique, toxicomane, anorexique, de parents négligents ou maltraitants, d’un père incestueux, etc. le clinicien se voit confronté à des ruptures relationnelles qui ne concernent pas seulement le groupe familial immédiat, mais qui en viennent à déborder le champ social plus ou moins directement pris à partie. Ces ruptures se manifestent de manière violente, avec l’advenue de conduites vitalement dangereuses. Bien souvent, la demande n’est pas le fait du “patient” ni même de la famille, mais de la société dans son ensemble : le clinicien est mandaté pour intervenir, il est directement soumis aux lois qui régissent les modalités de l’intervention, et qui concernent les contextes policiers, judiciaires, médicaux, éducatifs, psychiatriques. C’est lui qui devient demandeur, impliqué alors dans des systèmes d’aide au sein desquels il se doit de trouver sa place et qui nécessitent habituellement la réunion de plusieurs équipes spécialisées.

L’évaluation du contexte est alors un problème majeur auquel le psychothérapeute doit faire face dans la mise en oeuvre de son projet. Jusqu’où le patient est-il susceptible d’affronter et de résoudre ses problèmes par ses propres moyens, et à partir de quand a-t-il besoin de la présence réelle de ses proches, voire d’intervenants sociaux ? Dans le premier cas, l’évaluation du contexte peut relever d’inférences élaborées par le patient et le psychothérapeute, dans une co-élaboration d’hypothèses dont certaines se révéleront pertinentes pour une évolution favorable du patient. Dans le deuxième cas, l’évaluation du contexte ne pourra se contenter de porter sur les aptitudes ou les défaillances du patient à élaborer mentalement. Elle portera d’abord sur les formes de communication qui le relient vitalement à son environnement familial et social. Ceci ne veut pas dire que la communication n’a aucun rôle dans le premier cas, ni que la cognition est insignifiante dans le second. Au point de départ, la psychothérapie individuelle cherche à explorer et à transformer les inférences cognitives du patient pour lui permettre d’améliorer ses aptitudes à communiquer.

Même dans la cure-type de la psychanalyse, le fait de faire advenir le “je” là où était le “ça” implique des modifications dans le style de relations que l’analysant établit avec son entourage. La communication est en quelque sorte un sous-ensemble contextuel de la cognition. A l’inverse, la thérapie familiale cherche à repérer et modifier les modalités de communication entre le patient et son entourage, voire entre la famille et les contextes sociaux pour leur permettre de développer leurs aptitudes à se comprendre et se reconnaître. La cognition apparaît alors comme un sous-ensemble contextuel de la communication.

Le but de chaque forme de thérapie consiste à atteindre les points critiques où les processus cognitifs et les modalités communicationnelles fonctionnent conjointement en hiérarchies enchevêtrées — points critiques d’advenue de l’autonomie : autonomie du patient, autonomie de ses systèmes d’appartenance. Ces points critiques sont évidemment très variés, et sont relatifs aux formes de pathologie rencontrées. L’erreur serait de penser que le schizophrène devrait à tout prix se névrotiser, ou que le névrosé devrait réaliser son noyau psychotique ! Les ambitions thérapeutiques sont à la fois beaucoup plus modestes, et finalement nettement plus diversifiées et intéressantes.

Les troubles contextuels[modifier]

1. Denis est en hospitalisation d’office, à la suite de scènes où il a menacé d’un revolver ses petites nièces.[modifier]

Au moment où il reçu en urgence, il présente des troubles schizophréniques manifestes : discordance, troubles du cours de la pensée, prostration, etc. Ces troubles disparaissent assez rapidement lors de l’hospitalisation. Au moment où le psychiatre traitant souhaite obtenir la levée de l’hospitalisation d’office, la mère écrit une lettre où elle porte plainte contre ce psychiatre à la préfecture, en l’accusant d’avoir poussé Denis à tuer. Cette lettre bloque toute possibilité de levée de l’hospitalisation d’office, et conduit le psychiatre traitant à demander de l’aide auprès du médecin-chef. Celui-ci me consulte dans la perspective de réunir la famille. Après de multiples avatars, il devient possible de reconnaître l’impact de cette lettre dans les difficultés méthodologiques auxquelles se sont trouvés confrontés les divers psychiatres impliqués dans cette affaire. Le diagnostic devient indécidable (schizophrénique ou psychopathie ?), de même que les démarches thérapeutiques envisageables. Après plusieurs séances réalisées avec certains sous-systèmes de la famille, relativement confuses, il devient possible de proposer une rencontre où sont présents le père, une des soeurs, Denis, le psychiatre traitant, le psychiatre responsable de l’hospitalisation, l’infirmière référente, les thérapeutes familiaux. La mère, en voyage, ainsi que l’autre soeur, ne sont pas présentes. Je mets rapidement les pieds dans le plat. Je souligne que les divers psychiatres impliqués dans les soins de Denis sont dans un embarras extrême. Ils sont devenus incapables de faire un diagnostic précis, et de savoir quelle attitude thérapeutique adopter. Le père et la soeur semblent interloqués. Ils le sont encore davantage lorsque j’évoque l’existence de cette lettre. “Quelle lettre ?” s’exclame le père. “Je ne suis pas au courant”. Pendant l’entretien, Denis est particulièrement attentif à ce qui se passe. Nous convenons de l’intérêt d’une nouvelle rencontre où la mère et la soeur, qui avaient été les instigateurs de la rédaction de la lettre, seraient également sollicitées.

A la suite de cette séance, le chef du service, qui lui-même n’avait pu être présent lors de cette rencontre, m’informe que le contact avec Denis est devenu plus aisé. Quand je l’informe de la surprise du père concernant l’existence de cette lettre, il m’explique que le père était parfaitement au courant !

Dans cette situation clinique, il apparaît clairement que les effets de contexte sont très différents selon que les informations circulent lors d’entretiens duels (patient / psychiatre traitant, père / médecin chef, mère / médecin chef, etc.), et lorsque les informations sont exprimées en présence de constellations familiales et psychiatriques élargies. Certaines configurations apparaissent plus pertinentes que d’autres, eu égard aux projets diagnostics et thérapeutiques envisagés. L’étude du contexte en termes de psychologie individuelle est ici rapidement défaillante. Le savoir commun ou public prend ici tout son sens, et présente un impact thérapeutique spécifique.

2. Une patiente exprime, en présence de ses parents : “L’autre jour, je me suis dit : “tiens je suis tranquille” ; pas de problèmes, pas d’énervement”.[modifier]

Dans la perspective proposée par la théorie de l’esprit, il s’agit typiquement d’une métareprésentation. Le thérapeute 1 demande aux parents ce qu’ils en pensent. Le père exprime quelque chose de pratiquement inaudible :

“je n’ai pas remarqué. Albane va mieux depuis plusieurs mois. Elle a de temps en temps des

accès de colère.” La mère répond : “je suis ravie”.

Plusieurs points méritent d’être discutés.

Le thérapeute 1 n’a pas vraiment compris ce qu’a dit le père ; il a bien entendu quelque chose, un sens vague, mais non complètement précisable, et qui ne s’est pas fixé dans sa mémoire. Il était plus branché sur la tonalité métacommunicative de ses propos.

Le thérapeute 2 a mémorisé le sens de son intervention, mais ne peut en préciser les termes exacts.

Très vite, le thérapeute 1 se fait la réflexion intérieure suivante : “C’est vrai qu’Albane va nettement mieux, surtout si l’on se rappelle ses replis négativistes, faits de bouderies incoercibles, d’explosions de colères incoercibles, de refus de communiquer, qui caractérisait la teneur des premières séances. Mais ne nous laissons pas abuser. Il y a, sur le plan métacommunicatif, une incertitude. On pourrait même dire que ce qui inquiète, ce n’est pas tant ce que l’on perçoit alors dans les échanges, que le recours à l’ensemble des expériences cliniques déjà éprouvées en de telles circonstances : la rechute est possible.

3. Au bout de près de deux ans de thérapie en présence de ses parents, Sébastien réussit à ne plus sortir de ses gonds, dans des explosions de colères clastiques, de propos éclatés, d’injures ordurières.[modifier]

Pour une fois, sa mère semble se détendre ; elle baille, se renverse dans le fauteuil, se laisse un peu aller ; il existe même une congruence apparente entre cette attitude et ce qu’elle dit : “Je suis fatiguée”. Croyant entrer en empathie avec elle, me sentant moi-même un peu fatigué, je lui souris. Elle me dit immédiatement, manifestement choquée et blessée :

“Vous vous moquez de moi ! Votre sourire me montre bien que vous êtes un hypocrite.

Quand les gens rient ou sourient, c’est qu’ils se moquent du malheur des autres.” Je me rends compte de ma bévue, ayant momentanément oublié combien cette mère a construit toute une vision du monde où l’idée qu’une conversation puisse être source de plaisir, ou que le rire puisse être libérateur, est strictement impossible. S’il en était besoin, cette courte séquence montre bien que les communications analogiques peuvent s’intégrer dans des systèmes de référence très divers, et fonctionnent comme des codes susceptibles d’être décodés et transcodés selon de multiples manières.

4. Mr. et Mme C. viennent en consultation pour un problème de couple, essentiellement à la demande de l’épouse.[modifier]

Elle se plaint d’une impossibilité de communiquer. Elle est assez maigre, le visage presque ravagé par l’angoisse, et parle avec un débit accéléré des conflits qui surgissent à propos des enfants. Elle monopolise la parole. Dès que les thérapeutes cherchent à donner la parole au mari, elle l’interrompt. Au bout d’un certain temps, celui-ci, soutenu par les thérapeutes, arrive à poursuivre son propos presque jusqu’au bout. Il explique que son épouse programme les activités quotidiennes pour chaque enfant, et qu’il ne reste plus de temps le soir pour qu’ils puissent se retrouver ensemble. A chaque nouvelle parole prononcée, l’épouse trépigne, s’agite, cherche à reprendre la parole, s’exclame : “Oh ce n’est pas vrai ! ça n’est pas possible ! Je n’ai jamais rien dit de tel ! Il déforme tout !”. Pendant l’interséance, les thérapeutes partagent le point de vue selon lequel Mme C. ne laisse aucun espace d’expression ou de pensée à son mari. Elle semble coller à ses enfants, prise à chaque instant dans des urgences factuelles. Alors que le discours du mari est apparemment compréhensible, organisé, cohérent en apparence, celui de la femme est décousu, part dans diverses directions, et difficile à suivre. Mme C. a entrepris une psychanalyse, et elle apparaît actuellement en prise avec la reviviscence de son enfance, et d’expériences familiales particulièrement traumatiques. Appartenant à des contextes culturels très différents, il semble que les partenaires de ce couple soient incapables de décoder leurs systèmes de valeurs réciproques, ni d’élaborer des systèmes de transcodage qui permettraient d’assurer une traduction d’un système de valeur à un autre. Ces systèmes de valeurs ne sont pas uniquement repérables au travers du contenu des propos échangés, mais renvoient directement à des systèmes de référence distincts, tant en ce qui concerne le sens des mots utilisés, que des signaux analogiques (gestes, intonations vocales, mimiques, etc.).

CONCLUSION[modifier]

Il n’existe pas une théorie des contextes univoque dans l’étude pragmatique de la communication et de la cognition. Comme on l’a vu, pour certains auteurs, la communication est un domaine particulier de la cognition. Pour d’autres, la cognition est un domaine particulier de la communication. Ces deux points de vue peuvent se justifier, à la fois par eux- mêmes, et par rapport aux circonstances dans lesquelles il apparaît le plus opportun de faire référence à l’un ou à l’autre. Il serait à notre sens pertinent de chercher à les combiner et les articuler.

Plus les partenaires d’une interaction apparaîtront psychiquement différenciés par rapport à leur environnement et leurs systèmes familiaux et sociaux d’appartenance, et plus la communication sera repérable à partir d’inférences cognitives appropriées à la situation. A l’inverse, plus l’interaction sera marquée par des effets de contexte non directement interprétables par les capacités cognitives des interlocuteurs, et plus il deviendra nécessaire de faire référence à des contextes communicationnels élargis, selon des procédures éventuellement éloignées des inférences habituelles de la communication courante. On notera dans ce cas à quel point les modèles cognitifs seront structurés, voire figés par les positions instituées dans les constellations familiales et sociales (rôles, fonctions et statuts). La question prévalente sera alors de saisir la fonctionnalité des circuits de communication reliant des systèmes étendus, éventuellement très décalés et excentrés des personnes et des organisations directement reconnues ou reconnaissables en état de souffrance. L’autonomie personnelle et organisationnelle apparaît ainsi comme une métamodélisation de points de vue et de modes d’action alternatifs.

Le cadre de référence ici proposé fait de l’abduction un processus à la fois cognitif (inférentiel), affectif (émotionnel) et communicationnel (organisationnel). L’aptitude à prendre des décisions, dans des situations où les contextes apparaissent particulièrement opaques, incompréhensibles ou fermés, est requalifiée par la démarche abductive. Plus il existe des défaillances cognitives personnelles au sein d’un groupe familial et social, et plus l’abduction relève d’une réorganisation positionnelle et relationnelle des contextes familiaux et sociaux : le partage des défaillances cognitives et affectives par l’implication de nouveaux intervenants crée une néo-réalité contextuelle qui confirme de l’extérieur les contextes existants.

La perspective ouverte par la théorie des métacontextes (tant sur le plan des origines phylogénétiques, des constructions ontogénétiques que des créations organisationnelles innovantes), pourrait ainsi constituer un apport fructueux à la psychopathologie clinique, et plus généralement à l’entendement de la communication et de la cognition humaines.

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Jacques Miermont

Psychiatre des Hôpitaux. Médecin - Coordonnateur (Fédération de Service en Thérapie Familiale). Président de la Société Française de Thérapie Familiale.

Une version initiale de ce texte est parue dans : Recherches sur le langage en psychologie cognitive. Sous la direction d'Alain Blanchet. Dunod. Paris. 1997.