Capax Descartes : de la divination à la domination
De la divinisation à la domination : Étude sur la sémantique de capable/capax chez Descartes [article]
Jean-Luc Marion
De la divinisation à la domination : Étude sur la sémantique de capable /capax chez Descartes
A H. de Lubac.
Sommaire
§ 1. Élaboration de la question[modifier]
Les entreprises contemporaines pour constituer, avec l'aide de moyens techniques puissants (ordinateurs), des indices de corpus philosophique, soulèvent un constant paradoxe. Autant leur élaboration progresse rapidement, autant l'utilisation des informations ainsi disponibles reste-t-elle en butte à de grandes difficultés. Fréquences relatives, ou absolues, co-occurrences, recherche des hapax, longueur de phrases, redondance lexicale, etc., tous ces paramètres d« calcul ne peuvent suffire à construire la question proprement philosophique, qu'ils servent seulement. Le dernier mot reste au chercheur puisque lui seul peut faire jouer philosophiquement le complexe d'informations, où se réduit tel ou tel texte, philosophique ou supposé tel (1). — Le travail d'indexation du corpus cartésien par l'Équipe Descartes (Paris), n'échappe pas à ces difficultés et ambiguïtés (2). Pour transgresser l'insignifiance, même rigoureusement quantifiée, jusqu'à une interrogation authentiquement conceptuelle, plusieurs procédés se présentent. Deux d'entre eux sont assez fréquemment utilisés. Premièrement, la mise en place (par indexation exhaustive) d'un réseau de signifiants, qui permettent, outre un lexique raisonné, la constitution rigoureuse de l'état synchronique des signifiés correspondants — analyse sémantique ; dans ce cas, le texte d'expérimentation renvoit à un unique discours, dont on inventorie l'architecture sémantique (D = t). Deuxièmement, la mise en évidence de l'évolution diachronique d'un corpus de signifiés, par repérage des apparitions, disparitions et substitutions de certains signifiants dans un même texte ; lequel recèle alors plusieurs discours, dont les écarts, sur ce terrain commun, deviennent visibles (D1 -f- D2 + D3 + ... Dn = t) (3). Reste une autre manière de repérer les écarts significatifs, que nous tenterons ici d'appliquer : étudier le rapport de superposition, ou non, entre les deux signifiants, supposés se correspondre, dans deux textes supposés équivalents : ainsi dans le texte français d'un discours, et son texte latin (sa traduction, donc), un même réseau conceptuel (les signifiés du philosophe) est censé se donner à lire dans deux textes, deux syntaxes, deux lexiques de signifiants (D es ti + £2). La traduction ne peut, à moins de translitération, éviter la réinterprétation par un système d'équivalences. Celles-ci permettent une manière de définition opératoire des concepts, indépendants des signifiants de tel ou tel texte : d'abord parce que l'un peut se substituer à l'autre, en passant du texte ti au texte t2-, ensuite, parce que l'équivalence ne réunit pas ces signifiants sans quelque modification de l'un, ou de l'autre, pour l'accorder au concept; dans ce cas, l'accord d'équivalence sémantique des signifiants suppose, par là même, l'écart de l'un ou (et) l'autre avec la sémantique « naturelle» de son signifié commun; cet écart sémantique se décèle au vu de l'écart syntaxique qu'impose au signifiant le concept signifié, que l'équivalence (traduction) lui désigne. Ici, le latin doit réformer la syntaxe de certains signifiants pour que ceux-ci signifient précisément le signifié qu'impose le français ; car le signifiant français ainsi traduit reste dépositaire d'un signifié lui-même modifié — parce que pensé conceptuellement par le philosophe. En un mot, l'écart syntaxique du signifiant latin avec la latinité « correcte » mesure l'écart sémantique qu'impose le signifié français à traduire, — mais l'équivalence ainsi obtenue transpose l'écart sémantique inscrit dans le concept lui-même, qui réformait déjà le signifié français. Le concept à penser se dégage par cette double opération, qui le définit (4).
À ce cadre vide, correspond une question définie. — La sémantique de capable \ capacité demeure, au XVIème siècle, celle d'une contenance, parfaitement réceptrice, et donc passive; contenance d'une « écuelle bien capable et profonde » (Rabelais) (5) qui contient beaucoup de vin ; contenance par le cosmos de ce qui s'y produit, « l'espace du monde et de l'air n'est assez capable pour le vol de sa perfection et renommée » (Brantôme) (6) ; contenance par l'âme d'une révélation, «... l'homme n'est point capable d'une si grande clarté», «des commandements dont notre cœur n'est point capable » (7), A cette signification s'oppose l'usage moderne, où capable (de -f- infinitif) dénote un pouvoir suffisant, une puissance prête à l'action. Quand passe-t-on d'une sémantique à l'autre ? 0. Bloch et von Wartburg, tout en rejetant la présence du sens ancien jusqu'au XVIIIème siècle, font dater « le sens moderne du XVIème siècle » ; récemment, M. Rat a maintenu la dualité « encore pendant tout le XVIIème siècle » (8). "Le Dictionnaire de l'Académie, en 1678 et en 1695, attribue la signification active à l'homme « capable, qui a des qualités requises pour quelque chose, entreprenant et hardi»; quant à la passive, elle n'y apparaît qu'en second rang ; le terme alors « se dit des choses, et dans cette acception il n'a guère d'usage qu'avec tenir ou contenir ». Si l'on admet donc que, grossièrement, entre le XVIème et le XVIIème siècle (9), la signification principale de capable \ capacité s'inverse, passant de la passivité réceptrice à la puissance agissante, on cherchera plus qu'une datation précise, mais impossible, de ce virage sémantique, à en démonter le mécanisme. Comment passe-t-on, et par quelles étapes, de l'un à l'autre ?
Avant de poursuivre, revenons à la sémantique latine, à capax / capacitas. Au contraire de l'ambivalence du français, la signification en reste absolument passive, celle d'une contenance réceptrice. Cicéron, par exemple (Orator, XIV, 104), «Demosthenes ... non semper implet aures meas : ita sunt avides et capaces, et semper aliquid immensunï desiderant», ou Lucain,« Urbem ... generis capacem humani» (Pharsale, I, 511-513). Contenance, que capax traduit lui-même du grec ^co^Tt/co?/ SeKTiKos comme le prouve, par exemple, la version latine des fragments du saint Irénée (10). — Cette signification exige une construction particulière, qui manifeste le lien à un « complément d'appartenance et de spécification » (Juret) (11), dont dépend, sémantiquement et syn- taxiquement, le capax. S'introduit donc entre eux un rapport d'en- gendrement, une yeviKq tttôhjis, que nous consignons comme le cas du génitif (12). Sans exception notable (13), le latin maintient capax en (X2) Ernotjt et Thomas, Syntaxe latine. Paris, 1939, pp. 57-58. (i3) Le Thesaurus Linguae laiinae (Teubner, Leipzig, 1907, t. 3, col. 304) cite pourtant quatre exceptions à la syntaxe passive de capax : dépendance du substantif qui, au génitif, l'investit et l'engendre à la signification, et donc le détermine de part en part.
La question initiale peut maintenant se préciser. L'unique, ou du moins largement prédominante, sémantique de capax, que consigne et manifeste la syntaxe privilégiée d'un substantif complètement génitif (et générique), nous devient la référence fixe. Par rapport à elle, la dérive sémantique de capable \ capacité, passant de la passivité réceptrice à la puissance active, va s'étalonner : plus la dérive s'accentuera, plus la correspondance (= traduction) avec capax deviendra difficile; jusqu'à finalement, n'être plus possible avec capax même; et donc jusqu'à mobiliser, pour correspondre précisément à capable, un autre signe linguistique que capax. Or, précisément, Descartes offre le double matériau pour une telle enquête.
§ 2. L'écart des textes cartésiens[modifier]
Nous retenons trois discours (Di, D2, D3), qui se donnent chacun en deux textes (ti, tï). En chaque cas, le premier texte (ti) est français ; le second (t2), latin, d'un traducteur, aussi servile que possible.
Di se compose de ti, Discours de la Méthode (texte au tome VI de l'éd. Adam- Tannery, 2ème éd., Paris, 1966, pp. 1-78), et de t2, Dissertatio de Methodo (ibid., pp. 540-583), traduction latine par Etienne de Courcelles, parue dans les Specimina Philosophiae, Elzevir, Amsterdam, 1644. Peut-on tenir cette traduction pour un second texte du même discours? Dans sa préface latine au lecteur (A.T. VI, 539), Descartes mentionne certes premièrement, qu'il a modifié parfois le sens de son discours : « Ego vero sententias ipsas saepe mutarîm, et non ejus verba, sed meum sensus, emendare ubîque studerim»; mais dans les séquences où apparaît capable, sauf une occurrence (A.T. V, 15, 27), ces corrections de sens n'interviennent pas; deuxièmement, que le traducteur « ubique fere fidus interpres verbum verbo reddere conatus sit », et qu'il s'en porte garant pour avoir relu le texte avec dessein «ut quicquid in ea minus placeret, pro meo jure mutarem ». Le parallélisme des deux textes du même discours se trouve garanti par un tel mot à mot. Loin donc de déplorer avec Adam cette « exactitude beaucoup trop littérale et obtenue, le plus souvent à l'aide d'étranges gallicismes» (A.T. VI, p. VI), nous y trouvons la confirmation de l'unicité du discours — et du dessein de conformer, au risque de l'étrangeté, le texte latin au texte français. En d'autres termes, si Courcelles, d'aventure, ne peut, syntaxiquement, faire répondre capax à capable, c'est qu'il n'a pu mieux faire, même au prix d'un gallicisme. L'indexation du Discours de la Méthode par moyens informatiques a permis, à partir des références des items de capable, d'établir toutes les correspondances avec les occurrences de capax. Les deux autres discours choisis, au contraire, n'ont été indexés encore que manuellement.
D2 se compose de ti, les Passions de l'Âme (texte au tome XI de l'éd. A. T., pp. 326-488), et de U, Passiones Animae, per Renatus Des- Cartes gallice ab ipso conscriptae, nunc autem in exterorum latina civitate donatae, Elzevir, Amsterdam, 1650; le sous-titre même souligne clairement qu'il s'agit d'un parallèle aussi strict que possible de ti ; d'ailleurs le traducteur (H.D.M., peut-être Habert de Montmort, suggère A.T.) ne veut que « conceptus quam potui (t) fidelissime expri- mere; quod dum feci(t) elegentiae oblivisc(etur) » (A.T. XI, p. 490); il pousse même le scrupule jusqu'à préférer, au mépris de la latinité, le latin passio (et non affectus) pour transcrire passion. Cet audacieux scrupule offre une bonne garantie d'un effort aussi poussé que possible pour maintenir la correspondance de t2 avec ti : les écarts n'en seront que plus significatifs.
D3 enfin se compose de ti, la Recherche de la Vérité (texte au tome X de l'éd. A.T., pp. 495-514, à l'exclusion du fragment connu seulement en latin, pp. 514-527), et de t2, Inquisitio veritatis per Lumen naturale, parue dans les Opuscula Posthuma Physica et Mathematica, Amsterdam, 1701 (pp. 67-90). Comparant ces deux textes, dans leur section commune, Adam reconnaît au second « une précision et une exactitude » (A.T. X, p. 494) qui nous serviront de garantie.
Ce corpus offre, en ti, 34 occurrences de capable (16 + 13 + 5), dont 33 sont traduites en latin. Il faut donc étudier 33 essais de correspondance entre ti et t2, et mesurer les écarts qu'ils dénotent en Di, D2, D3. Ces correspondances se regroupent dans les formules de traduction / équivalence suivantes (voir tableaux, pp. 270-273). Remarques sur Do :
1. Toutes les équivalences relèveront d'une des formules ici repérées.
2. A' et E' ne doublent artificiellement A et E, que parce que la syntaxe française dans une séquence « capable d'en / dont -f- infinitif et substantif» ne peut décider si l'infinitif, ou le substantif est complément de capable. Le même syntagme peut s'interpréter aussi bien en référence à 1. 1, qu'à 2. De même la formule C, par rapport à la formule B.
3. Par périphrase, on entend seulement définir négativement tout signifiant latin, traduisant capable, et qui remplace capax, mais sans être posse.
4. Il apparaît immédiatement que les occurrences de capable n'admettent pas toutes une équivalence avec capax (formules E, E1 et F). Ce sont ces formules que devra interroger principalement l'enquête.
De cette épure, on obtient, par application aux matériaux retenus, trois tableaux.
La réunion de ces résultats permet de dégager quelques résultats bruts. Premièrement, que seules 4 correspondances, sur 34, assurent une équivalence parfaite des syntagmes : capable -f- subst. complément déterminatif < — > capax + substantif génitif (A). Là seulement, la traduction se parfait en transcription. Deuxièmement, quand l'infinitif se substitue au substantif complément déterminatif dans le syntagme français, le capax disparaît au profit d'une périphrase, principalement en posse (E, F). À cela font exception les formules B, C, D, qui utilisent toutes le syntagme I. II, capax + génitif ou adjectif verbal ; parmi elles, D permet une transcription du syntagme 1 . 2 par capax, ce que les formules E et F ne parviennent plus à maintenir. D'où une double question :
(a) Pourquoi capax disparaît-il quand surgit l'infinitif complément de capable ?
(b) Comment la formule D concilie-t-elle pourtant, provisoirement certes, ces deux exigences opposées ?
§ 3. L'exercice du pouvoir[modifier]
On a vu (§ 1) que la sémantique latine imposait l'emploi du syntagme capax -f- substantif au génitif. Nous venons de constater que les occurrences de capable, chez Descartes, ne retrouvent que très partiellement ce syntagme. Peut-on préciser ce résultat?
La syntaxe du capable cartésien ne correspond à celle de capax que dans le syntagme 1. 1, et ne permet que la seule formule A (qui emploie le syntagme 1. 1); or cette formule ne gouverne que 4 occurrences, sur un total de 33 ; la syntaxe latine se trouve donc transcrite sans variation moins d'une fois sur huit.
Inversement, les formules D, E, E1 et F utilisant le syntagme 2 (capable + infinitif ) sont de droit en opposition absolue avec la syntaxe de capax ; parmi elles, deux (E et F) éliminent radicalement le capax et lui substituent d'autres syntagmes latins (IL I et II. II) ; or ces formules qui ne maintiennent 2 (capable + infinitif) qu'en renonçant à I (capax), commandent respectivement 8/15 (Di) occurrences, 8/13 (D2) et 5/5 (D3), soient 21/33; la présence de l'infinitif après capable élimine capax des deux tiers des traductions : la contradiction des syntaxes apparaît éclatante. Que signifie-t-elle ? Elle renvoie à une variation sémantique, dénoncée par la variation syntaxique; capable (syntagme 2) ne signifie plus «réceptif de ...», mais successivement «(in-)aptus ad, sufficiens ad, valere» (formules E, 5 occurrences) et surtout posse ; la prédominance quantitative de posse dans le lexique correspond peut-être à sa prééminence dans la variation sémantique ; capable n'admet un complément infinitif qu'en signifiant d'abord que toute capacité constitue, non plus une «réceptivité passive», mais bien un posse, un pouvoir fondamentalement actif, au sens où « voluntas latius patet quam intellectus» (14), de sorte que la méthode « agresse la connaissance des choses » (13). Ce n'est pas parce que capable commande un infinitif, que capax doit disparaître; ce même capable ne commanderait nul infinitif, s'il ne s'était d'abord compris comme un pouvoir; cette variation sémantique, que souligne la variation syntaxique du latin, malgré le silence de la syntaxe française, substitue à la passivité réceptive un pouvoir agressivement actif. Ce virage du sens permet dès lors d'expliquer comment toutes les formules, sauf (A), se déduisent de la plus manifestement «puissante» (F).
Formule (E) : les périphrases visent toutes à introduire un infinitif complément, transcrivant exactement le syntagme (2); toutes y parviennent en se rapprochant de la concision du posse (F) ; seul le valere possidere (D3, 496, 20 = 68,3) s'y identifie presque, au prix d'ailleurs d'une violence faite à la syntaxe latine. La forme (E) semble quantitativement et stylistiquement un résidu de (F).
Les formules (E1) et (A1) utilisent le syntagme 1. 2, qui unit capable à un complément déterminatif indéfini, lequel laisse errer la pensée entre deux antécédents; ainsi, en Di (10): «connaître la nature de Dieu autant que y en suis capable » ; ou bien capable équivaut à posse et commande connaître : nous avons une forme (E1), qui confie à une périphrase la sémantique nouvelle de capable (comme de fait a compris Courcelles : « quantum a me agnosci potest ») ; ou bien, par subtilité philosophique et scrupule philologique, on supposerait que capable dépend de Dieu, le comprenant donc comme un capax Dei mal articulé; alors il devient possible de retrouver la syntaxe latine, en une formule (A1). Ainsi H.D.M., en D2 (2), prétend, dans « ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables », faire dépendre non entreprendre de capables, mais capables de rien : « nihil cujus non se capaces sentiant». (E1) et (A1) ne constituent que les deux possibilités laissées ouvertes par une ambiguïté unique, celle d'un antécédent que l'indéfini en laisse précisément indéfini ; ou bien la traduction respecte la sémantique de capable, et renonce à capax, au profit d'une périphrase « active», ainsi Di (9 et 10) ; ou bien elle prétend l'ignorer, et maintient, comme si de rien n'était, la correspondance des syntagmes, ainsi D2 (2). (E1) et (A1) constituent ainsi deux pôles de l'instance nécessairement décisive de la variation sémantique.
Les formules (B), (C) et (D) utilisent toutes le syntagme I. II, capax-endi. Cette tentative de conciliation des deux syntaxes contradictoires ne peut s'appuyer sur l'ambiguïté de l'indéfini pour prétendre trouver un antécédent substantif à capable. Elle entreprend donc de réunir le génitif latin au verbe français, laissant de côté le substantif et l'infinitif, et obtient un gérondif (ou un adjectif verbal) génitif complément de capax ; solution bâtarde qui maintient le génitif (« passivité», par quoi le substantif commande au capax), pour introduire un infinitif actif (où le « pouvoir » du capable se met en œuvre). Le respect apparent de la syntaxe latine dissimule mal la variation sémantique de capable qui, sous le masque de capax, exerce son pouvoir ; la forme (D) l'utilise, en sorte qu'elle réunit le capable (2), proprement cartésien, au capax (II) apparemment encore latin. La fragilité de la conciliation révèle son arbitraire dans le cas de D2; en effet, en D2 (3, 4 et 6), la même et unique séquence « capables de (nous) faire du bien et du mal » deviennent indifféremment « capax faciendi », D2 (3, 4) ou « posse facere », D2 (6). De même, D2 (5 et 7), « capable de commettre » se traduisent aussi bien par « capax perpetrandi », (D2, 5) que « possumus committere», (D2, 7). Formule exceptionnelle, (D) s'apparente donc aux ruses syntaxiques de (A1), et supplée (A); aussi ne compte-t-elle que 5 occurrences (Di et Da), à peine 1 /7e du total. — Le même syntagme semble subir un emploi contraire dans les deux autres formules (B) et (C) ; en effet, loin de dissimuler le « pouvoir » de capable, le syntagme IL II n'ajoute le gérondif à capax que parce qu'il l'a déjà compris sur le modèle du capable; à preuve, l'ajout d'un gérondif à capax pour transcrire des occurrences françaises dépourvues pourtant d'infinitif : substantif, en Di (4), d'où (B) ; indéfini en Di (5), d'où (C) ; dans ces deux cas, Courcelles, loin de cacher la variation sémantique, comme avec (D), la souligne en ne trouvant d'autre équivalent à capable, apparemment conforme à la syntaxe latine, que capax -\- -endi. C'est que capable contient de soi le «pouvoir», donc impose déjà ce nom verbal que le capax n'implique pas de soi, et qu'il faut, en conséquence, lui adjoindre explicitement. Ou bien, le syntagme II. II, en (D), continue la conciliation verbale des deux syntaxes, si bien que les discours originellement latins de Descartes l'utiliseront principalement pour masquer, dans les occurrences de capax, la variation sémantique du capable (16). Ou bien, en (B) et (C), il souligne que le capax traducteur emprunte sa sémantique du capable « actif» par l'ajout explicite d'un verbe.
La formule (A) pourrait donc elle-même être maintenant interprétée ; la formule (B) diffère de (A) par le syntagme IL II capax -\- -endi ; le syntagme capable 1.1 leur reste en commun ; mais (B) comprend capable dans sa variation sémantique, et le prouvait comme un « pouvoir», lui en adjoignant un gérondif, apparemment superflu, en réalité indispensable. Ce que Courcelles n'a vu qu'une fois, en Di (4), est-il possible de le trouver ailleurs, dans les occurrences gouvernées par la formule (A) ? Di (2) « parvenir à la connaissance de toutes les choses dont mon esprit serait capable » peut se lire : « parvenir à toutes les choses que mon esprit serait capable de connaître ». Di (3), « l'acquisition de toutes les sciences dont je serais capable » peut se lire « toutes les sciences que je serais capable d'acquérir » exactement au sens où le « majus adhuc incrementi non sit capax [cognitio mea] » (Méditation III, A.T. VII, 47, 18) a été traduit par «capable d'acquérir» (A.T. IX- 1, 24, 30). Restent deux occurrences : Di (1) : « Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices » — et D2 (1) « aucun dérèglement d'esprit, dont ils ne soient capables » ; elles ne peuvent, au contraire, se réduire à la forme (B), puisque vices et dérèglements y sont explicitement compris comme des passions, et donc subies; cette manière dévalorisée de comprendre l'accueil et la réceptivité s'inscrit pourtant encore dans la syntaxe de capax. Ainsi, dans une importante mesure, les occurrences eu (A) peuvent se réduire aux formules utilisant le syntagme capable de 2.
On conclut que :
1. À 33 occurrences de capable correspondent matériellement 12 de capax (A, A', B, C, D), 13 de posse (F), et 8 périphrases (E, E1).
2. Le posse permet de comprendre la sémantique de capable comme pouvoir « actif », dont la syntaxe se révèle irréductible à celle de capax.
3. L'exigence syntaxique de capable permet de réduire (E) à une variante de (F).
4. La contradiction des syntaxes permet de comprendre comment (E1) et (A1), ainsi que (D), tentent des conciliations de la syntaxe latine avec la variation sémantique de capable.
5. La variation sémantique de capable permet d'interpréter (B) et (C) comme sa dénonciation, dans la syntaxe même du capax, par adjonction du gérondif.
6. Cette interprétation pourrait réduire certaines occurrences de formule (A) à la formule (B), en sorte que :
7. Finalement, parmi les 33 occurrences, 2 seulement demeurent étrangères à la variation sémantique, qui substitue au capax réceptive- ment passif, le «pouvoir» actif de capable (17).
Si donc l'examen des formules de traduction privilégiées fait ressortir un primat de celles qui passent de capable à posse (ou équivalents) sur celles qui maintiennent capax, deux questions interviennent. Premièrement, cette interprétation de la capacité comme un pouvoir se confirme-t-elle dans l'ensemble de la pensée cartésienne ? (voir § 4).
(a) que les trois traductions utilisent un registre décroissant de formules : D1 (A, B, C, E, E1, F), D2 (A, A1, D. F) D3 (E, F); l'anonyme traducteur de la troisième ne se confond donc avec aucun des autres;
(b) que de D1 à D2, puis de D2 à D3, capax disparaît progressivement (7/15, 5/13, 0/5): le nombre des occurrences en posse (ou réductibles à posse) suit une progression inverse (4/15, 8/13, 2/3); (A1, B, C, D, E'), les formules intermédiaires disparaissent. Indices, peut-être, d'une datation tardive de la Recherche de la Vérité, contemporaine, au moins, des Passions de VÂme.
(c) comme (D) constitue le compromis le plus équilibré entre la sémantique de capable et la syntaxe de capax, les textes originellement latins de Descartes ne devraient accueillir le capax latin que sous la forme (D), où la sémantique du capable le subvertit silencieusement.
Deuxièmement, cette même interprétation a-t-elle une importance, et si oui, laquelle dans l'histoire de la pensée ? (voir § 5).
§ 4. Capacité cartésienne et « potentia »[modifier]
II reste donc à confirmer, par des sondages dans d'autres textes de Descartes, la dérive, pressentie et mesurée auparavant, de capable à posse, de la réceptivité à la puissance. En fait, aussi, tant qu'une analyse conceptuelle précise de cette « puissance active » n'est pas acquise, l'évolution ou sémantique qu'on a cru repérer flottera dans l'incertitude ; ou encore, l'évolution sémantique resterait inintelligible aussi longtemps que la sémantique du concept auquel elle aboutit ne se trouve dégagée pour elle-même. Peut-on, dans un discours homogène (à texte unique : D = t), repérer un concept qui investisse de sa signification philosophique l'équivalence philologique de capable avec posse ?
En fait, à l'intérieur même du discours latin de Descartes, capax devient, tangentiellement mais effectivement, synonyme du pouvoir humain, principalement du pouvoir de connaître la chose comme un objet. — Ainsi la huitième des Regulae ad Directionem ingenii se propose-t-elle de déterminer de quel captum, de quelle prise et portée, dispose l'esprit humain (18) ; ainsi seulement seront connues les limites de l'entendement, « scientiae capax » (398, 27) ; en fait, il s'agit de déterminer « quarumnam cognîtionum humana ratio sit capax » (396, 29-397, 1 = Règle IV, 372, 4). Donc, comme la syntaxe « passive » (de type 1. 1) le laisse supposer, il s'agit précisément de la question de la capacitas. Or la réponse vise toute entière à comprendre capax à partir de posse; successivement :
Cette équivalence permet à son tour de réinterpréter les occurrences qui, apparemment, y font encore exception. En particulier, l'exemple (4) permet de comprendre « intellectus percipiendae veritatis capax» (Règle XII, 411, 7-8), « aliquis hujus (se. proportionis) indagan- dae non est capax» (Règle VIII, 394, 6), «... usu capacitatem acquirunt res ... distinguendi » (Règle IX, 401, 5-7), etc., comme une manière de dissimuler la variation sémantique (capax = posse + verbe) par un artifice syntaxique (capax -f -endi, I-II, comme en la formule D, §§ 2 et 3). En fait, il s'agit bien, dans certains cas, d'une dimension interne qui permet à l'entendement de recevoir un plus ou moins grand nombre d'informations, pour les intégrer unico intuitu. Mais cela même — cette puissance de mémoire, puis d'intégration — , Descartes la considère comme un pouvoir : la réception devient stockage et traitement d'informations, et donc fonde (ou limite) le pouvoir de l'entendement. L'entreprise des Règles IX, X, XI (et à un moindre titre, VII et XII), quand elles tentent de réduire la series à Yintuitus, ne se résume pas en une extension de la réceptivité; ou plutôt celle-ci devient elle- même condition pour déployer plus avant le pouvoir de connaître — car l'esprit a nom vis cognoscens (Règle XII, 415, 23). Il faut étendre la capacité de l'esprit (407, 7; 408, 23; 409, 9; 388, 9-10; 455, 23; etc.), parce qu'ainsi s'accroît le pouvoir de l'entendement. Il paraît donc que, sauf quelques occurrences dont nous traiterons plus bas, les Regulae opèrent à l'intérieur du texte latin (de capax à posse), une variation sémantique semblable à celle que dénonçaient, entre les textes latin en français, les traducteurs. Il s'agissait peut-être alors d'un caractère propre à la sémantique cartésienne. Sinon absolument original, du moins parfaitement constant.
On n'aura confirmé, et approché conceptuellement cette variation, qu'en analysant les occurrences de capax dans les Meditationes, et leurs traductions françaises. Il s'agit de vérifier, par leurs écarts avec le texte français, que les occurrences de capax, dans le texte latin de Descartes, impliquent d'elles-mêmes une signification active (pouvoir).
— Deux occurrences se conforment à l'usage latin (syntagme I. I) ; mais, fort étrangement, le duc de Luynes se sent tenu de les traduire par un tour « actif» (syntagme 2). Ainsi :
1. « nam innumerabilem ejusmodi capacem earn (se. ceram) esse comprehendo» (A.T. VII, 31, 6-8) devient «capable de recevoir plus de variété selon l'extension que je n'en ai jamais imaginé» (A.T. IX- 1, 24, 30), équivalence elle-même empruntée à un texte de Descartes,
«... un corps ... capable de recevoir tout ensemble les impressions de divers mouvements » (19). De même :
2. « ... etiamsi cognitio mea semper magis et magis augeatur, nihilominus intelligo nunquam illam fore actu infinitam, quia numquam eo devenietur, ut majoris adhue incrementi non sit capax» (A.T. VII,
47, 15-18) admet comme équivalent la séquence «... qu'elle ne soit capable d'acquérir quelque plus grand accroissement» (A.T. IX-1, 37, 37). Qu'ici le capax de Descartes doive s'entendre comme signifiant de fait l'exercice d'une puissance (que seule met au jour sa traduction par l'ajout d'un infinitif) (20), c'est ce que confirme, inversement, le développement, quelques lignes plus bas, de potentia mea (A.T. VII,
48, 23-24) par « ma puissance s'y terminerait, et ne serait pas capable d'y arriver» (A.T. IX-1, 38, 38).
De même, « potentia ad perfectiones . . . non suff iciat ad producen- dam» (A.T. VII, 47, 6-8) devient : «la puissance que j'ai en moi peut être capable ... de produire leurs idées» (A.T. IX-1, 37, 24). — En d'autres termes, capax suppose l'activité d'une puissance, et aussi bien capable s'ajoute à potentia, pour la réduire à l'activité. Il ne s'agit pas seulement de réduire capax à la puissance, mais de comprendre la potentia elle-même comme un pouvoir; en un mot, Y esse potentiale (mentionné en 47, 13), qui s'oppose à l'acte (46, 31-47,1; et 47, 11), se trouve consigné dans une simple homonymie avec son contraire, la « potentia ... ad ideam producendam ». La même activité dominatrice, qui investit capax / capable, élimine de la puissance tout vestige du jeu de l'cîSo? entre sa Svvdfiis et son evreÀe^eia.
La commune évolution des deux concepts, également pensés sub specie activitatis, devient évidente dans l'occurrence suivante :
3. « Non enim dubium est quin Deus sit capax ea omnia efficiendi, quae ego sic percipiendi sum capax » (A.T. VII, 71, 16-18), où le traducteur comprend : « il n'y a point de doute que Dieu n'ait la puissance de produire toutes les choses que je suis capable de concevoir» (A.T. IX-1, 58, 8-10). Puissance et capable deviennent expressément synonymes, pour traduire le même capax, et en manifester la sémantique « active » (que laissait d'ailleurs supposer le syntagme I. II). Dieu lui-même se voit interprété comme « summe potens », « exuperentia potentia », « immensa et ineomprehensibilis potentia » (21). La capacitas Dei indique maintenant la puissance qu'exerce Dieu en y déployant son essence la plus intime, et aucunement la réceptivité de l'homme à Dieu. De même que la capacitas de l'homme lui devient un pouvoir (en principe limité), de même la capacitas de Dieu lui devient puissance (en principe illimitée) ; l'un vise à devenir ainsi « maître et possesseur de la nature» (DM. VI, A.T. VI, 62, 7-8), tandis que l'autre y trouve le seul biais possible pour se laisser prouver, suivant le principe de raison, causalement son existence. Pouvoir face à pouvoir, avant de devenir pouvoir contre pouvoir, Vego et le Dieu du philosophe se mesurent du regard. Mais justement, ce rapport de comparaison entre pouvoirs a-t-il un lien avec la variation sémantique de capax \ capable, qu'il confirme déjà ? En fait, la dernière occurrence de capax dans les Meditationes (52, 20) permettra d'esquiver une réponse, à condition d'un détour théologique.
§ 5. Le paradoxe de l'homme « capax Dei »[modifier]
La sémantique commune de capax réceptif, dont nous venons de repérer l'inversion, a trouvé, de saint Augustin à Suarez, un emploi théologique constant, qui l'a précisée autant qu'approfondie. L'avatar cartésien ne l'arrache à ce champ conceptuel, qu'en le prolongeant aussi bien (22).
Capax Dei doit s'analyser, dans la théologie augustinienne selon une triple thématique (23). — Premièrement, il faut entendre
la capacitas comme une réception, résolument passive ; non par impuissance, mais parce que seul l'abandon à Dieu permet la disponibilité d'un accueil, par quoi les hommes se découvrent ceux « quibus intel- ligentiam dédit (Deus) et suae contempla tionis habiles capaces que sui praestitit». La contenance d'un récipient, une fois appliquée à l'âme humaine, indique certes encore une réceptivité ; mais cette réceptivité elle-même, devenue constitutive de l'âme, réalise et ratifie un don divin — celui par lequel Dieu donne à l'âme de le recevoir comme tel, — c'est-à-dire comme Don : « Nemo autem maie vult immortalitatem, si ejus humana capax est Deo donante natura : cujus si non capax est, nec beatitudinis capax est» (24). Capax connote non seulement la possibilité d'un don en général, mais indique que, pour l'homme, sa nature même lui provient d'un don, et en témoigne de par sa constitution même. — D'où, deuxièmement, l'instabilité fondamentalement introduite dans l'homme : se recevant comme un don, il se découvre comme suspendu à la donation qui lui assure, de part en part, la seule subsistance à laquelle il pourra jamais prétendre « inquietum est cor nostrum ... ». Si la nature constitue la première grâce que l'homme reçoit de Dieu, cette nature même se trouve ordonnée à toute grâce. La nature, définie par la réceptivité gracieuse, s'ouvre donc, par le don qui l'instaure, à l'instauration perpétuelle de dons à venir : capax se complète en participatio. La réceptivité qui comprend {capax comme capere) devient condition de possibilité d'une prise de part (participatio comme partent capere). Ainsi s'énonce une relation fondamentale de possibilité entre l'espace intérieur ouvert au don et l'ampleur du don reçu : la grandeur de l'une limitant celle de l'autre «... quia summae naturae capax est, et esse particeps potest, magna natura est (se. homo) », « Diximus enim mentem, etsi amissa Dei participatione absoletam atque deformem, Dei tamen imaginem perma- nere. Eo quippe ipso imago ejus est, quo capax est ej usque particeps esse potest», «... Deum, cujus ab eo capax est facta, et cujus particeps esse potest ». Comme espace à remplir, la capacité rend possible l'accueil de la part, la prise en participation. Possibilité, mais non pouvoir : il s'agit de dégager un lieu intérieur, d'« anéantir » comme diront certains, plus tard, toute occupation et tout occupant qui interdirait à Dieu de se donner à « prendre » en part, et à partie. Dans cet investissement, l'homme n'a d'autre tâche que de laisser Dieu prendre place, en lui ouvrant une capacité aussi ample que possible. — D'où, troisièmement, le constant élargissement de la capacité, aux mesures de celui « qui vient » ; cet étirement de l'espace intérieur, c'est au désir qu'il revient de le mener à bien, c'est-à-dire à l'infini, à l'infini du désir, que Dieu seul — Augustin suit en cela Grégoire de Nysse — suscite en toute rigueur : « Caritas accendit desiderium cujus magnitudine fiant corda nostra capada beatitudinis, quae ventura promittitur », « Deus differendo extendit desiderium, extendendo facit capacem. Desideremus ergo, fratres, quia implendi sumus », « Deus autem dare vult ; sed non dat nisi petenti, ne det non capienti » (26). Le progrès spirituel dépend donc de la capacité; non qu'elle déploie un désir qui, à force de pouvoir, se hisserait à la divinité. Inversement, elle n'use de désir que pour s'ouvrir aux dimensions d'un don d'autant plus gratuit et transcendant qu'il outrepasse toujours l'attente. Le seul progrès consiste à étendre la capacité aux mesures de la participation, à savoir recevoir autant que Dieu donne — non à augmenter un pouvoir, en vue d'une domination à conquérir.
La réception d'un don peut donc, en quelque manière, rester sans cesse en retrait de la surabondance qui l'accable et, pour cela même, s'efforcer vers une amplitude toujours à augmenter. C'est en ce sens que saint Thomas va continuer la méditation de l'homme capax Dei. Parce que « creatura rationalis est capax illius beatae cognitionis, in quantum est ad imaginem Dei », la nature humaine s'ordonne sur- naturellement à la participation suprême, puisque la grâce traverse déjà toute la nature ; donc « naturaliter anima est capax gratiae : eo ipso quod facta est ad imaginem Dei, capax est Dei per gratiam, ut Augustinus dicit»(27). Pareille continuité de la nature à la grâce par la capacitas évite de sombrer dans le pélagianisme, ou d'annoncer le jansénisme; ici la nature tente de se conformer, dans l'épectase du désir, au don surabondant, au lieu de prétendre le mesurer à elle- même (28). Le désir poursuit donc une béatitude qui surpasse la capacitas présente, et par là, aussi bien, il l'agrandit pour la faire enfin réceptive. D'où l'écart constant, sans cesse réduit et réouvert, entre la capacitas de l'âme à tel moment spirituel, et le don surabondant qui l'excède : « Veritas fidei christianae humanae rationis capacitatem excédât», «Major est Scripturae ... auctoritas, quam omnis humani ingenii capacitas» (29). La capacité doit donc s'outrepasser elle-même pour, en des achèvements qui seront, à leur tour, des commencements, recevoir le don qui l'excède.
La question de la béatitude apparaît décidée. La fin ultime de l'homme capax Dei ne saurait être que Dieu même — béatitude surnaturelle. Mais la capacité qui le lie constitutivement au transcendant ne suffit aucunement à lui permettre, d'elle seule, de le recevoir ; non seulement parce que cette capacité reste à étendre à l'infini, mais surtout parce qu'elle n'exerce aucun pouvoir qui prendrait possession : elle attend un don. La capacité, ici, s'ordonne d'autant plus à la béatitude surnaturelle qu'elle renonce à la conquérir, comme un bien qu'elle aurait pouvoir d'acquérir. Elle se situe dans un écart qu'elle parcourt sans fin : entre ce que, de soi, la nature peut initialement comprendre et Celui qui, terminalement, reste à recevoir. Elle émigré donc sans cesse hors de son premier domaine, celui de ses facultés « naturelles », et de ses puissances, pour s'ouvrir aux dimensions d'un surnaturel qui, alors, lui apparaît plus intérieur à elle-même qu'elle-même. D'où le paradoxe : la nature humaine se trouve, par capacité, ordonnée à une fin dont elle ne peut que recevoir — sans jamais le produire — l'achèvement. La capacité outrepasse ce que peut le pouvoir humain, puisqu'elle inscrit en l'homme la trace du divin, et que le divin ne peut qu'advenir de lui-même, pour être reçu. Paradoxe, parce que toutes les autres « natures » du monde ne désirent, comme fin, que ce qui demeure proportionné à leurs moyens propres — le pouvoir alors mesure la capacité, la nature ne désire que ce qu'elle a les moyens d'atteindre. Mais l'homme, capax Dei, vise naturellement au surnaturel : il ne peut donc que le recevoir comme un don, au-delà de toute puissance : « Ideo creatura rationalis, quae potest consequi perfectum beatitudinis bonum, indigens ad hoc divino auxilio, est perfectior, quam creatura irrationalis, quae hujus boni non est capax, sed quoddam bonum imperfectum consequitur virtute suae naturae », « Creatura rationalis in hoc praeveniet omni creaturae quod capax est summi boni, per divinam visionem et fruitionem, licet ad hoc conse- quendum naturae propriae principia non sufficiant, sed ad hoc indigeat auxilio divinae gratiae » (30). La grandeur unique, et objectivement démontrable, de la nature humaine tient en l'écart de sa potentia (finie) et de sa capacitas (infinie), qui la contraint à ne pas posséder sa béatitude de soi, pour la recevoir de l'Autre. La défaillance même de son pouvoir instaure l'homme en situation limite, où l'insatisfaction objective du désir subjectif le convoque à la rencontre silencieuse du tout- Autre. Cette faiblesse de la domination découvre, en fait, le champ de la participation. — Ce paradoxe suppose donc que la capacitas surpasse la potentia, parce qu'elle s'en distingue; saint Thomas ainsi disjoint fort précisément une capacité « secundum ordinem potentiae naturalis, quae a Deo semper impletur, qui dat unicuique rei secundum suam capacitatem naturalem », d'une autre, qui s'étend « secundum ordinum divinae potentiae » : Dieu seul la suscite, par désir, pour la combler, par grâce, au-delà du pouvoir humain. Dans ce cas, cette seconde capacité (surnaturelle) dépasse les limites de la première (le pouvoir humain d'y satisfaire) parce que « Charitas, cum superexcedat proportionem naturae humanae, ... non dépendit ex aliqua naturali virtuti, sed ex sola gratia Spiritus Sancti earn infundentis : et ideo quantitas charitatis non ex conditione humanae, vel ex capacitate naturalis virtutis, sed solum ex voluntate Spiritus Sancti » (31). Le propre de l'homme, c'est de n'avoir pas les moyens de son désir, parce que ce désir distend naturellement sa capacité naturelle vers un terme surnaturel. D'où la coïncidence parfaite de l'indigence et de la grandeur — dans l'attente du don suprême.
Le paradoxe de la capacité, parce qu'il relève de l'expérience effective de la foi, ne peut qu'affronter les objections inévitablement triomphantes de la saine raison. Ainsi, la déconstruction de la capacitas par Suarez en énerve-t-elle la tension, tout en croyant la rendre enfin intelligible. Posant en principe qu'aucune nature ne nourrit de soi un désir qu'elle ne pourrait, de soi, satisfaire — principe tiré d'Aristote (du Ciel II, 290 a 29-35) qui n'admet pas même l'exception que requiert le mystère chrétien de l'adoption filiale de l'homme par le Père — , Suarez se contraint à mesurer l'extension de la capacité à celle du pouvoir de la satisfaire. Et donc, à toute capacité émise, doit répondre, comme sa garantie, un pouvoir : « Res est sine controversia . . . quia in homine est capacitas naturalis ad hanc beatitudinem tam passiva quant etiam facultas activa : omnis autem potentia naturaliter ordinatur ad actum sibi connaturalem », «... commune esse beatitudini naturali, ut in operatione consistant, et consequanter illam debere esse operatio- nem mentis ... secundum quam est homo capax Dei», «... appetitus non distinguitur a capacitate naturali, quam unaquaeque potentia habet ad actum suam » (32). Parce que la béatitude doit être conquise par un pouvoir, et non reçue, que ce pouvoir reste irrémédiablement fini, il faudra substituer à une béatitude infinie, une béatitude finie, suffisante et équivalente (au contraire de la béatitude naturelle, toujours defective, de saint Thomas). Pour une telle béatitude finie, la capacité redeviendra elle-même finie, et se limitera aux bornes de la potentia, dans une équation sans cesse répétée (33). Sans doute, la réduction de la capacité au pouvoir dégage, résiduelle mais visible, une vaste place de la capacité sur-naturelle. Mais précisément, dépourvue du moindre pouvoir pour l'effectuer, elle devient le double ineffectif de la potentia naturalis / capacitas activa ; la puissance obédientielle, ou capacité obédientielle se définit, négativement, comme absence de pouvoir, « potentia neutra », ou « capacitas remota », c'est-à-dire à distance de la « potestas proxima » propre à la nature (34). Elle flotte, comme le fantôme d'un désir que l'homme ne prend pas au tragique — au sérieux — parce qu'il sait ne pouvoir le satisfaire, et ne s'en remet pas à Dieu pour le combler. La capacitas obedientialis pose peut-être la première pierre de Y Hinterwelt à venir.
Mais notre propos, ici, n'est pas théologique. Seul importe ce résultat : dès les théologiens de la nature pure, le concept de capacitas j capax tend à modifier sa sémantique : non plus la réception de Dieu (capax Dei), mais l'exercice d'un pouvoir (capax dominii). Sans doute s'agit-il là seulement d'une mise en équivalence de deux termes (capacitas joint à posse, potentia, dominium, facultas, etc.); le propre de Descartes reste, comme on l'a vu, de pousser la variation sémantique jusqu'à entendre, de fait, capacitas comme strictement synonyme de potentia (formules F et assimilées). Cette différence capitale étant notée, noté aussi l'élargissement par Descartes de l'emploi de capacitas j posse hors du domaine théologique, on peut encore demander : Descartes entretient-il un rapport plus étroit, sur le point théologique précis du dédoublement de la béatitude, avec Suarez % Ou encore, polémique- ment, Descartes serait-il un théologien de la nature pure?
§ 6. Méditation cartésienne et théologie de la nature pure[modifier]
Ce rapprochement peut se fonder sur plusieurs motifs. — Historiquement d'abord, on remarque que Suarez meurt en 1617 seulement, après avoir profondément inspiré la théologie commune de la Compagnie de Jésus — et donc son enseignement. C'est à Louvain que Baïus publie ses opuscules sur la grâce en 1564-5, et polémique avec Lessius à partir de 1586, qui vint l'y attaquer à demeure. C'est à Louvain que Lessius, qui y enseignait, publie les De Summo Bono et aeterna Beatitudine hominis libri quattuor (1601), pour y soutenir que « cuilibet rei intra limites naturae respondet sua compléta beatitudo, cujus naturaliter est capax, ad quern viribus naturae potest pervenire; alioquin nunquam posset intra limites naturae perfici» (35). C'est à Louvain que paraît, du vivant encore de Descartes (en 1634) la seconde édition du Commentaire, par Jean Wigger, In Iam IIae Divi Thomae, qui, en fait, en critique la théorie de la capacitas (à q. 5, a 5) en termes fort clairs : « Naturalis appetitus non potest alius esse, quam potentia naturaliter capax alicujus perfectionis aut boni, quod naturae seu naturalis agentis viribus potest obtingere » (36). À Louvain aussi enseignait ce correspondant de Descartes, L. Froidmont, qui y succède d'ailleurs à Jansenius (en 1634), et en publie YAugustinus (en 1640). Il semble difficilement concevable que Descartes ait tout ignoré de ces querelles pourtant décisives, et que l'influence des jésuites, particulièrement de Suarez, ne se soit pas exercée sur lui — puisque, nous le verrons, les textes le donnent à penser. Il s'agit d'ailleurs ici moins d'une influence, que d'une parenté profonde, mais obscure encore, de l'état des questions théologiques avec celui des débats philosophiques.
Car les textes s'inscrivent d'eux-mêmes dans la thématique de la nature pure, distinguée, dans une parfaite et suffisante autonomie, de la visée surnaturelle de grâce. — Premièrement, la Révélation se trouve «mise à part avec les vérités de la foi» (D.M. IV, A.T. VI, 28, 16) ; cette exclusion du champ de la pensée ne doit pas s'entendre du doute uniquement : la Règle III confirme le statut marginal de la Révélation, dont la certitude ne repose en aucune façon sur l'évidence, mais seulement sur la volonté (de l'homme ?, de Dieu ?) (37). Parallèlement, face à la théologie révélée, où « il est besoin d'avoir quelque extraordinaire assistance du ciel et d'être plus qu'homme» (D.M. I, A.T. VI, 8, 17), la connaissance de raison concerne les « hommes purement hommes » (Ibid., 3, 17) et les facultés (ou pouvoirs de connaissance) qui sont « en nous en tant qu'hommes », « hominibus dico, non belluis » ni êtres divinisés (38). — Par une conséquence rigoureuse, la béatitude surnaturelle se trouve sinon récusée, du moins mise à distance; en effet, la capacité naturelle (posse) ne possède pas la force d'y atteindre : « J'ai dit qu'on pouvait connaître par raison naturelle que Dieu existe, mais je ne dis pas pour cela que cette connaissance naturelle mérite de soi, et sans la grâce, la gloire surnaturelle que nous attendons dans le ciel. Car au contraire, il est évident que, cette gloire étant surnaturelle, il faut des forces plus que naturelles pour la mériter » (39) ; la raison peut connaître, elle est donc naturelle ; elle ne peut, par ses forces, mériter la béatitude, qui en devient donc surnaturelle. — Révélation, nature, béatitude semblent ainsi mobiliser la théologie de la nature pure. La lecture de la dernière occurrence de capax dans les Meditationes devient donc possible.
Elle s'énonce :
- 4. « Ut enim in hac sola divinae majestatis contemplatione sum- mam alterius vitae foelicitatem consistere fide credimus, ita etiam jam ex eadem, licet multa minus perfecta, maximam, cujus in hac vita capaces simus, voluptatem percipi posse experimur» (A. T. VII, 52, 16-20). Capax, couplé avec posse, doit évidemment s'entendre comme un pouvoir qu'exerce l'homme en vue de prendre en main le bonheur; ainsi l'entend le traducteur, qui développe en « ... capables de ressentir en cette vie » (A.T. IX-1, 42, 5) ; ainsi l'entendra Descartes, dans la conclusion des Passions de VÂme, «... les hommes qu'elles (se. les passions) peuvent le plus émouvoir sont capables de goûter le plus de douceur ... (§ 212, A.T. XI, 488, 12-14); d'ailleurs le texte parallèle des Principia — « quantum naturae nostrae fert infirmitas » (I, § 22, A.T. VIII-1, 13, 16-17) — suffirait à le montrer. La capacitas exerce donc un pouvoir. Dans quel but ? Absolument « pour connaître la nature de Dieu autant que la mienne en était capable» (DM. 35, 8-9). Mais il faut distinguer ; la béatitude suprême se situe dans l'« altéra vita» (A.T. VII, 52, 17), celle dont Froimond félicitait Descartes de faire encore grand cas(40), elle outrepasse nos «forces»; d'où la nécessité d'en rabattre, et de songer d'abord à celle, proportionnée au pouvoir de notre capacité, qui s'offre « in hac vita » (A.T. VII, 52, 19 — Régula I, A.T. 361, 6), « ... en cette vie» (traducteur, et Passions, § 121). Cette distinction des béatitudes correspond, bien sûr, à l'opposition de la «lumen naturale» à la «fides, (qua) credimus» (A.T. VII, 52, 9 et 18). — Apparemment, cette distinction s'inscrit parfaitement dans le dédoublement, chez saint Thomas, de la béatitude et même de la capacitas (§ 5). En fait, la situation s'inverse radicalement : ce n'est plus la capacitas (désir inspiré de la volonté divine) qui surdétermine et surpasse le pouvoir borné de la nature; c'est, au contraire, la capacitas (posse) qui définit un pouvoir naturellement satisfait de lui-même, dont la suffisance se démarque de l'inatteignable félicité suprême. Capacitas glisse de la participation par grâce à la domination par pouvoir, du premier terme de la béatitude duelle au second. Contrairement aux apparences, mais conformément aux intentions de Descartes, jamais l'éloignement d'avec la communion mystique n'a été aussi marqué qu'en la contemplation (A.T. VII, 52, 12) — qui ne dure d'ailleurs qu'aliquandiu — naturelle, bornée à notre pouvoir, de Dieu. Celle-ci marque en effet, selon d'ailleurs l'opinion constante de Suarez, moins une connaissance de Dieu, qu'une science acquise par le pouvoir humain de connaître, à propos, entre autres objets, de Dieu. La question étant bien entendu esquivée de savoir si, à la fin, une connaissance peut se conquérir au sujet de Dieu, ou si elle ne peut qu'en provenir, naturellement autant que surnaturellement, comme un don que le divin ou le Père fait de lui. Avec Hegel, et depuis Holderlin, la pensée occidentale a appris, avec douleur et sans patience, qu'on peut perdre le divin, parce qu'on veut précisément «posse acquirere, être capable de (le) ressentir ».
L'ambivalence de sa sémantique grève capable d'une constante ambiguïté dans la production conceptuelle du XVIIe siècle. Pascal, tout en usant parfois d'un syntagme actif (Pensées, Br. §§ 72, 73, 82, 434, 698, etc.), reste presque toujours fidèle à la sémantique augus- tinienne, et souvent à sa syntaxe : « II y a un Dieu dont les hommes sont capables» (§ 556), «les hommes sont ensemble indignes de Dieu et capables de Dieu» (§ 557 ; voir aussi §§ 194, 423, 430, 435, 524, etc., Lettre VI aux Périer, etc.). De même pour Bérulle, et, à un moindre titre, Malebranche. Mais le renversement trouvera néanmoins son achèvement avec Leibniz : « La substance est un Être capable d'action» (Principes de la Nature et de la Grâce, § 1). Achèvement qui dissipe et dissimule le débat qu'il clôt. Dès lors, dans le rapport de l'homme à Dieu, la question du pouvoir devient directement à l'ordre du jour. —
Plus encore que cette question, importent les conditions qui la rendent possible. Celles-ci sont, comme souvent, théologiques, et passées, comme souvent aussi, par Descartes dans le champ de la métaphysique. La mutation de la sémantique de capax est l'une d'entre elles.
Université Paris-Sorbonne Jean-Luc Marion.
( 1) Excelsiores animae, ut majorum virtutum, ita vitiorum
( 2) 17, 10 Parvenir à la connaissance de toutes les choses dont mon
( 2) Methodus quae me deduceret ad cognitionem eorum quorum ingenium meum esset capax. 549, A
(!) Sur ces questions, on pourra consulter la Revue Internationale de Philosophie, 1973/1, n° 103, sur « Études philosophiques et informatiques», dont notre contribution « À propos de la sémantique de la méthode » (pp. 37-48) sur le Discours de la Méthode.
(1) «... neque quicquam prorsus ab alio homine sciri posse, cujus etiam non sit capax» (396, 16-18);
(1) ad omnes cognitiones curiosissimas, quas humana ratio possidere valet, acquirendas. 68, 3. E
(1) Stace, Silvae, III, 1, 85, «capax operire»;
(10) nullius momenti non minus possint res eos detinere. 37. F
(10) Saint Ibénée, Adversus Haereses, I, 7, 5; IV, 20, 5; 32, 2; etc. — Autres exemples de capax réceptif dans A. Blaise, Le Vocabulaire latin des principaux thèmes liturgiques, (réédition Brepols), Turnhout, 1966, §§ 462, 252, 256, 257.
(11) Juret, Syntaxe de la Langue latine, Paris, Belles Lettres, 1926, section 2, chap. 1.
(11) posse ipsis nocere. 45. F
(12) quae possit illis resistere. 96. F
(13) magis gustare possint. 98. F
(14) Méditation IV, A.T. VII, p. 58, 20.
(15) Regulae ad Directionem Ingenii, V, A.T. X, 381, 1 : « Haec régula non minus servanda est rerum cognitionem aggressuro quam Thesei f ilum labyrinthum ingressuro ». à condition d'entendre le texte avec un littéralisme agressivement naïf.
(16) Pour la référence aux emplois par Descartes lui-même, de capax H endi.
(17) De plus on remarque, en annexe :
(18) Voir A.T. X, 396, 12; 400, 8; etc.
(19) A F. de Beaune, 20 février 1639, A.T. II, 418, 24-26. — A cette occurrence se rattachent certaines des Regulae, ainsi 453, 15 « subjectum ... infinitarum dimensionum capax ». Cependant capacitaa areae (422, 22) renvoie bien à une contenance (voir Météores, Y, A.T. VI, 282, 3-6).
(2) «... ne semper incerti simus, quid possit animus, (...) oportet semel in vita diligenter quaesivisse, quarumnam cognitionum humana ratio sit capax» (396, 26-397, 1);
(2) Pour un état de ses travaux d'indexation du corpus cartésien, voir « Bulletin Cartésien III», in Archives de Philosophie, 1974/3, la contribution de J.-R. Armogathb, pp. 453 ss. — et aussi Computers and Humanities, mai 1971, vol. 5, New York, p. 315, *P12.
(2) qui minime ad id perficiendum apti sunt. 74, 7. E
(2) Rufin (trad. d'Origène, In Genesim, IV, 1, Patrologie Latine, 12, 184 a) : « Non enim capiebat Loth meridianae lucis magnitudinem. Abraham vero capax fuit plenum fulgorem lucis excipere ». — Dans ces deux cas, les infinitifs ne produisent leur construction inattendue que pour confirmer sémantiquement la réceptivité de capax (s'ouvrir, recevoir) ;
(20) Ce qui confirme, en inveisant seulement le développement, l'ajout par de Courcelles, en D1 (4) et D1 (5) d'un gérondif à capax pour traduire le capable simple de Descartes (Cf. § 3).
(21) Voir summe potens, A.T. VII, 21, 2, Principia I, 14, etc.; et aussi A.T. VII, 36, 9; 45, 13; 109, 4; 110, 27; 111, 4; 111, 19; 119, 13; 236, 9, 11, 237, 1, 8-9; 241, 3; etc. — II faudrait peut-être poser une question : Descartes n'entreprend-il pas, en propre, de penser le Dieu de la métaphysique à partir de la puissance, ou mieux de la surabondance de puissance ?
(22) L'analyse qui suit, comme en fait toute cette étude, se donne comme une notule, en marge du magistral et fondamental travail qu'a mené à bien la méditation d'H. de Lubac, dans Le Mystère du Surnaturel (Paris, 1965) comme dans Augustinisme et Théologie moderne (Paris, 1965).
(23) Voir, outre l'abondante littérature habituelle consacrée au sujet, notre esquisse, « Distance et Béatitude. Sur le mot de capacitas chez saint Augustin », in Résurrection, n° 29, pp. 58-80. Paris, 1969.
(24) Respectivement, De Civitate Dei, XXII, 1, 1 ; De Trinitate, XII, 9, 11. — Voir aussi Confessiones, X, 9, 16 : « Immensa ista capacitas memoriae meae»; XIII, 22, 32 : « Doces eum jam capacem videre Trinitatem unitatis vel unitatem Trinitatis » ; De Trinitate, XII, 6, 9, «... qui de bonis quorum capax est humana natura ..., desiderat»; XII, 15, 24, « mens ... videat in quadam luce sui generis incorporea ..., cujus lucis capax eique congruens est creatus»; De Civitate Dei, XI, 2, «... donee de die in diem renovata atque sanata fiat tantae felicitatis capax » ; XII, 3, « natura, cui mens inest capax intel- ligibilis lucis»; XXII, 1, « oculus ... capax luminis ».
(25) Respectivement De Trinitate, XIV, 4, 6 ; 8, 11 ; 12, 15. — Voir aussi De Civitate Dei, XII, 3; Tractaius in Johannis Evangelium, XXXIX, 8, « Quando capit anima ex Deo unde sit bona, participando fit bona, etc. ». — On remarque l'équivalence possible de capax et imago d'une part, de participatio et similitude) d'autre part (voir la note du P. Agaesse, ad loc, Bibliothèque Augustienne, 16, De Trinitate, II, Paris, 1955, pp. 630- 632) : la capacité constitue l'homme comme marqué d'un don, par quoi il fait signe vers le donateur dont il manifeste, de par son propre visage, l'image. Capacité et image, parce que constitutives du donné humain, restent inamissibles.
(26) Respectivement Sermo 361 (Patrologie latine, 39, 1599), Tractaius in Epistulam Johannis ad Parthas, IV, 6; Enarratio in Psalmum Cil, 10. — Voir aussi Tractatus in Johannis Evangelium, XL, 10; XXXIV, 7; Confessiones, XIII, 1, 1, « ... animammeam, quam praeparas (Deus) ad capiendum Te ex desiderio » ; Epistula CXXI, 8 ; etc. — Saint Thomas développe excellement ce thème en Summa Theologica, la, q. XII, a. 6, resp. — Cette sémantique de capax (Dei), thématisée par saint Augustin, n'en appartient pas moins au fonds commun de la théologie. Ainsi saint Bonaventure, Breviloquium, Prologue 1, et 3; Commentaire des Sentences, 1, d. 3, 1, 1, ad lm; d. 1, 2, 3, concl. ; II, d. 18, 1, 1; IV, d. 49, 1, 2; d. 49, 1, 3; etc.; Guillaume de Saint-Thierry, Speculum Fidei (Patrologie Latine, 180, 386 b) ; saint Bernard, Sermo de Conversione ad clericos, VIII, 15, « ... egregia natura, capax aeternae beatitudinis et gloria magni Dei», De Consider atione V, 11, 24; Sermo inferia quarta hebdomadae Sanctae XIII; et surtout le si remarquable Sermo 80 in Cantica, 2 et 3, « Eo anima magna est, quo capax aeternorum. Neque enim illius aliquando non capax erit, etiamsi numquam capiens fuerit», confirment ainsi l'équivalence entre capacitas et imago (voir note 25).
(27) Respectivement Sum. Th., 111a., q. 9, a. 2, resp. (voir ad 3m); la Ilae, q. 113, a. 10, c, qui confirment encore l'équivalence capax Dei — ad imaginem (Dei).
(28) Le rapport de la capacitas à la participatio s'accomplit dans le désir, mais entendu au sens de l'eW/cTaais de Grégoire de Nysse, et de S. Paul (Voir J. Daniélou, Platonisme et Théologie mystique, Paris, 1944, p. 309 sqq.) —
(29) Respectivement Sum. Th. la, q. 67, a 2, resp., et Contra Gentes, 1, 7. — Voir, exposant la même thèse, sans mobiliser explicitement le concept de capax Deijcapacitas, successivement : Sum. Th. la Ilae, q. 91, a. 4, resp., « ... homo ordinatur ad finem beati- tudinis aeternae, quae excedit proportionem naturalis facultatis humanae, ut supra habitum est (q. 5, a. 5) », (ce dernier texte, qu'on verra plus bas, utilise capax) ; Contra Gentes III, 148, « Sed ulterius ultimus finis hominis in quadam veritatis cognitione constitutus est, quae naturalem facultatem ipsius excedit»; etc.
(3) «... ad nos qui cognitionis sumus capaces, vel ad res ipsas, quae cognosci possunt» (398, 23-24);
(3) Commode, « Numine de tanto [Deus -] se fecit videri capacem (Carmen Apologeti- cum, 118), et
(3) quia scilicet ad nova percipienda inepti sunt. 75, 16. E
(3) Voir la tentative de A. Robinet, et des « philogrammes » dégagés des variantes, d'édition en édition, du texte de Malebrache, particulièrement dans « Malebranche et Leibniz à l'ordinateur : de PIM 71 à MON ADO 72 », in Revue Internationale de Philosophie, loc. cit., pp. 49-56; et« Hypothèse et Confirmation en Histoire de la Philosophie », in Revue Internationale de Philosophie, 1971/1-2, pp. 119-146.
(30) Respectivement Sum. Th. la Hae, q. 5, a. 5, ad 2m, et De Malo, q. 5, a. 1. — Voir aussi De Veritate, q. 8, a. 3, ad 12m, qui hiérarchise les degrés de béatitude sans tenir compte du pouvoir d'y atteindre.
(31) Respectivement Sum. Th. 111a, a. 3, ad 3m, puis lia Ilae, q. 24, a. 3, resp. — On en rapprochera l'opposition si nette de la capacitas au pouvoir par Duns Scot, Ordina- tio, Prol., q. 1, n. 26, « In hoc magis dignificatur natura, quam si suprema sibi possibilis ponetur illa naturalis (se. perfectio) ; nec miram est, quod ad majorem perfectionem sit capacitas passiva in aliqua natura, quam ejus causalilas activa se extendat » (Opera Omnia, Rome, 1950, I, § 75 p. 46, et toute la discussion).
(32) Respectivement Stjarez, De Ultimo Fine Hominis (O.O., éd. Vives, Paris, 1856, t. 4), d. XVI, s. 1, n.l p. 149; d. XV, p. 144; d. XVI, s. 1, n. 2, p. 150.
(33) De Ultimo Fine Hominis, d. IV, s. 3, n. 4, «... homo sic creatus haberet aliquem finem ultimum et illum posset suis actionibus aliquo modo attingere cognoscendo et amando illum : ergo esset capax alicujus beatitudinis proportionatae et connaturalis sibi» (p. 44); d. VII, s. 2, n. 11, «... fieri autem potest, ut eadem potentia, quae capax nobilissimi actus, sit etiam capax ignobilioris » (p. 92, voir Descartes D1, n° 1); d. XV, s. 2, n. 5, « Tandem in hoc differt naturalis beatitudo a supernaturali, quod ilia consista in actionibus, ad quos natura dédit facultatem, et capacitatem in suo ordine proportiona- tam» (p. 147); etc. — II n'est pas sans intérêt, eu égard à la signification juridique et romaine du terme (note 13), de constater que Suarez, dans un de ses premiers ouvrages, a renversé également la sémantique de la capacitas légale : De Justitia et Jure (éd. J. Giers, in Die Gerechtigkeitslehre des jungen Suarez, Fribourg-en-B., 1958), d. 2, q. 12, « Actus autem elicitus vere est sub hominis dominio, quia simpliciter est liber, et potest homo illo uti ut voluerit, juxta capacitatem naturae» (p. 34), d. 2, q. 16, « Etiam pueros esse capaces dominii ... quia licet non possunt pro tempore ea exercere per se, possunt tamen per alios; et expectatur tempus, quo per se possunt » (p. 17); voir ibid., p. 85; etc. — II faudrait d'ailleurs demander si la compréhension juridique de l'homme comme capax dominii ne précède pas la destruction explicitement théologique de l'homme comme capax Dei.
(34) Voir respectivement De Gratia (O.O., éd. Vives, Paris, 1857, t. 7), Prol. IV, c. 1, n. 17, (p. 184) ibid., n. 21, « appetitus obedientialis non sufficit, est enim quasi potentia neutra» (p. 185); ibid., c. 1, n. 5 (p. 180). — Voir aussi la discussion explicite des deux significations de capacitas en De Ultimo Fine Hominis, d. XVI, s. 1, n. 8 et 9 (t. 4, p. 153).
(35) Cité par H. de Lubac, Augustinisme et Théologie moderne, p. 197, et Rondet, « Le problème de la nature pure et la théologie du XVIème siècle », in Revue des Sciences Religieuses, t. 25, 1946, p. 517.
(36) Cité par H. de Lttbac, Augustinisme et Théologie moderne, p. 197, note 7.
(37) A.T. X, 370, 16-25. — Voir E. Gilson, R. Descartes, Discours de la Méthode, texte et commentaire (Paris, 1967, 4ème éd.), pp. 261-264; H. Gouhieb, La Pensée religieuse de Descartes. — Autre texte : A X, 27 avril 1637 ( ?), A.T. I, 366, 17-20, etc.
(38) Eespectivement Lettre à Mersenne, 16 octobre 1639, A.T. II, 599, 6-7, et le texte parallèle de Régula II, A.T. X, 365, 10. — II faut remarquer que le célèbre développement rapporté dans YEntretien avec Burman, sur la prolongation de la vie (A.T. V, 178, 14-22), s'inscrit tout entier dans la question de la nature pure : la distinction nette entre l'état pré-lapsaire de l'homme (question théologique), et l'étude qui « considérât naturam ut et hominem solum prout jam est, nec ulterius ejus causa investigat » répond strictement à Suarez, De Gratia, Prol. IV, c. 3, n. 7 (t. 7, p. 193, et passim). — Pareillement, la séquence cartésienne : « Cum enim prius nati simus homines quamfacti Christiani, non credibile est, aliquem amplecti serio eas opiniones, quas rectae rationi, quae hominem constituit, contrarias putat, ut fidei, per quam est Christianus, adhaerat » (Notae in Programma quoddam ..., A.T. VIII-2, 353, 26 — 354, 1); elle n'oppose foi et raison, au bénéfice de cette dernière, que pour avoir admis la primauté de la nature sur la grâce — oubliant, avec les théologiens de la nature pure, que la nature elle-même sourd, comme premier don fait au croyant, de l'unique grâce qu'est l'adoption filiale, comprise dans la récapitulation originelle.
(39) Lettre à Mer senne, mars 1642, A.T. III, 544, 11-17. Descartes, pour qu'on ne s'y trompe pas, précise explicitement ce qu'on avait déjà compris, « Et je n'ai rien dit touchant la connaissance de Dieu, que tous les théologiens ne disent aussi ». — Même écart entre la connaissance naturelle et la béatitude surnaturelle dans la Lettre à Newcastle ( ?), mars-avril 1648, A.T. V, 137,25.
(4) «... saepe intellectus nostri capacitas non est tanta, ut illa omnia possit unico intuitu complecti» (Règle VII, 389, 17-19).
(4) licet non experiar me ullum hinc fructum percipere posse.
(4) On suit ici la terminologie saussurienne. Il s'agit en fait de déterminer la « valeur linguistique » de capable, puis de capax ; si elles ne se superposent pas, on en conclut à la non-équivalence des significations. Mais la « valeur linguistique » elle-même ne se repère qu'au terme d'une approche syntaxique. — « Dans tous les cas, nous surprenons donc, au lieu d'idées données à l'avance, des valeurs émanant du système. Quand on dit qu'elles correspondent à des concepts, on sous-entend que ceux-ci sont purement différentiels, définis non pas positivement, mais négativement par leurs rapports avec les autres termes du système» (Cours de Linguistique générale, IV, § 2. Paris, Payot, 1968 (3ème éd.), p. 162).
(4) Tebttjllien, « caro capax restitui, divinitas idonea restituendi » (De Resurrec- tione, XIV, Patrologie Latine, 2, 812 a), utilisent tous deux un infinitif passif qui, loin de souligner un pouvoir humain de voir Dieu, ou de ressusciter, précise que Dieu seul se donne à voir, et opère le salut : ces verbes n'admettent d'agent que hors du capax. Dans tous ces cas donc, la syntaxe en préserve, finalement, la sémantique originellement « passive ». — Quant à la signification juridique de capax, elle ne semble pas non plus faire exception; la capacité désigne ici la responsabilité, par laquelle peut retomber sur, échoir à, relever de tel ou tel sujet juridique soumis à la loi, le dol (capax doli, culpae), l'héritage (capax dotis), etc. Avant de permettre des actes juridiques, la capacité constitue la personne comme le répondant de ce qui advient. — Voir Vocabularium jurisprudentiae Romanae, 1903, 11, 615.
(40) A.T. I, 408, 26-28.
(5) aptos vos reddidere, ut possitis proprio motu omnes reliquas invenire. 72, 1. F
(5) Gargantua — I, 20 — qui transcrit exactement Horace, « Capaciores affers hue, puer, scyphos » (Epodes, IX, 33). Tite-Live complète cette sémantique œnologique en parlant d'un individu « vini capacissimus" (IX, 16, 13), c'est-à-dire d'un type qui « tient très bien le litre », comme traduit excellemment le langage courant.
(6) Brantôme, Des Dames, I, Discours V, Marguerite, reine de France et de Navarre, œuvres complètes, éd. Mérimée, Paris 1890, t. x, p. 188.
(7) Calvin, Institution Chrétienne, III, p. 130, (éd. 1541, rééd. Lefranc, E.P.H.E., Paris, 1911) et III, 7, 14, (éd. 1560, in corpus Reformatorum, t. xxxii, col. 188). — Voir aussi les textes cités par E. Htjguet, Dictionnaire de la Langue française du XVIème siècle, Paris, 1932.
(8) Respectivement O. Bloch et von Wartbttrg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, 1950 (2e éd.), ad loc. ; et M. Rat, in Défense de la langue française, n° 37, 1969, p. 14. Voir aussi J. Dubois et R. Lagarbe, Dictionnaire de la langue française classique. Paris, 1960 (2ème éd.).
(9) Une détermination plus présice de l'évolution chronologique de la sémantique de capable ne sera possible qu'une fois achevés les volumes 16e et 17e s. du Trésor de la langue Française (C.N.R.S. Nancy). Le dépouillement partiel de l'Inventaire de la Langue Française, que nous avons pu consulter grâce à l'obligeance du recteur P. Imbs, confirme les limites extrêmes du retournement.