Cicéron III

De JFCM
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LIX. - Quand je viens maintenant à considérer l'âme même de l'homme raisonnable, réfléchi, sachant se conduire, il m'apparaît que ne point reconnaître là les effets d'une sollicitude divine, c'est montrer qu'on est soi-même dépourvu de ces qualités primordiales. Je voudrais, Cotta, pour traiter pareil sujet, avoir une part de ton éloquence. Comme tu saurais dire ce qui est à dire ! Tout d'abord quelle faculté de connaître nous avons et ensuite quelle aptitude à lier les conséquences aux prémisses, à opérer des synthèses d'idées: nous voyons en effet ce qu'entraîne chacun des principes que nous posons, nos conclusions sont rationnelles, nous définissons chaque terme et en déterminons de façon précise la compréhension. On peut juger par là de ce que vaut la science, en reconnaître le véritable caractère : la divinité même ne possède rien qui lui soit supérieur. Bien que vous autres, Académiciens, cherchiez à diminuer la valeur de la connaissance et la supprimiez, combien nombreux sont les objets extérieurs que nous percevons et par les sens et par l'esprit et dont nous formons une notion compréhensive. En rapprochant ensuite les uns des autres les acquisitions de l'esprit, en les groupant, nous formons des disciplines tantôt destinées à rendre la vie possible, tantôt nécessaires pour lui donner du charme. Et pour commencer, la parole, cette dominatrice, comme vous vous plaisez à dire : quelle belle chose et vraiment divine ! elle nous permet d'apprendre ce que nous ignorons et d'enseigner aux autres ce que nous savons. Avec son aide nous exhortons, nous persuadons, nous consolons les affligés, nous tirons d'inquiétude ceux dont la crainte a troublé l'âme, nous ramenons au calme ceux qui se sont laissé emporter à une joie excessive, nous apaisons le désir et la colère; c'est le langage qui a fait de nous des êtres sociaux ayant un lien juridique, des lois, une cité; c'est lui qui nous a fait sortir de l'état de sauvagerie et de barbarie. Incroyable, quand on y regarde de prés, est le soin pris par la nature pour permettre l'usage de la parole. Il y a en premier lieu la trachée-artère qui va des poumons à l'arrière-bouche et par où la voix; dont l'origine est l'esprit, est perçue et transmise. Ensuite il y a, dans la bouche, la langue à laquelle les dents servent de barrière, c'est la langue qui façonne les sons d'abord inarticulés, qui leur donne leur caractère définitif, clair et distinct, en exerçant une pression sur les dents et d'autres parties de la bouche. C'est pourquoi mes maîtres disent que la langue est comparable à un archet, que les dents sont comme les cordes de la lyre et les narines la caisse de résonance où s'amplifient les vibrations des cordes.

LX. Quelles commodités la nature a données à l'homme en le dotant des mains, propres à servir dans beaucoup d'arts d'organes d'exécution ! La souplesse du tissu qui forme les jointures des doigts fait qu'il est également facile et ne coûte aucun effort pénible de les plier et de les allonger. C'est pourquoi la main se prête à peindre, à modeler, à ciseler, elle sait par le mouvement des doigts tirer des sons de la lyre et de la flûte. Tout cela pour charmer les heures; pour les nécessités de la vie, j'entends pour la culture des champs, la construction des abris, pour couvrir le corps de tissus et de vêtements, pour le traitement du fer et du bronze, les mains, bonnes ouvrières, nous procurent tout ce que l'esprit invente et que perçoivent les sens et c'est ainsi que nous avons de quoi nous mettre à couvert, nous habiller et nous protéger : des villes, des murailles, des habitations, des temples. C'est aussi au travail des hommes, c'est-à-dire aux mains, que nous devons l'abondance et la variété de nos aliments : les champs sollicités par la main en produisent beaucoup dont les uns sont consommés aussitôt, les autres mis en lieu sûr pour l'avenir et, en outre, nous nous nourrissons d'animaux terrestres ou aquatiques et de volatiles que nous fournit la chasse dans une certaine mesure et aussi l'élevage. Nous avons su établir notre domination sur des quadrupèdes qui nous servent de montures et de bêtes de trait; leur force et leur rapidité à la course deviennent ainsi nôtres. Il en est auxquels nous faisons porter de lourdes charges et imposons un joug. Nous exploitons à notre profit les sens très subtils de l'éléphant et la sagacité du chien, nous tirons des profondeurs de la terre le fer dont nous avons besoin pour cultiver nos champs, nous mettons à jour des filons de cuivre, d'argent, d'or que recèle le sol et nous employons ces métaux à divers usages, dont la parure; en abattant les arbres des forêts ou ceux de nos vergers, nous nous procurons tout le bois nécessaire pour nous réchauffer en allumant du feu, et pour cuire nos aliments ou encore pour construire des maisons et nous mettre sous un toit qui nous défend du froid et de la chaleur. Le bois nous sert aussi grandement à faire des navires qui, traversant les mers, nous apportent de tous les pays des denrées utiles à la vie. La science de la navigation nous permet et ne permet qu'à nous de nous soumettre ce que la nature a de plus violent, la mer et les vents, et nous adaptons à notre usage pour en tirer profit beaucoup de productions marines. Quant à la terre, elle est sous la domination de l'homme avec toutes ses richesses. Les plaines et les montagnes sont là pour notre jouissance, les cours d'eaux, les lacs sont à nous, nous semons le blé, nous plantons des arbres, nous donnons à la terre de la fertilité par des canaux d'irrigation, nous régularisons le cours des fleuves, le rectifions, le détournons, nous nous efforçons enfin avec nos mains à créer dans la nature une seconde nature.

LXI. - Mais quoi? la raison humaine n'a-t-elle pas pénétré jusque dans le ciel? Seuls parmi les êtres animés nous avons observé le cours des astres, leur lever, leur coucher; le genre humain a mesuré la durée du jour, défini le mois et l'année, prédit les éclipses de soleil et de lune pour tout le temps à venir, en a calculé le nombre, la durée, la date. Et c'est la considération des corps célestes qui a conduit l'âme à la connaissance des dieux, génératrice de piété; la justice et les autres vertus s'y adjoignent et ainsi se forme une félicité égale et semblable à celle des dieux : le sage ne leur cède en rien, mise à part l'immortalité qui est chose indifférente à la vie droite. Par tout ce discours je pense avoir assez montré combien l'homme l'emporte sur les autres vivants et l'on doit connaître ainsi que ni la conformation du corps ni les qualités qui distinguent l'esprit et donnent à l'âme un tel pouvoir ne peuvent avoir le hasard pour origine. Il me reste à faire voir pour conclure enfin que tous les objets de ce monde dont l'homme sait tirer parti ont été créés et disposés comme ils sont tout exprès pour lui.

LXII. - Tout d'abord le monde a pour raison d'être finale les dieux et les hommes, tout son contenu existe, a été conçu pour notre jouissance. Il est en effet une sorte de demeure commune aux dieux et aux hommes ou, si l'on veut, une cité dont ils sont les habitants : seuls, en effet, les êtres raisonnables y ont un domicile de droit et y vivent sous la protection de la loi. Ainsi tout de même qu'Athènes et Lacédémone, on doit le croire, ont été fondées pour les Athéniens et les Lacédémoniens, tout de même que l'on déclare à bon droit toutes les richesses contenues dans ces villes propriété de ces peuples, on doit penser que tout, absolument tout dans ce monde, appartient aux dieux et aux hommes. Certes la révolution du soleil, celle de la lune et des autres astres font partie intégrante de l'ordre établi dans le monde; toutefois elles s'offrent aussi en spectacle aux hommes et il n'est pas de spectacle dont on puisse moins se lasser, il n'en est pas de plus beau, nulle part le calcul et l'art ne brillent d'un pareil éclat; en mesurant le cours des astres, nous avons assigné aux saisons un commencement précis, nous avons soumis au calcul le changement, la diversité. Les hommes étant seuls à posséder pareille connaissance, il faut admettre que l'objet en existe à leur intention. La terre, d'autre part, produit en abondance du grain et diverses sortes de plantes nourricières; cette générosité s'adresse-t-elle aux bêtes sauvages ou à l'homme? Que dirons-nous de la vigne et de l'olivier, si riches en fruits destinés à réjouir le palais et auxquels les animaux sont indifférents. Ils ne savent ni semer, ni cultiver, ils ignorent le moment où il faut moissonner et récolter les fruits, ils ne mettent rien en réserve, ne font pas de provisions; c'est l'homme qui prend tous ces soins, toutes ces productions sont à son usage.

LXIII.- De même donc que les flûtes et les lyres sont faites pour ceux qui savent s'en servir, il faut reconnaître que les fruits de la terre sont destinés à ceux-là seuls qui en usent, et si certaines bêtes en dérobent, en ravissent parfois quelque parcelle, ce n'est pas une raison pour dire qu'ils sont créés pour eux. Ce n'est pas pour les rats et les fourmis que les hommes engrangent le blé, mais pour leurs femmes, leurs enfants, leurs maisonnées. C'est pourquoi les bêtes n'en profitent que furtivement, tandis que les propriétaires légitimes en font usage ouvertement, librement. Avouons donc que ces richesses existent en vue de l'homme : peut-on douter que les arbres porteurs de fruits si nombreux, agréables non seulement au goût mais à l'odorat et à la vue, soient un présent fait aux hommes et à eux seuls par la nature? Ils sont si peu destinés aux bêtes que les bêtes elles-mêmes sont, nous le voyons, engendrées pour le service des hommes. À quoi les moutons pourraient-ils servir sinon à fournir aux hommes la laine qui, filée, tissée, les habillera? Si les hommes ne prenaient pas soin d'eux, ces animaux livrés à eux-mêmes seraient incapables et de se nourrir et de rien faire pour assurer leur propre conservation. Pourquoi le chien est-il un gardien si fidèle, que signifient cet amour caressant qu'il porte à ses maîtres, sa haine si vive des étrangers, son flair incroyable dans la quête du gibier, son ardeur à la chasse, comment expliquer cela autrement qu'en disant que le chien a été engendré pour le service de l'homme? Parlerai-je des bœufs? la conformation même de leurs dos montre assez qu'ils ne sont pas faits pour porter des fardeaux, mais leurs cous les destinent au joug, leurs forces et la largeur de leurs épaules à traîner des charrues. À l'égard de ces animaux qui fendaient la glèbe pour tracer des sillons, la génération de l'âge d'or, pour parler comme les poètes, n'usait jamais de violence. Plus tard, dans un siècle de fer apparut soudain une postérité qui osa la première forger une épée meurtrière et de l'animal soumis attelé à la charrue faire sa nourriture. Si grands auparavant semblaient les services rendus par les bœufs que manger de leur chair passait pour criminel.

LXIV. - Il serait trop long de vanter ici les qualités dont sont pourvus, certainement pour le bien de l'homme, les mulets et les ânes. Et le porc? Qu'est-ce autre chose qu'un aliment? Il a une âme, dit Chrysippe, pour l'empêcher de pourrir, elle tient lieu de sel et, parce qu'il est destiné à la nourriture de l'homme, la nature a voulu que cet animal fût exceptionnellement prolifique. Que ne pourrais-je dire des poissons si nombreux et d'une saveur si agréable? des oiseaux si bons à manger qu'on est tenté parfois de croire notre Providence épicurienne? Il faut d'ailleurs pour s'en emparer l'adresse et la méthode dont les hommes seuls sont capables. Observons cependant que nous considérons certains oiseaux, ceux que nos augures appellent "alites" et "oscines", comme créés pour nous renseigner sur l'avenir. Quant aux bêtes sauvages de grande taille, nous les chassons, soit pour nous repaître de leur chair, soit pour nous adonner à un exercice qui est l'image de la guerre; il y en a aussi que nous apprivoisons et dressons, les éléphants par exemple, et nous extrayons en outre de leurs corps quantité de remèdes applicables aux blessés et aux malades, de même que nous en tirons de certaines herbes, de certaines plantes dont une longue expérience, dans des cas parfois difficiles, nous a fait connaître les vertus. Qu'on se représente par l'imagination la terre et toutes les mers comme si on les parcourait des yeux, l'on verra de vastes plaines productrices de grain, des montagnes revêtues de grasses prairies où paît le bétail, des flots que fendent les navires avec une rapidité incroyable. Qu'on ne s'arrête pas à la surface du sol : il y a aussi, cachées dans les profondeurs obscures de la terre, des choses utiles qui sont faites pour l'homme et qu'il appartient à l'homme, à lui seul, de découvrir.

LXV. - Il est un point sur lequel vous allez peut-être me chercher noise l'un et l'autre, Cotta parce que Carnéade dirigeait volontiers ses attaques contre les idées professées par les Stoïciens sur la divination, Velléius parce qu'Épicure ne raille rien tant que la prétention de connaître l'avenir, et cependant je crois, moi, trouver dans cette connaissance anticipée la confirmation la plus éclatante de cette idée que la providence divine veille sur les affaires humaines. La divination intervient en bien des lieux, en bien des circonstances, alors qu'il s'agit d'intérêts privés et encore plus quand l'intérêt public est en cause. Les haruspices voient bien des choses, les augures en prévoient beaucoup, les oracles, les prophéties, les songes, les prodiges donnent bien des indications dont les hommes ont souvent tiré profit et grâce auxquelles ils ont échappé à plus d'un péril. Le voyant porte-t-il en lui une force inconnue, applique-t-on les règles d'un art spécial, se contente-t-on d'observer la nature? Toujours est-il que les dieux immortels ont donné à l'homme la science de ce qui sera et qu'ils ne l'ont donnée à aucun autre. À supposer que mes arguments pris isolément ne vous touchent pas, pris dans leur ensemble et liés comme ils le sont ils devraient faire impression sur vous. Ce n'est d'ailleurs pas seulement sur le genre humain en général que veille la Providence, les dieux immortels ont souci également des individus et veulent leur bien. Prenons comme point de départ le genre humain, nous passerons par une suite de restrictions à la considération d'un groupe moindre et nous arriverons finalement à l'individu.

LXVI. - Si nous jugeons, en effet, que les dieux s'occupent de tous les hommes, quelle que soit la région, la partie du monde qu'ils habitent et si distante qu'elle puisse être du cercle qui borne notre horizon à nous, nous devons croire aussi que leur providence s'étend à ceux que portent les terres connues de nous du levant au couchant. Mais si les habitants de cette espèce de grande île, qui constitue notre monde propre, sont l'objet de la bienveillance divine, elle s'exerce aussi au profit de ceux qui occupent les parties de cette île, l'Europe, l'Asie, l'Afrique. Les dieux chérissent donc pareillement les parties de ces parties, Rome, Athènes, Sparte, Rhodes et, dans ces cités, même les individus pris à part, ainsi, dans la guerre contre Pyrrhus, un Curius, un Fabricius un Coruncanius, dans la première guerre punique, un Calatinus, un Duellius, un Métellus, un Lutatius, dans la deuxième, un Fabius Maximus, un Marcellus, un Scipion l'Africain, plus tard un Paul-Émile, un Tibérius Gracchus, un Caton, du temps de nos pères, un Scipion Emilien, un Lélius; notre cité et aussi la Grèce ont produit beaucoup d'hommes qui, pour être tels qu'ils furent, ont eu, nul ne se refusera à le croire, besoin d'un secours divin. C'est pour cette raison que les poètes, Homère surtout, ont associé à leurs héros principaux, Ulysse, Diomède, Agamemnon, Achille, un dieu déterminé partageant leurs aventures et leurs périls. Ajoutons que la présence fréquente des dieux, dont j'ai déjà parlé précédemment, atteste l'intérêt porté par eux tantôt à des cités tantôt à des particuliers, et cela se connaît aussi par la révélation de l'avenir dont sont favorisés quelques hommes tantôt pendant le sommeil, tantôt pendant la veille. Les apparitions, les entrailles des victimes nous donnent souvent des avertissements salutaires et il y a encore bien d'autres signes révélateurs qu'une longue expérience a fait connaître, si bien que la divination est devenue un art véritable. Je le répète, il n'y eut jamais de grand homme sans quelque inspiration divine. Si les moissons ou les vendanges de quelque particulier ont été compromises par le mauvais temps, si un hasard malheureux lui a ravi quelqu'une des douceurs de la vie, il ne faut pas croire pour cela que les dieux l'ont en haine ou le négligent et tirer de là un argument contre la Providence. Les dieux ont souci des choses d'importance majeure, ils négligent les petites. Au reste il n'y a point pour le sage de fortune contraire, nul n'en doute qui a suffisamment compris ce que mes maîtres Stoïciens et Socrate, le prince des philosophes, ont dit des bienfaits sans nombre dont la vertu est la source.

LXVII. - Telles sont à peu près les idées qui me sont venues à l'esprit et que j'ai pensé devoir exprimer sur la nature des dieux. Et maintenant Cotta, si tu veux déférer à mon désir, tu traiteras le même sujet te rappelant quel rang tu tiens dans la cité et ta qualité de pontife. Puisque vous pouvez, vous autres Académiciens, plaider le pour et le contre, je souhaite que tu te prononces en faveur des dieux : si tu m'en crois, tu mettras de préférence à leur service la force oratoire que tu dois à l'étude de la rhétorique et qu'a encore développée la philosophie propre à ton école. C'est à mon sens une habitude funeste et sacrilège que celle de parler contre les dieux, qu'on le fasse par conviction intime ou par feinte.»