Comm: la grande conversion

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La Grande Conversion numérique, par Milad Doueihi

lundi 7 avril 2008, par Pierre Mounier

Pour ceux qui connaissent bien les différentes facettes de la révolution numérique, l’essai de Milad Doueihi n’en apprendra pas beaucoup plus. Pour ceux qui n’en connaissent que ce qu’en rapporte la presse généraliste ou, pire, les médias télévisés, il est absolument essentiel. Très bon ouvrage de vulgarisation donc, La Grande Conversion numérique fera date non pas tant par ce qu’il contient, que par la position de celui qui l’a écrit : « Je commencerai par une confession, peut-on lire dès la première page. Je ne suis pas informaticien, ni technologue. Je ne suis pas non plus juriste, spécialisé dans la propriété intellectuelle et les subtilités du copyright. Je me considère comme un numéricien par accident, un simple utilisateur d’ordinateur qui a suivi les changements de l’environnement numérique au cours des vingt dernière années ». Fractures numériques

Historien des idées en Occident, Milad Doueihi est en effet ce qu’il est convenu d’appeler un lettré ; autrement dit un universitaire de sciences humaines, ce qui n’est pas sans conséquence sur le point de vue à partir duquel il examine les caractéristiques et les conséquences de la révolution, ou plutôt de la « grande conversion » numérique. Fin connaisseur de l’histoire des religions, c’est en effet par ce paradigme qu’il entre en matière. Pour lui, le concept de conversion est intéressant. Du point de vue du religieux, il exprime un changement radical de perspective ; une remise en cause fondamentale et profonde de tous les éléments constitutifs d’une vision du monde. Sous l’angle technique, il désigne l’opération par laquelle des éléments provenant de l’ancien monde, le monde analogique, sont transmutés, convertis dans le nouveau monde, numérique celui-là.

La révolution numérique est donc pour l’essentiel un processus civilisateur contribuant à l’émergence d’une nouvelle culture ; la culture numérique. Comme dans toutes les périodes de changement culturel important, la nôtre est caractérisée, selon Milad Doueihi, par une multiplication de fractures et de conflits, par l’examen desquels il ouvre son premier chapitre. Les « fractures numériques » qui traversent notre époque concernent d’abord l’affaiblissement puis la disparition programmée de la culture de l’imprimé. Les nouveaux modes de lecture à l’écran, aidés d’outils d’agrégation d’information comme les flux RSS font émerger une « compétence numérique » particulière qui n’est pas partagée par tous. Seconde fracture, celle qui oppose les tenants et les opposants des DRM, ces systèmes de gestion informatique des droits qui limitent les usages des oeuvres numériques en fonction de la seule volonté des éditeurs. L’auteur n’a pas tort de considérer que l’une des conséquences les plus importantes des nombreuses batailles qui ont émaillé l’histoire du développement puis du reflux des DRM fut de permettre une appréhension du code informatique comme une forme d’écriture définissant une nouvelle compétence lettrée aux côtés de compétences plus traditionnelles. Cette nouvelles compétence lettrée s’exprime d’une autre manière encore, par l’émergence de formes d’écriture ouvertes, collaboratives et relativement anonymes, telles qu’on peut les voir à l’oeuvre avec Wikipedia. Cette nouvelle dimension de l’écriture, ou plutôt de la lecture-écriture, Milad Doueihi la qualifie de « tendance anthologique », parce qu’elle est faite de recompositions permanentes, d’assemblages, qui s’inscrivent dans la longue tradition encyclopédique. Il reste, pour finir ce premier tour d’horizon, que ces activités se développent sur fond de « guerres civiles numériques » : vols d’identité, phishing, censures diverses, fichage généralisé et de plus en plus biométrique en sont les manifestations les plus éclatantes. Cité numérique

Dans le chapitre qui suit, intitulé « le blogage de la cité », l’auteur explore la manière dont une véritable cité numérique, appuyée sur une citoyenneté d’un nouvel ordre est en train de se constituer par l’intermédiaire d’outils comme les blogs, les fils RSS, les wikis et logiciels sociaux. L’idée principale qu’il tente de développer est que la cité numérique emprunte aux deux modèles mis en évidence par Benveniste dans l’héritage politique occidental, à savoir la cité romaine, basée sur la solidarité réciproque des citoyens entre eux, la civitas, et la cité grecque, essentiellement fondée par une référence à l’espace, par l’autochtonie. Ainsi la cité numérique doit-elle à l’une par la blogosphère, la syndication de contenus, les trackback, et à l’autre par l’émergence de communautés construites, rassemblées sur des espaces virtuels. Finalement, l’auteur en revient, à l’occasion d’un examen plus approfondi du cas Wikipedia à ce qui l’intéresse le plus : la tendance anthologique par laquelle la frontière entre auteur et lecteur tend à s’effacer et la traditionnelle culture de l’imprimé progressivement oubliée.

C’est lorsqu’il évoque les conditions juridiques dans lesquelles les activités numériques se déploient que l’argument est le plus faible. Rassemblant dans un sigle commun, le FLOSS (Free, Libre and Open Source Software) plusieurs mouvements dont la logique est très différente, il survole un paysage qui se révèle intéressant surtout dans ses détails. La situation des publications académiques et scientifiques, pourtant bien connue de l’auteur, et dont les relations avec la problématique du logiciel libre est particulièrement riche, fait l’objet d’une description finalement peu instructive et imprécise (ainsi de la confusion entre open access et open archive). La question de la propriété intellectuelle est un point de passage obligé pour tout analyste de la révolution numérique. Milad Doueihi ne semble pas trouver sur ce sujet un angle d’attaque pertinent, ne faisant que confirmer ce qu’on savait déjà : l’inadaptation sur ce sujet, du droit par rapport aux pratiques de création numériques. L’archive et Pierre Ménard

Il n’en va pas de même du chapitre par lequel se termine cet ouvrage. Intitulé « archiver l’avenir », ce passage constitue une des approches les plus intéressantes sur l’impact des réseaux numériques sur notre société. Alors en effet que les questions des archives numériques font la plupart du temps l’objet de développements spécifiques, techniques et spécialisés (quel support, quel format, quelle pérénnité), l’auteur choisit au contraire de les relier à toutes les autres problématiques, évoquées dans les chapitres qui précédent. Ainsi, derrière les questions de l’archive se cache généralement la question de l’index (qu’est-ce qui est indexé, par qui, comment ?), donc des moteurs de recherche qui créent dans leur index, une archive du web. Derrière la question de l’archive se cache celle de la mémoire aussi, bien sûr, mais surtout de la mémoire des traces que nous laissons dans le cyberespace et donc de la conservation et de l’accès à toutes nos données personnelles. Finalement, l’archive, c’est aussi ce par quoi le monde analogique, et singulièrement la masse des documents imprimés, est « converti » dans le monde numérique.On ne sera pas surpris de retrouver l’inévitable Google solidement installé au centre de toutes ces problématiques.

C’est cette approche par l’archive qui conduit Milad Doueihi à inscrire dans la société numérique l’héritage de Pierre Ménard. Le recours au célèbre personnage d’une nouvelle de Borgès est ici particulièrement pertinent. Car Pierre Ménard représente très bien la manière dont cette société construit nos identités personnelles par construction d’archives (conservation et indexation) d’actes d’écriture, et comment cette écriture se construit à partir d’une multiplicité d’actes de lecture (la tendance anthologique). C’est là le point d’aboutissement, à la fois passionnant et limité de La Grande Conversion numérique. Milad Doueihi n’est ni un informaticien, ni un technologue, ni un juriste spécialisé. Il est un historien des idées qui analyse finalement sous l’angle qui lui est le plus familier la révolution qu’il est en train de vivre.Et c’est loin d’être inintéressant. Mais ce faisant, il ignore les pratiques sociales, les relations économiques et les développements technologiques qui sont constitutifs d’une révolution numérique dont on voit bien qu’il est encore impossible de faire la synthèse.