Commentaires de la Physique d'Aristote par Saint Thomas, introduction Pelletier

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En rendant disponible cette traduction de la Physique et de son plus précieux commentaire, je tiens à exprimer ma grati­tude envers les maîtres qui m’ont habilité à y comprendre quelque chose, et à saisir d’abord à quel point Aristote et Thomas d’Aquin restent encore aujourd’hui les maîtres par excellence les plus capables de former l’intelligence philosophique. Je nommerai en particulier Mgr Maurice Dionne, à qui je dois tant d’éclairages sur la mentalité de l’Organon, et M. Warren Murray, à qui je suis redevable plus spécialement pour l’intelligence de la philosophie de la nature. Plusieurs collègues, étudiants et amis ont eu la patience de lire et discuter avec moi les textes d’Aristote et de saint Thomas, puis de m’assister sans relâche de leurs com­mentaires, interprétations, corrections ou ob­jec­tions ; je cite­rai plus spécia­lement Mme Laurence Godin-Tremblay et MM. Louis Brunet, Louis Ouellet, Christian Renauld et Emmanuel Vachon.

Je dois enfin une reconnaissance énorme à ma fille Maryse pour les travaux graphiques et informatiques requis pour cette édition.

Yvan Pelletier, le 26 mai 2018


Introduction par Yvan Pelletier[modifier]

Voici une nouvelle traduction de la Physique d’Aristote et de son commentaire par saint Thomas d’Aquin. Nouvelle de bien des façons. On n’y trouvera toute­fois aucune innovation sur le plan de l’établisse­ment critique des textes d’Aris­tote et de saint Thomas. J’adopte comme source les textes de la Physique rigou­reusement établis par W. D. Ross[1] et par Henri Carte­ron[2] pour leurs propres traductions, et la version Marietti du commentaire de saint Thomas ainsi que de la traduction latine de la Physique sur laquelle il se fonde, en les confrontant avec les versions correspondantes de l’édition Léonine.

La nouveauté, ici, ne portera pas sur l’érudition ; elle consistera à lire la Phy­sique et son commentaire comme issus de maîtres à penser toujours valides. L’investigation de la nature des derniers siècles, spécialement en ses découvertes accélérées du siècle dernier, porte à écarter comme périmée la pensée d’Aristote et de saint Thomas. Les adeptes de la science expérimentale, et même les philo­sophes, n’y voient plus, pour ce qui est de comprendre la nature, qu’une tentative admirable, mais dépassée, quand ils ne l’excluent pas comme une entrave ou un facteur de confusion et de retard. Presque jamais ils ne la fréquentent plus direc­tement qu’à travers des siècles de ouï-dire.

Les érudits, pour leur part, dissocient volontiers les pensées des deux maîtres comme tout à fait distinctes et fustigent la naïveté de qui prend encore l’explica­tion de saint Thomas comme une aide légitime pour approfondir la lettre aristoté­licienne.

Un tout autre esprit anime la lecture présente. Non pas, certes, que l’organisa­tion du monde décrite par Aristote tienne encore en ses dé­tails concrets devant l’énorme vo­lume d’observations précises accu­mulées ces derniers siècles, du côté de l’infini­ment grand comme de l’infiniment petit. Il n’est pas question ici de soutenir contre toute évidence l’articulation des sphères célestes ou l’analyse an­cienne du corps vivant. Mais malgré ce pan de considérations de détail caduques, l’essentiel de la Physique, j’en reste convaincu, offre une base solide, vraie, plus précieuse même, pour la com­préhension d’en­semble de l’univers naturel, que les théories les plus récentes de la science expérimentale. Il se trouve plus de vérité dans les considéra­tions générales d’Aristote sur le mouvement et ses principes et ses causes, sur l’infini, le lieu et le temps, sur l’espace et le vide, que dans les théories les plus récentes de notre science expérimentale. De plus, les considéra­tions de détail d’Aristote, même erronées, faci­litent souvent plus l’illustration et l’assimilation de ces notions que le chaos des obser­vations récentes, plus exactes, mais régulièrement entachées d’éléments d’explication fantaisistes.

Qui se limite à ces dernières, malgré leur détail mécanique de plus en plus pré­cis, se retrouve inévitablement avec un univers absurde et irrationnel, relatif et accidentel.

Le premier service que rend Aristote réside dans sa perspective spéculative. Il n’y a rien d’automatique, en scrutant la nature, à nour­rir comme intention fonda­mentale celle de la connaître. Notre volonté attend bien plus spontanément de cette investiga­tion la solution de problèmes de la vie concrète. Presque tous, même parmi ceux qui paraissent les plus motivés à comprendre, ne justifient l’effort de con­naître la nature qu’en fonction d’une maîtrise augmentée sur elle, et de l’aide apportée à une vie plus commode. Pareille visée pratique est lourde de con­séquences. En son premier effet, elle détache de la vérité. Exiger la vérité, en effet, la vérité exacte, s’avère très encom­brant dans la perspective pratique ; qui attend pour agir de connaître la vérité exacte et certaine risque fort de ne jamais passer à l’action. L’efficacité pratique se sent beau­coup plus à l’aise dans l’approxima­tion et méprise l’attachement fidèle à la vérité comme une espèce de mesquinerie intellectuelle.

Donner ‘la pierre lancée en l’air’, ‘le navire’, ‘le chariot’ comme des mouve­ments naturels, voir le repos comme ‘son cas le plus simple’[3], ou la droite comme ‘le cas extrême de la courbe’[4], par exemple, et constituer le cercle de carrés infiniment petits, définir le lieu comme un espace indifféremment vide ou occupé, traiter le temps comme une quatrième dimension homogène avec celles de l’es­pace, supprimer la fin et le bien de l’explication du mouvement et enraciner celle-ci toute entière dans le dogme d’une gravitation universelle, attribuer l’apparition et l’évolution des espèces vivantes à une ‘sélec­tion naturelle’, voilà, entre bien d’autres, des approximations en soi absurdes, mais qui séduisent l’esprit ‘scienti­fique’, au vu de leur fécondité pratique. D’abord données comme hypothèses de travail plutôt choquantes, ces approximations font bientôt oublier à l’esprit en quête d’efficacité leur inexactitude, leur saveur fictive, et finissent par tenir lieu de vérités temporaires, leur familiarité comptant comme évidence, en attendant que les remplacent des fictions encore plus étonnantes, mais plus utiles.

La Physique d’Aristote constitue la douche indispensable pour dégriser cet esprit pratique et lui redonner le sens et le goût de la vérité, le ramener à préférer les causes véritables dont dépend le monde réel aux moyens inventés qui promettent d’en cons­truire un meilleur.

Pour lui donner toutes les chances de produire cet effet, je la livre traduite en une langue où se laisse reconnaître sa vérité. Autant que possible, j’ai préféré, aux for­mules et au vocabulaire auxquels on s’est habitué, calqués sur le latin ou le grec, les mots les plus simples et les plus concrets du vocabulaire français. Cela dans l’idée de rendre accessible l’enseignement aristotélicien, plutôt que de le réserver à qui pense déjà le maîtriser du fait d’avoir développé une certaine facilité à manipuler les termes techniques dont on a pris l’habitude de le revêtir.

C’est-à-dire, je traduis, au lieu de translittérer ; j’allège, j’évite les répétitions, les pléonasmes, les formules pesantes (longues introduc­tions et divisions répétitives), j’économise les subordonnées, aux­quelles je préfère des adverbes ou des incises ; autant que la clarté le permet, je substitue des pronoms aux noms répétés ; je mets les références (‘sicut dictum est…’, ‘sicut probatum est…’, etc.) en bas de page ; je supprime les mots de transition que la ponctuation rend inutiles (‘autem’, ‘quidem’, ‘scilicet’, ‘ut’, ‘idest’, etc.). Enfin, j’use des verbes les plus vivants et précis possible, pour éviter la monotonie des ‘être’ et des ‘avoir’.

Propos[modifier]

La Physique constitue l’entrée en philosophie de la nature, le cœur, le tronc, le normal de l’activité philosophique. Tout le reste de la philosophie y prépare, comme la logique ; ou la développe, comme les traités qui suivent la physique ; ou la prolongent, comme la sagesse proprement dite, qui étend à l’être comme tel et à l’être par excel­lence les découvertes faites à l’occasion de l’être naturel ; ou enfin l’ap­plique à la di­rection de la vie humaine, comme l’éthique et la poli­tique.

La nature nous paraît très familière, du fait que les sciences expéri­mentales nous ont abreuvés depuis notre enfance des découvertes accélérées des derniers siècles. Nous croyons bien connaître la nature à cause des progrès de la technologie, qui nous donne l’impression de la maîtriser et de la mettre à notre service pour faire ce que nous voulons et aller jusqu’à l’infini et plus loin encore…

Mais qu’est-ce que la nature? Qu’est-ce qu’une chose naturelle? Quels sont les éléments essentiels de son essence? De quoi faut-il parler pour bien faire con­naître la nature? Nous nommons spontané­ment les choses comme nous les con­naissons ; un nom bien choisi devrait donc garder en lui trace de ce qu’on con­naissait de la chose au moment de la nommer, devrait informer sur le chemin emprunté pour venir à la con­naître, et faciliter ce chemin pour qui vient ensuite.

Le mot ‘nature’ a cette compétence. Ou l’avait, avant qu’on oublie ses premiers sens, en passant du latin aux langues récentes. Il faisait état de la première obser­vation qui s’offre à qui a le loisir de regarder ce qui l’entoure sans la préoccu­pation de sur­vivre, d’y trouver aliment et protection : il s’y passe quelque chose, on y naît et gran­dit, on y change. ‘Natura’ a jadis signifié ‘naissance’, marquant le premier émerveil­lement que provoquent les êtres de notre univers : ils ont de spécial qu’ils doivent d’abord naître ou, plus généralement, commen­cer à exister. Que voilà une façon étrange d’exister, presque contra­dictoire, qui étonne forcé­ment, si on n’en est pas em­pêché par la familiarité due à l’abondance, à l’exclusi­vité, de pareils êtres offerts à notre observation. Voilà un être… qui n’est pas! Qui a besoin de génération pour être! Un être qui même engendré n’est pas encore tout à fait lui-même : il a besoin de croître, et de s’altérer, pour compléter son essence! et souvent il n’en trouve pas la matière où il est, il lui faut aller chercher ailleurs de quoi se maintenir, grandir, se qualifier! Un être précaire, sans cesse menacé de retourner au néant, de mourir, de se corrompre! Qui y résiste autant qu’il peut, remplaçant au fur et à mesure ses parties corrompues, mais qui finit par ne plus y arriver, par vieillir et disparaître.

Parménide a bien pu se scandaliser de cet être si faible et si contingent, apparem­ment dédaigneux de la première exigence de l’être : ne pas se compromettre avec le non-être. Parménide l’a boudé, nié, malgré l’évidence sensible. Héraclite, par contre, l’a exalté à l’absurde. Aristote s’en est étonné et s’est appliqué à en déchiffrer le mystère. C’est cet effort qu’on accompagne dans la Physique. Le Philosophe y inves­tigue d’abord les racines de la mobilité, identifie ce qu’on doit trouver au début du changement, ce qui rend possible, pour un être qui n’est pas lui-même, de le devenir. C’est l’objet du premier livre.

Il décrit ensuite le type d’essence, la manière d’être caractéristique de pareil être en besoin de changer : il s’agira d’une nature, compor­tant aptitude et inclination à chan­ger, et dépendant d’une certaine variété de causes pour le faire. Deuxième livre.

À la suite de ces prémices, Aristote entre au cœur du mystère natu­rel : il définit le mouvement, objet de l’essence naturelle. Troisième livre. Puis il en examine les conco­mitances et les conséquences : l’être mobile atteint son acte quelque part et ce change­ment lui demande du temps. Quatrième et cinquième livres. Enfin, il occupera le reste de son traité à chercher le premier commencement de cet être mobile et de son mouve­ment, ainsi que la source de son unité : comment se fait-il que tant de change­ment tienne dans un seul univers où tout soit en interrelation, se passe dans le même temps, concoure au même bien? Il en trouvera la réponse dans la dépendance d’un premier moteur et d’un premier mobile.

Quoi qu’en pense Einstein, qui ne fait remonter la lecture des premières pages du grand livre de la nature qu’à Galilée, il y a dans ces considérations de la Physique le véritable code de lecture indispensable à toute explication des phénomènes natu­rels. Qui s’en dispense, je le disais plus haut, se condamne à ne trouver que des miettes de cohérence dans un univers absurde et incohérent dans son ensemble, sans cesse à réviser et à réexpliquer à partir de nouvelles hypothèses, imaginées sur des bases de plus en plus invraisemblables et contradictoires.

Les principes[modifier]

I. La mobilité : les principes de l’être mobile[modifier]

Tout effort spéculatif se porte vers l’être et s’efforce d’en élaborer une représenta­tion conforme. La première et plus commune observation faite sur ce qui existe, commune à tous les êtres qui nous entourent, c’est leur changement : tous ces êtres bougent, grandissent et diminuent, arrivent et partent, s’améliorent et se détériorent. À tel point que cela nous paraît d’abord la façon normale d’exister, indissociable de l’être. Mais de premiers étonnements surgissent, quand rien ne nous menace ni n’exige de solution immédiate : Comment cela se fait-il? Par quoi cela commence-t-il? Qu’y a-t-il à la racine du changement, pour le rendre possible?

A. Ébullition des premières opinions[modifier]

· De l’être et du non-être : contradiction!!![modifier]

À la racine on aura quelque chose ; car le néant ne change pas, ni ne peut changer. Ce quelque chose existera déjà, car autrement il ne pourrait changer. Mais ce qui existe déjà n’a pas besoin de changer, ne le peut pas non plus : on ne peut devenir ce qu’on est déjà. Notre quelque chose n’existera donc pas encore, pour devenir ce qu’il doit être. Et voilà qui complète un cercle sans issue appa­rente, car on disait justement que ce qui n’existe pas ne se prête absolument pas à changer : qu’est-ce qui pourrait changer ou faire quoi que ce soit, n’étant encore rien?

Voilà ce qui a mis Parménide en crise, le poussant à accuser le changement d’ab­surdité, d’impossibilité. Changer implique de deve­nir différent. Mais ce qui est de­viendra différent de quoi? De l’être? Par une différence qui soit autre chose, donc qui ne soit pas? Toute possibilité de différence ne se trouve-t-elle pas ainsi niée? Conclu­sion inéluctable, semble-t-il : n’existe que l’Être, Un, Immobile, Éternel. Admettre du mouvement, du changement, c’est s’engager sur une voie d’illusion. — Le problème de fond de Parménide, de fait, réside dans l’orgueil de l’intelligence : au lieu de con­fesser qu’on ne com­prend pas, on accuse la réalité, ou les sens qui nous renseignent sur elle, on s’entête à nier l’évidence de l’expé­rience, on maintient que seule la ratio­nalité, sa cohérence personnelle peut avoir raison.

· Un substrat : pour changer, il faut rester le même!!![modifier]

D’autres n’ont pas sombré dans pareille bouderie et ont dévoilé peu à peu les clés du mystère. D’abord un paradoxe : pour changer, il faut rester pareil! Voici Jean ; ce n’est pas Paolo. On passe de l’un à l’autre, on a affaire à deux êtres dis­tincts. Mais pas à un changement, parce que Paolo ne garde rien de Jean. Pour assister à un change­ment, on a besoin que quelque chose, présent au début, le soit aussi à la fin et donne entretemps support à la différence qui se développe. Il faut que tout soit la même chose, mais prenne des allures différentes de moment en moment. Mais quel sujet joue ce rôle universel? Les premiers philosophes y vont de leurs suggestions, de plus en plus subtiles, pour accommoder la diversité des changements naturels. Thalès suggère l’eau ; Anaximène préfère l’air, plus subtil ; Héraclite le feu, plus actif ; Anaxi­mandre s’approche encore plus de la vérité en soutenant que pareil sujet ne peut avoir de forme définie.

D’autres chercheront l’explication de la variété dans la multipli­cation de ce sujet premier : quatre pour Empédocle ; une infinité d’atomes de quelques formes diffé­rentes diversement agencés, d’après Démocrite. Anaxagore aussi opte pour l’infi­nité, mais veut voir de tout en tout, pour satisfaire Parménide, lui concédant que de fait il faut déjà être pour devenir. Car comment arriver à d’autres formes, d’autres agence­ments, s’ils ne se trouvaient pas déjà là? Qu’est-ce alors qui déter­minera l’agencement effectif? L’accent, la proportion, la majorité? D’où sera issue cette préférence?

· Une opposition[modifier]

Assez rapidement, on a compris que le changement impliquait un combat, une contrariété entre les dispositions possibles. La variation d’apparence dépendra de la densité ou de la rareté de l’élément constant. Mais l’inclination à l’une ou l’autre appellera l’intervention de quelque agent extérieur.

· Un ou plusieurs agents[modifier]

Une influence extérieure? Pour désigner les protagonistes de cette lutte, Empé­docle semble encore près de la fantaisie mythique, quand il met aux prises l’Ami­tié et la Haine, une force qui rapproche contre une force qui éloigne. Déjà pour­tant, il entre dans la rationalité, puisque de fait condensation et raréfaction im­pliquent unification et séparation, et que chez les humains, ce sont bien l’amitié et la haine qui agissent en ce sens. Renvoyer à une Amitié et une Haine univer­selles, c’est intelligemment reporter cette proportion sur ce qu’on observe de pareil dans le cosmos.

Anaxagore, quant à lui, remarque trop d’ordre dans le changement naturel pour l’assigner à des forces aveugles. Son avis est qu’il faut plutôt recourir au projet d’une Intelligence animée d’une sagesse providentielle.

B. Trois principes internes : sujet, forme et privation[modifier]

Aristote reçoit et examine toutes ces suggestions, souligne les difficultés qui les disqualifient comme absurdes ou incomplètes, puis résume ce qu’il y trouve de bien observé, d’ailleurs présent en chaque opinion sous diverses présentations concrètes, enfin le complète et en assure la cohérence.

a) Des principes opposés[modifier]

Le changement requiert dès le départ une contrariété, puisqu’il consiste à deve­nir différent. Toutes les opinions l’ont fait ressortir, de même que le besoin qu’un con­traire soit meilleur que l’autre, pour motiver le changement. Il s’agit toujours de com­mencer à être, absolument ou relativement, et être vaut mieux que ne pas être.

b) Pas plus que deux ou trois[modifier]

Tous font allusion à une base matérielle susceptible de prendre des formes op­po­sées, et amenée à le faire par le combat de contraires.

c) Vérité finale : matière, forme et privation[modifier]

Pour que se produise un changement, conclut Aristote, trois principes doivent inter­venir. Les deux premiers sont plus faciles à saisir : on devient différent : il faut donc ce qu’on deviendra, qu’on n’est pas encore, et ce qu’on est déjà, qu’on ne sera plus, l’opposé de ce qu’on deviendra. Sinon, pas de changement ; si on est blanc au début et à la fin sucré, aucun changement n’est impliqué ; faute d’oppo­sition entre eux, les deux états coexistent facilement. De fait, la contrariété ne suffit pas. Il faut en venir à la contradiction. Dans le premier doit résider la négation du second. On doit se trouver au début privé du caractère qu’on aura acquis à la fin. Commencer à être requiert qu’on cesse de ne pas être. Devenir blanc, musicien, est réservé à qui ne l’est pas.

Plus difficile à saisir, il faut aussi que quelque chose ne change pas, reste pareil, souffrant au départ la privation, qui ne peut exister seule, qui même n’existe pas, revenant au fait, pour ce qui est, de ne pas être d’une certaine manière. Assu­rément, les contraires ne changent pas l’un en l’autre : le noir ne devient pas du blanc, le non-musicien ne devient pas comme tel musicien, la privation ne devient pas habitus. Sous les deux, il faut un sujet, d’abord privé d’une qualité, puis revêtu d’elle. Toute produc­tion naturelle appelle donc un sujet auquel l’attri­buer. Et ce sujet, restant le même numériquement, se conçoit sous deux angles : matière et privation. L’homme qui devient musicien reste le même homme, mais perd sa privation musicale et y substitue la musique.

Le devenir relève donc toujours d’un sujet composé, avec deux aspects inalié­nables : ce qui en lui tient lieu de support au change­ment, et ce qui en offre un motif, la privation dont il souffre. Doit aussi intervenir la forme qui fait l’objet de la privation, et à quoi se termine le devenir. Tout ne peut s’expliquer par une influence exté­rieure : on ne change pas une substance séparée ; quelque chose dans la constitution interne d’un être, dans son essence, doit prêter au chan­ge­ment. En somme, les principes du changement doivent coïncider avec les prin­cipes de l’essence. Dans la mesure où une essence com­porte privation, elle sera nature, c’est-à-dire tendra à naître, commen­cer, changer, et sera susceptible de finir.

C. Matière première[modifier]

a) Nécessité[modifier]

Le changement observable ne se réduit pas à ce que des êtres deviennent différents, à ce qu’un homme devienne médecin, musicien. De nouveaux êtres commencent abso­lument à exister : un homme, un chien naissent ; du nouveau pétrole, du nouveau plomb, de l’eau nouvelle se produisent ; d’autres périssent : un homme, un chien meurent, de l’eau cesse d’en être. Ces changements ne peuvent s’attribuer à quelque sujet de forme déterminée, qu’ils pourvoiraient ou dépouilleraient de quelque forme secondaire.

Commencer à être se fait moyennant génération ou création. C’est la généra­tion qui nous intéresse ici, le changement naturel. La création est étrangère à la nature, elle relève directement de Dieu. La génération n’est toutefois qu’acciden­telle, quand il y s’agit de commencer à être tel : blanc, grand ou sucré. Elle est substantielle, généra­tion au sens fort, quand on y commence absolument à être.

Cette génération substantielle ne peut se produire dans une matière commune défi­nissable : de l’eau, de l’air, ou même de l’infini. Cette dernière, comportant déjà son essence, n’est ouverte qu’à quelque modification accidentelle. Elle ne peut non plus s’expliquer par la composition différente d’éléments préexistants (atomes), car pareille association ne présente pas l’unité indissociable d’un être.

Pourtant, ne récusons pas l’évidence déjà obtenue : tout change­ment, si pro­fond soit-il, commande un sujet, une matière de base. La génération et la corrup­tion requièrent elles aussi leur sujet. Néan­moins, au moment d’intervenir dans la toute première existence de tel nouvel être, ce sujet ne peut comporter d’essence, ne peut arriver comme un être déjà déterminé, définissable, descriptible, pour quoi la nouvelle essence ne compterait que comme accident compatible. Cette matière se devra donc qualifier de première, se prêter à la génération dépouillée de toute composition préa­lable avec une essence. Il faudra justement que ce soit l’essence du nouvel être qui lui donne de contribuer à la première existence de celui-ci.

Aristote peut ainsi répondre à Parménide. Oui, c’est à ce qui n’est pas encore qu’ap­partient de s’engendrer : la forme substantielle indi­viduelle de l’être engen­dré n’existe pas avant la génération de ce dernier ; cet être à engendrer, à stricte­ment parler, n’existe pas. Mais oui aussi, être engendré est réservé à quelque chose qui existe déjà : la matière première qui recevra la forme substantielle en question n’a pas encore l’existence que cette forme va lui procurer, elle n’est pas encore sous cette forme ; mais elle existe auparavant sous une autre forme, dont elle doit être dépouillée ; pour rece­voir la nouvelle forme, elle devra n’en avoir plus aucune au moment de la génération, elle devra ne plus pouvoir continuer à exister sans prêter son concours au nouvel être dont elle va recevoir la forme.

Cette matière première ne se connaît pas directement, ne se décrit pas, puisque c’est toujours la forme d’où une chose reçoit son exis­tence particulière qui la rend des­criptible. Mais elle se connaît par sa nécessité, à travers l’analogie avec la fonction de la matière seconde, de la matière sujette au changement accidentel. De même que le bois du lit est autre chose que sa forme, mais en procure le soutien exis­tentiel indis­pensable, de même la forme substantielle requiert quelque chose de distinct d’elle à quoi conférer son style d’existence, en quoi elle existe, mais qui présente une réalité distincte de la sienne. Cette matière de base ne peut exister séparément, n’est rien de particulier en elle-même, ne comporte rien qui la distingue de quoi que ce soit, mais elle se distingue du pur néant par son aptitude réelle à recevoir l’existence de n’im­porte quelle forme substantielle possible. Toute seule, elle n’est pas en acte, mais elle a puissance d’être, une puis­sance actualisable par toute forme substantielle. Et elle existe déjà, parce qu’elle n’est jamais seule, elle a toujours une forme substan­tielle unie à elle qui lui donne d’être déjà en acte, mais dont elle garde la capacité de se dépouiller pour en accueillir une autre.

b) Réalité créée, non engendrée[modifier]

Cette matière première est réelle ; elle n’est pas une simple fiction pour facili­ter la conception des réalités naturelles. Elle n’existe pas sans forme, mais elle n’est pas la forme elle-même. La forme lui donne l’existence précise qu’elle a, l’espèce et l’indi­vidualité sous laquelle elle existe. Mais la forme ne lui donne pas absolument d’exister ; la matière première existe indépendamment de toute forme particulière, même si ce n’est jamais sans aucune forme. Pour le manifester davantage, je me permets de citer textuellement un déve­loppement pertinent d’un auteur peu connu qui s’est donné la peine de colliger en une Somme philosophique sur le modèle de sa Somme théolo­gique les explications philosophiques de saint Thomas dissémi­nées à travers toute son œuvre.

La matière a une existence propre distincte de l’existence de la forme. La raison en est manifeste, car il s’agit de l’existence par laquelle la matière est absolument, non pas de celle par laquelle elle est tel individu ou un individu tel. L’effet de la forme substantielle n’est pas que la matière soit absolument, mais qu’elle soit tel individu, dans telle espèce. Pareillement, l’effet de la forme accidentelle est que la matière seconde comporte telle qualité, telle figure, pas qu’elle soit telle substance, de l’airain, du marbre. L’existence de la matière n’est donc aucunement un effet de la forme substantielle. La majeure est manifeste, la mineure se prouve de bien des fa­çons.

En premier, certes, à partir de la production de la matière. Car comme une production se termine à l’être, où on a deux productions différentes et distinctes, on a des êtres différents et distincts. Or la matière et la forme sont produites avec deux productions tout à fait différentes et distinctes. En effet la matière est inengendrée et incorruptible ; elle ne peut donc être produite que par création et par Dieu. Tandis que les formes substan­tielles matérielles se tirent de la puis­sance de la matière moyennant une transfor­mation due à un agent naturel. Par ailleurs, aucun agent naturel ne peut créer ; il ne peut donc pas donner à la matière existence, moyen­nant une forme que son action induirait en elle, et faire en conséquence qu’elle soit.

En second, à partir de la production de la forme. De même que celle-ci, en effet, quant à son être en acte, se tire de la puissance de la matière, de même, quant à son être en puissance, elle est créée simultanément à la matière. Cependant, cet être de la forme ne pourrait être créé simulta­nément à la matière, si celle-ci n’avait pas son existence propre et un être propre dans lequel, puisque produit ensemble par Dieu moyennant créa­tion, on puisse dire que cet être potentiel de la forme est créé simultané­ment. Car autrement ce ne serait pas l’être en puissance de la forme, mais son être actuel qui serait créé simultanément à la matière. Donc la matière a un être actuel différent et distinct de l’être actuel de la forme.

En troisième, à partir de l’opération de l’agent naturel. L’effet de la forme substantielle est l’effet de l’agent naturel, puisque ce que fait la forme formellement, c’est cela que fait l’agent efficacement, comme le peintre, dit-on, et aussi la couleur colorent le mur. Or l’agent naturel, par l’action avec laquelle il induit une forme en une matière, ne donne pas à cette dernière d’être absolument, c’est-à-dire son être absolu, mais seulement d’être de telle forme, c’est-à-dire d’être en telle espèce. Donc l’effet de la forme n’est pas l’exis­tence de la matière.[5]

La matière première est de soi ingénérable et incorruptible. Étant ce de quoi en premier on est engendré et à quoi en dernier on est corrompu, elle ne peut pas s’engendrer, ce qui impliquerait qu’elle existe avant d’être engendrée, ni se corrompre, ce qui impliquerait qu’elle serait corrompue avant de l’être.

Bien qu’incorruptible, la matière rend corruptible tout ce dont elle fonde l’être. La corruptibilité, en effet, est un héritage inaliénable de la matière. Elle tient au fait qu’en même temps que la forme qui la fait être, la matière garde une puis­sance à d’autres formes, qui ne peut s’actualiser que par la corruption du composé auquel elle prête son concours essentiel.

Enfin, Aristote dépasse la solution absurde d’Anaxagore, que tout devrait déjà exister en tout d’une manière cachée. Ce qui existe déjà de l’être à engendrer, avant sa génération, c’est seulement sa matière, créée antérieurement, non engen­drée ; mais pas sa forme. Celle-ci n’aura toutefois pas besoin d’être créée. Elle ne pourra non plus être engendrée, ce qui impliquerait à l’infini sa propre composition matérielle. C’est seule­ment la substance composée des deux qui sera engendrée, et elle le sera à partir de la matière seule, du fait que cette matière ait été créée apte à ce qu’on en tire cette forme. Bref les formes com­mencent leur existence réelle en se voyant éduites de la puissance de la matière. Cela comporte aussi une analogie avec la manière dont la forme acci­dentelle se tire de la matière seconde : le sculpteur, à proprement parler, ne donne pas au marbre une forme qu’il lui imposerait de l’extérieur ; il dégage de lui une forme à laquelle il est déjà apte de nature.

Proprement, la forme ne vient pas à l’existence, mais le composé ; autrement, la forme serait composée de matière et de forme, comme c’est cela qui à proprement parler vient à l’existence, étant donné qu’en toute génération ce qui s’engendre le fait à partir d’un sujet ou d’une matière en tant que de sa part. Tous ceux qui n’en ont pas tenu compte se sont heurtés à des difficultés quant à la production des formes substantielles. À cause de cela, en effet, certains ont été forcés de dire que toutes les formes viennent par création ; car ils supposaient que les formes viennent à l’existence, et ils ne pouvaient pas supposer qu’elles se produisent à partir de matière, puisque la matière n’est pas partie de la forme ; il s’ensuivait qu’elles se produisent de rien, et par consé­quent qu’elles soient créées. Au contraire, d’autres ont soutenu à cause de cette difficulté que les formes préexistaient dans la matière en acte, ce qui est supposer l’existence cachée des formes, comme l’a soutenu Anaxagore. — La pensée d’Aristote, par contre, qui suppose que les formes ne deviennent pas, mais le composé, exclut l’un et l’autre. En effet, il ne faut ni dire que les formes sont causées par un agent extrinsèque, parce que l’engendré naturel se trouve semblable en espèce au générant même ; et parce que les formes substantielles n’excèdent pas la vertu et la faculté des principes agents dans la nature, et parce qu’autrement toute action de la nature sera cassée ; — ni qu’elles ont toujours été en acte dans la matière, parce que ce qui est déjà ne de­vient pas, mais en puissance seulement, et par conséquent, que dans la génération du composé les formes substantielles matérielles sont tirées de la puissance de la matière.[6]

Conclusion : trois principes[modifier]

En réponse à notre question originale : où commence le change­ment ? Quel en est le principe ? On doit dire que son principe est d’abord la matière, et spéciale­ment la matière première : un être absolument indéterminé, sans aucune caracté­ristique spéci­fique. — Que c’est ensuite la forme, appelée à donner un être diffé­rent à cette matière. — Et enfin que c’est le fait que cette forme soit absente de la matière, bien que celle-ci en soit capable, ait un être capable de la revêtir.


II. La nature : les principes de la méthode[modifier]

Nous comprenons ce qu’il y a au début du changement, ce qu’on peut qualifier de principe du changement : un sujet privé d’une forme, une matière capable d’être sous telle forme, mais qui ne l’est pas encore. Répétons que ces principes de change­ment entraînent en un être une façon tout à fait spéciale d’être. Aussi familière nous soit-elle, on ne la retrouve pas en tout être. La substance séparée existe autrement. La subs­tance éternelle, Dieu, existe en toute perfection depuis toute éternité, privée d’aucune forme, n’étant que forme, sans aucune composi­tion de matière ; elle ne laisse aucune place au changement, ne présente aucun besoin de progrès, ni ne détient aucune apti­tude au progrès. La substance séparée créée ne s’y prête pas plus ; sa création l’a tout de suite mise en pleine possession de tout ce que son essence comporte : elle n’a rien à apprendre, rien à compléter. Plus près de nous, l’artéfact existe aussi autrement. Il a besoin d’être fabriqué pour exister, mais une fois produit, il est complet, ne souffre d’aucune privation et n’attend aucun changement. Seul l’être privé de son être, ou tout au moins d’un aspect de sa perfection, est un être naturel, un être qui naît et se qualifie, qui doit devenir ce qu’il est appelé à être. Même que cet être changeant connaît une gé­nération d’abord d’autant plus imparfaite qu’il est appelé à une essence plus parfaite.

La réalisation de sa perfection requiert un ressort, une ouverture au change­ment, des principes internes de changement. C’est cela, présent en lui, qui en fait un être naturel, c’est cela sa nature, c’est cela la nature. Et c’est cela le sujet de la science de la nature.

Dans toute science, on s’intéresse à un sujet et on cherche à en connaître les pro­priétés. On a besoin de découvrir dès le départ suffisamment sur l’essence de ce sujet pour saisir de quel genre de causes son existence et ses propriétés peuvent dépendre, et par les­quelles légitimement on pourra les expliquer. Entrer en science ou en philoso­phie de la nature prérequiert donc de concevoir assez claire­ment ce qu’est un être naturel et la nature qui le fait tel pour identifier ces types de causes où se réduit son explication légitime.

A. Définition[modifier]

Qu’est-ce qui produit le type d’existence qu’on qualifie de natu­relle, qu’est-ce que la nature ? Comme pour tout ce qu’on cherche à définir, on y arrivera au mieux en la distinguant d’autres entités d’abord perçues comme pareilles. On comprendra au mieux ce qu’est un être naturel, ce qu’a de particulier la nature qui le fait tel, en le comparant à un objet d’art, à une création humaine. C’est d’ailleurs spontanément par opposition à l’art qu’on définit la nature : elle n’est pas l’art, elle est ce que l’homme ne fait pas. Et quelle est la diffé­rence? C’est justement que l’objet d’art comme tel est complet. Chez lui, aucune privation de ce qui doit faire sa perfection, aucun besoin correspondant, aucune tendance à cette forme dont il serait privé, pas d’appel à un changement pour remédier à pareille privation. Ce qu’ont de spécial les êtres naturels est de trouver enraciné en leur propre essence, en leur propre manière d’être, le besoin d’un mouvement, d’un changement, d’un complé­ment ; puis éventuellement, une fois ce complé­ment atteint, l’inclination à y reposer, à y rester, à en jouir, à le défendre. C’est aussi, ensuite, de comporter une opération spé­ciale, une action exercée sur soi ou sur des choses environnantes, qui constitue son ultime perfection, sa raison profonde d’être. Aussi, quand Aristote définit cette manière toute spéciale d’être, il la donne comme « un principe et une cause de changement et de repos dans l’être en lequel elle se trouve en premier, par soi et non par acci­dent »[7].

a) Principe interne actif ou principe passif[modifier]

Contrairement à l’objet d’art, la chose naturelle trouve en son essence un prin­cipe interne de changement et de repos. C’est en raison de sa nature qu’elle se voit affectée par l’action d’un autre agent naturel, c’est aussi elle qui la fait elle-même agir sur une autre chose naturelle. Cela lui vient de sa nature, par exemple, que l’eau se laisse ré­chauffer au point de bouillir, ou de s’évaporer, qu’elle se porte alors vers le haut, se condense, puis retombe en pluie. Cela lui vient aussi de sa nature que le feu réchauffe, brûle, carbonise. L’artéfact, au con­traire, ne se voit habilité à aucun mouvement propre par la forme qui le caracté­rise. Tout mouvement qui l’engagera lui viendra d’un agent extérieur et concer­nera le bien de cet agent extérieur. Ou dépendra de la nature du matériau dont il est fabriqué, et ne le concernera donc pas non plus comme artéfact.

b) En premier[modifier]

La nature d’une chose est responsable de son mouvement dans la mesure où le prin­cipe interne dont dépend le mouvement s’y trouve originalement et non suite au fait qu’elle soit composée d’éléments de cette nature. Par exemple, un homme ne vieillit pas à proprement parler à cause de sa nature humaine, mais à cause de celle des élé­ments contraires, opposés, réunis en lui ; il ne métabolise pas, il ne s’émeut pas à cause de sa nature humaine, mais en raison des natures végétale et animale à sa racine. Bref, tomber, c’est naturel pour une matière pesante ; s’alimenter, c’est naturel pour une plante ; ressentir, c’est naturel pour un animal. Et c’est intelliger qui est naturel pour un homme.

c) Non par accident[modifier]

Le principe d’un changement est encore la nature de la chose qui change dans la mesure où ce changement ne peut avoir lieu si ce dont il dépend est ailleurs. Par exemple, rien ne tend naturellement à s’éle­ver parce qu’autre chose est léger ; personne ne voit sa température grimper parce qu’un autre fait de la fièvre ; rien ne tombe parce qu’autre chose est pesant ; personne ne croît parce qu’un autre mange, ou digère parce qu’un autre a un estomac. — Mais on peut guérir parce qu’un autre est médecin ; alors guérir par l’effet de la médecine, même quand on se trouve soi-même le médecin, n’est pas une guéri­son naturelle.

B. Son attribution[modifier]

Dans une chose naturelle, qu’est-ce qui répond à cette définition? Qu’est-ce qui est sa nature? Il n’y aura pas de surprise à la trouver double, puisqu’on a identifié au principe de tout changement deux principes réels : une matière et une forme. Voilà donc la nature d’une chose : sa matière et sa forme.


a) Sa matière[modifier]

La matière dont une chose est faite, voilà ce qu’est une chose. De l’eau, c’est de l’hydrogène et de l’oxygène ; un animal, c’est de l’eau, du potassium, de la chair, des os, etc. Cette matière est sa nature et se trouve comme telle principe et responsable de changements dans les­quels son composé entre. La matière d’une chose l’incline, l’ouvre à une certaine forme ; c’est l’aspect passif de sa nature, c’est le support de sa forme. C’est aussi la source de sa fragilité ; cette matière se trou­vant également apte à bien d’autres formes, la chose qui en est faite reste toujours vulnérable à des actions susceptibles de lui enlever la forme qu’elle a pour lui en conférer une autre.

Dès l’antiquité, et aujourd’hui encore, les physiciens ont eu ten­dance à voir dans la matière l’essentiel de la nature des choses, le principal de leur essence, de ce qui fait qu’elles sont ce qu’elles sont. Sa permanence incline à lui reconnaître cette fonc­tion.

b) Sa forme[modifier]

Aristote surprend et innove, en découvrant que plus encore que la matière dont elle est faite, c’est la forme revêtue par cette matière qui fait la nature d’une chose natu­relle : c’est à elle qu’on reconnaît cette chose, c’est elle qui assure qu’on a de fait cette chose-là et c’est elle le principe responsable des mouvements et change­ments les plus caractéristiques de la perfection de cette chose : ses opé­rations. La forme est l’aspect actif de la nature. Déjà dans les choses artificielles, pas de couteau si le métal n’en revêt pas la forme caractéristique. De même dans les choses naturelles, tous les maté­riaux de l’eau, sans la composition spécifique qui constitue sa forme, ne peuvent causer l’eau. Non seulement la forme donc est-elle aussi nature, mais elle l’est bien plus que la matière.

Comme la nature est à la fois matière et forme, c’est à ces deux aspects qu’on s’intéressera en philosophant sur la nature, sur les êtres mobiles. Mais c’est surtout à leur forme, car c’est bien plus par leur forme qu’on peut connaître toutes choses. Et pour la matière, ce ne sera même pas en tant que matière, ce sera en s’abstrayant de ce qu’elle a de plus matériel, de son aspect individuel.


III. Les causes naturelles : les principes de la méthode[modifier]

Une science traite d’un sujet : la science de la nature traite de la nature, c’est-à-dire de la matière et de la forme des êtres matériels comme principes de leur changement. Exami­nant et démontrant les propriétés de ces êtres matériels, elle le fait en décou­vrant ce dont ces propriétés dépendent : les causes de l’être natu­rel. De quels genres sont ces causes ? C’est ce qui détermine la méthode plus particulière de la science de la nature : la méthode d’une science tient aux causes à partir desquelles elle explique et démontre ; il y a autant de sciences différentes qu’il y a de combinaisons distinctes de causes par les­quelles un sujet s’explique.

A. Causes manifestes[modifier]

a) Matière[modifier]

De quoi dépend l’existence d’une chose naturelle ? De quoi dépend qu’elle change ou reste comme elle est ? On a vu déjà que c’est entre autres de quoi elle est faite. Si on n’a pas là de bronze ou de marbre, on n’a pas de statue ; pas de table sans bois ou quelque matériau. Et si tel objet n’était pas de fer, il ne rouillerait pas. De même chez les choses naturelles, pas d’eau sans hydrogène et oxygène. La matière d’une chose naturelle est non seulement le principe, le point de départ de changements, mais aussi la cause dont dépendent l’existence, le chan­gement et le repos auxquels cette chose est soumise.

b) Forme[modifier]

Ce qu’est une chose naturelle, on l’a vu, c’est encore plus sa forme, quelque chose de distinct de la matière, qui la dispose de manière spéciale, qui lui donne un être spécial. Chez des artéfacts simples, ce qui est ainsi distinct de leur matière fait qu’ils sont ce qu’ils sont, se résume tout à fait à leur allure extérieure, à leur configuration, à ce qu’on en voit. D’où ce nom de ‘forme’. Ce qui fait que du bois soit table, c’est cette configuration en surface et pattes. Chez les êtres naturels, cet aspect de leur essence a quelque chose de plus complexe : ce qui fait qu’une plante ou un animal soit ce qu’il est, ce n’est pas seulement la configuration extérieure à laquelle on le reconnaît. C’est son âme, c’est son principe de vie, mais comme c’est cela, distinct de sa matière, de son corps, qui le fait ce qu’il est, on étend à sa désignation le nom de la forme qui fait de la table qu’elle en soit une. C’est de cette ‘forme’, plus encore que de leur matière, ­que dépend leur existence, leur nature, et tout ce qui leur arrive.

c) L’agent[modifier]

Cette matière et cette forme, dont la composition constitue la chose naturelle et la tient dans l’existence et le changement ou le repos, dépend pour cette com­position d’une cause antérieure, d’où procède le vrai commencement de la chose : un agent qui l’effectue. Un agent principal, surtout, mais qui compte éventuelle­ment sur l’aide de conseillers, d’assistants, d’exécutants, d’instruments.

d) La fin[modifier]

Enfin, on ne comprend encore bien aucun phénomène naturel, si on ne dé­couvre pas pourquoi, dans quel but, en vue de quel bien, l’agent les produit. En voilà même la principale explication. On comprend déjà l’essentiel si on connaît la fin, même si on ne saisit pas encore trop précisément d’où part le phénomène ou la matière ou la forme des êtres naturels concernés. Mais tout reste confus tant qu’on n’a aucune idée de cette fin. Comme on aurait beau connaître dans le détail le grain et l’essence du bois dont une table est faite, on ne saurait pas même de cette table qu’elle en est une, si on ne savait pas qu’elle est destinée à porter des objets.

· Corollaires[modifier]

Ces quatre genres de causes sont les quatre manières différentes dont les choses naturelles dépendent de quelque chose dans ce qu’elles sont, ainsi que dans ce qui leur arrive. Il faut encore souligner une interdépendance réciproque entre elles. La matière dépend de la forme, en ce qu’elle est choisie comme son support adéquat ; et la forme dépend de la matière, car elle ne peut exister sans se donner à une matière adéquate. De même, la fin ne peut exister sans être réalisée, et même d’abord conçue, par l’agent ; ni l’agent entrer en action sans poursuivre une fin. Mais il reste que ces rela­tions entre les causes définissent une hiérarchie distincte où la fin trône comme la cause des causes ; principale responsable des choses naturelles, elle est tout à fait indispensable à l’intelligence de la nature. Ces quatre ‘genres’ de causes partagent d’ailleurs si inégalement la responsabi­lité des êtres naturels qu’elles représentent plu­tôt des homonymes, comme causes, que des espèces strictes. En les présentant, d’ail­leurs, Aristote aime à en parler plutôt comme des ‘τρόποι’ que comme des ‘εἴδη’[8], usant du vocabulaire qui lui sert généralement à énumérer des homonymes. Il ne répugne pas totalement à utiliser le mot ‘εἶδος’ à leur sujet, quoique certainement pas en un sens très strict, quand il les partage plus précisément en une grande variété de modalités, qu’il nomme également des ‘τρόποι’[9]. Recon­naissant un grand nombre de ces modalités, il les ramène à quelques principales, expliquant qu’en chaque genre de causes le même être ou événement dépend de plu­sieurs causes qui s’ordonnent de différentes façons : l’une vient avant l’autre après, quant à la généralité ou quant au temps ; l’une est par soi l’autre par accident ; on peut aussi les regarder composées en­semble ou une à une, et en puissance ou en acte.

B. Causes obscures : Hasard et Chance[modifier]

Y a-t-il d’autres types de causes? Beaucoup de scientifiques veulent faire du hasard la cause principale de tout ce qui se passe dans la nature. De fait, on remarque d’em­blée que si le hasard mérite le nom de cause, si de lui dépendent effectivement des changements naturels, s’il faut le donner éventuellement comme explication, ce n’est jamais en le voyant comme étranger aux quatre genres déjà mentionnés. C’est toujours comme cause efficiente, c’est toujours en le donnant comme son agent qu’on lui attri­bue la responsabilité de quoi que ce soit. Faut-il en vérité lui reconnaître pareille res­ponsabi­lité? se demande ensuite Aristote. Le hasard agit-il de quelque façon dans la nature?

Il ne manque pas de naturalistes et de scientifiques pour nier tout hasard, pour soutenir que tout arrive selon une nécessité déjà pré­inscrite dans la série des causes antérieures. Dans quelle mesure et comment les choses arrivent-elles nécessairement? Est-ce de fait le cas? Les théories physiques contemporaines ont beaucoup secoué cette assurance, avec la discontinuité de l’énergie, la relativité et un certain nombre des autres théories les plus récentes.

Pour clarifier la question, Aristote invite à constater certaines dis­tinctions entre les résultats des changements qui touchent les choses naturelles. D’abord entre leur majo­rité, qui résulte toujours ou régu­lièrement des mêmes causes et processus, et quelques autres, qui leur font exception et dépendent de causes qui les produisent rarement. Remarquant que les effets du hasard appartiennent à cette branche exceptionnelle, Aristote distingue là des effets qui s’avèrent bons, ou mauvais, et d’autres, simplement indifférents. En d’autres mots, certains de ces effets rares mériteraient d’être recher­chés, pour leur bonté, ou fuis, pour leur malice, tandis que d’autres ne feraient jamais l’objet d’aucune préoccupation. Il arrive, par exemple, qu’un enfant danse à la corde chez le troisième voisin, quand on part le matin pour le travail, ou qu’une feuille tombe de son chêne ; qui s’en soucierait assez pour en rendre le hasard responsable? Les faits de hasard concernent plutôt ces résultats assez bons pour attirer ou assez mauvais pour répugner. Aristote note alors, parmi ceux que leur bonté ou malice qualifie pour une recherche ou une fuite, que certains se trouvent de fait recherchés, alors que d’autres se produisent sans avoir fait l’objet d’aucune recherche, mais par pur accident. On parle de hasard, conclut-il, et on a raison de le faire, quand ce qui arrive aux êtres naturels cumule ces trois différences : la rareté, l’aptitude à intéresser, l’absence de recherche effective. Ces effets-là revêtent un statut assez spécial pour être signalés et à cette fin s’attribuent au hasard, qu’Aristote définit donc comme la cause efficiente par ac­cident d’effets rares, susceptibles d’être recherchés, mais qui ne le soient pas de fait.

Parlant de cette cause efficiente spéciale, Aristote use plus souvent du terme ‘chance’ (ἡ τύχη) que du terme qui correspond plus exac­tement au hasard (τὸ αὐτό­ματον). Ses lecteurs et traducteurs s’en trouvent en général plutôt décon­certés, mais le fait doit simplement s’attribuer à l’usage plus répandu en grec du mot τύχη, ce qui se comprend assez bien du fait qu’il s’agisse d’un terme plus simple que αὐτόματον, du fait encore plus que la chance est clairement l’action du hasard qui se remarque le plus facilement. Une fois bien clarifié la nature du hasard, Aristote explique ce qui justifie, à un niveau plus précis, de distinguer entre hasard et chance. On parle plutôt de hasard dans le cadre général des événe­ments naturels, tandis que c’est en rapport à l’activité humaine qu’on en appelle plus précisément à la chance. Le hasard réclame la paternité du bien et du mal recherché et fui par la nature, quand il arrive sans de fait avoir été recherché ou fui par elle ; quant à la chance et à la malchance, elles se félicitent du bien et du mal que poursuit et fuit délibérément l’intelligence humaine, mais seulement quand ils se produisent sans que cette dernière y ait contribué. Mais rien n’empêche, par homonymie, d’interchanger un terme pour l’autre, à condition de rester conscient de cette différence entre bien fortuit naturel et intellectuel.

L’importance de la réflexion sur le hasard tient surtout à clarifier que les faits indé­terminés, accidentels, non ordonnés de fait à une fin, ne s’expliquent qu’en exception à une causalité déterminée et ne peuvent ainsi représenter le principal de ce qui se passe en notre uni­vers.

Un autre élément important est de signaler que la considération essentielle, en ce qui a trait au hasard, ne concerne pas l’imprévi­sibilité, mais la rareté, le caractère accidentel. De fait, le hasard est généralement imprévisible, comme les accidents et exceptions pos­sibles en marge de la causalité déterminée sont en nombre infini. Mais un résultat casuel prévu, anticipé, ne cesse pas d’être dû au hasard, pour autant que sa prévision ne fait pas opter pour sa cause comme pour un moyen proportionné de l’obtenir. La question se pose surtout face à la providence divine ; comme elle prévoit tous les effets, aussi rares et accidentels soient-ils, doit-on considérer qu’elle les recherche tous, qu’ils soient bons, mauvais ou même indifférents? Ne serait-il pas plus juste de reconnaître cette cause assez puissante pour récupérer même le hasard dans ses plans? Faut-il sérieusement envisager qu’on recherche effectivement le bien ou le mal qu’on saurait pouvoir à l’occa­sion s’ensuivre accidentellement de moyens qu’on uti­lise pour atteindre certains biens?

Pour répondre à ces questions, il faut prendre conscience que sous le même nom de hasard on range, par homonymie, des cas de nature plus ou moins différente. Il y a strictement hasard quand les trois conditions s’appliquent : fait rare, bon ou mauvais, non recherché de fait. Mais la ressemblance est assez grande pour parler encore de hasard, plus largement, quand on veut de fait un fait bon qui s’ensuit rarement, par accident, de la cause dont on l’espère, comme de gagner à la loterie, ou de rencontrer une personne en un lieu où elle se trouve rarement, ou que l’archer très maladroit atteigne du premier coup le centre de la cible qu’il vise de fait. Ou comme lorsqu’arrive de fait un accident qu’on ne désire pas, mais dont on prend le risque en se mettant dans une situation où il ne se produit à peu près jamais. Même prévus, de tels faits ne peuvent se regarder à juste titre comme des effets nécessaires d’une cause proportion­née.

La Providence prévoyant tous ces effets, s’y résignant ou les désirant, faut-il cesser de les considérer comme dus au hasard, quand on parle strictement et globalement? Je ne crois pas. On doit tout au moins considérer qu’il y a, à ce niveau global et absolu, au moins l’action du hasard en ce sens plus large du fait accidentel recherché, mais à travers des causes trop accidentelles pour en être une cause proportionnée et néces­saire et naturelle. On ne doit certainement pas considérer que ces événements arrivent nécessairement, simplement parce que la Providence sait qu’ils se produi­ront.

C. Finalité[modifier]

L’une des causes énumérées étonne souvent. Malgré l’évidence du fait, on s’émer­veille d’entendre dire que la nature agit en vue d’une fin. Que c’est une explication valide des faits naturels, de mentionner le bien qui en résulte. Pourquoi des incisives en avant et des molaires en arrière? Parce qu’elles permettent de couper d’abord l’ali­ment, puis de le broyer, facilitant ainsi la digestion. Pourquoi pleut-il? En vue de la croissance des plantes.

Il est assez surprenant de voir ainsi prétendre que ce qui rend les phénomènes natu­rels néces­saires, inévitables, n’est pas toujours antérieur à eux, mais pour le principal postérieur, étant justement leur fin : bien des choses doivent naturelle­ment se passer de telle manière parce que telle fin y est visée. V.g. Pourquoi les animaux doivent-ils en­fanter? Pour perpétuer leur espèce, en remède à la mortalité indivi­duelle. Malgré l’évi­dence de pareille observation, des gens suppo­sés instruits s’en étonneront, confrontés à des objections qu’ils n’arrivent pas à résoudre.

Aristote satisfait à ce problème dans sa réflexion supplémentaire sur le rôle de la fin dans la nature. Ce qui étonne et dérange beaucoup, quand il est question de fin, de but, dans les phénomènes naturels, c’est d’impliquer une intelligence derrière les lois natu­relles, qui les dispose de manière à conduire la nature à une fin. Composer des moyens en vue d’une fin est en effet réservé à une intelligence, et les agents naturels comme tels ne sont pas intelligents. Si donc ces derniers usent de moyens adéquats aux fins auxquelles ils par­viennent, ils doivent le faire en se trouvant ainsi ordonnés par une intelligence extérieure et antérieure à la nature, créatrice, ordonnatrice de la nature. Qui ne veut pas en venir là doit con­cevoir une explication plus ‘simple’, interne à la nature, qui ‘économise’ l’intelli­gence.

En général, nos scientifiques se croient capables de fournir pareille explication, sans recourir à l’intelligence d’une providence. La fin leur semble alors un recours superflu : les conséquences nécessaires de l’essence des choses et de leur matière leur semblent tout expliquer de manière suffisante. C’était déjà le cas chez les prédéces­seurs d’Aristote.

a) Objections[modifier]

Le premier besoin auquel satisfaire dans cette direction sera de contrer les faits dont l’observation jette le plus d’évidence sur la présence d’une finalité dans la nature : tout ce que la nature fait paraît fait au mieux. Dans la nature, tout paraît ordonné de la manière la plus commode pour donner les biens qu’elle produit, et pour réparer au mieux d’éventuels maux. Chez les animaux, tout est manifeste­ment organisé pour assurer leur génération et leur vie. Chacun de leurs organes se trouve constitué de la manière la plus appropriée à sa fonction. La même observa­tion s’impose chez les plantes. C’est seulement les êtres trop rudi­mentaires pour qu’on en discerne clairement le bien qui prêtent à hésitation sur ce fait. C’est cette observation, annonce Aristote, que devra attaquer et repousser le sceptique qui s’attache à nier la finalité naturelle.

Sa stratégie repérera donc d’abord le plus possible d’exceptions, de manière s’il se peut à donner l’impression qu’au contraire ce sont les bons effets et la bonne organisa­tion qui devraient se regarder comme exceptionnels. La pluie détruit et inonde plus qu’elle ne facilite la croissance, elle nuit plus qu’elle n’aide. Bien plus d’avorte­ments que de naissances se produisent naturellement, bien plus de gaspillage que d’efficacité s’observe dans la nature, dira-t-on. Mais de fait il faut beaucoup d’entêtement pour ne pas concéder que de toute façon la bonne organisation domine de manière sensation­nelle le fonctionne­ment naturel : on ne trouve aucun organe inadéquat au bien de l’opéra­tion qu’il sert, sauf en des cas individuels assez rares pour se classer spontané­ment comme maladies et infir­mités.

La stratégie antifinaliste recourra donc en un second moment à la ‘sélection natu­relle du bien accidentel’! Tout se produit par accident, sans raison, sans recherche d’un bien, mais lorsque de fait, par accident, c’est un bien qui en ressort, son agent s’en trouve plus viable, répète l’opération, la transmet, tandis que ce dont l’accident n’a pas été aussi heureux disparaît inévitablement. D’où viendrait l’impression finale que toute l’action de la nature est efficace.

b) Réfutations[modifier]

De fait, en absence de préjugés, si on n’a pas décidé d’avance d’écarter tout créa­teur intelligent à la source, l’évidence de la recherche d’une fin en tout ce que fait la nature est phénoménale. Aristote en présente le moyen terme de différentes manières.

La constance. C’est surtout la constance des phénomènes de la nature qui prouve au-delà de tout doute qu’ils se produisent en vue du résultat qu’ils atteignent. Le ha­sard, l’accident est inca­pable d’arriver toujours, ou même souvent, au même résultat de la même manière.

L’ordre. L’ordre aussi pointe dans la même direction. Il se trouve que tous les processus naturels mettent en jeu différentes étapes aboutissant à un résultat déterminé. La nature usant ainsi de fait de moyens qui mènent déterminément à des fins, on ne peut lui en refuser l’aptitude.

L’art. On est d’abord surpris de voir Aristote tirer parti de l’art pour parler de la nature. L’art est pourtant son opposé, ce contre quoi on divise la nature. Mais juste­ment, il devient d’autant plus frappant de constater que ce fait de viser une fin, et sa manière de le faire, l’art l’emprunte à la nature et y procède en l’imitant. L’art use généralement des mêmes moyens que la nature pour atteindre la même fin ; il ajoute aussi souvent d’autres moyens pour aider la nature à atteindre sa fin. Le procédé de l’art n’a de sens que si la nature vise une fin.

L’apparente intelligence. La caractéristique de l’intelligence est de mettre en œuvre des moyens adaptés à une fin. La nature le fait tellement qu’on la soupçonne souvent d’intelligence, spéciale­ment chez les vivants.

La relation matière et forme. La nature est à la fois matière et forme, et manifeste­ment la matière est déterminée en vue du bien de la forme, la forme est la fin de la matière. La nature, composant ma­tière et forme, vise donc nécessairement une fin.

Aristote revient ensuite sur les raisons habituelles de refuser à la nature de pour­suivre une fin. Car on reste mal à l’aise de recevoir la conclusion même de démonstra­tions, quand elle contredit celle de sophismes qu’on n’est pas à même de résoudre. Aristote montre comment chacune de ces raisons, à y regarder de près, ajoute à l’évidence que la nature, nécessairement et sans exception, agit en vue d’une fin.

Les exceptions. Loin d’annuler une constance, la perception d’ex­ceptions la con­firme. Pour qu’on remarque que parfois et même souvent la nature n’atteint pas le bien qu’elle vise, il faut avoir perçu qu’elle le visait. Même dans l’art, les échecs et les fautes ne font que confirmer que l’artisan qui les commet recher­chait une autre fin ; c’est seulement en comparaison de la fin recherchée que le résultat apparaît fautif. Il en va de même dans la nature : tous les désastres, tous les monstres n’en sont qu’au vu d’une fin bonne que la nature a échoué à réaliser. La nature ne produit pas un infirme parce qu’elle ne vise pas la santé, mais parce que des circonstances accidentelles l’ont empêchée de la réaliser.

La priorité temporelle de la cause. Refuser que les changements naturels tendent à une fin déterminée, à un bien, dénonce Aristote, cela revient à nier la nature même. Si tout ce qui se passe n’a aucune direction, si quoi que ce soit arrive simplement par hasard, il n’y a pas de nature, rien n’a d’essence, rien n’est bon pour quoi que ce soit. Car la nature est justement la tendance d’un être incomplet à compléter son essence, c’est le ressort intérieur qui pousse à être et à être au mieux. Le seul fait qu’au con­traire nous distinguions aisément le bien de chaque être, et que ce bien soit le résultat le plus fréquent des changements que nous observons, manifeste la stupidité de pa­reille prétention. Nous avons déjà mentionné que cette constance ne peut absolument pas s’attribuer à la chance.

Sous prétexte que la cause doit précéder l’effet, rattacher cette constance comme l’effet de nécessités matérielles ou efficientes aveugles n’a aucune vrai­semblance et n’explique rien. Car pourquoi ces influences entraînent-elles ces effets? On pourrait se contenter de dire que cela se trouve ainsi, s’il s’agissait d’un cas ou l’autre ; mais la permanence ne peut s’attribuer au hasard. Qui prétendrait que c’est par hasard qu’il a fait telle chose en tel lieu, si c’est ce qu’il fait chaque fois qu’il y va?

L’automatisme. Enfin, refuser à la nature de tendre à une fin parce qu’elle ne pense pas, parce qu’elle ne peut en être consciente, cela ne fait pas plus de sens. Il faut ne pas avoir remarqué que même l’artiste le plus intelligent, le plus conscient, atteint au mieux et le plus efficacement sa fin quand justement il n’a plus besoin de penser à ses moyens, quand il opte pour eux spontanément et les met en œuvre automatiquement et sans du tout y penser. Quand, à l’inverse, il doit penser à ses moyens, c’est justement parce qu’il est encore très gauche pour assurer sa fin.

D. Nécessité[modifier]

Un autre apport original d’Aristote, c’est la subtilité avec laquelle il définit et or­donne la nécessité qui s’observe dans la nature. La nécessité, c’est de ne pas pouvoir ne pas être, ou être tel, exister, ou se produire, ou reposer. L’intel­ligence l’apprécie beaucoup, car elle fonde les explications les plus satisfaisantes. S’en trouve-t-il dans les choses naturelles, ou tout y est-il purement contingent, capable de ne pas se pro­duire comme de le faire, de reposer comme de changer? Manifeste­ment il y a quelque nécessité : à 100 degrés Celsius, l’eau doit bouillir ; un homme doit être doté de raison ; le passage de la lune entre terre et soleil génère forcément une éclipse. Le naturaliste a donc besoin d’identifier précisément à quelle nécessité prête la nature. Qu’est-ce qui y force certains phénomènes à en suivre d’autres?

a) Priorité de la nécessité issue de la fin[modifier]

Les naturalistes de tout temps favorisent spontanément comme source de la néces­sité naturelle les causes matérielles et efficientes, parce qu’elles précèdent leur effet. L’antériorité paraît une condi­tion incontour­nable de la nécessité, de sorte que la néces­sité issue de la fin paraît réservée à l’homme, seul être naturel capable d’anticiper sa fin, d’en prévoir les conditions. Aristote inverse la propor­tion. Il juge la néces­sité finale comme principale dans la nature. Ce qui oblige le plus les faits naturels à se produire comme ils le font, affirme-t-il, tient à la fin que la nature y poursuit. Toute autre nécessité dépend de celle-là ou s’y ajoute : puisque telle matière, telle forme, tel agent se trouvent requis au bien que la nature recherche, il lui faut accueillir avec eux les conséquences de leurs proprié­tés inaliénables.

La nature, dit Aristote, fonctionne comme le constructeur, qui doit user de pierre au fondement de sa maison, de bois pour les murs et de paille pour le toit, en vue de la rendre habitable, mais qui doit accepter qu’à cause de cela le sous-sol sera nécessaire­ment humide, et le toit nécessairement fragile. L’art imite d’ail­leurs ce rapport : les dents et la forme générale de la scie sont rendues nécessaires par sa fin : scier ; le fer est rendu nécessaire à la fois par la forme à réaliser, et par la fin à assurer. C’est la matière qui est nécessaire, mais c’est de la fin que provient sa nécessité. Pour citer un cas naturel correspondant, c’est de leur fin : trancher et broyer, que provient la néces­sité pour les inci­sives et les molaires de revêtir telle forme, telle solidité et telle posi­tion dans la bouche. Leur position n’a rien à voir avec leur constitu­tion : ce n’est pas leur surplus de matière qui oblige les molaires à pousser au fond de la bouche, ni leur forme plus large. Rattacher cette nécessité aux gênes qui en inspirent la production serait tout aussi farfelu.

b) Contingence[10][modifier]

Faute de comprendre et admettre ces enseignements simples, de même que sur le hasard et les causes par accident en général, au fond sur la puissance inhérente à la matière, de nombreux penseurs, tout au long de l’histoire de la philosophie et dernière­ment chez les théori­ciens de la science expérimentale, en appellent à la nécessité pour tout événement. Ils déclarent tout assez prédéterminé pour se prêter à prévision. Somme toute, ils nient toute contingence, toute causalité accidentelle, tout hasard : enivrés de simplicité et de rationalité, ils défendent un déterminisme universel.

Le fait de la contingence

Tous, y compris Aristote et ses meilleurs disciples, s’entendent sur le lien insécable entre nécessité absolue et prévisibilité : un événe­ment nécessaire abso­lument peut se prévoir, si on en connaît les causes, et réci­proquement celui qui se prévoit avec certi­tude, ou simplement avec vérité[11], comporte nécessité absolue : il est prédéter­miné dans ses causes. Mais comme tout événement comporte des causes factuelles, beau­coup ne comprennent pas que certains faits ne s’y pas trouvent prédé­terminés et prévi­sibles. Rendre le hasard res­ponsable leur paraît donc un pro­cédé pure­ment nominal pour cacher l’ignorance des causes profondes. Ils nient ainsi en pratique toute contin­gence, par incapacité d’en identifier la source. Aristote procède plus humblement : l’observa­tion montrant clairement des faits contin­gents et imprévisibles, il concède que la re­montée à leurs causes doive s’arrêter à de premières causes inexplicables par d’antérieures.

Manifestement, certains principes et causes générables et corrup­tibles vont sans généra­tion et corruption. Autrement, tout serait nécessaire, puisque nécessairement ce qui s’en­gendre et se détruit comporte une cause non accidentelle.[12]

Tel Socrate, Aristote ne ressent aucune gêne à illustrer son point de ma­nière tri­viale : faute d’admettre la contingence de certaines causes, on devra dé­clarer prédé­terminé de toute éternité, et donc prévisible, que tel homme connaîtra une mort par violence, ou par maladie, en sortant puiser de l’eau après un repas trop épicé !!! L’absurdité de pareille consé­quence oblige à renoncer au détermi­nisme universel. Remonter du futur au passé conduit toujours à un événement irréduc­tible à une cause antérieure déterminante, à un événement au contraire suscep­tible de se produire comme de ne pas le faire. Le repas épicé devait donner soif ; la soif devait faire sortir pour puiser ; la sortie devait mettre en présence de bandits, ou d’un froid qui provoque une pneumonie. Mais ce repas pouvait être épicé ou non ; on pouvait le prendre ou non ; les épices auraient pu manquer à sa préparation ; quelque retard aurait pu surve­nir. Bref, il n’était pas éternellement prédéterminé qu’on le prenne. Toutes ses consé­quences pouvaient aussi rencontrer un empê­chement et ne pas se produire.

Sans doute le vivant devra-t-il mourir, quelque chose est déjà arrivé qui le détermine, telle la présence des contraires dans le même sujet. Mais par maladie ou par violence, ce n’est pas en­core fixé ; ce le sera si telle autre chose se produit. De toute évidence, on remonte à un principe déterminé, mais celui-ci ne se réduit plus à un autre.[13]

Ce principe irréductible à un autre, Aristote y reconnaît la source de tous les acci­dents et particulièrement de ceux qui attirent le plus notre attention, les faits de hasard : « Voilà le principe de tout ce qui est arrivé ; mais rien d’autre ne l’a lui-même fait arriver. »[14] Par ailleurs, remarque-t-il, l’existence de pareilles causes indéterminées et imprévi­sibles est si évidente que tous, nonobstant les théories opposées qu’ils mettent de l’avant, la reconnaissent concrètement assez pour délibérer de leurs actions à venir, laissant ainsi voir qu’ils ne les considèrent pas comme prédéterminées[15].

Pour Aristote en fait l’accident n’a pas de cause : « Ce qui existe autrement com­porte génération et corruption, mais pas l’être par accident. »[16] « L’accident, insiste Aristote, n’est qu’un nom »[17], « il voisine le non-être »[18]. L’accident n’a pas de cause, commente saint Thomas[19], parce que seul l’être en a une et que tout n’est qu’à la mesure de l’unité qu’il présente. D’unité réelle, l’accident n’en possède pas. Son unité se réduit à celle que la raison lui confère en lui imposant un nom. Blanc et musicien, par exemple, ne présentent aucune unité d’essence ; ils coïncident simplement dans le même homme, ce qu’on relève en formant l’appellation de ‘musicien blanc’. Il en va pareillement pour l’effet du hasard : la raison constate sa coïncidence avec un autre effet, et elle lui en fait partager la cause. Il n’a donc pas de cause propre pour l’annon­cer du fait de s’y trouver en puissance. Certes, tout effet a une cause ; une fois produit et déterminé, on peut découvrir sa cause factuelle, toute accidentelle qu’elle soit. Mais si le lien entre eux est accidentel, cette cause n’a pas toujours été déterminée à pro­duire cet effet.[20]

L’intersection de causalités indépendantes

L’effet du hasard est donc indéterminé et imprévi­sible faute d’unité essentielle entre l’effet accidentel et sa cause. Beaucoup néanmoins ne se résignent pas à cette indépendance entre accidents. Ils espèrent leur trouver une relation détermi­née en élar­gissant le paysage. La cause par accident, remarquent-ils, tient au concours de plu­sieurs facteurs extérieurs qui la forcent à un effet différent de celui qu’elle produirait normalement. Par exemple, « on aborde par accident à Égine, quand on est parti sans inten­tion d’y aller, mais qu’on y est allé poussé par la tempête ou pris par des pi­rates »[21]. Les pirates ou la tempête interfèrent avec la volonté du pilote et le font abor­der ailleurs. Ne serait-ce donc pas simplement l’ignorance de ces facteurs extérieurs qui rend imprévi­sible le résultat final et lui donne couleur d’accident et de hasard ? De même, on attribuera au hasard qu’une dame sortie de chez elle pour aller faire des emplettes meure en recevant sur la tête un outil échappé du 3e étage par un ouvrier. Un observateur au courant de ce mélange de faits aurait pourtant prévu le drame et l’aurait considéré comme inévitable.

Voilà l’argument le plus souvent invoqué pour nier le hasard, jusque chez les scien­tifiques[22]. Il s’accorde avec la conception que la science moderne et la philo­so­phie rationaliste se font du hasard. La formulation suivante leur agrée :

Sans doute, le mot hasard n’indique pas une cause subs­tantielle, mais une idée : cette idée est celle de la combinaison entre plusieurs systèmes de causes ou de faits qui se déve­loppent chacun dans sa série propre, indépendamment les uns des autres. Une intelligence supérieure à l’homme ne différerait de l’homme à cet égard qu’en ce qu’elle se trom­perait moins souvent que lui, ou même, si l’on veut, ne se tromperait jamais dans l’usage de cette donnée de la raison.[23]

Nos contemporains définissent le hasard comme un concours de chaînes cau­sales indépen­dantes. Défini ainsi, il perd le caractère in­déterminé de ses effets : ceux-ci ne peuvent plus se prétendre imprévi­sibles qu’au sens de la diffi­culté extrême à identi­fier dans le détail le sys­tème complexe de causes qui en est responsable.[24] Aristote, pour­tant, maintient qu’un effet de hasard n’a pas de cause déterminée susceptible de le faire prévoir avec assurance ; il reste impré­visible quelque précision qu’atteigne la connais­sance des éléments en pré­sence. Saint Thomas connaissait lui aussi cette manière qui deviendra familière chez les mo­dernes d’éliminer l’existence objective du hasard.[25] Une cause naturelle, concède-t-il, ne manque de produire son effet que si quelque obstacle l’en em­pêche. Mais l’obs­tacle, opposera-t-on, n’est-il pas lui même déterminé à em­pêcher cette cause de pro­duire son effet? Cet empêchement n’entre-t-il pas dans le jeu de la né­cessité? Nos détermi­nistes le soutiennent : puisque le ha­sard nomme simple­ment ce concours de causes indépendantes, cette cause naturelle avec son obs­tacle, en observer la conjugaison permet­tra de prédire à coup sûr cet effet spé­cial, mais rigoureuse­ment déter­miné. Le résultat ne sur­prendra que l’ignorant. Comme Aristote, saint Thomas nie la prédétermi­nation de ce concours de causes et de leur effet original. Lui aussi en appelle à leur unité accidentelle, une unité et un être sans cause :

Tout ce qui est par soi a bien une cause, mais pas ce qui est par acci­dent, parce qu’il n’est ni vraiment, ni vraiment un. Le blanc a une cause, et pareillement le musicien. Mais le musicien blanc n’en a pas, parce qu’il n’est pas vraiment, ni n’est vraiment un. Mani­festement, l’obstacle qui empêche l’action d’une cause ordonnée à son effet la plupart du temps concourt parfois avec elle par accident. Ce concours n’a donc pas de cause, du fait d’être accidentel. Pour cette raison, le résultat de ce concours ne se réduit pas à une cause préexistante dont il découlerait avec nécessité.[26]

En d’autres mots, qui définit le hasard comme concours de causes déterminées le regarde trop tard. Un effet ne relève pas du hasard en tant qu’il procède d’un concours de causes déterminées. Certes, qui connaît ce concours est à même d’en prédire l’effet. Mais le hasard a alors terminé son travail : dès que le concours est déterminé, le ha­sard a déjà produit son effet. Le hasard est antérieur au concours.

Dès qu’il y a orientation déterminée, il n’y a plus de hasard. Quand nous voyons un ensemble de causes accidentellement convergentes, avant même qu’elles ne fassent inter­section, nous nous trouvons déjà dans un ordre déterminé où il n’y a plus de contingence proprement dite. La véritable contingence et le hasard sont antérieurs à la direction qui se déterminera dans l’inter­section : la prévision en question ne se fait pas à partir de la cause propre de ce phénomène, mais à partir d’un effet désormais déter­miné qui se prolongera dans l’intersec­tion : elle n’est donc pas prévision de l’effet d’une cause indéterminée, ce qui est impossible.[27]

Découvrir un moment à partir duquel un événement s’est trouvé déterminé à se produire, et prévisible, aussi ancien que soit ce mo­ment, n’annule pas qu’il soit un effet contingent du hasard et fondamentalement imprévisible. Si cet événe­ment ne montre pas d’unité essentielle avec sa cause prochaine, il ne dépend pas de la nature et il y a un moment antérieur où le concours de ses causes pouvait ne pas se produire : « On peut bien remonter la série des causes déterminées qui entrent en jeu jusqu’à un certain point, mais non indéfini­ment ; faute de quoi la nature en tant que nature serait le hasard. »[28] On met beaucoup d’énergie à nier le hasard, à tout vouloir nécessaire, mais on aboutit à tout remettre entre les mains du hasard et à nier la nature même, fonde­ment de toute nécessité dans le monde qui nous entoure.

Prévisibilité vs connaissance

Une autre confusion entache le déterminisme absolu : il confond prévoir et con­naître. Parce que Dieu connaît tous les effets du hasard, on leur crédite une prévisibi­lité. Cependant, Dieu ne prévoit pas les agissements du hasard. En raison de sa nature très spéciale, son intelli­gence n’est pas comme la nôtre soumise à l’ordre et aux condi­tions de la temporalité : elle com­prend dans une seule intui­tion de l’être tout ce qui a été, est et sera.[29] L’intelligence humaine ne peut aper­cevoir les choses futures que dans leurs causes, mais Dieu les connaît di­rectement en elles-mêmes. Connaître les choses et vouloir leur existence résident dans son acte même d’exister, qui ne se distingue pas même de son essence[30]. L’essence divine com­prend tout être selon son mode d’être, car il existe pour autant qu’il participe de son essence, qui est l’être même ; de même l’intelligence divine saisit tout ce qui est connaissable du fait même de son existence et de sa participation à lui, quel que soit ce mode d’existence et sa place dans le temps.[31] Dieu connaît donc les effets du hasard parce qu’il connaît direc­tement et non par leur cause les faits accidentels. Ils ne sont pas connaissables pour nous, parce que nous ne connaissons les faits futurs que dans leur cause et ces faits-là n’ont pas de cause, à propre­ment parler. Dieu connaît même ces faits comme contin­gents et comme faits de hasard et imprévisibles[32] ; autrement il ne les connaî­trait pas vraiment, puisqu’on ne connaît quoi que ce soit vraiment qu’en le connaissant comme il est.

Nature et contingence

En voulant soumettre tous les phénomènes naturels à une nécessité inéluc­table, le déterminisme souffre de daltonisme à un autre chef : il ne réalise pas que les choses naturelles ne se prêtent pas à une néces­sité assez absolue pour garantir totalement quelque fait futur. On peut parler d’une nécessité naturelle, mais con­trairement à la nécessité mathématique ou métaphysique, elle admet excep­tion. À proprement parler, tous les faits naturels sont contingents, ce qui se voit à ce qu’ils se produisent seule­ment la plupart du temps, ouverts donc à quelques ratés.

Les événements qui procèdent de la nature sont des événements qui arrivent la plupart du temps. Ils sont contingents parce qu’avant qu’ils ne soient posés, il y a toujours possibi­lité d’un accident.[33]

Contingents, ils ne prêtent donc à aucune prévisibilité sûre. Aussi probables qu’ils soient, aussi profondément inscrits soient-ils dans la nature de leurs sujets, ils ne sont jamais à ce point déterminés dans leur cause qu’elle ne saurait manquer de les pro­duire. Toujours, quelque accident, quelque cause concurrente, quelque obstacle reste susceptible de les retarder, de les diminuer et même de les éliminer.

Tout effet naturel futur est incertain, non seulement parce qu’il peut ne pas répondre à l’inten­tion de la nature, mais aussi parce qu’aucun des effets intentionnés n’est suffisam­ment prédéter­miné dans sa cause… Seule une cause abso­lument déterminée peut exclure la contingence du futur. Il est faux de croire que dans une cause naturelle certains effets sont parfaitement déter­minés à être, d’autres prédéterminés à ne pas être ou à ne point répondre à l’intention de la nature.[34]

La matière, cause d’accident et d’indétermination

Cette contingence inhérente aux choses naturelles annule d’avance toute vraisem­blance de déterminisme, elle impose un degré d’indéter­mination à tous les faits natu­rels, elle ouvre grande la porte à l’action omniprésente du hasard. On s’en con­vaincra définitivement en appré­hendant la cause de cette contingence dans l’essence même des êtres naturels. Aristote l’a pointée dès les premières pages de la Physique, en énumé­rant les principes du changement : la matière et la forme, principes à la fois de l’es­sence des choses naturelles et de leur inclina­tion à changer.

Toutefois, la forme donne à la chose naturelle d’être ce qu’elle est ; elle est donc en elle-même, pour les choses naturelles, un principe de détermination, non de change­ment ni de contingence. C’est par son absence, par sa privation, a expliqué Aristote, que la forme devient occasion de contingence et de change­ment. L’être naturel, on l’a vu, n’est pas dès le début ce qu’il doit être. D’abord il n’est pas, il a besoin d’être engendré. Même engendré, plus sa forme comporte de perfection, plus il doit compter sur un changement extensif pour réaliser la plénitude de sa forme. Le principe de toute cette contin­gence des êtres naturels, c’est donc leur sujet, qui doit recevoir cette pléni­tude de leur forme à travers génération, altération, croissance et déplacement. Ce sujet, qu’Aristote appelle leur matière, n’est d’abord rien de ce que ces choses naturelles doivent être, sinon en puissance[35].

J’appelle matière ce qui n’est par soi ni telle chose, ni de telle quan­tité, ni ne mérite aucune autre des attributions qui déterminent l’être.[36]

C’est de là que vient cette indétermination, cette disqualification inaliénable des choses naturelles face à toute nécessité totale. En puissance à leur forme subs­tantielle et accidentelle, la matière des choses naturelles peut ne pas la recevoir aussi bien que la recevoir. Aucun changement naturel n’est à l’abri de ne pas se produire, aussi fortement que la nature y incline par ailleurs. L’avantage de la matière, c’est sa puissance, son ouverture à quelque forme que la nature veuille lui donner. Mais cette puissance ne va pas sans la puissance opposée, une puissance égale à ne pas recevoir cette forme ou à en recevoir une autre, et même à la perdre une fois qu’elle l’a reçue.

Toute puissance l’est en même temps de la contradictoire… Tout ce qui peut exister peut aussi ne pas s’actualiser. Donc ce qui a puissance d’être l’a et d’être et de n’être pas. La même chose donc peut et être et n’être pas. Or ce qui a puissance de ne pas être peut très bien ne pas être.[37]

Voilà, le plus radicalement, la source de la contingence dans la nature, voilà la prise que le hasard trouve chez elle : le caractère matériel des êtres naturels leur impose une indétermination telle que rien de futur n’est absolument assuré chez eux. « C’est la matière, parce que susceptible d’être autre qu’elle n’est le plus souvent, qui sera la cause de l’accident. »[38]

Toute contingence tient à la matière, parce que le contingent est ce qui peut être ou ne pas être : or la puissance ressortit à la matière. La nécessité quant à elle résulte de la nature de la forme.[39]

La matière, mère du hasard

Pire encore, « de la matière rien ne peut provenir sinon par hasard, parce que la matière est en puis­sance à la multiplicité »[40]. Du moins, tout événement attribué au hasard tire ultimement sa cause de la puissance de la matière. Vérifions-le pour chacune des occasions de l’effet de hasard : le concours de causes indépendantes, la déficience de l’agent, l’indisposition de la matière prochaine.

En réduisant les faits contingents à leurs seules causes particulières immédiates, nous trou­vons que les accidents adviennent ou à cause du concours de deux causes non contenues l’une en l’autre, comme des voleurs qui me tombent dessus sans que je l’aie voulu… ou à cause de la déficience de l’agent dont une faiblesse l’empêche de parvenir à sa fin, comme lorsqu’on tombe sur la route par fatigue… ou encore dû à l’indis­posi­tion de la matière, qui ne reçoit pas la forme visée par l’agent ou la reçoit autrement, comme l’animal né avec des parties monstrueuses.[41]

Chaque fois, la matière constitue la cause profonde de l’effet acci­dentel. Emprun­tons à Charles De Koninck l’illustration de causes indépendantes qui colla­borent par accident à un effet donné : tel chien se trouve tué par un arbre qui s’écroule sur lui.[42] Voilà un événement éminemment accidentel : la chute d’un arbre et la cause de la mort d’un chien ne détiennent aucune une unité essen­tielle. Sinon, tout arbre, en tom­bant, tuerait un chien. C’est la composition matérielle du chien qui en occasionne la possibilité. Fait de matière corruptible, le pauvre pouvait mourir d’une infinité de ma­nières, dont aucune n’avait de titre vraisemblable­ à se prétendre naturellement prédé­terminée. Cette potentialité illi­mitée est principale responsable de ce que notre chien ait trouvé la mort sous un arbre.

Le concours de plusieurs causes se dit accidentel lorsque la matière indéterminée en est cause. Cette cause se trouvant indéterminée, le concours qui en résulte est imprévisible.[43]

Cependant, la responsabilité revient aussi à tout ce qui y a de fait concouru : l’arbre, tombé parce que lui aussi constitué d’une matière prêtant à pro­cessus et in­fluences multiples de corruption : coup de vent, foudre, pourriture… Sa pourriture résulterait éventuellement de vieillesse, de maladie, d’insectes… L’arbre aurait pu aussi ne pas tomber ou le faire à un autre moment ; les insectes auraient pu cesser de le ronger à cause de guêpes venues y faire leur nid ; la bourrasque aurait pu se trouver ralentie ou déviée par quelque facteur thermo­dynamique. La course du chien aurait pu se voir retardée par un obstacle sur lequel il aurait trébuché… La matière sous-jacente s’ouvrait dès le début à toutes ces éventualités, dont aucune ne se trouvait définitive­ment inscrite dans la nature des choses en présence.

La fondamentale indétermination de la matière sera encore respon­sable si c’est une déficience de l’agent qui compromet un processus. Ainsi, une fleur de cou­drier peut ne pas pro­duire de noisettes, une fois frappée par la grêle.[44] De fait, la situation diverge assez peu du cas précédent : on observe encore la confrontation de deux agents, sans autre cause que la matière de l’agent principal, ouverte, parce que corruptible, à se voir bloquée par un agent extérieur. La déficience peut aussi avoir une origine plus interne. La fleur de coudrier peut se trouver incompétente, être privée de l’aspect de sa forme requis à l’effet de produire des noisettes. Bien sûr, la responsabilité ne revien­dra pas radicalement à la forme de la fleur, cause au contraire de sa perfection, de sa compé­tence. Toute imperfection de la sorte s’impute encore à la matière, pour son incapacité à recevoir la pléni­tude de la forme. « L’échec d’un fait naturel régulier a pour cause la matière, pas toujours parfaitement soumise à la vertu de l’agent. »[45] La puis­sance de la matière n’est jamais épuisée par la forme ; elle peut donc toujours faire défaut. Par ailleurs, entre cette indétermina­tion et la possible défi­cience, la marge reste indéfinie, la matière se trouvant pure puissance :

La marge d’indétermination qui excède la forme et cette forme même sont incommen­surables, puisque la matière est indétermina­tion... La forme est définie, mais la marge d’indétermination reste toujours indéfinie, même si la portée diminue selon la perfection de la forme. Dire : « Il ne reste plus qu’une certaine quantité d’indéter­mination », c’est supprimer l’indétermination. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’étant donnée telle perfection de la forme, il y a d’autant plus de probabilité qu’elle l’emporte sur la matière. Que la matière ne lui joue aucun tour, cela n’est pas déter­miné d’avance.[46]

Un effet de hasard peut enfin se produire à cause de l’indisposition de la matière à recevoir la forme visée par un agent naturel. L’action d’un agent se reçoit en effet sur le mode du patient. L’agent a beau être efficace en lui-même, si la matière sur laquelle il agit n’est pas disposée à recevoir la forme qu’il vise, un effet accidentel s’ensuivra. Il y a diffé­rentes modalités selon lesquelles cette indis­position peut se présenter :

La nécessité issue de la cause efficiente ne dépend pas seulement de l’agent, mais aussi de la condition du sujet qui en reçoit l’action. Ce dernier peut n’y avoir aucune puissance, comme la laine, incapable de devenir une scie ; sa puissance peut aussi se voir neutralisée par un agent contraire, ou par des dispositions ou des formes inhérentes à lui, la puissance de l’agent rencontrant un obstacle plus fort qu’elle, comme le fer qu’une trop faible source de chaleur ne peut liquéfier. Il faut donc à la fois, pour la production de l’effet, une disposition du patient à le recevoir et la victoire de l’agent sur la résistance du patient, forcé à recevoir une disposition contraire.[47]

Le changement substantiel nécessite qu’un agent actua­lise la forme en puis­sance dans la matière. La matière est en puissance à la forme, en puissance à toutes les formes, mais pas à toutes les formes égale­ment et immédiatement. Plus la forme que l’agent veut don­ner est complexe et par­faite, plus la matière requiert prépa­ration ; le change­ment substantiel prérequiert d’autant plus altération des accidents qu’il s’agit de disposer à une forme plus parfaite.

Il s’ensuit une nécessaire contin­gence dans la nature, l’œuvre natu­relle repré­sentant ainsi une victoire de la forme sur l’indétermination, sur la résistance de la matière :

Où la forme n’épuise pas totalement la puissance de la matière, cette dernière demeure tou­jours en puissance à une autre forme ; l’existence de pareils sujets n’est donc pas nécessaire ; elle résulte plutôt d’une victoire de la forme sur la matière.[48]

De fait, une matière parfaite­ment soumise à la forme garderait toujours sa forme. Elle ne requerrait même aucune génération et ne prêterait à aucune cor­ruption. Les choses naturelles existeraient telles quelles de tout temps, avec une nécessité in­trinsèque totale. Mais alors il n’y aurait pas de nature, car l’œuvre propre de celle-ci est justement la généra­tion de la substance et son perfectionne­ment. Insister sur le déterminisme supprime la nature, en refusant la contin­gence inhérente à la matière :

La contingence propre à l’ordre de la génération et de la corruption n’existerait pas si, en toutes choses, la matière était parfaitement subordonnée, parfaitement soumise à la forme. S’il en était ainsi, non seulement elle aurait toujours et néces­sairement cette forme, mais il ne pour­rait plus y avoir la finalité caractéristique des œuvres de la nature, finalité qui ne se rencontre pas dans les êtres incorruptibles, et qui est précisément la fin du devenir comme tel. C’est la production de la substance et l’œuvre de son perfectionnement qui sont les termes propres de l’opération de la nature : l’altération et l’augmentation. Or, si la matière était par sa nature immédiate­ment disposée à la forme, il ne pourrait plus y avoir dans la nature que du mouvement local.[49]

c) Misconception de la nécessité[modifier]

Ce qui ne s’empêche pas

Le hasard et l’indéter­mination dans la nature découlent de la contin­gence des choses naturelles, une contin­gence irréductible, du fait de se fonder dans la puissance de la matière. Le caractère contingent des effets du hasard est donc ab­solu et irréductible lui aussi. Toutefois, les mots ‘contingent’ et ‘possible’ s’em­ploient souvent dans un sens qui déguise la nécessité sous l’apparence de la contingence et fait paraître déterminés les effets du hasard.

On a conçu différemment le possible et le nécessaire. On les a distingués selon l’événement, comme Diodore, qui définit l’impossible comme ce qui n’arrive jamais et le nécessaire comme ce qui arrive toujours ; le possible comme ce qui tantôt arrive, tantôt n’arrive pas. Les Stoïciens les ont distingués par leurs empêchements extérieurs. Ils ont appelé nécessaire ce qu’on ne peut pas empêcher d’être vrai ; impossible ce qui s’en trouve toujours empêché ; possible ce qui peut en être empêché ou ne pas l’être. Voilà deux définitions manifestement inadéquates. La pre­mière distinction résulte a posteriori : on n’est pas nécessaire du fait de toujours être ; plutôt, on est toujours du fait d’être nécessaire ; la même correction s’impose pour le possible et l’impos­sible. La seconde définition reste extrinsèque et quasi par accident : on n’est pas nécessaire du fait de ne pas avoir d’empê­chement, mais c’est d’être nécessaire qui exclut tout empêchement. Plus en accord avec la nature des choses, on appelle nécessaire ce que sa nature détermine seule­ment à être ; impossible ce qu’elle détermine seulement à ne pas être ; possible ce qu’elle ne détermine tout à fait ni à être ni à ne pas être, qu’il tende davantage à l’un qu’à l’autre, ou qu’il leur reste indifférent. Boèce attribue cette distinction à Philon, et manifestement elle correspond mieux à la pensée d’Aristote.[50]

Définir le contingent par une possibilité d’empêchement rejette hors de son essence la raison de sa contin­gence, en un obstacle extérieur. Il devient alors facile de passer au détermi­nisme : il n’y a qu’à tenir compte de cet obstacle, à le qualifier lui-même comme déterminé, et la contin­gence devient toute relative à l’observateur, plus spécifi­quement à son niveau d’ignorance. Mais la contingence s’enracine dans la nature même des choses contingentes ; elle en est inaliénable.

Nécessité aveugle

On peut maintenant apprécier la profondeur de ce petit chapitre d’Aristote sur la nécessité dans la nature[51]. Une fois mesurée la radi­cale contingence de tout événement naturel, on voit bien que la néces­sité capable d’éclairer son intelli­gence lui vient de sa fin. La nature visant telle fin, il lui faut user de tel moyen. Une nécessité seulement secondaire découlera des propriétés attachées à la ma­tière et à l’agent de ce moyen. On ne peut compter sur une nécessité dans l’autre sens et s’attendre que l’existence de telle matière et de tel agent garantiront absolument tel comportement des choses natu­relles. Trop d’accidents peuvent s’interposer.

Par contre, nier la finalité naturelle aboutit inévitablement au déterminisme. Sans la lumière de la fin, la science moderne, comme avant elle les présocra­tiques, ne peut solliciter d’explication que de causes motrices et matérielles aveugles et indifférentes. Le désir d’une science rigoureuse portera à surfaire leur pouvoir nécessitant, peut-être en donnant de calculer et prévoir assez précisément des évé­nements naturels, mais au fond sans rien en comprendre. Éventuelle­ment on confondra possibilité et nécessité, comme Leibniz.

Or la possibilité d’une chose naturelle ne justifie pas suffisamment son exis­tence. Elle ne le fait qu’en logique et en mathématique. En géométrie, on démontre l’exis­tence d’une figure, si on montre pos­sible sa construction. C’est qu’en mathématique et en logique n’inter­viennent que des causes formelles ; la possibilité y est toute méta­phorique. Dans la na­ture, au contraire, la possibilité a sens de véri­table contingence ; elle ne s’invoque donc pas comme explication suffi­sante de l’existence :

In nature however, possibility will … never of itself provide a basis for profitable reasonings. Anyone can see that elephants are possible, for example, but this possibility is known by hind-sight and throws no further light on what an elephant is, or how he is possible. To show how the elephant is possible…, we would need to know its inner essential design and perceive there how such a beast can come to be. Even from such knowledge, which no doubt would need to draw upon the whole universe, we could never conclude that elephants do in fact exist. To achieve this conclusion we would have to know how, from previously existing things (A), elephants (B) necessarily proceed, on the assumption that if A, then B… In fact, most knowledge of possibi­lity in nature is of the hind-sight type, and even when we reach some understanding of concrete possibility we can never do away with the first. For instance, we know that there are planetary systems, and several hypotheses are in vogue to account for their formation. Now suppose we eventually learned how they in fact come to be, as we know why eclipses occur ; we would then understand how they are concretely possible, yet this possibility would not be the reason they exist, any more than the mere possibility of the universe can be the cause of its existence... The study of nature may therefore be viewed as progress from what is known to be possible because it is there, like an oak tree, toward understanding of the proper reason of its possibility − which is the same as knowledge of its causes. Still, it must not be forgotten that the latter possibility will never account for the fact, no matter how exhaustive the knowledge of all that is required for its possibility.[52]