Donna Haraway

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Philosophe et primatologue américaine, Donna Haraway mène bataille depuis les années 1970 contre l’hégémonie de la vision masculine sur la nature et la science. Ses travaux, qui appellent à saisir les possibilités d’émancipation offertes par les technosciences, ont largement inspiré les mouvements cyberféministes. Portrait par Usbek et Rica.



Démasculiniser la primatologie[modifier]

Née à Denver en 1944, Donna Haraway est, selon ses propres termes, "une fille catholique irlandaise" que l’on pourrait qualifier de "suréduquée". Major en zoologie, philosophie et littérature au Colorado College, elle étudie la philosophie de l’évolution et la théologie à la Fondation Teilhard de Chardin, à Paris. À 26 ans, elle obtient son doctorat en biologie à l’université Yale. Dans ses premiers travaux de primatologue, elle met en lumière comment une vision masculinisée de cette discipline a artificiellement mis l’accent sur "la compétition pour la reproduction et le sexe entre des mâles agressifs et des femelles réceptives". Une manière de démontrer les limites d’une science phallocentrée, qui plaque ses obsessions sur la nature qu’elle observe. Haraway appelle alors les féministes, primatologues ou non, à s’engager davantage dans l’univers de la technoscience.

Féminisme et socialisme[modifier]

La formation intellectuelle de Donna Haraway doit beaucoup à deux grands mouvements idéologiques du XXe siècle : le socialisme et le féminisme. Elle se définit comme une néomarxiste qui se focalise moins sur la promesse communautaire du communisme que sur sa critique du capitalisme. Une critique qu’elle intègre à ses réflexions féministes. En 1983, la Socialist Review demande aux féministes américaines de partager leurs réflexions sur l’avenir du socialisme féministe, alors que le républicain Ronald Reagan est au pouvoir. Haraway commence alors l’écriture de ce qui sera son œuvre fondatrice et, plus tard, l’un des piliers du cyberféminisme : A Cyborg Manifesto.

Manifeste cyborg[modifier]

En 1991, Donna Haraway publie Simians, Cyborgs and Women: The Reinvention of Nature, un livre où elle expose les possibilités offertes par la technoscience pour sortir du patriarcat. Elle y a recours à la métaphore du cyborg, mi-homme mi-machine, ou, plus exactement, ni homme ni machine, pour critiquer l’essentialisme (qui insiste sur des valeurs et comportements typiquement féminins ou masculins) dans lequel on enferme encore les femmes. Le cyborg, selon elle, n’a pas besoin d’une identité essentialiste – ce dont les féministes feraient bien de s’inspirer. "Il n’y a rien, dans le fait d’être une femme, qui lie naturellement les femmes entre elles en une catégorie unifiée. “Être” une femme n’est même pas un état, mais une catégorie hautement complexe, construite par de discutables discours sexuels et scientifiques et autres pratiques sociales", écrit Haraway. Une ligne proche de celle de Judith Butler, la papesse des études de genre, pour qui il existe autant de genres que d’êtres humains. Haraway défend également l’idée selon laquelle il n’y a pas de différence fondamentale entre la nature et les machines, entre l’homme et le robot. Et, ce faisant, ouvre le champ de la technoscience comme un espace de liberté pour les minorités.

Naissance du cyberféminisme[modifier]

Au début des années 1990, la réflexion féministe autour des technosciences donne naissance au mouvement cyberféministe, qui prendra vite une dimension internationale, quoique très occidentalo-centrée. Ce courant s’ancre dans les travaux de Haraway, mais aussi ceux du collectif australien VNS Matrix, qui publie en 1991 son "Manifeste cyberféministe pour le XXIe siècle", rédigé par l’artiste canadienne Nancy Paterson et la théoricienne britannique Sadie Plant. En 1997, la première conférence internationale cyberféministe, organisée en Allemagne par le Old Boys Network, refuse de définir formellement ce mouvement, préférant dresser l’inventaire à la Prévert de ce qu’il n’est pas. En 1998, l’artiste américano-paraguayenne Faith Wilding en décrit tout de même les objectifs dans un article de la revue n.paradoxa : "C’est au cyberféminisme d’utiliser les perspectives théoriques et les outils stratégiques du féminisme et de les coupler aux cybertechniques afin de se battre contre le sexisme, le racisme ou le militarisme encodés dans le software et le hardware du Net, politisant ainsi l’environnement".

Contre l’état de nature[modifier]

Le cyberféminisme devient dormant dans les années 2000, pour mieux faire son come-back au milieu des années 2010. Le Deep Lab, "congrès" de chercheuses, activistes, artistes et journalistes cyberféministes, voit ainsi le jour en 2013. Et deux ans plus tard, le collectif Laboria Cuboniks publie son manifeste, Xenofeminism: A Politics for Alienation. L’enjeu est désormais de passer de la théorie à la pratique, en définissant des moyens d’action pour mettre les technosciences au service des objectifs féministes. Pour l’artiste Addie Wagenknecht, cofondatrice du Deep Lab, cela signifie offrir un médium qui permette aux femmes "d’interpréter et de définir la culture numérique, et de partager et créer des outils et des techniques pour y survivre", comme le résume un article de Motherboard. Pour les membres de Laboria Cuboniks, il s’agit, dans une logique encore plus radicale, d’inventer le féminisme du futur, loin, bien loin de l’état de nature. Mais force est de constater que ces idées tardent, pour l’instant, à se concrétiser en actes.

Réingénierer le monde[modifier]

Le terme xéno, du grec "étranger", remplace celui de cyborg dans le manifeste Xenofeminism (XF). On retrouve l’influence de Haraway dans ce texte radical, à la fois technocritique et violemment antinaturaliste. Les auteures y promettent un futur où s’accompliront la justice entre les genres, l’émancipation féministe et la fin de la soumission au capitalisme et au travail (productif et reproductif). Le tout grâce à la technoscience : il s’agit de "redonner aux technologies des objectifs politiques progressistes en matière de genre, pour réingénierer le monde". On retrouve en filigrane la figure du cyborg dans le refus de l’essentialisme qu’une loi naturelle serait censée dicter : "Quiconque s’est trouvé considéré comme “non naturel” par rapport aux normes biologiques régnantes, quiconque a fait l’expérience d’injustices au nom de l’ordre naturel, se rendra compte que la glorification de la “nature” n’a rien à nous offrir". Le manifeste se conclut sur ces mots : "Si la nature est injuste, changez la nature !". Un programme aux accents transhumanistes – le côté mâles blancs capitalistes en moins, puisqu’on y donne le pouvoir aux minorités (femmes, trans, queer). Elon Musk et les héritières de Haraway, ce n’est pas exactement le même combat…

Philothée Gaymard