EU: Antropologie numérique

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EU - Anthropologie Nnumérique

Julien BONHOMME 
maître de conférences en anthropologie à l'Ecole normale supérieure de Paris

Alors que les micro-ordinateurs remontent aux années 1970 et l’essor d’Internet aux années 1990, c’est au cours de la décennie suivante que l’anthropologie du numérique acquiert sa légitimité au sein de la discipline. Contrairement aux essais sur la « révolution numérique » qui spéculent sur la rupture historique qu’opéreraient les nouvelles technologies de l’information et de la communication, l’anthropologie adopte une approche moins déterministe des rapports entre technologie et société : elle rapporte les technologies numériques à des contextes socioculturels particuliers et examine les usages que les gens en font au quotidien. Plutôt que de traiter Internet comme une réalité à part, elle le replace dans un champ plus large, à côté d’autres technologies, d’autres médias et d’autres pratiques. Elle permet en outre un décentrement du regard face à une vision trop occidentalo-centrée d’Internet : alors que les premiers travaux (que l’on doit surtout à des philosophes ou des spécialistes des médias) se limitaient essentiellement à l’Amérique du Nord ou à l’Europe, l’anthropologie étudie l’appropriation des technologies numériques dans les sociétés les plus diverses.



L’identité réelle et l’identité virtuelle[modifier]

Les anthropologues s’attachent à problématiser et à déconstruire l’opposition entre le « réel » et le « virtuel » à travers laquelle Internet est généralement pensé. Ils explorent l’univers des interactions virtuelles en s’intéressant au degré de réalité et d’authenticité que leur prêtent les participants eux-mêmes : ils examinent par exemple la valeur que ces derniers accordent à une relation amicale, amoureuse ou sexuelle vécue par écran interposé. Les travaux des anthropologues portent également sur les formes de sociabilité au sein des communautés en ligne : ils étudient par exemple la façon dont certaines églises se servent des médias numériques pour « faire communauté », malgré la distance physique qui peut séparer leurs fidèles. Les anthropologues s’intéressent en outre aux mises en scène de l’identité virtuelle. Parfois réduite à la seule présence textuelle, l’identité des participants se trouve dissociée des paramètres habituels qui fondent l’identité sociale dans le monde réel (genre, classe, etc.). Les détracteurs d’Internet s’alarment du fait que cette déconnexion permettrait toutes les tricheries et exposerait l’identité des participants à la suspicion permanente. À l’inverse, les utopistes avancent que le libre choix de l’identité virtuelle permettrait de s’émanciper des assignations identitaires et des formes de domination en vigueur dans le monde réel. Face à ces deux conceptions antithétiques, davantage fondées sur des présupposés idéologiques que sur des faits empiriques, les anthropologues étudient la manière dont les participants évaluent et établissent la confiance nécessaire à leurs interactions en ligne. Bien que l’identité virtuelle puisse être librement choisie et manipulée, il semble que, dans la plupart des cas, les participants s’efforcent de maintenir une certaine cohérence avec leur identité réelle.

L’ethnographie virtuelle[modifier]

Mener une ethnographie en ligne pose d’importants défis méthodologiques, en raison de la particularité des interactions virtuelles par rapport aux situations en face-à-face sur lesquelles repose traditionnellement la relation ethnographique : problème de confiance dans une relation anonyme et à distance, fausses facilités de l’observation à couvert sans engagement du chercheur, etc. Le principal problème concerne l’immersion : du fait de l’absence physique de l’anthropologue sur son terrain et d’un engagement intermittent, il est possible de mener une ethnographie en ligne dans le confort de son bureau, sans être durablement coupé de son univers familier, ce qui constitue pourtant l’une des conditions de l’enquête de terrain. En réalisant une étude ethnographique à l’intérieur du monde virtuel de Second Life, Tom Boellstorff a toutefois montré qu’il était possible d’appliquer à un terrain numérique les méthodes de l’observation participante et de l’immersion. À travers son avatar, il a exploré pendant plusieurs années le monde de Second Life afin de décrire la culture de ses « habitants », ce qui l’a amené à traiter de manière originale de thématiques classiques en anthropologie : les conceptions de la personne, les formes de sociabilité, la propriété, l’échange, la monnaie. L’un des aspects les plus intéressants de son ouvrage concerne les relations entre l’économie virtuelle de Second Life et l’économie réelle.

Le numérique et la mondialisation[modifier]

L’anthropologie du numérique ne se limite cependant pas à l’ethnographie virtuelle. Il est plus intéressant de combiner « terrain en ligne » et terrain classique afin d’éclairer les pratiques numériques des enquêtés à la lumière des autres facettes de leur vie sociale, comme l’ont souligné Daniel Miller et Don Slater à propos de leurs études des usages d’Internet à Trinidad. Ce genre d’approche permet de battre en brèche le cliché selon lequel évoluer dans le cyberespace supposerait que l’on est déconnecté du monde réel : le cyberespace est en réalité un espace social comme un autre, étroitement connecté aux différents espaces et temporalités de la vie sociale. Dans bien des cas, les technologies numériques sont mises au service de relations qui leur préexistent : Internet permet par exemple de renforcer les liens au sein de la famille, notamment en situation diasporique lorsque la parenté est mise à l’épreuve de la distance. Mais il peut également servir à créer de nouvelles relations, y compris avec des étrangers contactés au hasard dans le but d’accumuler du capital social et culturel. Très répandu en Afrique notamment, ce type de sociabilité virtuelle y fait écho à la pratique plus ancienne des correspondants épistolaires. Cet exemple prouve que les médias numériques sont davantage utilisés comme des ressources relationnelles que comme des médias d’information, ce qui montre le décalage des programmes de développement qui cherchent à promouvoir l’usage d’Internet pour faire accéder les pays pauvres à l’ère de la « société de l’information ».

Les anthropologues n’enferment pas leurs recherches dans les limites d’une société ou d’une culture, mais insistent au contraire sur les connexions et circulations transnationales rendues possibles par les technologies numériques. Mettant en lumière les processus de production et de reproduction d’inégalités sociales au sein de cet espace virtuel transnational, leurs études portent par exemple sur les travailleurs indiens auxquels les entreprises du secteur des nouvelles technologies sous-traitent les tâches les moins valorisées comme le débogage ; sur les agences en ligne qui mettent en relation des hommes occidentaux et des jeunes femmes asiatiques cherchant à se marier ; sur les jeunes hommes qui, depuis les cybercafés du Nigeria ou d’ailleurs, tentent d’escroquer des internautes étrangers en se faisant passer pour des hommes d’affaires corrompus ou de pauvres orphelines, mettant en scène les stéréotypes occidentaux sur l’Afrique afin d’exploiter la vénalité ou la compassion de leurs victimes ; ou encore sur la stigmatisation raciste des « goldfarmers » chinois qui vendent à des joueurs de jeux en ligne comme World of Warcraft des ressources virtuelles pour améliorer leur personnage (ce qui montre qu’un même univers en ligne peut constituer une pratique de loisir pour certains et une forme de travail pour d’autres). À travers ces quelques exemples, on voit comment l’anthropologie du numérique constitue une entrée originale pour mener à bien une anthropologie de la modernité, de la mondialisation culturelle et du capitalisme contemporain. Les mondes numériques offrent en définitive de nouveaux terrains aux anthropologues, leur permettant d’étudier les grands enjeux du monde actuel, mais aussi de renouveler leurs méthodes d’enquête.

— Julien BONHOMME

Pour citer l’article[modifier]

Julien BONHOMME, « NUMÉRIQUE, anthropologie », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 3 décembre 2022. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/numerique-anthropologie/

Bibliographie[modifier]

A. Aneesh, Virtual Migration: The Programming of Globalization, Duke University Press, Durham, 2006

X. Biao, Global « Body Shopping »: An Indian Labor System in the Information Technology Industry, Princeton University Press, Princeton, 2007

T. Boellstorff, Coming of Age in Second Life: An Anthropologist Explores the Virtually Human, Princeton University Press, 2008 (Un anthropologue dans Second Life. Une expérience de l’humanité virtuelle, trad. franç. O. Servais et G. Dhen, Academia-L’Harmattan, Louvain-la-Neuve, 2013)

D. Boyd, It’s Complicated: The Social Lives of Networked Teens, Yale University Press, Yale, 2014 (C’est compliqué : Les vies numériques des adolescents, trad. franç. H. Le Crosnier, C & F Éditions, Caen, 2016)

N. Constable, Romance on a Global Stage: Pen Pals, Virtual Ethnography, and « Mail-Order » Marriages, University of California Press, Berkeley, 2003