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BLASPHÈME

Les opinions publiques s’affrontent de longue date à propos de la liberté de tenir des propos blasphématoires, et sur les éventuels excès que peut entraîner cette liberté. L’affaire des « caricatures de Mahomet », publiées d’abord au Danemark en 2005, a donné une nouvelle vigueur à cette polémique. Considérer la question du point de vue du droit donne un cadre concret au débat. Comprendre comment la loi et les juridictions abordent la question du blasphème au fil des siècles, dans les droits nationaux contemporains ou dans les conventions internationales permet d’aborder autrement que du point de vue de la simple opinion une question qui relève d’abord de la loi et de son application par les tribunaux.

Le mot « blasphème » désigne une action ou un discours hostile ou irrespectueux envers un dogme, une personne ou un objet vénéré par les fidèles d’une religion. Le terme est également utilisé de manière imprécise en référence à l’interdiction – ou à la non-interdiction – de ce type de comportement : on dira ainsi que « le blasphème n’existe pas en droit français », pour affirmer qu’il ne fait pas l’objet d’une interdiction juridique en France. De fait, cette restriction de la liberté d’expression tend à disparaître dans les sociétés occidentales, mais elle y persiste néanmoins sous différentes formes, et ses effets dépendent grandement de la manière dont elle est appliquée. Si la compatibilité des lois contre le blasphème avec la liberté d’expression est indiscutablement sujette à caution, celles-ci ne doivent pas être confondues avec les restrictions qui visent les propos hostiles aux croyants : la distinction entre le blasphème et le discours de haine est en effet devenue une question centrale. Un autre aspect du débat, qui sort du champ juridique, porte sur l’opportunité qu’il y aurait à tenir des propos blasphématoires, quand bien même ceux-ci sont ou seraient autorisés par la loi.

La disparition progressive de l’incrimination du blasphème en Occident[modifier]

Dans la Grèce antique, le manque de respect envers les dieux pouvait conduire à la mort. Le procès de Socrate et sa condamnation à la peine capitale en sont l’illustration la plus connue. Si les Grecs ne parlaient pas à cet égard de « blasphème », mais d’« asébie » – άσέβεια, l’incrimination retenue contre Socrate –, le terme apparaît dans la traduction latine du troisième livre de la Bible, le Lévitique (24, 14-16) : « Fais sortir du camp le blasphémateur ; tous ceux qui l'ont entendu poseront leurs mains sur sa tête, et toute l'assemblée le lapidera. Tu parleras aux enfants d'Israël, et tu diras : “Quiconque maudira son Dieu portera la peine de son péché. Celui qui blasphémera le nom de l'Éternel sera puni de mort : toute l'assemblée le lapidera. Qu'il soit étranger ou indigène, il mourra, pour avoir blasphémé le nom de Dieu.” »

En Europe, le blasphème est puni de la peine de mort jusqu’à la fin du xviiie siècle, même si la réalité des exécutions varie selon les pays. Les cas de Michel Servet, brûlé à Genève en 1553 à l’instigation du réformateur Jean Calvin, et surtout celui du chevalier de La Barre, décapité à Abbeville, dans le nord de la France, en 1766, ont marqué les esprits. Le supplice de ce jeune homme, sauvagement exécuté pour avoir tailladé un crucifix et ne pas s’être découvert devant une procession religieuse, avait scandalisé Voltaire. Après ce « procès de trop » (de Saint Victor, 2018), ce « point de rupture » (Weil, 2021), le triomphe des idées des Lumières portées par la Révolution française conduit à l’abolition du délit de blasphème. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 garantit la liberté d’expression et affirme, dans son article 10, que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses ». En 1791, le nouveau Code pénal ne contient aucune infraction de blasphème. Dès 1819, cependant, sous la Restauration, le législateur introduit un délit d’outrage à la morale publique et religieuse, qui permettra par exemple, en 1858, de condamner le socialiste Pierre-Joseph Proudhon pour un livre où il qualifiait Dieu d’« inutile ». Cette nouvelle version de l’incrimination du blasphème disparaît avec l’adoption de la grande loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (Droin, 2010). Hors du territoire français à cette époque, l’Alsace et la Moselle conserveront jusqu’en 2017 un délit de blasphème calqué sur la loi allemande, mais guère appliqué en pratique.

Il faut toutefois signaler qu’au xxe siècle les tribunaux français ont, en de rares occasions, accepté d’intervenir contre les expressions qui portaient atteinte aux croyances religieuses (Calvès, 2018). Une ordonnance de référé rendue en 1984 par le tribunal de grande instance de Paris a en effet considéré que l’affiche du film Ave Maria, qui représentait une femme aux seins nus sur la Croix, constituait une « intrusion agressive et gratuite dans le tréfonds intime des croyances ». Cette affiche constituait dès lors un trouble manifestement illicite, ce qui justifiait d’ordonner son retrait. Quelques autres ordonnances furent prononcées dans le même sens, ainsi que de rares jugements qui accordaient une réparation sur le fondement de l’article 1382 (désormais 1240) du Code civil, selon lequel « tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Le 12 juillet 2000, la Cour de cassation jugea néanmoins que les abus de la liberté d’expression ne pouvaient être réparés que sur le fondement de la loi de 1881, ce qui mit un terme définitif à ces rares interventions jurisprudentielles contre l’atteinte aux sentiments religieux.

Ailleurs en Occident, si la répression du blasphème reste inscrite dans la loi, elle diminue grandement dans la plupart des États à partir de la fin du xviiie siècle. Aux États-Unis, le premier amendement à la Constitution, adopté en 1791, garantit la liberté d’expression, la liberté de religion, et impose une neutralité de l’État envers les cultes. Après avoir considéré que cette disposition ne s’opposait pas à la condamnation du blasphème, la Cour suprême fédérale a jugé inconstitutionnelle une telle mesure dans l’arrêt « Burstyn v. Wilson » en 1952. La Cour a également jugé, au xxe siècle, que le premier amendement était opposable aux États fédérés, et non aux seules autorités fédérales. Si certains États, comme le Massachusetts, n’ont pas formellement abrogé l’incrimination du blasphème, tout effort d’obtenir une condamnation serait néanmoins voué à l’échec.

De nos jours, les États européens qui connaissent encore une loi contre le blasphème ne l’appliquent presque jamais, même si les rares procès font grand bruit. Pour les partisans de l’abrogation de ces lois, cette situation ne supprime pas la menace sur la liberté d’expression. Tout d’abord, l’existence du délit de blasphème dans l’ordre juridique est susceptible de développer un effet dissuasif : la crainte d’une éventuelle condamnation, même si elle est peu fondée, peut conduire à une autocensure. Tant qu’elle n’a pas été formellement abrogée, une loi est toujours susceptible d’être appliquée. Ainsi, si l’incrimination du blasphème paraissait être tombée en désuétude au Royaume-Uni aux xixe et xxe siècles, une condamnation a été prononcée en 1977 contre l’éditeur d’une revue pour un poème qui décrivait des scènes sexuelles avec Jésus (affaire du magazine Gay News). En outre, la persistance du délit de blasphème dans certains États occidentaux est utilisée comme argument dans d’autres régions du monde pour justifier face à la communauté internationale le maintien de lois au moyen desquelles le blasphème est fréquemment et sévèrement puni, y compris de la peine de mort.

À l’échelle internationale, une scission importante est en effet observable entre deux groupes d’États sur la question de la répression du blasphème. En Occident, ces lois, déjà rarement appliquées, tendent à être formellement abandonnées. Pour s’en tenir aux toutes dernières années, cet abandon a été acté par le Danemark (2017), la France au sujet de l’Alsace-Moselle (2017), l’Irlande (2018), le Canada (2018), la Grèce (2019) et l’Écosse (2021). En Europe, seule une poignée d’États, tels que l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, l’Espagne ou la Pologne, connaissent encore de telles lois qui, pour la plupart, sont très rarement utilisées. La publication de caricatures du prophète de l’islam, par un journal danois en 2005, puis par l’hebdomadaire français Charlie Hebdo l’année suivante, ne conduisit ainsi à aucune condamnation en Europe. En revanche, le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo, en janvier 2015, conduisit la Norvège à abolir immédiatement sa loi contre le blasphème (Årsheim, 2017).

La publication des caricatures provoqua cependant des manifestations extrêmement violentes en plusieurs endroits du monde où le blasphème est sévèrement réprimé. De telles lois existent en particulier dans un certain nombre d’États musulmans. Le blasphème est par exemple puni en Algérie, en Égypte, en Afghanistan, en Indonésie ou en Iran. Le cas du Pakistan est particulier, en raison de très nombreux procès et de multiples personnes condamnées à mort. Le cas d’Asia Bibi a donné lieu à une forte mobilisation internationale dans les années 2010. Cette paysanne chrétienne avait été condamnée à mort pour blasphème à la suite d’une altercation avec des femmes musulmanes. L’annulation de cette décision par la Cour suprême du Pakistan en 2018, qui a provoqué de violentes manifestations, a permis à l’intéressée et à sa famille de fuir le pays. Il n’est pas rare, au Pakistan, que les personnes accusées de blasphème soient assassinées avant tout procès (Hoffman, 2014). Mais les États musulmans ne sont pas les seuls à punir le blasphème. De telles lois sont par exemple régulièrement appliquées en Inde ou en Birmanie.

Ce clivage entre les sociétés qui tolèrent le blasphème et celles qui le répriment durement s’est exprimé aux Nations unies tout au long des années 2000. L’Organisation de la coopération islamique, une organisation intergouvernementale réunissant des États musulmans, a fourni de nombreux efforts pour que plusieurs organes des Nations unies adoptent des résolutions condamnant la « diffamation des religions ». Le Pakistan joua un grand rôle dans cette campagne. La Commission des droits de l’homme, le Conseil des droits de l’homme, mais également l’Assemblée générale des Nations unies, adoptèrent de tels textes. En 2011, cette formulation fut néanmoins abandonnée au profit d’un texte qui condamnait l’incitation à la haine contre des personnes en raison de leur religion (Langer, 2014).

La typologie des lois contre le blasphème[modifier]

Les lois contre le blasphème sont le plus souvent distinguées en fonction de leur « objectif », de l’intérêt qu’elles visent à protéger. On observe ainsi qu’il s’agit rarement de protéger la divinité elle-même. « Dieu se défendra bien lui-même », affirmait Clemenceau au Parlement lors du vote de la loi sur la liberté de la presse de 1881, « il n’a pas besoin pour cela de la Chambre des députés ». Dans un sens voisin, Paul J. A. von Feuerbach, auteur du Code pénal bavarois qui ne visait pas le blasphème, affirmait que Dieu ne pouvait pas être offensé et que, dans le cas contraire, il ne souhaiterait pas de châtiment contre celui qui l’aurait offensé (Fokas, 2017). La plupart des analyses observent ainsi qu’à travers la pénalisation du blasphème, c’est la société dans son ensemble, voire l’État fondé sur la religion que l’on cherchait d’abord à protéger. Cette idée est fameusement exprimée dans l’arrêt « Taylor » rendu en 1676 en Angleterre, dans lequel le juge liait à la religion l’autorité de l’État.

Cette conception aurait progressivement été abandonnée au profit de la protection des « sentiments religieux », de la sensibilité des croyants. Ainsi, dans l’arrêt « Ramsey & Foote », rendu en 1883, le juge anglais Coleridge observait que les propos blasphématoires sont ceux qui « visent à insulter les sentiments et les convictions religieuses les plus profondes de l’immense majorité des personnes parmi lesquelles nous vivons ». La plus haute juridiction allemande s’est prononcée dans le même sens en 1930 à propos d’un dessin de George Grosz qui représentait le Christ en Croix avec des bottes militaires et un masque à gaz : « Une telle utilisation de ce symbole pourrait être perçue par les chrétiens comme une forme particulièrement crue d’humiliation, et blesser leurs sentiments religieux, objet de la protection » instaurée par l’infraction de blasphème.

Une typologie fondée sur la recherche de l’« objectif » des lois s’avérera néanmoins rarement concluante ; il s’agit là d’une entreprise trop incertaine et subjective. Il est plus précis d’examiner la manière dont les lois contre le blasphème définissent l’expression qu’elles visent. On peut ainsi distinguer les interdictions littérales, substantielles et conséquentielles du blasphème.

L’interdiction littérale, qui ne paraît pas exister en droit positif, réside dans l’interdiction biblique de prononcer le nom de Dieu. « Il faut prêter attention à la nature de cette interdiction, écrivait Émile Benveniste, qui porte non sur le “dire quelque chose”, qui serait une opinion, mais sur le “prononcer un nom” qui est pure articulation vocale. C’est proprement le tabou linguistique : un certain mot ou nom ne doit pas passer par la bouche. Il est simplement retranché du registre de la langue, effacé de l’usage, il ne doit plus exister. » Ce type de mesures donne lieu à des procédés de contournement, remarquait aussitôt le linguiste : « La blasphémie suscite l’euphémie. » En disant « pardi » plutôt que « par Dieu », on « fait allusion à une profanation langagière sans l’accomplir » (Benveniste, 1974).

L’interdiction substantielle vise les propos désobligeants pour le sacré, sans faire dépendre la condamnation de l’apparition réelle ou probable de conséquences néfastes. L’article 17 du Code pénal finlandais permet notamment de punir celui qui « blasphème publiquement contre Dieu », sans autre précision. L’article 295C du Code pénal pakistanais prévoit que « quiconque, par des mots écrits ou parlés, ou par une représentation visible, ou par toute imputation ou insinuation, directement ou indirectement, souille le nom sacré du saint prophète Mohamed (que la Paix soit sur lui), sera puni de mort ou d’emprisonnement à perpétuité ». Le champ extrêmement large d’une telle restriction saute aux yeux.

Certaines restrictions substantielles sont plus étroites, en ce qu’elles exigent une certaine vigueur de l’expression. C’est ainsi que le délit de blasphème a été interprété au Royaume-Uni à partir de l’arrêt « Ramsey & Foote » de 1883 : « Si la décence de la controverse est respectée, même les fondamentaux de la religion peuvent être attaqués sans que l’auteur soit coupable de blasphème. » En 1979, dans l’arrêt « Lemon » (affaire du magazine Gay News), la Chambre des lords a adopté la définition donnée par un auteur anglais : « Il n’est pas blasphématoire de prononcer ou de publier des opinions hostiles à la religion chrétienne, ou de nier l’existence de Dieu, si la publication est formulée dans un langage décent et modéré. Il faut considérer la manière avec laquelle les opinions sont exprimées, et non le contenu de ces opinions. » Dans le même sens, la loi italienne prévoit une amende pour « quiconque blasphème publiquement, par des invectives ou des paroles outrageantes contre la divinité ». La même idée est parfois exprimée en termes d’intention, comme dans les anciens articles 198 et 199 du Code pénal grec, ou dans la composante de la loi finlandaise qui vise celui qui, « dans le but d’offenser », diffame publiquement ce qui est considéré comme sacré par une communauté religieuse.

On se rapproche ainsi de l’interdiction conséquentielle du blasphème, qui n’interdit l’expression qu’à la condition qu’elle paraisse susceptible d’infliger un préjudice, de développer certains effets dommageables. Le plus souvent, cette conséquence touche à la sensibilité des croyants. L’article 188 du Code pénal autrichien vise ainsi « celui qui dénigre ou bafoue une personne ou un objet faisant l’objet de la vénération d’une Église ou d’une communauté religieuse établie dans le pays […] dans des conditions de nature à provoquer une indignation légitime ». Jusqu’en 2017, le Code pénal d’Alsace-Moselle exigeait que le blasphémateur ait « causé un scandale ». De manière plus explicite, l’article 196 du Code pénal polonais interdit d’« offenser les sentiments religieux » d’autrui. L’apparition d’une indignation, d’un scandale ou d’une atteinte aux sentiments religieux relève bien sûr de l’appréciation du juge. Ainsi, la sensibilité particulière de plusieurs individus n’entre pas en ligne de compte : c’est au juge qu’il revient d’estimer si les propos paraissent raisonnablement susceptibles de provoquer la conséquence exigée par la loi.

La loi irlandaise, abrogée en 2018, mérite d’être citée tant sa définition réunissait tous les éléments évoqués (substance, virulence du propos, intention, conséquences). Elle définissait le blasphème comme une expression « grossièrement abusive ou insultante à propos de choses tenues pour sacrées par une religion », qui provoque ainsi « une indignation chez un nombre substantiel d’adhérents de cette religion ». La loi ajoutait que le locuteur devait avoir eu l’intention de provoquer une telle indignation et écartait toute condamnation si l’accusé parvenait à établir la valeur scientifique, politique ou artistique de son propos (McGonagle, 2017). Cette définition très étroite, qui ne donna jamais lieu à la moindre condamnation, n’a rien à voir avec la loi très vague en vigueur au Pakistan, sur le fondement de laquelle sont effectivement punies de simples insinuations. Mais deux lois identiques peuvent également mener à des résultats très différents selon la manière dont elles sont appliquées.

L’application des lois contre le blasphème[modifier]

De nombreuses juridictions ont insisté sur la nécessité de tenir compte du contexte dans lequel apparaît une expression d’apparence blasphématoire et de la forme qu’elle revêt. Cette question est de la plus haute importance à l’égard de la caricature, instrument traditionnel de la critique des croyances religieuses, qui a connu une actualité lourde et sanglante avec l’affaire des « caricatures de Mahomet », d’abord publiées au Danemark en 2005. La meilleure exposition de la méthode à suivre pour interpréter une caricature ou plus largement une expression satirique se trouve peut-être dans un arrêt rendu en 1928 en Allemagne par le Reichsgericht, la plus haute juridiction sous la république de Weimar : « Le propre de la satire est qu’elle exagère, plus ou moins fortement, et donc qu’elle confère à la pensée qu’elle veut exprimer un contenu apparent qui dépasse celui qu’elle défend réellement, mais d’une manière telle que le lecteur comprend que c’est ce dernier contenu, plus modeste, qui est en vérité affirmé […] Il en découle qu’une représentation satirique ne doit pas être prise dans son sens littéral. Au contraire, elle doit d’abord être dévêtue de son habit avant que l’on puisse juger si ce qui est représenté ou exprimé dans cette forme correspond à une infraction pénale. »

L’interprétation de l’expression litigieuse, il faut le souligner, dépendra de son contexte de réception, et non de l’intention de son auteur. Parmi les caricatures danoises « de Mahomet », celle qui a été le plus décriée représentait le Prophète avec une bombe dans son turban. Il a été établi que, dans le contexte danois, ce dessin faisait assez évidemment référence à l’expression « avoir une orange dans son turban », qui signifie « être heureux ». « Cela voulait dire », explique l’auteur du dessin, le Danois Westergaard, que « c’est bien d’avoir une orange dans son turban, mal d’y avoir une bombe » (Deligne, 2008). Mais un juge ne saurait considérer que cette allusion était raisonnablement susceptible d’être comprise dans un autre pays.

Saisi de ces caricatures à l’occasion d’une poursuite intentée contre Charlie Hebdo, le tribunal de grande instance de Paris considéra ainsi en 2007 que ce dessin laissait « clairement entendre que la violence terroriste serait inhérente à la religion musulmane », et qu’il assimilait les musulmans « sans distinction ni nuance, à des fidèles d’un enseignement de la terreur ». Insistant sur le contexte, le tribunal observait néanmoins que cette caricature était publiée au sein d’un numéro spécial consacré à la liberté d’expression, à l’affaire qui avait éclaté quelques mois plus tôt au Danemark. Aussi, elle participait « à la réflexion dans le cadre d’un débat d’idées sur les dérives de certains tenants d’un islam intégriste ayant donné lieu à des débordements violents ».

Les lois contre le blasphème face à la liberté d’expression[modifier]

=Liberté d’expression et blasphème devant les juridictions nationales[modifier]

En Irlande, la Constitution exigeait depuis 1937 la répression du blasphème (article abrogé par référendum en 2018), tandis que la Constitution de la Grèce, où la loi contre le blasphème a été abolie en 2019, prévoit encore la possibilité de saisir les documents qui offensent une religion. Mais dans les pays où il est réprimé, le blasphème est en général visé par la loi, et non par la Constitution. Aussi peut se poser la question de la conformité entre une telle incrimination et la Constitution, en particulier en ce qu’elle garantit la liberté d’expression.

Les jugements sur la question sont rares. Dans l’arrêt « Kalman v. Cortes », un juge fédéral américain a déclaré inconstitutionnelle, en 2010, une loi de Pennsylvanie qui interdisait l’enregistrement d’une marque dont le nom était blasphématoire ou « profanait le nom du Seigneur ». Mais les nombreux abandons récents des lois contre le blasphème ont été décidés non par des juges mais par des Parlements voire, dans le cas de la révision constitutionnelle irlandaise, par référendum. L’absence de jugements sur la conformité de ces lois à la Constitution s’explique notamment par le fait qu’elles n’étaient, à l’exception peut-être du cas grec (Fokas, 2017), guère appliquées depuis longtemps avant d’être abrogées.

Divers arguments sont avancés par ceux qui contestent la constitutionnalité de ces lois. Il faut faire un sort particulier à l’invocation du principe d’égalité, qui vise à obtenir l’élargissement de l’incrimination du blasphème dans les cas où elle ne s’applique qu’aux propos dirigés contre une religion particulière. En Italie, la loi ne visait ainsi que les propos blasphématoires contre « la divinité ou les symboles vénérés dans la religion d’État », avant que la Cour constitutionnelle ne censure cette discrimination en 1995. Au Royaume-Uni, le délit de blasphème ne concernait que les chrétiens jusqu’à son abrogation en 2008. Les tentatives de certains musulmans d’obtenir la condamnation de Salman Rushdie par la justice britannique, suite à la publication de son roman Les Versets sataniques en 1988, restèrent vaines.

Mais la plupart des griefs d’inconstitutionnalité soulevés contre l’incrimination du blasphème ne visent pas son extension mais sa suppression. Si, dans la plupart des systèmes juridiques, la liberté d’expression peut être restreinte pour protéger les droits d’autrui, certains considèrent qu’une offense aux sentiments religieux ne constitue pas un préjudice suffisant. La liberté d’expression doit protéger les propos qui choquent la sensibilité des uns ou des autres. Par ailleurs, ces lois violeraient la neutralité religieuse que certaines Constitutions, notamment en France et aux États-Unis, imposent à l’État. Elles porteraient également atteinte à la liberté de religion en gênant la critique qu’un croyant peut souhaiter exprimer vis-à-vis des autres convictions. Enfin, le caractère flou, imprécis de ces incriminations porterait atteinte au principe de légalité, à l’exigence de prévisibilité de la loi pénale. Ces imprécisions traverseraient tous les éléments de la définition des propos visés par ces lois, qu’il s’agisse de leur contenu (« insulter », « souiller le nom de Dieu »…), de leurs conséquences (« scandale », « indignation »…) ou de leur cible : comment établir avec précision les dogmes religieux dont la contestation serait blasphématoire ? En 1981, au Royaume-Uni, on a pu affirmer qu’il était « à peine exagéré de dire qu’il était impossible de savoir avant le jugement si une publication était blasphématoire ou non » (Hare, 2009). Enfin, les peines excessivement sévères prévues par certains systèmes juridiques ont également été dénoncées. Rien ne peut justifier la peine de mort pour le blasphème (Kahn, 2017).

Liberté d’expression et blasphème devant les juridictions internationales[modifier]

Si ces arguments ont rarement été examinés par des tribunaux nationaux occidentaux, l’incrimination du blasphème a retenu l’intérêt de plusieurs organes internationaux de protection des droits de l’homme, et en particulier de la Cour européenne des droits de l’homme. La Cour a adopté à cet égard une position assez timorée qui lui a valu un certain nombre de critiques (Wachsmann, 1994). L’arrêt fondamental a été rendu en 1994 dans l’affaire « Otto-Preminger-Institut c. Autriche », à propos de la confiscation du film de Werner Schroeter, Le Concile d’amour (sorti en 1982), d’après Oskar Panizza, accusé de violer l’article 188 du Code pénal autrichien sur le dénigrement des doctrines religieuses. La Cour souligna que les croyants devaient « tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi ». Néanmoins, la Cour affirmait aussi que l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme sur la liberté de conscience et de religion garantissait le « respect des sentiments religieux des croyants ». Les « attaques injurieuses contre des objets de vénération religieuse » peuvent donc être punies et même faire l’objet de mesures préventives. Ainsi, l’Autriche n’avait pas enfreint la Convention européenne des droits de l’homme en confisquant le film afin d’éviter que certains se sentent « attaqués dans leurs sentiments religieux de manière injustifiée et offensante ». En 1996, l’arrêt « Wingrove v. Royaume-Uni » a confirmé cette démarche à propos du refus d’accorder un visa d’exploitation au court-métrage Visions of Ecstasy (produit en 1989). La protection des croyants contre le traitement injurieux, insultant, grossier et, en définitive, choquant d’un sujet à caractère religieux peut donc justifier, pour la Cour européenne des droits de l’homme, de restreindre la liberté d’expression.

Plus récemment, la Cour ne s’est pas opposée à la condamnation de l’éditeur du livre d’Abdullah R. Ergüven, Yasak Tümceler (« Les phrases interdites ») qui, selon l’appréciation des tribunaux turcs, injuriait « Dieu, la Religion, le Prophète et le Livre sacré » (arrêt « İ.A. c. Turquie », 2005). Les croyants, estime la Cour, pouvaient « légitimement se sentir attaqués de manière injustifiée et offensante » par certains passages. Dans une opinion dissidente, le juge français Jean-Paul Costa et deux de ses collègues concédaient que cette décision s’inscrivait dans le prolongement des précédents « Otto-Preminger-Institut » et « Wingrove », mais suggéraient qu’il était « temps de “revisiter” cette jurisprudence, qui nous semble faire la part trop belle au conformisme ou à la pensée unique, et traduire une conception frileuse et timorée de la liberté de la presse ». Cependant, la Cour européenne des droits de l’homme ne paraît pas emprunter ce chemin et a confirmé, en 2018, la condamnation d’une conférencière d’extrême droite qui avait notamment accusé le prophète Mohamed de pédophilie. S’il est permis de critiquer les convictions religieuses d’autrui, expliqua la Cour, un État peut réprimer les « attaques inconvenantes, voire injurieuses, contre des objets de vénération religieuse » (arrêt « E.S. c. Autriche », 2018).

Cette jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui paraît bienveillante envers l’incrimination du blasphème, mérite trois atténuations. D’abord, la Cour limite les restrictions aux expressions qui sont « gratuitement offensantes pour autrui », qui ne « contribuent à aucune forme de débat public capable de favoriser le progrès dans les affaires du genre humain » (« Otto-Preminger-Institut »). Ainsi, dans l’affaire « E.S. c. Autriche », la Cour soulignait que les déclarations litigieuses « n’avaient pas été formulées d’une manière objective visant à contribuer à un débat d’intérêt général ». Il en allait autrement dans l’affaire « Giniewski c. France » (2006), où était en cause un texte qui dénonçait un lien entre l’antisémitisme catholique et la Shoah. Une telle question, estimait la Cour, relève incontestablement de l’intérêt général. De même, dans l'arrêt « Tagiyev & Huseynov c. Azerbaïdjan » rendu en 2019, la Cour constatait une violation de la liberté d’expression, au motif que les propos critiques des requérants sur la place de l’islam dans la société relevaient d’un débat d’intérêt général.

Ensuite, si les propos qui insultent gratuitement les convictions religieuses d’autrui peuvent être réprimés, la Cour condamne l’infliction de peines trop sévères. Une faible amende, comme dans l’affaire « E.S. c. Autriche », est acceptable, mais une peine de prison ferme comme dans l’affaire « Tagiyev & Huseynov » est excessive.

Enfin, et surtout, il faut bien comprendre que, si la Cour européenne des droits de l’homme accepte qu’un État choisisse de réprimer l’offense aux convictions religieuses, elle n’exige en aucun cas l’adoption d’une telle mesure. Sur les problèmes sensibles qui touchent à la morale ou à la religion, la Cour préfère prudemment accorder une « large marge d’appréciation » aux États parties à la Convention européenne des droits de l’homme, d’autant plus qu’aucun consensus ne règne parmi eux quant au bien-fondé de la restriction du blasphème. Quand bien même la disparition progressive de ce délit dans la quasi-totalité des États du Conseil de l’Europe devrait conduire à relativiser ce dernier argument, la Cour persiste à considérer qu’un État « peut légitimement estimer nécessaire » de punir ce type de propos (voir, par ex., « E.S. c. Autriche »). En revanche, jamais la Cour n’a affirmé que les États devaient adopter une telle restriction de la liberté d’expression. En 1991, la Commission européenne des droits de l’homme avait ainsi jugé irrecevable la requête d’un citoyen anglais qui se plaignait de n’avoir pu poursuivre Salman Rushdie et l’éditeur de son livre Les Versets sataniques. L’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme n’implique aucun droit de pouvoir agir en justice contre les publications qui offensent la sensibilité d’une personne ou d’un groupe de personnes (« Choudhury c. Royaume-Uni »).

D’autres institutions internationales sont moins timorées que la Cour européenne des droits de l’homme à l’égard des lois contre le blasphème. Deux autres organes du Conseil de l’Europe, organisation dont dépend également la Cour européenne des droits de l’homme, ont ainsi appelé explicitement à l’abrogation de ces restrictions de la liberté d’expression. Dans une recommandation adoptée en 2007, l’Assemblée générale du Conseil de l’Europe considère que « le blasphème, en tant qu’insulte à une religion, ne devrait pas être érigé en infraction pénale. Il convient, en effet, de distinguer les questions relevant de la conscience morale et celles relevant de la légalité, celles relevant de la sphère publique de celles relevant de la sphère privée. Même si, de nos jours, les poursuites à ce titre sont rares dans les États membres, elles sont encore légion dans d’autres pays du monde » (recommandation 1805). L’année suivante, la Commission de Venise, organe consultatif composé d’experts en droit constitutionnel, considérait que « l’infraction de blasphème devrait être abolie (comme c’est déjà le cas dans la plupart des États européens) et qu’elle ne devrait pas être rétablie ». Ailleurs, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a condamné le Chili pour avoir interdit de diffusion La Dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese (« Olmedo Busto c. Chili », 2001). À l’échelle internationale, le Comité des droits de l’homme, organe des Nations unies qui veille au respect du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, a déclaré en 2011 que « les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyances, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le Pacte » (Observation générale no 34). En revanche, précise le Comité, les appels à la haine religieuse, l’incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence doivent être punis, conformément à l’article 20 du Pacte.

La distinction entre blasphème et discours de haine[modifier]

La répression du blasphème ne doit pas être confondue avec celle du discours de haine, qui vise les propos hostiles à des personnes définies par certains critères tels que la nationalité, la couleur de la peau ou la religion. Si le droit français ignore le blasphème, il punit le discours de haine. La loi de 1881 sur la liberté de la presse permet ainsi de réprimer l’injure (article 33), la diffamation (article 32) et la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence (article 24), lorsqu’elles sont dirigées « contre une personne ou un groupe de personnes à raison » d’un certain nombre de critères, dont la religion. Au Royaume-Uni, une loi de 2006, précédant de deux ans l’abolition du délit de blasphème, incrimine l’incitation à la haine contre des personnes définies par leur religion. À l’exception des États-Unis, où la répression du discours de haine est exclue par le premier amendement à la Constitution, l’essentiel des

Au contraire des propos blasphématoires, qui s’attaquent à des dogmes religieux, le discours de haine vise des personnes. La distinction ne porte pas sur les conséquences de l’expression : une caricature ou une critique virulente d’une croyance religieuse peut sans doute blesser profondément certaines personnes. Le critère pertinent concerne la signification de l’expression litigieuse ; il s’agit de savoir si elle concerne la religion ou ses fidèles. En France, la Cour de cassation a eu l’occasion de le rappeler dans les années 2000 à des tribunaux qui avaient fait une application erronée de ces dispositions à propos de deux affiches (De Lamy, 2007). La première représentait, sous le slogan « Sainte Capote, protège-nous », une nonne dont, disait le tribunal, « l’allure n’incitait pas particulièrement à l’abstinence ». L’autre, à visée publicitaire, représentait des mannequins dans la position des personnages de la Cène peinte par Leonard De Vinci. Dans les deux cas, les juges du fond crurent pouvoir faire application de la disposition qui réprime l’injure envers un groupe de personnes en raison de leur religion. Pour annuler ces décisions, la Cour de cassation rappela que l’injure est « une attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse ». Une expression qui touche à la religion et qui pour cette raison choque, même gravement, les croyants ne relève pas du discours de haine.

C’est sur ce fondement que Charlie Hebdo a été relaxé en 2007 et en 2008 dans l’affaire des « caricatures de Mahomet ». Interprétés dans le contexte de leur publication, ces dessins ne visaient nullement l’ensemble des musulmans, mais se moquaient d’un dogme et dénonçaient le détournement de la religion à des fins violentes par les extrémistes. La différence est flagrante avec les attaques du polémiste Éric Zemmour, dont la condamnation pour provocation à la haine fut confirmée en 2019 par la Cour de cassation au motif que ses propos « désignaient tous les musulmans se trouvant en France comme des envahisseurs et leur intimaient l’obligation de renoncer à leur religion ou de quitter le territoire de la République ».

Pour mettre en œuvre cette distinction, les juges ne doivent pas s’arrêter à la lettre de l’expression. « L’islam est un danger pour la France » pourra sans doute être interprété comme une incitation à la haine contre les musulmans. La Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée en ce sens (« Norwood c. Royaume-Uni », 2004) à propos d’une affiche qui proclamait « Islam out of Britain » (« L’islam hors de la Grande-Bretagne »). La position des tribunaux hollandais est à cet égard étonnante. En 2009, la Cour suprême a jugé qu’une affiche qui appelait à « en finir avec ce cancer qu’est l’islam » portait sur une religion, et non sur des individus. Dans la foulée, un tribunal a acquitté pour la même raison le politicien d’extrême droite Geert Wilders, pour des propos qui assimilaient le Coran à Mein Kampf et attribuaient à ce livre tous les méfaits commis par les « fils d’Allah » et par les « Marocains » (Janssen, 2017). Ne voir là que le dénigrement d’un dogme religieux paraît discutable. Toute critique d’une religion n’est pas une attaque contre ses fidèles, mais l’attaque contre les personnes se cache parfois derrière une critique de la religion.

Si cette distinction peut être confrontée à des cas difficiles, elle n’en demeure pas moins centrale aujourd’hui en droit français et dans de nombreux autres pays. La critique la plus vive, l’irrespect le plus total envers la religion n’est pas condamnable, au contraire des attaques contre les croyants.

Légalité et « opportunité » du blasphème[modifier]

La question de la légalité du blasphème doit être cependant distinguée de celle de son opportunité. Aux États-Unis, malgré l’absence de tout risque juridique, la plupart des journaux se sont abstenus de publier les « caricatures de Mahomet ». Pour certains, le préjudice psychologique que ce type d’expression est susceptible de provoquer chez les croyants justifie de s’abstenir. Pour d’autres, la liberté d’expression et, en fin de compte, la démocratie ne peuvent survivre si la crainte d’offenser conduit au silence. Le massacre de Charlie Hebdo en 2015, l’assassinat du professeur Samuel Paty en 2020 et de multiples autres actes de violence ou d’intimidation tendent à compléter ce débat philosophique par des considérations beaucoup plus pratiques. Il faut aujourd’hui un certain courage pour publier une expression susceptible d’attirer les foudres des assassins qui se réclament de l’islam, tandis qu’une prudence fort compréhensible à défaut d’être admirable conduit plutôt à l’autocensure.

— Thomas HOCHMANN