EU: Cerveau Humain
Jean-Claude DUPONT
CERVEAU HUMAIN
Comprendre l'organisation du tissu cérébral et sa logique est l'une des questions centrales de la neurobiologie moderne. Or le cerveau humain est la structure vivante la plus complexe que nous connaissonsAnatomie cérébrale humaine. Cet organe n'est pas homogène et sa complexité s'exprime par la juxtaposition de différents territoires dont les fonctions sont plus ou moins bien spécifiées. Anatomie cérébrale humaine Diaporama
Anatomie cérébrale humaineSchéma de présentation des différentes parties anatomiques du cerveau, avec localisation des principales aires corticales correspondant aux cinq sens, complété par une vue en coupe longitudinale du cerveau décrivant la partie centrale de l'encéphale et la face interne de l'hémisphère cérébral…
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Les cellules nerveuses sont nommées neurones et, bien que leur fonctionnement dépende d'un autre type cellulaire (les cellules gliales), tout indique que le neurone est l'unité fonctionnelle à l'origine des différentes fonctions que réalise le système nerveux. Rappelons que le cerveau humain comprend des milliards de neurones (de 1011 à 1012), répartis localement en circuits.Cerveau humain Ces derniers correspondent soit aux régions corticales, s'ils sont arrangés en strates parallèles ou en colonnes profondes, soit aux noyaux, s'ils sont regroupés en amas moins structurés. Cependant, régions corticales et noyaux profonds ne constituent pas des entités fonctionnelles indépendantes et communiquent grâce à des connexions multiples établies par des projections d'axones pour former des systèmes organisés sous formes de réseaux. La seconde composante à laquelle ces voies sont connectées est dite centrale : elle est formée par les centres nerveux : chez l'homme, la moelle épinière et à l'encéphale. Situé dans la boîte crânienne, ce dernier comprend le télencéphale avec ses deux hémisphères cérébraux, droit et gauche, se rattachant l'un à l'autre par le corps calleux, en dessous duquel est le diencéphale, puis le tronc cérébral et, dorsalement sur celui-ci, le cervelet. Cerveau humain Photographie
Cerveau humainLe cerveau humain est composé de dizaines de milliards de neurones et formé majoritairement de matière grise, qui émet et traite les impulsions nerveuses, et de matière blanche, qui transmet les impulsions nerveuses.
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Sur la base de données anatomiques et fonctionnelles, on a distingué deux régions cérébrales. La partie la plus externe du cerveau, le cortex cérébral, qui enveloppe l'ensemble de la masse cérébrale, est constituée de réseaux relativement peu sensibles aux régulations génétiques. En revanche, elle est constamment remodelée par l'expérience du sujet. Les réseaux neuronaux du cortex cérébral sont donc instables, malléables, partiellement innés mais largement influencés par des facteurs épigénétiques. À l'inverse, les régions plus profondes du cerveau, en position interne et basale par rapport au cortex, autrement dit le cerveau basal, ne réagissent structurellement que très peu aux changements qu'ils soient environnementaux ou expérimentaux ; ces structures sont stables, génétiquement spécifiées et d'origine évolutive ancienne (cf. système nerveux - Neurogenèse). On a qualifié abusivement ce cerveau, ici dénommé « basal », de reptilien. Nous verrons comment ses territoires sous-corticaux, en gérant la totalité des grandes fonctions vitales, assurent la parfaite adéquation d'un sujet à son milieu.
On sait aujourd'hui, grâce à la génétique inverse, qu'un même génotype peut donner naissance à un très grand nombre de phénotypes au niveau cérébral, ou à un seul phénotype capable de s'adapter de façon continue par des modifications épigénétiques. Cette réciprocité entre gène et épigenèse montre à quel point il est indispensable de tenir compte des mécanismes de développement qui participent à la construction des réseaux neuronaux du cerveau adulte pour mieux appréhender l'ensemble des comportements de type adaptatif. Notons ici que la notion d'adaptation de l'organisme à son milieu environnant (l'individuation) intéresse, avant tout, le système nerveux central (SNC) qui est le seul à pouvoir intégrer et gérer les informations du monde extérieur. En d'autres termes, comprendre l'individuation considérée comme le résultat de processus cognitifs (perception, langage, mémoire, conscience...) revient à chercher à comprendre comment l'histoire d'un sujet s'inscrit dans son SNC. Or cette histoire est consignée dans les structures profondes du cerveau basal qui participent à la gestion des rapports corporels, extracorporels et temporels de l'organisme avec son environnement.
Pour rendre compte des particularités anatomiques et fonctionnelles du système nerveux, il convient d'en distinguer les deux composantes, l'une, centrale et l'autre, périphérique. La composante périphérique inclut, d'une part, les neurones sensitifs, connectant le SNC aux récepteurs sensoriels et, d'autre part, les neurones qui innervent les muscles et les viscères. On décrit sans difficulté voies sensitives et voies motrices grâce à une simple section des nerfs, ou des transects localisés pratiqués sur les centres nerveux, qui permettent de distinguer (comme l'a montré Magendie) les voies sensitives centripètes et les voies motrices (ou inhibitrices) centrifuges. La seconde composante à laquelle ces voies sont connectées est dite centrale car elle est formée par les centres nerveux : la moelle épinière et l'encéphale.
En raison de l'importance du cortex cérébral, sont désignées comme basales toutes les structures situées dans la partie médiane du cerveau qu'encadrent et cachent les deux hémisphères cérébraux. Elles comprennent d'arrière en avant et de bas en haut le tronc cérébral (fig. 1), le diencéphale, le système limbique et les ganglions de la base dont nous analyserons successivement le rôle. Ces régions sous-corticales se définissent par des neurones non plus stratifiés comme dans le cortex cérébral, mais regroupés en noyaux.
Comme toute classification, cette division du cerveau des mammifères en cortex, d'une part, et régions basales, d'autre part, a ses limites. Si elle rend bien compte des observations anatomiques, elle ne correspond pas toujours à une réalité fonctionnelle. Le système limbique, par exemple, comprend à la fois des territoires corticaux et des territoires sous-corticaux. On envisagera néanmoins séparément ici les propriétés des structures sous-corticales en insistant sur les règles qui régissent leur organisation et les grandes fonctions qu'elles exercent en relation avec le cortex. À celui-ci sera consacrée la deuxième partie de cet article. On examinera ensuite comme l'imagerie permet de voir le cerveau fonctionner avant de déterminer par l'étude de la plasticité cérébrale. 1. Le cerveau basal • Le tronc cérébral
Le cerveau, avec ses deux hémisphères, repose sur une région nommée tronc cérébral, constituée, d'avant en arrière, par le mésencéphale, le pont et le bulbe rachidien. Ce dernier rejoint, en passant par le trou occipital, le canal rachidien et se prolonge par la moelle épinière. Celle-ci est parcourue par des voies descendantes, qui acheminent les signaux électriques du cerveau vers les neurones moteurs, et des voies ascendantes, qui transportent les informations sensorielles en provenance du corps et du monde extérieur vers le cerveau. Bien que son volume soit relativement faible par rapport au cerveau, le tronc cérébral est une structure essentielle pour la survie d'un individu. Une lésion accidentelle de cette structure nerveuse en témoigne.
Dans le tronc cérébralCerveau basal, plusieurs noyaux occupent l'espace laissé vacant par les faisceaux de fibres. Ils participent aux grandes fonctions végétatives et permettent l'intégration des signaux corporels. Ils sont constitués de noyaux sensoriels et moteurs qui prennent en charge de nombreux traitements de signaux en rapport avec des fonctions oculaires, des fonctions vestibulaires (celles de l'oreille interne) et auditives, mais aussi la sensibilité et le contrôle moteur de la face, de la bouche, de la gorge, du système respiratoire et du cœur. À côté de ces noyaux, qui sont reliés aux nerfs crâniens (cf. tronc cérébral), des groupes de neurones à large spectre d'action sont également présents. Ces derniers, qui reçoivent des informations de tout ce qui monte au cerveau ou en descend, projettent (c'est-à-dire communiquent par leurs ramifications) de façon diffuse sur le cerveau d'une part et la moelle épinière d'autre part. Leurs extrémités libèrent des neuromédiateurs aminergiques (catécholamines, sérotonine, acétylcholine), qui transmettent des instructions de type « modulatoire », et à large spectre de diffusion spatio-temporelle (on parle de cerveau « flou »). Cerveau basal Dessin
Cerveau basalStructures profondes du cerveau humain. Elles continuent le tronc cérébral vers la base du cerveau.
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Les structures du tronc cérébral associées à l'ensemble des régions profondes médianes du cerveau interviennent ainsi de façon complexe dans ce qu'il est convenu d'appeler des états de conscience : sommeil, veille, attention. Leurs lésions provoquent des pathologies neurologiques très diversifiées, qui vont du coma (cf. coma) profond à l'état végétatif persistant, en passant par de curieux états où le sujet, qui a perdu totalement l'usage de ses muscles, conserve intacte sa conscience du monde tout en demeurant prisonnier de son corps (syndrome locked-in).
Le tronc cérébral est le premier territoire dans lequel un agrégat de noyaux signale l'état corporel global qui est transmis par les voies nerveuses adéquates que sont le nerf trijumeau, assumant des fonctions de relation, et le nerf pneumogastrique, régulateur des fonctions végétatives. Dans cette région se trouve la formation réticulée constituée d'un réseau de neurones occupant l'espace laissé libre par les faisceaux ascendants et descendants et par les noyaux. La conception classique de la formation réticulée a été forgée par une série d'expériences remarquables réalisées à la fin des années 1940 par Magoun et Moruzzi. Selon ces chercheurs, cette formation serait à la fois un système d'intégration d'informations convergentes des faisceaux ascendants et d'activation divergente assurant le maintien en éveil de l'ensemble du cerveau grâce aux projections diffuses sur la totalité des régions cérébrales. Ce système aurait donc la charge d'éveiller et de mettre « sous tension » le cortex cérébral afin que la perception, l'action volontaire, voire la pensée, soient possibles.
Si cette formation n'a plus pour les neurobiologistes modernes un statut d'activateur non spécifique et universel, elle demeure néanmoins impliquée dans les processus généraux d'attention. Nous savons par exemple que l'activation de noyaux spécifiques suffit à influencer les cycles de veille et de sommeil. Il s'agit par exemple des neurones cholinergiques de la région pédonculo-pontine ainsi que des noyaux associés à la distribution de norépinéphrine (le locus coeruleus) et de sérotonine (le noyau du raphé). De plus, sa contribution à l'homéostasie du milieu intérieur ne reste pas moins évidente au travers des nombreux sous-systèmes organisés hiérarchiquement dans le tronc cérébral. Il importe enfin de remarquer que l'association de la formation réticulée avec les corps striés (ou striatum), qui flanquent, en position sous-corticale, dans les hémisphères cérébraux, le diencéphale, participe à la motricité d'origine corticale et forme le substrat anatomique (nommé complexe striatal) des comportements adaptatifs majeurs de l'individu et de l'espèce sur lesquels nous reviendrons plus loin. De façon remarquable, les phénomènes moteurs qui en émanent (cf. plus loin « ganglions de la base ») ont tous un caractère automatique et stéréotypé, offrant une base stable aux répertoires comportementaux pour chaque espèce. Ces répertoires interviennent durant les phases d'action : choix du territoire, chasse, nidification et attaque face à une proie, par exemple. Ainsi, le complexe striatal pourrait bien être le conservatoire des actes et passions ancestraux transmis au sein d'une même espèce. • Le diencéphale : un cerveau à la fois végétatif et affectif
De haut en bas, le diencéphale est subdivisé en deux parties : le thalamus et l'hypothalamus (cf. fig. 1). Situé dans la partie dorsale du diencéphale, le thalamus (du grec thalamos, « chambre intérieure ») est un véritable portail contrôlant les entrées et les sorties du néocortex. Toutes les afférences sensorielles (à l'exception notoire du système olfactif) transitent par le thalamus avant d'atteindre les aires réceptrices des cortex sensoriels primaires. De façon surprenante, chacune des modalités sensorielles possède sa propre région dans le thalamus. Par exemple, le corps genouillé médian du thalamus reçoit les informations de l'oreille interne pour les transmettre au cortex auditif primaire, tandis que la partie latérale du corps genouillé reçoit des informations provenant de la rétine et envoie des axones vers le cortex visuel primaire.
Si la majorité des informations reçues par le thalamus proviennent des systèmes sensoriels, c'est également un relais pour d'autres centres nerveux comme le cervelet, les ganglions de la base ou les lobes temporaux qui établissent avec le thalamus des connexions réciproques. Soulignons aussi que les noyaux des relais sensoriels du thalamus n'envoient pas seulement des fibres vers le cortex, mais qu'ils reçoivent, en retour, de puissantes projections descendantes des aires corticales. C'est dans le noyau réticulaire thalamique que les projections cortico-thalamiques rétroactives contrôlent l'activité thalamique. Cette régulation est permise grâce aux neurones réticulaires qui produisent une puissante inhibition des sorties thalamiques envoyées aux cortex. Elle permet donc de filtrer le flux d'informations sensorielles destinées aux différentes aires sensorielles primaires corticales.
Sous le thalamus se trouve l'hypothalamus qui rassemble toutes les régulations viscérales participant à l'homéostasie du milieu intérieur. Véritable centrale végétative, il joue un rôle fondamental dans l'intégration des fonctions somatiques, autonomes et endocriniennes car il reçoit des informations provenant des différents viscères et répond directement aux variations du milieu intérieur. Par exemple, la régulation de la masse graisseuse sur le long terme a été mieux comprise grâce à la découverte d'une hormone, la leptine, sécrétée par les cellules graisseuses et qui communique directement avec l'hypothalamus pour freiner la prise alimentaire.
L'hypothalamus a également la possibilité d'agir sur le reste de l'organisme, par l'intermédiaire des systèmes endocrine et nerveux végétatif dont il contrôle le fonctionnement. Tandis qu'une extension du plancher de l'hypothalamus (l'hypophyse postérieure ou neurohypophyse) libère deux hormones majeures, l'ocytocine et la vasopressine, impliquées dans les régulations fines de l'allaitement, de la parturition et de la pression sanguine, d'autres régions hypothalamiques contrôlent les sécrétions de la glande pituitaire (ou hypophyse antérieure). L'hypothalamus contribue en fait à organiser la représentation mentale du corps en entretenant un registre courant de l'état de l'individu selon trois dimensions, corporelle, extracorporelle et temporelle, registre par lequel celui-ci déploie sa subjectivité, comme l'a montré Jean-Didier Vincent, dans Biologie des passions.
Ce qui donne un caractère unique à l'hypothalamus est sa participation à l'expression des émotions et des réactions sexuelles. Les travaux précurseurs de Walter Rudolf Hess (1932) représentent la première étude systématique sur les effets induits par la stimulation des aires hypothalamiques chez l'animal éveillé. Par cette démarche pionnière, Hess a montré qu'il était possible d'induire électriquement des comportements émotionnels chez l'animal, comportements dus en grande partie au système végétatif. Les manifestations ainsi induites exprimaient la peur ou la défense par des grognements, des sifflements ou une piloérection. Elles se traduisaient aussi par la recherche de nourriture ou de boisson hors de tout besoin et par diverses autres réactions : vomissement, défécation, miction et hyper-sexualité. Depuis cette époque héroïque, des travaux plus approfondis sur les effets produits par la stimulation ou l'ablation des aires hypothalamiques ont été menés. Des résultats contradictoires ont souvent été enregistrés. Ces divergences sont dues au fait que cette zone d'investigation demeure la plus complexe du cerveau. Les nombreux centres hypothalamiques sont très proches les uns des autres et assurent, le plus souvent, des fonctions différentes voire opposées. Néanmoins, la synthèse des résultats les plus récents montre que l'hypothalamus joue un rôle déterminant dans la résistance à l'agression et l'organisation des réactions somatomotrices et viscéromotrices des états émotionnels. La classique distinction, proposée par Hess en 1957, entre l'hypothalamus postérieur ergotrope catécholaminergique, lié plus spécifiquement au système orthosympathique et mis en jeu dans les situations d'actions et d'urgence, et l'hypothalamus antérieur trophotrope cholinergique, lié au système parasympathique et mis en jeu pendant les opérations de métabolisme, de digestion, d'évacuation et de sommeil, reste toujours valable. Elle rend parfaitement compte de l'importance de l'hypothalamus pour l'homéostasie, cela au travers de ces fonctions de maintien non seulement de l'ordre végétatif du corps mais aussi de la vie affective.
Cette dualité nous conduit à aborder les relations entre la motivation vis-à-vis de l'environnement et la récompense reçue de celui-ci. Si, pendant des années, on a pu penser que le plaisir était lié à la valeur utilitaire des comportements, une biologie plus pertinente du plaisir dissocie aujourd'hui plaisir et satisfaction du besoin. Cette nouvelle vision repose, entre autres, sur les expériences d'autostimulation qui consistent à implanter des électrodes permettant à un animal de stimuler, en appuyant sur un levier, certaines régions cérébrales. Dès la première stimulation, l'animal continue à appuyer sur cette pédale jusqu'à plusieurs centaines de fois par heure, cela pendant plusieurs heures. L'animal devient donc véritablement « prisonnier » de son propre comportement, rappelant au passage les processus compulsifs liés aux différents états de dépendance (cf. addiction).
La région cérébrale impliquée correspond à la trajectoire des neurones du cerveau moyen qui synthétisent et libèrent la dopamine. Plus précisément, ce territoire nommé « coquille » du nucleus accumbens participe à la genèse de nos émotions en raison de ses liens avec l'amygdale et le système limbique. Comme nous le verrons plus loin, en revanche, puisque la partie centrale (nommée « noyau ») est impliquée dans le contrôle moteur de nos activités, le nucleus accumbens se comporte comme une interface entre la motivation (c'est-à-dire le désir) et l'action. Il joue un rôle crucial en détectant la dopamine libérée et en réglant le contact sélectif du cerveau avec le monde extérieur.
Rappelons que le désir est d'abord un désir de récompense lié au manque et que le plaisir est associé à la satisfaction de ce manque. Le premier exprime un besoin du corps : eau, matériaux, énergie nécessaire à l'entretien de la vie. La finalité du désir serait donc le plaisir, et le choix du comportement serait dicté par le plaisir qu'il procure. Cependant, cette définition pourrait ne pas être universelle. Selon certains psychologues, l'autostimulation activerait en parallèle désir et plaisir. Dans ce cas, le désir ne serait donc pas toujours lié au besoin, et le plaisir ne viendrait pas forcément de la satisfaction de ce besoin. Cette activation réciproque du couple désir-plaisir pourrait ainsi expliquer le caractère insatiable de l'autostimulation et le côté « gratuit » du plaisir. L'analyse détaillée de l'effet psychostimulant des drogues de « récompense » (cocaïne ou amphétamines, par exemple) a apporté un substrat neurochimique à la distinction entre un comportement de motivation (ou de désir) et les comportements qui causent le plaisir associé à la consommation de la drogue. Le premier est de l'ordre du désir pur et relève des voies dopaminergiques, alors que le second, lié à la consommation et à la satisfaction d'un besoin, dépend des voies qui libèrent les endorphines (cf. opioïdes). Pratiquement, dans les conditions normales, ces deux systèmes fonctionnent de façon synergique et les récompenses naturelles ont deux issues : la première relève du désir et se trouve être fortement associée aux caractères de l'objet convoité, alors que la seconde est liée à la consommation et aux conséquences physiologiques et métaboliques de la satisfaction d'un besoin. La première voie, de nature dopaminergique, vise principalement l'aspect incitatif, c'est-à-dire les comportements d'approche et d'appropriation des objets. La seconde voie, de nature opiacée, rend compte principalement de la satisfaction d'un besoin de l'organisme, donc le comportement homéostatique.
Enfin, soulignons que tout facteur responsable d'un état affectif donné, plaisant par exemple, crée parallèlement un processus inverse, déplaisant dans ce cas. Le processus inverse se développe après une certaine latence et persiste après l'arrêt du stimulus, provoquant un effet rebond (le bien-être qui suit la douleur du marathonien par exemple). Cette seconde composante s'accroît avec la répétition et tend progressivement à effacer le processus primaire. Il faut alors des stimulations de plus en plus importantes pour provoquer une réponse primaire chez le sujet devenu tolérant, pendant que l'effet secondaire s'accuse, responsable de la souffrance (J.-D. Vincent, La Chair et le diable). • Le système limbique
Selon Paul MacLean (1958), théoricien d'un cerveau en trois parties selon des critères évolutifs, le système limbique correspond au cerveau paléo-mammalien, siège des motivations et des émotions. Il est capable de répondre à une information présente en faisant appel au souvenir d'informations passées. Il intervient donc dans le traitement émotionnel, l'apprentissage et la mémoire.
Le système limbique est formé par l'association complexe de centres nerveux et de leurs voies de communication qui bordent (bordure en latin se dit limbus) le tronc cérébral. Ce système, qui est situé à la base du cortex cérébral, fait partie d'un ensemble neuro-anatomique fonctionnel, nommé grand lobe limbique par Paul Broca en 1878 (cf. fig. 1). Deux structures nerveuses paires et symétriques, situées dans les régions médianes du cerveau, sont au cœur des processus émotionnels : l'hippocampe et l'amygdale. Le premier a en charge la gestion du territoire et des cartes relationnelles du sujet avec le monde. Il est aussi fortement impliqué dans la formation des souvenirs. La seconde est enfouie dans les profondeurs de chaque lobe temporal. Les deux amygdales servent à reconnaître les émotions et notamment la peur sur le visage de l'autre, à l'exprimer et à établir des conditionnements associés à des situations qui n'ont en elles-mêmes rien d'effrayant. Grâce à ces structures, le sujet apprend à associer le plaisir et la souffrance à un objet ou une situation et à estimer l'intensité et la valeur (hédonique ou aversive) d'un stimulus. La formation hippocampique
L'hippocampe, ainsi nommé pour sa forme qui rappelle celle de l'animal marin qui porte ce nom, reçoit des entrées provenant de pratiquement toutes les régions du cortex cérébral, qui circulent le long d'une séquence de trois synapses successives. Comme l'indiquent les données anatomiques, l'hippocampe fonctionne en boucle, à la façon d'une rotonde dans laquelle on entre et sort en tournant. Son rôle peut se résumer à celui d'un comparateur entre l'état du monde et sa valeur affective. Le premier lui est fourni par des données en provenance du cortex sensoriel, la seconde grâce à des connexions à double sens avec le nucleus accumbens.
La ronde des influx nerveux dans le circuit hippocampique s'accomplit de façon rythmique par périodes de 10 à 200 millisecondes. Cette activité oscillante jouerait un rôle important dans la formation des souvenirs ; elle est particulièrement marquée au cours des phases de rêve et laisse entrevoir un lien possible entre la mémoire et les rêves. Compte tenu de ses interconnexions avec le cortex cingulaire et avec les corps mamillaires, l'hippocampe joue très certainement un rôle majeur dans les traitements émotionnels et dans la mémoire. Relations entre tronc cérébral et système limbique
L'appétit, les comportements sexuels (et consommatoires en général) et les stratégies de défense mises en place au cours de l'évolution sont tous dépendants des interactions entre le tronc cérébral et le système limbique. Il s'agit d'un système de contrôle relié à un grand nombre d'organes internes, au système endocrine et au système neurovégétatif. Cet ensemble règle les rythmes cardiaque et respiratoire, la transpiration, les fonctions digestives et autres, ainsi que les cycles corporels associés au sommeil et à l'activité sexuelle. Les circuits de l'ensemble tronc cérébral-système limbique forment des boucles au temps de réaction lent (de quelques secondes à quelques mois) et dépourvus de précision topographique (absence de carte). Ils ont été sélectionnés, au cours de l'évolution, de façon à privilégier les besoins internes de l'organisme mais non à s'ajuster aux multiples signaux variables qui proviennent du monde extérieur. Ces systèmes sont apparus précocement au cours de l'évolution afin d'assurer les besoins de l'organisme dans un environnement changeant. Amygdale
L'amygdale, ainsi nommée par allusion à sa forme en amande, est le centre nerveux qui prépare à l'action. Elle est nichée à la partie interne du lobe temporal. Cette structure entretient un double rapport avec l'hypothalamus : rapport direct mais aussi indirect (par l'intermédiaire des stries terminales). Sa stimulation produit des effets mixtes selon la composante ortho-sympathique ou para-sympathique du système végétatif qui est sollicitée. À l'inverse, son ablation, comme celle de la plupart des structures limbiques, réduit la peur et l'anxiété. La subdivision de l'amygdale, proposée par Brodal en 1881, entre les groupes médian-cortical et baso-latéral, est essentielle car elle confirme les différentes observations réalisées à partir de stimulations ou ablation de ces régions.
Pour résumer, nous pouvons reprendre l'hypothèse simplifiée de MacLean, formulée en 1966, selon laquelle le système limbique comprend deux composantes qui entraînent des effets soit plaisants, soit déplaisants. Les noyaux du septum, le faisceau cérébral médian et l'hypothalamus peuvent produire des affects agréables et les émotions qui leur sont associées ont souvent une forte coloration sexuelle. À l'inverse, l'activation de l'amygdale et ses efférences, en partie par les stries terminales, produisent des réactions de rejet et de dégoût amenant le sujet dans certains cas, à des comportements violents incontrôlables.
Enfin, on notera que cette présentation sur l'origine des affects est restée particulièrement centrée sur le système limbique et ses structures associées. Il est cependant nécessaire de rappeler ici que les affects sont aussi à considérer dans leurs dimensions cognitives et dans leur relation à la conscience. Conformément à l'hypothèse de l'interaction dualiste, les affects seraient liés à la mise en jeu de modules du néocortex dans une organisation spatio-temporelle unique. • Les ganglions de la base
Le système des ganglions de la base (appelé aussi noyaux gris centraux) est un ensemble de noyaux cérébraux qui se situe à la base du télencéphale, sous les régions antérieures des ventricules latéraux (cf. fig. 1). Ils comprennent trois subdivisions principales : le globus pallidus, le noyau caudé et le putamen. Le noyau caudé et le putamen constituent ce qu'il est convenu d'appeler néostriatum car ils sont phylogénétiquement les plus récents. Avec le globus pallidus (ou paléostriatum), ils forment le striatum.
Les ganglions de la base contribuent aux traitements des processus moteurs qui comprennent le contrôle de la préparation et de l'élaboration des mouvements volontaires. Des processus de programmation des stratégies motrices y sont exécutés. Ils consistent à traiter et à filtrer diverses informations sensorielles. Ces structures ont également un rapport avec l'apprentissage, en particulier dans les tâches d'apprentissage moteur (mémoire dite procédurale). De graves dysfonctionnements moteurs (par exemple les troubles obsessionnels compulsifs) ont ainsi été mis en évidence lors de lésions affectant l'une ou l'autre de ces subdivisions. Chez l'homme, une réduction des projections afférentes dopaminergiques vers le striatum (qui est le déficit dont souffrent les parkinsoniens) conduit à des tremblements, à de la rigidité, à de l'akinésie et à une diminution du contrôle volontaire des mouvements. En fait, la partie dorsale du striatum est plutôt liée à des fonctions strictement motrices alors que le domaine ventral est associé à des fonctions comportementales. Ce dernier est l'une des zones de projection des afférences dopaminergiques liées aux systèmes de motivation et de récompense. Il entretient des relations bidirectionnelles avec les structures limbiques et le cortex préfrontal.
Par son système nerveux sous-cortical, l'individu assure sa présence instinctivo-affective au monde. Les structures héritées d'un lointain passé de vertébré font de l'homme un être de désir : désir de vivre, désir aussi de l'Autre, qui se construit sur le flot incessant des humeurs et des sentiments. Ceux-ci naissent dans ces profondeurs du cerveau qui se partagent la gestion du plaisir et de la souffrance, de l'amour et de la haine. Tout ce qui est de l'ordre du savoir, de l'apprentissage, du sentiment de ressentir, voire du rire, trouve ses racines dans ces régions obscures où certains voient encore la présence de l'âme.
Pierre-Marie LLEDO Jean-Didier VINCENT 2. Le cerveau cortical • Le siège du psychisme
De tout temps, la nature des rapports entre le cerveau, structure anatomique fonctionnelle de mieux en mieux connue, et ce qu'on appelle l'esprit ou le psychisme a stimulé l'intérêt de l'homme, comme en témoigne l'historique établi par H. Hecaen et G. Lanteri-Laura. Si l'on admet qu'une âme raisonnable « habite » le cerveau, elle serait ainsi cause et principe des sensations et des mouvements volontaires : dans l'âme du cerveau, Galien avait situé l'hegemonikon qui gouverne les nerfs.
Avec Descartes, apparaît la notion d'âme « indivisible », et il place ce sensorium commune dans la glande pinéale. Pourquoi ? Parce qu'elle est médiane. Nous trouvons là un curieux exemple d'extrapolation de l'anatomie à un projet organiciste par lequel, d'une certaine façon, Descartes fait preuve d'esprit de géométrie ! Rappelons aussi ces quelques lignes de La Mettrie, écrites en 1746 dans L'Homme machine (cité par J.-P. Changeux) et qui traduisent une position moniste-matérialiste : « Je crois la pensée si peu incompatible avec la matière organisée qu'elle semble en être une propriété, telle que l'électricité, la faculté motrice, l'impénétrabilité, l'étendue, etc. »
Puis commence la bataille des localisations cérébrales, avec trois noms clés : ceux de Franz Josef Gall (1758-1828), de Paul BrocaPaul Broca (1824-1880) et de Korbinian Brodmann (1868-1918). Sans doute faut-il rendre justice à Gall, dont une certaine tradition a fait un phrénologiste dérisoire, alors qu'il a été un remarquable anatomiste du système nerveux central qui voyait dans le cortex cérébral le niveau le plus élevé de l'encéphale. Il est juste de mentionner aussi Bouillaud (1796-1881) qui, d'une certaine façon, fera la transition entre son maître Gall et Broca, dont l'œuvre mettra l'accent sur les territoires fonctionnellement spécialisés du cerveau que sont les localisations sensitives et motrices corticales, en liaison effective avec les nerfs. Brodmann présente enfin une carte du cortex qui atteint la perfection et proclame la liaison étroite entre caractéristiques histologiques et fonctions physiologiques ; pourtant, il ne s'agit toujours que de fonctions élémentaires. Au contraire, H. JacksonJohn Jackson (qui a tant inspiré la pensée de H. Ey) défendait une interprétation de type associationniste. Son idée essentielle était celle d'une hiérarchie des fonctions, ce qui d'ailleurs annonce les conceptions plus modernes de niveaux d'organisation et d'intégration. Paul Broca Photographie
Paul BrocaLe Français Paul Broca (1824-1880), fondateur de l'anthropologie physique et neurologue.
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John JacksonLe médecin neurologue britannique John Hughlings Jackson (1835-1911) consacra ses recherches aux rapports du cerveau et de la pensée.
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Le localisationnisme fera l'objet de critiques sévères, que ce soit au nom de la théorie de la forme, défendue notamment par K. Goldstein, ou au nom de la notion d'analyseurs corticaux et de la théorie des réflexes conditionnés due à Ivan Pavlov. Mais la contestation la plus radicale sera le fait des tenants de la position (car ce n'est pas une théorie) du black box (boîte noire), défendue et prônée par les behavioristes et notamment J. B. Watson et ses épigones. Pour cette école, il convient de se limiter à l'observation de ce qu'on constate en amont et en aval et ne pas se préoccuper de ce qui peut se passer au sein du système nerveux central.
Il reste à situer la position, au demeurant complexe, de Sigmund Freud. Il est indubitable que la psychanalyse a engendré un mode de pensée qui a encouragé à pratiquer l'impasse sur le cerveau. Mais il est non moins certain que Freud a toujours été un matérialiste. Sa théorie de l'appareil psychique, exprimée en un système à plusieurs modèles (topique, dynamique, économique), est en relation étroite avec la science de son époque et à maints égards se révèle prémonitoire des théories scientifiques les plus modernes. Néanmoins, après l'abandon de son Projet d'une psychologie scientifique, Freud a renoncé à assigner un site anatomique aux instances psychiques, qu'elles appartiennent à la première ou à la seconde topique.
Un fossé reste creusé entre les tenants d'une attitude scientifique vis-à-vis du psychisme et ceux qu'on peut désigner sous le nom de mentalistes. L'enjeu est certes d'importance. D'une certaine façon, mettre le doigt dans l'engrenage d'une machinerie cérébrale, c'est risquer de faire perdre à l'homme ce qu'il considère comme étant sa liberté, ou son libre arbitre. Si au contraire on s'en tient à la tradition psychologique mentaliste, on s'expose à se couper des immenses progrès des neurosciences. Il ne saurait être ici question de résoudre cet antagonisme ; il est possible que l'entreprise soit au-dessus des possibilités de l'intelligence humaine. En tout cas, les modèles proposés par Jacques Monod d'une part, K. Popper et J. C. Eccles d'autre part, paraissent incompatibles, et les positions de leurs auteurs sont irréductibles.
Nous nous proposons donc de familiariser le lecteur avec un certain nombre de travaux qui introduisent une variation de nature dans la réflexion et sont peut-être susceptibles de modifier les niveaux de discussion. Nous pensons également qu'il doit être possible de trouver entre ces deux discours parallèles une certaine analogie dialectique qui, dans l'idéal, faciliterait une vue multidisciplinaire d'un seul et même phénomène. • La dialectique cerveau-esprit Du réductionnisme à la biologie dynamique
Pendant longtemps, l'anatomie microscopique nous a donné une image statique du système nerveux central et en particulier du cortex cérébral. De façon paradoxale, plus on pénétrait dans l'intimité des structures nerveuses, moins il était possible de concevoir les éventuels rapports de celles-ci avec l'activité mentale.
Aujourd'hui, des techniques nouvelles permettent de visualiser l'activité des différents éléments composant le cerveau, notamment les vaisseaux et les neurones, cela non seulement in vitro (cultures de tissus), mais aussi in situ, puisque, grâce à la caméra à positrons, on passe de l'image fixe à la représentation du mouvement, c'est-à-dire des flux métaboliques générés par l'activation des neurones. Le prodigieux essor qui s'amorce ainsi au sein des neurosciences permet d'ores et déjà de modifier la présentation du problème cerveau-esprit, longtemps obscurci par la tendance au réductionnisme.
De nombreux auteurs estiment impossible et impensable de réduire les phénomènes présents à un certain niveau d'organisation, par exemple celui de l'être vivant, à ceux qui caractérisent le fonctionnement du niveau « inférieur », par exemple celui des molécules. C'est la raison pour laquelle, jusqu'en plein xxe siècle, les théories vitalistes ont pu trouver d'ardents défenseurs. Aujourd'hui, il n'est plus nécessaire d'invoquer quelque « force vitale » pour rendre compte des phénomènes de la vie. Il suffit de recourir aux concepts et aux méthodes de la biologie moléculaire. De cette façon, il n'y a pas de réduction du vivant au physico-chimique, mais au contraire élargissement de la physico-chimie au domaine de la biologie. On peut même imaginer qu'un jour la biologie pourra renouveler ses concepts et ses méthodes de façon à pouvoir rendre compte de phénomènes psychologiques. Il est néanmoins vraisemblable qu'il sera toujours nécessaire de conserver un double langage, celui de la neurobiologie et celui de la psychologie ; tant il est vrai que seuls les principes contradictoires d'identité et d'altérité sont capables de rendre compte de la réalité (Costa de Beauregard, in A. Bourguignon, 1981).
N'est-il pas quelque peu paradoxal de constater que les recherches de neurobiologie microscopique portant sur les neurones et les synapses permettent une meilleure coordination avec la psychologie que celles qui ont pour objet les localisations cérébrales ? La raison en est sans doute que, d'un côté, nous avons affaire à un ensemble de type informatique (il ne convient pas de pousser l'analogie plus loin) et, de l'autre, à une cartographie, certes « parfaite », mais fixiste.
Avec J.-P. Changeux, nous arrivons à saisir ce que peut apporter en ce domaine un regroupement des sciences. Cet auteur rappelle que le neurone, base unitaire essentielle du fonctionnement cérébral, se présente en réalité sous un double aspect biologique ; d'une part, c'est un tout complexe, comme l'est toute cellule, et, de l'autre, c'est un élément d'un ensemble encore plus complexe. Dès lors, il n'est plus tellement question de « centre nerveux » bien que cette notion d'une localisation sélective préférentielle de certaines fonctions élémentaires en certains lieux cérébraux demeure exacte ; il est surtout question de transferts d'énergie, de transmission d'information, mais aussi d'une histoire ontogénétique qui commence avec le message inclus dans les gènes ; ce projet ontogénétique entre, dès le début, en interaction avec l'environnement dont il a besoin pour s'exprimer. Enfin, il est aussi question de systèmes auto-organisateurs qui, en dehors de toute programmation, semblent pouvoir expliquer que tout organisme complexe dispose d'un certain « secteur de liberté » et qui ne sont peut-être pas éloignés des « structures dissipatives » dont parle le physico-chimiste Ilya Prigogine. Du programme génétique à l'épigenèse
En fait, le terme de « programme génétique », comme l'a rappelé notamment Henri Atlan, est une métaphore quelque peu ambitieuse et trompeuse. Les gènes sont en trop petit nombre pour pouvoir représenter un programme dans le sens informatique du terme. Ils ont pour mission, ou pour destin, de porter en eux un ensemble limité d'instructions et, de façon indirecte, une mémoire des événements (mutations, sélections) qui ont marqué la phylogenèse. C'est donc avec cette restriction que nous conserverons le terme de programme génétique. Celui-ci existe, contrairement à ce que prétend la doctrine behavioriste, selon laquelle le nouveau-né serait un chèque en blanc, un métal en fusion dont on pourrait faire n'importe quoi et n'importe qui. Il existe, dans la mesure où, comme l'a rappelé André Bourguignon, l'invariance des caractères anatomiques et fonctionnels du système nerveux central en fait foi. D'où résulte d'ailleurs l'apparente uniformité des comportements élémentaires.
Un certain nombre d'événements sont en effet prévus, témoin la migration des neuroblastes. Chaque neuroblaste paraît assigné à un lieu précis ; pour certains, chacun d'entre eux recevrait une sorte de billet de voyage de la part du mésoderme qui sous-tend la crête neurale, leur lieu de départ ; pour d'autres, c'est sur place que ces neuroblastes trouveraient des caractéristiques qui les spécifieraient dans un sens fonctionnel désormais définitif. Ayant perdu, et ce pour toujours, la propriété de se multiplier, le neuroblaste devient neurone et constitue une unité fonctionnelle définie. Rappelons que l'équipement d'un cerveau humain en neurones est de l'ordre de 1011 à 1012 neurones. Or il a été clairement établi que le contenu en acide désoxyribonucléique du noyau dans l'œuf fécondé ne permet pas de coder cette masse immense de neurones, sans parler de la masse encore plus grande (1014 à 1015) des synapses. Il faut rappeler enfin qu'une fois arrivés à destination, les neurones subissent une réduction numérique plus ou moins importante selon les régions du cerveau. C'est là un phénomène analogue à celui que nous décrirons plus loin sous le nom de stabilisation sélective des synapses.
L' épigenèse c'est, pour chaque élément de l'organisme et pour l'organisme entier, le choc avec l'environnement. Quelque élaboré que soit le programme génétique, il ne peut pas tout prévoir, car il ne sait rien de ce que le sujet va être amené à rencontrer.
Si le nombre de neurones est fixé dès la fin de leur migration, la formation de synapses continue à se faire en fonction des informations reçues, donc de l'épigenèse. Une synapse devient fonctionnelle à partir du moment où elle assure une transmission d'information entre neurone émetteur et neurone récepteur, par l'intermédiaire d'une substance chimique, le neuromédiateur que sécrète le neurone émetteur. À cet égard il faut préciser qu'il n'y a pas de spécificité étroite des neurones vis-à-vis d'un neuromédiateur donné, mais que chaque neurone ne peut synthétiser que deux neuromédiateurs au maximum.
Il y a trois états possibles pour une synapse : elle peut être labile, stable, ou évoluer vers la dégénérescence. La synapse labile peut devenir stable si elle est fonctionnelle ; dans le cas contraire, elle dégénère. Changeux dit que l'environnement opère, au sein d'une enveloppe génétique préétablie, une sélection des réseaux neuroniques qui seront fonctionnels ; c'est la stabilisation sélective des synapses. Cette sélection se traduit par une diminution plus ou moins importante du nombre des synapses préexistantes. Cette notion illustre le fait que l'inné et l'acquis n'agissent pas dans des compartiments étanches, mais qu'il existe entre leurs influences une interaction constante. Ils agissent l'un avec l'autre, et parfois l'un contre l'autre.
Cette stabilisation des synapses, véritable substratum biologique de l'apprentissage et de la mémoire, va se poursuivre tout au long de la croissance et de la maturation du cerveau ; chez l'être humain elle ne s'arrête guère avant quinze, voire vingt ans. Certaines expériences de privation sensorielle, notamment visuelle, chez l'animal nouveau-né (chaton) démontrent le bien-fondé de cette hypothèse : en l'absence d'un apport sensoriel à un moment significatif, il y a dégénérescence des synapses destinées à transmettre les stimuli. En effet, ces périodes de stabilisation sélective des synapses correspondent probablement à des stades qu'on a pu appeler « critiques » et qu'il est sans doute préférable de qualifier de « sensibles ». Tel ou tel stade sensible est repérable chez l'être en formation par le fait qu'il constitue une phase de vulnérabilité en inadéquation avec l'environnement. Parmi ces inadéquations, il en est sans doute qui sont d'ordre biochimique : intoxications durant la grossesse ou après la naissance, carence en protéines amenant une sévère atteinte cérébrale. Il en est certainement aussi d'ordre psychologique : absence d'une personne investie du rôle de mère (hospitalisme de Spitz), carence affective de Bowlby (in Bourguignon). Il est donc très vraisemblable que certaines évolutions cérébrales défavorables soient en relation avec un raté de l'épigenèse. En dehors d'inadéquations massives de l'environnement psychosocial, il est parfois difficile de détecter les effets pathogènes de cet ordre, car l'action du milieu sur le cerveau dépend dès le départ de ses caractéristiques fonctionnelles, en d'autres termes de l'« équipement de base » dont chacun dispose à la naissance. Or, dans ce domaine, on observe une grande variabilité interindividuelle dans l'espèce humaine. C'est dire que seules des études longitudinales, poursuivies pendant longtemps, pourraient apporter la preuve formelle des effets néfastes d'un certain environnement sur le développement psychique en fonction des caractéristiques neurobiologiques observées à la naissance. Notion d'auto-organisation
Le concept d'auto-organisation revêt une importance doctrinale considérable. Élaboré tout d'abord dans le domaine de la cybernétique, et à l'occasion de recherches formelles, il permet de concevoir qu'il puisse exister au sein de tout système biologique une « marge de liberté » et de « créativité ». Cette marge est, d'une part, variable d'une espèce à l'autre et, d'autre part, indispensable, d'une certaine façon, à la survie de toute espèce.
Atlan parle d'auto-organisation en présence de tout système ayant « la capacité d'utiliser les phénomènes aléatoires pour les intégrer dans le système et les faire fonctionner comme des facteurs positifs, créateurs d'ordre, de structures, de fonctions » (H. Atlan, 1972). Il s'agit d'une application de la théorie de l'information à la biologie, théorie qui, avec Von Forster, avait permis d'établir le principe « d'ordre à partir du bruit » (cf. auto-organisation).
Dans le domaine biologique et plus particulièrement s'agissant du système nerveux central, les processus d'auto-organisation sont, par définition, ceux qui n'obéissent ni à une série formelle d'instructions d'origine interne (« programme génétique »), ni à une succession de stimuli externes prévus et nécessaires (programme épigénétique), ni à un apprentissage imposé en fonction de niveaux de développement du système nerveux central (on reconnaîtra là le programme scolaire). Ces processus d'auto-organisation découlent des propriétés intrinsèques du système : l'ouverture, la complexité, la redondance, la fiabilité, la compétence. Dans le cas du système nerveux central, la redondance se traduit par le fait que de nombreux éléments identiques quant à la structure et à la fonction sont interconnectés entre eux et ne sont pas tous localisés en un même lieu. Ces propriétés lui permettront, dans le cas où surviennent des perturbations aléatoires, de « rattraper l'inévitable et transitoire désorganisation », grâce à la plasticité du système, voire même de créer du nouveau par accroissement de complexité ; c'est-à-dire par diminution de la redondance et augmentation des spécifications neuroniques.
C'est cette même théorie de l'auto-organisation que Prigogine a pu utiliser dans le cadre de la thermodynamique. Elle se retrouve, implicite, dans la théorie constructiviste de Piaget (cf. Bourguignon, op. cit.). Du modèle psychanalytique à la neurobiologie
Trop souvent on a tendance à considérer que la pensée freudienne est strictement mentaliste. Nous avons déjà marqué notre désaccord avec ce jugement. On trouve en effet dans l'œuvre de Freud des passages révélant d'indiscutables affinités avec certaines des conceptions que nous venons d'énoncer. Ainsi, comme le rappelle A. Danchin, Freud parle dans son Projet de psychologie scientifique de « barrières de contact », là où nous nous référons à des synapses (qui de façon évidente étaient inconnues de son temps), et il suppose que dans le système des neurones affectés à la mémoire, les barrières de contact sont modifiées de façon durable par la répétition des excitations, qui créent à leur niveau un état de « frayage ». L'analogie avec le processus de stabilisation sélective des synapses est frappante.
De même, c'est Freud qui a affirmé que les racines de la névrose adulte devaient être cherchées dans le vécu des cinq premières années. Certes, il est difficile de l'établir de façon indiscutable et on peut (avec Scherrer) se dire que le système nerveux de la période considérée est immature, certainement sensible, qu'il a une redondance insuffisante et une fiabilité faible. Il est plus que probable que des expériences quasi indélébiles prennent place à cette période, mais il est sans doute illusoire de vouloir les faire renaître sous la forme d'un discours remémoratif. Il faut tenir compte également du fait que la maturation dans les centres nerveux est d'autant plus précoce que la structure considérée est plus élémentaire et plus caudale. Le cortex est la partie la plus élaborée et, partant, la plus tardive en ce qui concerne son équipement.
On peut dire, pour conclure, que Freud a certainement été gêné par le faible développement des connaissances neurobiologiques de son temps, mais qu'il a, dans ce domaine, développé des vues prophétiques qui ont fait l'objet d'un début de validation scientifique.
Ainsi, le cerveau aura reçu du génome une organisation structurale et fonctionnelle innée comportant à la fois des limitations liées à l'espèce et des possibilités qui ne demandent qu'à être exploitées, et mises à l'épreuve épigénétiquement par sa rencontre avec l'environnement précoce qui façonne l'acquis. Cette rencontre favorise certaines spécifications mais tend déjà à opérer une première réduction des potentialités.
Le propre de l'homme réside dans sa potentialité à développer un domaine qui n'appartient qu'à lui, et qui est celui de la symbolisation et de l'abstraction. Certes, il convient de ne pas minimiser l'importance de l'héritage génétique et de l'épigenèse, mais dans ce domaine c'est, semble-t-il, l'auto-organisation qui rend compte de la créativité. Le cerveau humain, du fait de son extraordinaire richesse, est le seul cerveau de la série animale capable de concilier la répétition et le changement. La répétition des instructions génétiques et épigénétiques lui permet d'assurer sa stabilité et sa survie. Au contraire, la liberté qu'il prend vis-à-vis de ses schèmes cognitifs est à la base même du progrès de son savoir et de son pouvoir. Il est l'agent le plus puissant de sa propre évolution. Une grande partie de ce travail créatif se passe sans doute en dehors de la sphère du conscient.
C'est dire que le vieux débat cerveau-esprit est sans doute dépassé, et que ce qui fait problème c'est la façon dont sont transmises, stockées, codées et décodées les informations, et surtout comment ce travail incessant et complexe, qui est d'ordre physico-chimique, aboutit à l'affichage à la conscience, c'est-à-dire à l'apparition du dernier niveau d'organisation, le plus complexe ; mais peut-être le moins important, dans la mesure où il ne représente que la pointe de l'iceberg. • Quelques thèmes en discussion Latéralisation et spécialisation des fonctions hémisphériques
La problématique du cerveau et de ses fonctions a été profondément influencée par la découverte des différences fonctionnelles existant entre les deux hémisphères cérébraux.
Il ne convient pas de prendre cette notion nouvelle et révolutionnaire pour une ultime confirmation de la théorie des localisations. Bien au contraire, ces deux hémisphères cérébraux si différents travaillent, en réalité, en collaboration constante l'un avec l'autre et, également, avec d'autres structures sous-jacentes.
Le rôle de l'hémisphère droit chez le droitier, habituellement désigné comme étant mineur d'une façon quelque peu méprisante, a déjà, en fait, été prévu dès 1884 par H. Jackson. Puis une autre notion se fait jour : quand un gaucher est frappé d'aphasie, c'est aussi une certaine partie de son hémisphère gauche qui est atteinte. Toujours pour les gauchers, il apparaît que leur fréquente supériorité dans les exercices physiques, notamment le tennis et l'escrime, n'est peut-être pas le fait du hasard (Y. Guiard). C'est en effet au niveau de l'hémisphère droit, qui est chez eux volumétriquement plus important, que s'intègre, donc s'apprend, la maîtrise des mouvements du corps et de l'espace.
L'étude des fonctions de chacun des deux hémisphères a beaucoup bénéficié de la technique dite du cerveau dédoublé (split brain). Cette technique a été utilisée chez l'animal auquel on a sectionné les commissures et, notamment, la plus importante d'entre elles, c'est-à-dire le corps calleux. Cette séparation des hémisphères n'est qu'exceptionnellement pratiquée chez l'homme mais elle a été tentée dans un but thérapeutique chez des malades atteints de crise épileptique et rebelles à tout traitement (M. S. Gazzaniga, 1982).
On a pu également chez l'homme se servir de la méthode dichotique qui consiste à comparer les résultats de messages sonores adressés successivement à l'oreille gauche (et qui sont destinés essentiellement à l'hémisphère droit) puis à l'oreille droite (et reçus par l'hémisphère gauche). C'est ainsi qu'on a pu mettre en évidence le fait que la perception de la musique était représentée dans les deux hémisphères ; sous sa forme symbolique et scripturale dans l'hémisphère gauche, sous sa forme globale et émotionnelle dans l'hémisphère droit. C'est également dans l'hémisphère droit (Weintraub et coll.) que s'intègrent la mélodie et la prosodie du discours.
Certains auteurs considèrent que, même chez le sujet entier, c'est-à-dire chez qui on n'a pas pratiqué la section des commissures interhémisphériques, l'hémisphère droit interviendrait comme une chambre de réflexion qui aurait pour mission de préciser et de nuancer les jugements et les décisions de l'hémisphère gauche.
On peut se demander enfin à partir de quel âge se spécifient les fonctions relatives des deux hémisphères en matière de langage. D'un auteur à l'autre, la durée de spécification est variable. Certains estiment que la prédominance du cerveau gauche dans le traitement du matériel verbal apparaît très tôt. Tous les auteurs s'accordent pour reconnaître que, dès la fin de la deuxième année, débute la période sensible de plasticité des ensembles neuroniques impliqués dans le langage. Pour les uns, cette période sensible durerait jusqu'à l'âge de cinq ans, d'autres en repoussent les limites jusqu'à quatorze ans. À la lumière d'hémisphérectomies pratiquées chez des enfants de moins de trois ans pour hémiplégie du côté opposé, on peut dire que cette intervention n'est pas suivie d'aphasie comme elle l'aurait été chez des sujets adultes et ayant acquis le langage. Ce qui veut dire que le cerveau droit peut, d'une certaine façon, assumer l'apprentissage du langage mais jusqu'à un certain âge seulement, et probablement de façon incomplète. Langage et pensée
Les langues naturelles humaines, tout comme la pensée – consciente ou inconsciente –, sont fonction de l'activité cérébrale. Nous n'y insisterons pas, pour considérer plutôt le problème langage-pensée, qui a tant préoccupé les grammairiens de Port-Royal et que N. Chomsky a remis à l'ordre du jour, sans que sa prise de position permette d'entrevoir clairement la solution, tout au moins actuellement.
La phylogenèse et l'ontogenèse nous révèlent que le langage humain est un phénomène unique, sans analogue dans le monde animal. Il s'agirait, pour Chomsky, d'une capacité spécifique de l'espèce humaine, indépendante de l'intelligence, mais dépendante d'une structure mentale innée, indispensable à son acquisition. En effet, avec l'instauration du langage, la pensée humaine acquiert des propriétés nouvelles et une complexité jusqu'alors inconnue. C'est pourquoi l'étude du langage serait l'une des voies les plus fécondes pour explorer les propriétés essentielles de l'intelligence humaine, bien que, pour une même langue, la grammaire varie peu d'un locuteur à l'autre, alors que l'intelligence et les conditions d'acquisition de la langue varient énormément d'un sujet à l'autre.
Si le langage humain est un moyen d'expression, donc de communication de la pensée, il est aussi pour certains un outil d'élaboration de la pensée. Car dans le langage humain apparaît un principe nouveau. « Ce principe nouveau a un « aspect créateur » [à savoir] la faculté spécifiquement humaine d'exprimer des pensées nouvelles et de comprendre des expressions de pensées nouvelles dans le cadre d'un « langage institué », produit culturel soumis à des lois et à des principes qui lui sont en partie propres et qui reflètent en partie des propriétés générales de la pensée. »
Pourtant, toutes les créations de l'esprit humain n'exigent pas, tout au moins à leur phase initiale, le recours au langage, comme en témoigne Jacques Hadamard dans son Essai sur la psychologie de l'invention dans le domaine mathématique (1975). Et à ce propos, il cite une lettre d'Einstein, où celui-ci précise : « Les mots et le langage écrits ou parlés ne semblent pas jouer le moindre rôle dans le mécanisme de ma pensée. » D'ailleurs n'avait-il pas déclaré, bien des années auparavant : « Je pense très rarement en mots. Une pensée vient, et je peux essayer de l'exprimer en mots après coup. »
Quoi qu'il en soit du rôle respectif du langage, du désir, de l'émotion et de l'« intuition pure », de la conscience réflexive ou de l'inconscient dans la genèse des plus nobles productions de la pensée humaine, il faut reconnaître que le langage représente un système de traitement de l'information extraordinairement économique, sans lequel les progrès cognitifs et d'une façon générale les progrès intellectuels de l'homme auraient été obligatoirement limités, alors qu'avec lui les limites de la pensée humaine ont été reculées quasi à l'infini. Par les mots et les concepts, la pensée de l'homme a pu atteindre la généralisation et l'abstraction, s'affranchissant ainsi des données foisonnantes et contingentes de la perception. Mais il ne faut pas oublier non plus ce que Freud nous a appris dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne : le langage est aussi un moyen qu'utilisent parfois les désirs et les pensées inconscients pour s'exprimer. Malléabilité et manipulations des fonctions corticales Méthodes physiques
Parmi les manipulations physiques nous retiendrons deux modalités :
– L'électrochoc découvert en 1940 par l'Italien Cerletti à partir de bases théoriques incertaines et qui devait se révéler la plus efficace des thérapeutiques de la mélancolie. En fait, l'électrochoc n'est en rien un moyen de manipulation physique.
– La psychochirurgie, proposée en tant que thérapeutique de la schizophrénie par Egas Moniz et qui visait à déconnecter les lobes frontaux et préfrontaux de la région du thalamus, s'est révélée être une thérapeutique aveugle et mutilante.
À ces deux variantes il faut ajouter la méthode du neurochirurgien espagnol Delgado qui a implanté des électrodes dans certaines zones du cerveau et qui agit ainsi à distance au moyen d'un émetteur, donnant un ordre précis. Cette méthode, qui a peut-être un certain intérêt d'exploration des fonctions cérébrales, serait susceptible d'entraîner les pires abus si elle était légalement admise. Méthodes chimiques
Il convient de faire référence aux substances qui agissent sur la biochimie du cerveau.
Au premier rang, et de façon prosaïque, figure évidemment l'alcool, grand pourvoyeur de crimes, suivi par les drogues. Mais, depuis 1952, nous disposons de substances chimiques qui modifient le comportement dans un sens prévisible, dans la mesure où elles ont un impact sur le fonctionnement de systèmes neuromédiateurs ; leur ensemble constitue la psychopharmacologie.
Pour répondre à l'accusation permanente des antipsychiatres, il faut dire que la chimiothérapie a constitué un immense progrès et qu'elle est parfaitement licite, dans la mesure où elle est motivée par le désir de guérir. Mais au contraire, quand elle est employée pour « normativiser » des sujets « qui pensent autrement », elle est effectivement un moyen de pression, pour ne pas dire de torture. Méthodes psychologiques
La malléabilité de l'esprit vis-à-vis des manipulations psychologiques est connue depuis longtemps. Tout au plus a-t-elle pu être codifiée, notamment sous la forme du comportementalisme et de la désafférentation psychologique. La thérapeutique comportementale est, elle aussi, parfaitement licite quand elle a pour but de soulager le sujet ; si elle devait un jour être appliquée pour le façonner selon les canons de l'autorité, elle ferait partie des appareils d'oppression. Quant à la désafférentation psychologique, elle va de l'expérience phénoménologique de l'Esquimau perdu dans l'immensité de l'entre-ciel-et-mer à l'angoisse du prisonnier privé de tout apport sensoriel. Il est certain que cette dernière forme fait partie des moyens de répression et vise à briser un opposant. Il faut être infiniment plus sceptique quant à l'emploi allégué de l'hypnose dans le but d'imposer une façon nouvelle de penser.
En revanche, il est certain que l'emprise abusive des médias, notamment de la radio et de la télévision, (et éventuellement l'insertion illicité de messages infraliminaux) constitue d'une certaine façon un viol des consciences, ou du moins peut y contribuer.
Parmi les autres méthodes employées, non pas pour convaincre quelqu'un, mais pour le briser en tant que personne, pour le réduire à l'état d'animal terrorisé, figurent des méthodes telles que la privation de sommeil (à ne pas confondre, de grâce, avec l'insomnie banale du sujet non incarcéré) et, hélas ! la torture.
André BOURGUIGNON Cyrille KOUPERNIK 3. L'imagerie médicale et le cerveau
L'existence des relations entre le cerveau et la pensée a alimenté de nombreuses querelles philosophiques, et ce en raison de l'absence de techniques d'observation du fonctionnement normal de cet organe. À la fin du xixe siècle, physiologistes (C. S. Roy et C. S. Sherrington, 1890) et neurochirurgiens ont établi que les fonctions supérieures du cerveau coïncidaient avec des modifications localisées de la circulation sanguine cérébrale et que des stimulations ou des lésions du cortex pouvaient provoquer l'interruption ou un trouble de leur exécution (P. Broca, 1861). Jusqu'aux années 1980, cette dernière approche, appelée neuropsychologie, a constitué la méthode expérimentale prédominante pour l'étude des relations entre structures et fonctions cérébrales. Elle est cependant limitée du fait de la variabilité entre individus et, dans le temps, des lésions et des troubles fonctionnels associés, et, plus fondamentalement, parce qu'elle tente d'inférer le fonctionnement du cerveau normal à partir de l'observation de dysfonctionnements de cerveaux lésés. Des études chez l'animal ont certes permis d'obtenir de nombreuses données sur l'organisation de certaines fonctions cérébrales mais leur extrapolation au cerveau humain reste sujette à caution compte tenu des importantes différences, anatomiques et fonctionnelles entre le cerveau de l'homme et celui des animaux.
Dans ce contexte, la mise au point au cours des années 1990 de techniques d'imagerie numérique tridimensionnelle, permettant d'observer de façon externe chez l'homme vivant l'organisation fonctionnelle de son cerveau, a constitué une véritable révolution. La tomographie par émission de positons (T.E.P.), l'imagerie par résonance magnétiqueImagerie par I.R.M. d'un cerveau humain fonctionnelle (I.R.M.F.) et la magnétoencéphalographie (M.E.G.) sont désormais à même de fournir des cartes spatio-temporelles des événements électriques et métaboliques en rapport avec les activités mentalesImage 3D. Imagerie par I.R.M. d'un cerveau humain Photographie
Imagerie par I.R.M. d'un cerveau humain L'imagerie par résonnance magnétique nucléaire permet d'identifier les différents tissus qui composent un organe. Dans ce cas particulier, on réalise des photographies des différences de contraste sur des sections successives du cerveau humain allant du sommet du crâne à la base du crâne. Les globes…
Crédits: F. Kondratenko/ Shutterstock Consulter Image 3D Photographie
Image 3DReconstitution des structures cérébrales montrant (en bleu, à droite) une tumeur empiétant sur les ventricules cérébraux (en vert).
Crédits: M. Laval-Jeantet Consulter • Événements mesurables de l'activité cérébrale
L'exécution d'une fonction cérébrale repose sur une séquence temporelle d'activités de cellules nerveuses, les neurones, agencées en réseau, dans lequel elles sont reliées par des jonctions appelées synapses. Schématiquement, des trains potentiels d'action parcourant des groupes de neurones entraînent la libération de médiateurs chimiques agissant au niveau des synapses comme neurotransmetteurs. Ils se lient à des récepteurs membranaires post-synaptiques, avec modification des potentiels de membrane du neurone en aval, activation traduite par un champ électromagnétique dipolaire. La mise en action d'un réseau neuronal entraîne une consommation locale d'énergie qui rend nécessaire une néosynthèse de l'adénosine triphosphate (ATP) utilisé. Cette synthèse est rendue possible par une augmentation de l'apport en glucose et en oxygène, à la faveur d'un accroissement du débit sanguin régional (D.S.C.R.). Certains mécanismes de couplage entre ces différentes opérations restent à préciser : en particulier la nature des médiateurs de la réponse vasculaire et la raison pour laquelle les augmentations locales de débit sanguin et de consommation de glucose dépassent de loin celles de consommation d'oxygène. • Les techniques d'enregistrement
Certains événements neurophysiologiques affectant le cortex cérébral peuvent être directement observés. C'est le cas en magnéto-encéphalographie, M.E.G. ; ou en électro-encéphalographie, E.E.G. : les modifications locales du champ électromagnétique se propageant à la vitesse de la lumière sont détectables « en temps réel » à la surface du scalp. E.E.G. et M.E.G. sont fondées sur la mesure de ces signaux et possèdent une excellente résolution temporelle (de l'ordre de la milliseconde). Leur limitation principale vient de la difficulté à localiser l'origine des signaux.
Quant aux autres événements, ils doivent être observés à l'aide de traceurs (fig. 2Imagerie cérébrale en T.E.P. et I.R.M.) : traceurs radioactifs dans le cas de la tomographie par émission de positons (abréviation T.E.P. ou encore P.E.T. en anglais) ou paramagnétiques dans le cas de l'imagerie de résonance magnétique fonctionnelle (I.R.M.F.). Ainsi, les signaux neurochimiques peuvent être détectés en T.E.P. grâce à l'injection, dans le sang du sujet, de ligands (molécules capables de se lier spécifiquement à une autre) des sites récepteurs membranaires, ligands marqués avec des émetteurs de positons (particule émise par un isotope instable, tel 15O, et qui libérera deux photons gamma en se détruisant au contact d'un électron). Si des cartes de densité de certains types de récepteurs peuvent ainsi être obtenues, des images de la libération du neurotransmetteur à leur niveau restent difficiles à obtenir dans le temps de l'exécution d'une fonction cérébrale. Par ailleurs, la réponse nutritionnelle des neurones activés peut être observée par T.E.P. avec du désoxyglucose marqué au fluor 18 ou de l'oxygène 15 : cette approche requiert cependant plusieurs dizaines de minutes, ce qui limite son intérêt pour l'étude d'un grand nombre de fonctions cognitives. La réponse circulatoire, autrement dit hémodynamique, en revanche, peut être aisément enregistrée en T.E.P. grâce à un traceur du débit sanguin, comme l'eau marquée à l'oxygène 15, permettant d'obtenir en une minute une image tridimensionnelle du débit sanguin (D.S.C.R.). Imagerie cérébrale en T.E.P. et I.R.M. Dessin
Imagerie cérébrale en T.E.P. et I.R.M.Principe de l'imagerie cérébrale en T.E.P. et I.R.M. : mesure du débit sanguin régional. En T.E.P., de l'eau radioactive marquée à l'oxygène 15 est injectée dans le système vasculaire du patient, ce qui permet de mesurer le débit sanguin cérébral local. Les variations de radioactivité ɣ entre un…
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En I.R.M.F., le traceur est la désoxyhémoglobine (dHb), molécule endogène dont la concentration locale varie avec le D.S.C.R. : la dHb, un composé paramagnétique, modifie le temps de relaxation transversal des protons et sa concentration peut donc être cartographiée en imagerie de résonance magnétique.
Les méthodes hémodynamiques ont une bonne résolution spatiale (de l'ordre de quelques millimètres), mais une résolution temporelle conditionnée par l'inertie de la réponse vasculaire (de l'ordre de quelques centaines de millisecondes). • Caractéristiques propres à chaque technique
Les caractéristiques et l'interprétation des images fonctionnelles dépendent fortement de l'instrument employé car chaque technique modifie les caractéristiques du signal physiologique enregistré, en y ajoutant notamment un fort bruit instrumental qui impose soit une intégration spatiale, soit une intégration temporelle. Le choix d'une technique est donc fonction du type de résolution que l'on désire valoriser : spatiale pour la T.E.P. et l'I.R.M.F., temporelle pour la M.E.G. et l'E.E.G.
En fait, seules l'I.R.M.F. et la T.E.P. sont réellement des techniques d'imagerie puisqu'elles permettent un échantillonnage de l'ensemble du cerveau. En M.E.G. et en E.E.G., le faible nombre de capteurs nécessite de supposer a priori que le signal provient d'un nombre limité de sources. L'I.R.M.F. a la meilleure résolution spatiale (de l'ordre de quelques millimètres cubes) pour une durée d'acquisition volumique de quelques secondes. En T.E.P. utilisant l'eau marquée, la résolution spatiale est de 5 millimètres, et une intégration temporelle sur une période de 90 secondes est nécessaire, ainsi qu'un délai de dix minutes entre deux mesures.
Contrairement aux deux techniques précédentes, la résolution spatiale de la M.E.G. ou de l'E.E.G. est dépendante du signal observé car, si plusieurs sources sont activées simultanément, leurs localisations ne peuvent pas être inférées de manière unique par des mesures externes des champs électromagnétiques. Dans le cas où une seule source est activée en surface corticale, la résolution spatiale est comprise entre 4 et 8 millimètres. En revanche, ces deux techniques sont les seules à atteindre une résolution temporelle de l'ordre de la milliseconde. Les deux techniques ne sont cependant pas équivalentes. Des sources localisées aux interfaces de conductivité (frontières extérieures : os et cerveau par exemple, ayant des propriétés électriques différentes) modifient le signal mesuré en E.E.G. Si la M.E.G. souffre beaucoup moins de ce phénomène, elle ne peut cependant observer que les sources orientées perpendiculairement à la surface du crâne. • La neuro-imagerie multimodale
Du fait de leurs caractéristiques très différentes, il existe un fort intérêt à essayer de combiner les différentes techniques entre elles pour obtenir de véritables cartes spatio-temporellesImagerie cérébrale multimodale. Le plus intéressant serait de réaliser chez des sujets des enregistrements simultanés de différents types de signaux, mais cela pose de nombreux problèmes instrumentaux et expérimentaux. Une approche plus pragmatique consiste donc à réaliser chez le même sujet, effectuant la même tâche cognitive, des études à des temps différents pour chaque technique. De tels travaux ont été entrepris, notamment à travers deux protocoles couplant la M.E.G. et la T.E.P. (M. Joliot et al., 1998). Imagerie cérébrale multimodale Dessin
Imagerie cérébrale multimodaleUne cartographie spatio-temporelle du mouvement des doigts a été obtenue par fusion de données recueillies chez un même sujet en magnétoencéphalographie (M.E.G.) et tomographie par émission de positons (T.E.P.). Les localisations et les orientations des deux sources responsables des deux principaux…
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Au sens le plus large, la neuro-imagerie multimodale inclut également l'intégration des cartes fonctionnelles cérébrales, obtenues in vivo, aux données micro et macroscopiques obtenues postmortem (neuroanatomie, cytoarchitectonie, myéloarchitectonie, autoradiographie quantitative...). Bien que se heurtant à de nombreux problèmes théoriques et pratiques, la constitution de ce type de base de données d'images du cerveau humain semble désormais la voie du futur : les premiers résultats des projets internationaux, (P. E. Roland et K. Zilles, 1996) sont venus démontrer l'importance que revêt cette approche intégrative des fonctions cognitives.
Bernard MAZOYER 4. La plasticité cérébrale
À la fin du xixe siècle, l'idée de plasticité s'est imposée pour évoquer plus particulièrement une propriété du tissu nerveux (neuroplasticité), rendant possible de nombreux phénomènes neurophysiologiques, psychologiques ou comportementaux. L'acquisition des réflexes, la formation des souvenirs, des habitudes semblaient l'exiger, tout comme la prégnance de certaines métaphores traditionnelles touchant la mémoire (empreinte). Pendant des années, la plasticité fut considérée comme une qualité du système nerveux sous-tendant les modifications à long terme, sans que l'on pût définir cette qualité autrement que de manière analogique ou métaphorique. Une mise en rapport empirique effective de l'évolution comportementale et cognitive au cours de la vie avec des modifications de structures cérébrales paraissait nécessaire. • Prémices
Mais, du moins chez l'homme, on devait en rester (sans grand succès) depuis les travaux de l'Allemand Franz Josef Gall (1757-1828) à l'observation comparée de cerveaux aux différents âges de l'existence, du fœtus au vieillard. Les observations, qui se multipliaient après celles du Français Paul Broca (1824-1880), sur l'apprentissage et la perte des fonctions, en particulier celle du langage, ainsi que sur les compensations de fonctions perdues, allaient en faveur de la notion de plasticité. Après les travaux du biologiste anglais Augustus Waller (1850), ces observations pouvaient être rapprochées des données de la neurophysiologie expérimentale touchant la régénération des nerfs ; le terme de plasticité va alors progressivement se répandre en neurologie, mais surtout être appliqué au système nerveux périphérique. Les recherches du biologiste espagnol Santiago Ramón y Cajal (1852-1934) accélèrent la transposition au niveau central. Le physiologiste allemand Albrecht Bethe tente de le réserver à des modifications de fonctions dues à des lésions cérébrales, correspondant à des mécanismes de compensation de fonctions perdues. Le Soviétique Ivan Petrovitch Pavlov (1849-1936) et les physiologistes de son école en font au contraire une notion plus générale, parfaitement intégrée dans leur réflexologie. Le neurophysiologiste polonais Jerzy Konorski (1903-1974) désigne l'excitabilité (impliquant la réactivité) et la plasticité (capacité à changer la réactivité résultant d'activations successives) comme les deux principes qui sous-tendent les opérations du système nerveux central.
La plasticité cérébrale semblait donc une exigence commune de la psychophysiologie, de la neuro-embryologie et de la neurologie naissantes. Par la suite, le terme plasticité connaîtra une extension croissante, en faisant indistinctement référence aux données concernant l'apprentissage, le développement, ou la clinique, et en désignant toutes les modifications de structure et de fonctionnement dépendant de l'expérience ou de l'environnement. Dans un sens encore plus large, on parlera de comportements « plastiques » pour désigner les modifications comportementales liées à l'apprentissage ou, dans un registre génétique, de plasticité des expressions phénotypiques et de l'ADN. En fait, jusqu'au milieu du xxe siècle, le concept de plasticité était encore trop peu spécifique pour exercer une influence véritable en neurosciences. • La spécificité cérébrale éclipse la plasticité
Les travaux physiologiques du Canadien Wilder Graves Penfield (1891-1976) représentent un nouvel élan pour la localisation corticale des fonctions. Penfield propose des dessins de « cartes » sensorimotrices grâce à la stimulation électrique systématique sur cerveaux à découvert à l'état de veille chez les épileptiques (1937). Pour les « localisateurs » comme Penfield, l'établissement systématique de telles cartes n'était qu'une question de temps et leur labilité éventuelle ne restait qu'un épiphénomène.
En revanche, la plasticité est mise en exergue par ceux qui critiquent la spécificité des territoires neuraux, comme le neuro-anatomiste Karl Lashley (1890-1958). Se fondant sur des expériences de lésions cérébrales chez le rat, Lashley opère une sévère critique de toute théorie du système nerveux en tant qu'addition de centres discrets dont chacun aurait une fonction unique, de telle sorte que la destruction d'un ensemble de cellules provoquerait la perte d'une fonction et la conservation de toutes les autres. Il développe le principe de l'équipotentialité, c'est-à-dire de la capacité de toute zone fonctionnelle de prendre en charge un comportement spécifique. Ainsi, la faculté d'apprentissage d'un rat dans un labyrinthe ne dépend pas du lieu de l'ablation, mais de la quantité de tissu cortical détruit. Selon cette théorie, toute aire corticale intacte peut exécuter les fonctions des autres parties du cortex, bien qu'il puisse en résulter habituellement une certaine perte d'efficacité.
Mais l'équivalence fonctionnelle tendra à être discréditée, et l'attention portée à la plasticité cérébrale détournée, au fur et à mesure de l'accumulation de données concernant la mise en évidence d'étroites spécialisations corticales au niveau sensoriel.
L'étude de l'organisation fonctionnelle de l'appareil visuel était déjà fort avancée dans le milieu des années 1950 au niveau rétinien, avec les travaux de Stephen Kuffler, de Ragnar Arthur Granit, et de Gunnar Svaetichin. Cependant, c'est le cortex cérébral qui verra les découvertes les plus spectaculaires, lorsque fut montrée l'étroite spécificité du cortex visuel et de son organisation par David H.Hubel et Torsten N . Wiesel (Prix Nobel de physiologie ou médecine 1981, avec Roger W. Sperry). Hubel et Wiesel avaient entrepris, grâce à des microélectrodes, de passer le cortex visuel au peigne fin, neurone par neurone, pour en déterminer les propriétés fonctionnelles. Ce cortex se révéla constitué de colonnes de neurones fonctionnellement identiques, sensibles à une orientation préférentielle du stimulus. Dans toutes les couches, les neurones sont en effet préférentiellement activés par un œil ou par l'autre, et la réponse varie de la dominance complète d'un œil à une égalité des influences entre les deux yeux. Les résultats obtenus sur l'organisation et l'architecture fonctionnelles du cortex cérébral du singe et du chat ont été depuis lors étendus à la plupart des autres espèces animales, y compris à l'homme.
Le cortex sensoriel somesthésique fut le lieu initial de la découverte des colonnes par l'Américain Vernon Mountcastle (1957). Ces neurones réagissaient de façon sélective en relation avec la région corporelle stimulée ou en fonction du type de stimulus. Le cortex auditif a lui aussi été exploré, toujours entre 1950 et 1960. La sélectivité neuronale aux fréquences sonores a ainsi été étudiée par différents groupes. Chaque neurone du cortex acoustique réagit de façon sélective à des sons de fréquences différentes, avec une décharge maximale pour une « fréquence préférentielle ». Cette sélectivité s'affirme en allant des récepteurs jusqu'au cortex acoustique, via les structures sous-corticales.
Toutefois, les travaux de Penfield ont eu un prolongement inattendu. Les cartes respectent l'ordonnancement du monde perceptif et préservent à l'intérieur des systèmes sensoriels la topographie existant à la périphérie, au niveau de l'organe récepteur. Ainsi, des cartes dites rétinotopiques, cartographies bidimensionnelles de l'espace existant au niveau de la rétine, se retrouvent aux différents étages du système : aux niveaux sous-cortical et du cortex visuel. C'est à partir des années 1970 que l'on assiste à l'établissement systématique de ces cartes fonctionnelles. Ces cartes rétinotopiques, tonotopiques et somatotopiques sont activées par des stimuli ou par l'action d'autres cartes. Il existe des cartes pour la fréquence du son et d'autres pour reconnaître d'où il vient, des cartes pour la surface du corps, qui sont activées par le toucher... donc plus d'une carte pour chaque modalité sensorielle. On assiste là à un morcellement extrême des fonctions, avec, par exemple, la découverte dans l'aire temporale moyenne de cellules hautement spécialisées pour traiter les informations relatives aux déplacements visuels. Le summum de la complexité est atteint pour le cortex visuel du primate, qui aujourd'hui compte plus de trente cartes de l'information visuelle.
Ainsi, l'information sensorielle pénètre dans un réseau organisé de neurones dont les fonctions sont déterminées par une logique stricte, qui ne se laisse pas prendre dans un enchevêtrement ou dans un amas fortuit de cellules nerveuses, mais qui révèle au contraire une extrême spécialisation fonctionnelle.
La simple survie semble alors nécessiter que ces structures spécialisées restent stables chez l'adulte. Il existe d'ailleurs des limites évidentes de la récupération après lésions, manifestes à l'observation clinique et avec la neurochirurgie. Les limites de l'apprentissage furent quant à elles démontrées par d'innombrables expériences chez l'animal et chez l'enfant.
Ainsi, la mise en évidence expérimentale de la spécialisation fonctionnelle du cortex semblait militer contre la plasticité. La fixité des connexions, jointe au fait que le neurone hautement différencié avait apparemment perdu toute capacité de se diviser, devait assurer la stabilité des territoires neuraux. Les données sur la récupération ou l'apprentissage limitaient de toute façon l'importance du phénomène. • Preuves neurologiques de la plasticité cérébrale
Il faudra bien cependant concéder au minimum des îlots de plasticité dans un cerveau rigide... Car, à côté de l'étroite spécialisation nerveuse, certaines preuves indiscutables de la plasticité vont être produites à partir des années 1960. Modifications des connexions par neurochirurgie
Pour les neuro-embryologistes, l'approche de la plasticité consistait à tester la capacité de restauration ou de réorganisation du système nerveux à la suite de modifications de connexions provoquées chez l'animal adulte ou au cours du développement. L'Américain Roger W. Sperry (1913-1994) montre ainsi que lorsque, chez la grenouille adulte, un œil est retourné de 1800 dans son orbite, les fibres provenant de la rétine se reconnectent à leur place initiale sur le tectum, principal centre optique de l'animal. Il en résulte d'abord une inversion du champ visuel. Cette inversion résulte du maintien des connexions rétinotectales qui inverse la carte rétinotopique sur le tectum. Mais le rétablissement ultérieur de la vision binoculaire suppose la plasticité et la modification des connexions inter-tectales, c'est-à-dire entre les tectums des deux côtés du cerveau. Par ailleurs, le schéma des connexions rétino-tectales change plusieurs mois après l'ablation neurochirurgicale d'une partie de la rétine ou du tectum : la plasticité est responsable de la restauration de la topographie des projections sur les surfaces restantes. De telles données expérimentales démontrent bien la plasticité de certains étages du système visuel. Modifications des colonnes corticales après privations sensorielles au cours du développement
La plasticité du système visuel chez les vertébrés supérieurs, pour lesquels les expériences neurochirurgicales étaient impossibles, est explorée par et Wiesel dès le début des années 1960. Il s'agit de modifier l'expérience sensorielle de l'animal au cours de son développement et d'en étudier les conséquences sur l'organisation fonctionnelle du cortex. Il existe des périodes critiques du développement pendant lesquelles une réorganisation des systèmes sensoriels est possible sous l'action des messages sensoriels. Ainsi, le système visuel du chat ne se développe pas et même s'atrophie si l'animal n'est pas exposé à certains modèles lumineux après la naissance. Cependant, cela n'impliquait pas la plasticité des systèmes sensoriels chez l'adulte, en dehors de la période critique. Modifications des cartes sensorielles chez l'animal adulte
Dès les années 1970, on avait montré chez l'animal adulte que les protocoles de conditionnement pouvaient modifier de manière sélective la réponse sensorielle d'un neurone isolé. Jean-Marc Edeline montrera par la suite que la fréquence caractéristique d'un neurone, celle où la réponse est la plus forte, peut être modifiée par l'apprentissage, et que le champ récepteur des neurones, la gamme des fréquences tonales qui provoquent leur réponse, est sélectivement modifié.
Toutefois, il fallait démontrer que les cartes sensorielles corticales elles-mêmes étaient susceptibles de se modifier chez l'adulte. Dans les années 1990, de très nombreux laboratoires ont mis en évidence de telles modifications, et cela pour toutes les modalités sensorielles. Les conditions opératoires vont de lésions ponctuelles de l'épithélium sensoriel (désafférentation) à des manipulations électrophysiologiques du niveau de dépolarisation d'un neurone lors de la présentation d'un stimulus, plus rarement jusqu'à de réels entraînements comportementaux.
Charles Gilbert et Torsten Wiesel provoquent des lésions ponctuelles au niveau de la rétine et procèdent à l'examen de ces cartes corticales rétinotopiques. Les neurones visuels ont des champs récepteurs qui changent de taille lorsqu'ils sont adjacents à des neurones dont les champs récepteurs dépendent de plages rétiniennes lésées. Après quelques mois, la zone corticale devenue silencieuse du fait de la lésion rétinienne commence à répondre lorsque l'on stimule les régions rétiniennes adjacentes à la lésion. Le remplissage au niveau du cortex atténue les effets de la lésion.
Le domaine somesthésique semble avoir aujourd'hui supplanté le système visuel. Autour des années 1990, les expériences de Michael Merzenich (université de Californie, San Francisco) et de Jon Kaas (université Vanderbilt, Nashville) mettent en évidence les modifications des cartes somatotopiques lorsque l'on intervient sur les récepteurs périphériques ou les nerfs, ce que l'on peut faire en sectionnant les nerfs, en altérant les relations entre les régions adjacentes des membres (en cousant ensemble les doigts d'une main de singe par exemple) ou en augmentant le recours au système somesthésique par une utilisation accrue de la main. La plasticité corticale concerne aussi le système auditif et les cartes tonotopiques. Gregg Recanzone (université de Californie, Davis) et Michael Merzenich ont entraîné le singe adulte à discriminer certaines fréquences (apprentissage). Ils ont constaté une modification de la représentation corticale des fréquences auditives avec agrandissement des zones corticales représentant approximativement la fréquence à laquelle l'animal avait été entraîné. L'étendue est corrélée à la performance comportementale en fin d'entraînement.
Réorganisation du cortex chez l'homme
Les études de la plasticité sensorielle chez l'homme adulte sont venues confirmer les résultats expérimentaux obtenus chez l'animal. Les observations s'effectuent soit à la suite de traumas, soit en relation avec les illusions perceptives, ou en rapport avec les recherches des mécanismes cognitifs (mémoire). Vilayanur Ramachandran (université de Californie, San Diego) montre qu'un stimulus sur le visage produit des sensations de la main manquante chez l'amputé (sensation du membre fantôme). Il y a même possibilité de tracer une carte de la main sur le visage, ainsi d'ailleurs que sur le bras. Ces curieux phénomènes de réorganisations perceptives ne sont explicables que par la plasticité du cortex somesthésique, les fibres sensorielles partant du visage envahissant le territoire devenu vacant du cortex de la main à la suite de l'amputation.
La plasticité ne se révèle pas seulement sensorielle, elle concerne aussi les aptitudes motrices, et cognitives : langage, lecture, compétence musicale, mathématique, etc. Surtout, dans les années 2000, les techniques de neuro-imagerie ont révolutionné l'étude de la plasticité cérébrale dans le domaine de l'apprentissage (fig. 3Cerveau humain : la neuroplasticité). Cerveau humain : la neuroplasticité Dessin
Cerveau humain : la neuroplasticitéIl est intéressant de visualiser comment s'opère la neuroplasticité, et c'est ce que nous montre cette image où, grâce à la T.E.P. (tomographie par émission de position), l'on voit les zones actives du cerveau lors d'un calcul mental complexe. Aux zones à points, normalement impliquées, le prodige…
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On peut considérer, à titre d'exemple, le cas de la mémoire de travail (M.D.T.), capacité à maintenir un stimulus pendant une courte période après sa disparition du champ perceptif. Alan Baddeley distingue une M.D.T. « objet », qui porte sur la nature du stimulus, et une M.D.T. « spatiale », qui porte sur la localisation du stimulus, ou si l'on préfère, la mémoire visuelle des objets et la mémoire visuelle des données spatiales. Or les techniques de neuro-imagerie chez l'homme montrent que ces dissociations de la M.D.T. correspondent à l'activation de neurones différents du cortex. Autrement dit, la M.D.T. n'est pas un système unitaire. Les réseaux neuraux sont modulés en fonction du type d'information (spatiale/objet) et du type de traitement de l'information (maintien/manipulation) à effectuer.
On conçoit que la mesure systématique des activités cérébrales pendant que l'enfant ou l'adolescent réalise des tâches particulières plus ou moins complexes à différents stades du développement ouvre la voie à l'établissement de cartographies cérébrales des stades du développement cognitif.
• Les mécanismes de la plasticité
Depuis Cajal, les histologistes avaient proposé que la plasticité cérébrale pouvait être liée à un changement des connexions neuronales. Mais c'est l'apport du neuropsychologue canadien Donald Hebb (1904-1985) qui peut être considéré comme le véritable point de départ théorique du mécanisme de la plasticité. Hebb propose que les modèles de comportement, comme la perception visuelle, se construisent progressivement au cours de longues périodes, par la connexion d'ensembles particuliers de cellules ou « assemblées cellulaires » (1949). Selon cette théorie, l'apprentissage correspond à une modification des réseaux neuronaux activés par les stimuli : modification de la taille des réseaux, et meilleure cohérence temporelle des activations des neurones à l'intérieur du réseau. Il résulte d'une augmentation de cohérence de fonctionnement liée à une augmentation de la force de couplage entre neurones, assurant la création d'assemblées de neurones plus efficaces.
Les bases physiologiques de ce couplage ont été précisées par le Prix Nobel (2000) Eric Kandel. Ses recherches sur l'habituation furent le point de départ de l'élucidation des mécanismes de la plasticité au niveau moléculaire et des modalités particulières de la neurotransmission, liées à la mémoire et à l'apprentissage. Kandel a pu reconstituer la topographie des voies neuronales intervenant dans ces processus d'habituation et de sensibilisation chez un mollusque marin, l'aplysie. Ces modifications du comportement dépendent d'altérations plastiques dans les synapses du circuit nerveux contrôlant le réflexe de rétraction de la branchie de cet animal. Kandel a montré, sur ce modèle, l'intervention directe des médiateurs, et reconstitué les modifications métaboliques consécutives dans la synapse.
Depuis Kandel, la recherche des bases moléculaires de la plasticité se poursuit sans relâche. La plasticité à long terme suppose des modifications synaptiques et des synthèses protéiques. La compréhension des mécanismes de la plasticité au niveau moléculaire doit s'effectuer dans une perspective structurale aux niveaux présynaptiques et postsynaptiques, et dans une perspective temporelle, c'est-à-dire, d'une part, selon la vitesse à laquelle les règles de codage sont changées, et, d'autre part, selon la pérennité du changement. Une stratégie particulière utilisant la drosophile est l'altération du génome par un mutagène suivi du test de l'aptitude de l'animal à l'apprentissage, en vue d'impliquer certains gènes dans des aspects particuliers de l'apprentissage. • La ou les plasticités ?
On peut différencier parmi les événements neuraux plastiques ceux qui relèvent de la plasticité développementale, de la plasticité adaptative et de la plasticité réparatrice. La plasticité touche tous les registres, sensoriels, moteurs et cognitifs.
La plasticité développementale concerne l'ontogenèse. Elle désigne, sous l'action conjuguée des facteurs génétiques et épigénétiques, les événements de la neurogenèse et de la synaptogenèse : différenciation neurale et mise en place des réseaux nerveux, au cours du développement embryonnaire puis de la croissance chez l'enfant. Elle correspond en particulier aux processus de maturation, supposant une interaction avec le milieu : par exemple lors du développement des fonctions sensori-motrices. Le facteur génétique est ici essentiel même si cela n'implique pas que la mise en place de tous les réseaux soit sous le seul contrôle de l'information génétique.
La plasticité adaptative concerne les modifications qui sont induites par l'expérience, événements intervenants après que le développement et la croissance ont eu lieu. Il s'agit de comprendre les mécanismes nerveux à l'échelle moléculaire et systémique responsables des transformations durables du comportement. Elle correspond à des phénomènes d'apprentissage et de mémoire, par exemple aux modifications des cartes corticales suite à l'apprentissage.
Cependant, dans la pratique, les distinctions entre plasticité développementale et plasticité adaptative (ou entre maturation et apprentissage) ne sont pas aussi nettes. Les compétences cognitives relèvent d'une causalité complexe où facteurs génétiques et influences environnementales interfèrent. Un modèle de plasticité à la fois développementale et adaptative est représenté par la théorie de la stabilisation sélective (darwinisme neuronal de Jean-Pierre Changeux, Antoine Danchin, Gérald Edelman). Ce modèle met en jeu deux mécanismes principaux : un générateur de diversité qui produit l'activation spontanée et transitoire d'assemblées de neurones ; un mécanisme de sélection qui stabilise certaines configurations en accord avec les structures de l'environnement.
Quant à la mystérieuse et avérée plasticité réparatrice, Jordan Grafman (Bethesda) propose quelques explications, toutes hypothétiques. L'adaptation après lésion pourrait être la prise en charge du déficit par la région homologue de l'autre hémisphère cérébral, ou bien résulter d'une activation de zones adjacentes à la lésion, ou d'une reconversion fonctionnelle de la région lésée, ou encore de stratégies fonctionnelles alternatives impliquant des substrats neuronaux différents. Au niveau cellulaire, cela pourrait correspondre à des phénomènes de démasquage, de vicariance ou de synaptogenèse. Les deux premiers de ces mécanismes auraient pour fonction de compenser la limite de temps qu'imposerait un remodelage complet des structures. Le démasquage suppose que des fonctions secondaires préexistent à la lésion et sont révélées après disparition de la fonction primaire, ce qui permet de comprendre les réarrangements du cortex sensoriel et la modification des cartes. Au niveau des cartes sensorielles, il y aurait normalement un recouvrement partiel des champs récepteurs de neurones et un chevauchement des connexions, qui ne s'accompagneraient pas d'effets perceptifs. Si les afférences principales disparaissent, les afférences secondaires de la carte pourraient alors devenir fonctionnelles, se démasquant, et entraînant des changements sur la forme des cartes corticales. Une alternative au démasquage est la vicariance, alternance de structures accomplissant la même fonction, relais pris par des structures adjacentes ou plus éloignées. Enfin, la synaptogenèse suppose la croissance active de nouvelles connexions et, à plus long terme, la réorganisation physique des circuits neuroniques corticaux.
Aujourd'hui, un des défis les plus importants est de rendre compatible l'étroite spécialisation du cortex cérébral avec sa plasticité avérée, dans le cadre dynamique d'un modèle physiologique général et d'un modèle de développement, autrement dit de comprendre le fonctionnement des réseaux chez l'adulte et leur mise en place chez l'enfant. Un même phénomène de plasticité toucherait à la fois le développement prénatal, postnatal et l'adulte à des degrés différents. La plasticité permet de concevoir comment le cerveau est le produit de nos gènes, mais aussi du monde dans lequel nous vivons tout au long de la vie.