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CIVISME

Bernard GUILLEMAIN 
professeur émérite à l'université de Rouen


Le terme de civisme est un terme récent. On l'a lu chez Montesquieu, où il ne figure pas : « Cet amour [des lois], demandant une préférence continuelle de l'intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières... » (De l'esprit des lois, IV, 5, éd. cit., p. 542). Le texte indiquant un effet souhaitable de l'éducation dans les républiques démocratiques, cet anachronisme hallucinogène ne manque pas de portée. Malgré Littré d'une part, Darmesteter et Hatzfeld d'autre part, l'Académie française n'a pas attendu 1835 pour admettre le mot : il figure dans le supplément au Dictionnaire de 1798. Il apparaît, pour la première fois semble-t-il, dans l'Année littéraire de 1770, dans une ambiance empruntée au Contrat social. Mais Rousseau ne l'a jamais utilisé. Marat l'emploie dans ses pamphlets à partir de 1790. Le gouvernement accordera des « certificats de civisme ». Mais, dans une acception qui nous paraît aberrante, civisme est alors pris dans un sens partisan (c'est la vertu des personnes favorables au régime) et, de même que son antonyme d'alors, aristocratique, porte moins sur les individus, leurs actions et leurs intentions que sur leur entourage ou leur groupe d'appartenance. Ainsi Mme Dupin de Francueil, grand-mère de George Sand, reçoit un certificat de civisme fondé avant tout sur la participation de ses gens à la prise de la Bastille. George Sand (Histoire de ma vie, 1re part., chap. v, Pléiade, I, p. 119) s'extasie sur cette transposition populaire de la communion des saints. Une évolution rapide va alors effacer la référence au groupe et la connotation partiale. Y ont probablement contribué la poursuite des guerres nationales avec l'exaltation corrélative du patriotisme, le développement et la normalisation d'une fonction publique, d'abord annexée par l'Empire, mais qui s'habituera bientôt à servir l'État et non le gouvernement, enfin la montée plus ou moins générale du libéralisme. Quoi qu'il en soit, le Dictionnaire de l'Académie française de 1835 définit à peu près civisme comme nous le faisons.

De nos jours, civisme s'entend de deux manières qui ne font d'ailleurs que moduler une signification unique : tantôt le terme désigne la conduite de personnes (des politiques) ayant un rapport spécifique à l'État et voudra dire dévouement à la chose publique, tantôt il désigne la conduite de personnes (des citoyens) ayant un rapport indifférencié à l'État et voudra dire sens des devoirs collectifs au sein d'une société. Les deux nuances s'associent et se mêlent, d'ailleurs, sans confusion ni perte sémantique : « Ce civisme [...], ce dévouement à la chose publique, en vertu desquels, tout en revendiquant son quant-à-soi, on estime devoir s'encadrer dans la communauté et collaborer à la vie sociale » (André Siegfried, L'Âme des peuples, p. 96, Hachette, Paris, 1952).

Cette définition n'est pas sans mérites : elle éclaire avec pertinence l'ambiguïté ou les ambiguïtés de la notion. D'un certain point de vue, le civisme se présente comme une vertu, comme un devoir ; mais, d'un autre point de vue, il se donnerait comme une médiation entre une figure de désintégration sociale et une figure de coalescence, c'est-à-dire que l'on hésite à décider s'il s'agit d'une valeur, accessible à l'exposition philosophique, ou s'il s'agit d'une démarche positive, effectuable selon un modèle historique et social. Comment le bien ou la justice pourraient-ils se subordonner à la contingence événementielle ? Comment des déterminations positives pourraient-elles se définir comme telles et en même temps se soumettre à des jugements de préférence ? C'est poser sur un point particulier toute la question des rapports entre science sociale et morale. En quoi l'intégration vaut-elle mieux que l'autonomie ? Ou l'autonomie mieux que l'intégration ? Ou comment s'associeraient-elles ? C'est peut-être, en l'enfermant dans un domaine théorique étroit, ranimer le problème le plus souvent mal posé (et conduisant à des réponses toutes contradictoires) de la société et de l'individu.

Une notion au statut ambigu[modifier]

Au xxe siècle, il est impossible de traiter du civisme sans référence à la valeur, comme le montrent ses deux antonymes contemporains, anticivisme et incivisme.

Incivique se dit de la conduite d'un citoyen qui n'accomplit pas les actes exigés par le dévouement à la chose publique, bien plus : qui laisse libre cours à ses intérêts ou à son égoïsme. L'incivisme peut dériver d'une volonté mauvaise, d'une mauvaise volonté ou simplement d'une absence de volonté. Il n'implique aucune axiologie contraire à celle du civisme et, dénoncé, doit toujours être imputé à faute. Anticivisme, au contraire, n'indique rien quant à la conduite d'un individu : c'est la profession d'une table des valeurs contraires à celles de la société qui propose à ses membres le civisme, voire le rejet de toute adhésion à cette société. C'est une position théorique, qui peut être condamnée comme ferment de dissolution, mais qui ne se présente jamais en elle-même comme une faute. L'incivisme peut dériver d'un anticivisme militant : selon les niveaux du militantisme, on aura la désobéissance civile ou le terrorisme (la contestation active prend la forme du délit ou du crime). Mais l'anticivisme peut exclure tout recours à l'incivisme actif. Au xixe siècle, l'Église catholique n'a jamais cessé de condamner la société libérale qui ne demande pas seulement un certain civisme, mais, nous le verrons, fonde – et elle seule – le civisme en général : le Syllabus (déc. 1864) apparaît, surtout dans ses chapitres vi et x, comme une déclaration d'anticivisme. L'Église ne saurait admettre en effet ni qu'une valeur émane du groupe politique et non de Dieu, ni l'autonomie des consciences. Mais comme, d'autre part, elle reçoit la leçon de saint Paul pour qui tout pouvoir vient de Dieu, elle exclut formellement l'incivisme. De là l'interprétation habile de Mgr Dupanloup dans La Convention du 15 septembre et l'encyclique du 8 décembre, où, opposant la thèse (ou l'idéal anticivique) à l'hypothèse, il préconise des accommodements avec la société civile. Dans la pratique, les catholiques français se sont trouvés écartelés entre une législation à laquelle ils devaient obéissance et les fondements de cette législation, auxquels ils devaient refuser tout crédit.

Ce détour historique ne constitue pas une excursion inutile, il fallait expliquer, dans la définition proposée par André Siegfried, libéral et protestant, la réserve : « tout en revendiquant son quant-à-soi ». Ce petit gérondif donne le sens de la phrase. Le civisme suppose un retrait du citoyen qui affirme son autonomie par rapport à l'État mais qui, en même temps, le sert. J'accepte la règle de l'État et je m'y soumets, mais c'est en vertu d'une décision que je pourrais refuser. En ce sens, le civisme ne parvient pas à s'affirmer sans ouvrir le champ à un anticivisme légitime : on parlerait à bon droit de l'anticivisme d'Antigone, et le terroriste, s'il y songeait, invoquerait comme elle des lois non écrites. Le civisme implique donc son contraire, ce qui n'entraîne pas une contradiction formelle mais suppose un champ de complémentarité, complexe, hérissé de paradoxes, où l'orientation pratique risque de se révéler difficile.

L'incertitude morale dérive en effet bizarrement du flou sociologique. Le civisme semble appeler à des relations (obéissance, solidarité) qui évoquent un certain niveau d'intégration sociale sur le mode politique. Mais, en même temps, le terme suppose une anomie assez large, de sorte qu'il pourrait désigner la nostalgie ou la valorisation d'une intégration en déclin ou en déficit. Alors la question se pose : en quoi et comment un concept positif, scientifique est-il habilité à assumer une fonction axiologique ?

Civisme et patriotisme[modifier]

Il est devenu évident qu'un groupe fortement intégré, puisqu'il ignore le quant-à-soi et refuse l'indépendance à ses éléments, ne saurait faire appel au civisme. Le civisme est absent par nature de la cité-État. Ni la Grèce ni Rome ne l'auraient imaginé, et les références héroïques des conventionnels trahissent surtout la médiocrité de leur culture historique. Lorsque Platon écrivait « ... entre un homme juste et un État juste, il ne doit y avoir aucune différence quant à la forme même de la justice, mais bien ressemblance » (La République, IV, 435 a-b), il excluait cet écart, ce jeu où se glisserait l'acte d'une volonté. La mort de Socrate (même si l'on écarte du récit l'interprétation hagiographique et l'intention de propagande) va nous éclairer. Socrate aurait décidé de mourir par respect pour la loi de la cité. Curieux respect puisque, au moins dans son application, la loi se révèle à lui injuste : il s'agirait d'un cas (aberrant ?) de civisme anticivique ! La réponse est apportée par la « prosopopée des lois » (Criton, 50c-55d) : la loi ne donne pas seulement à l'Athénien un surcroît moral, elle l'engendre, le met au monde, le nourrit, lui donne ses raisons de vivre... On lit ces pages avec beaucoup de légèreté quand on y trouve une exaltation du civisme ; si l'homme se sent consubstantiel à la loi et à la cité, où trouverait-il en lui la distance qui peut les rendre désirables ? Les cités-États du Moyen Âge ne se montraient pas plus individualistes. L'appellation humanisme civique, ou, par ellipse, civisme, qu'on applique à la culture florentine de la fin du Trecento jusqu'au principat des Médicis ne doit pas nous tromper : Coluccio Salutati, il est vrai, légitime sa propre carrière politique en médiatisant par la cité toutes les valeurs, y compris les valeurs religieuses ; mais il envisage la société comme une structure hiérarchisée de cellules où se forment des solidarités exclusives d'estime pour les libertés singulières. Un siècle plus tard, Machiavel subordonne les vertus et les tares des citoyens à la gaillardise et à la corruption sociale, mais la relation n'est pas symétrique ; Guichardin oppose avec un humour noir à un modèle d'intégration isocratique l'action dissolvante du particolare, des passions et des intérêts individuels ; il construit le modèle d'un incivisme sans antonyme ; la dimension morale s'efface devant le conflit du social et du psychologique...

On voudrait laisser les jacobins à leurs regrets illusoires. Ils se défendraient encore en arguant d'une analogie, sinon d'une identité entre patriotisme et civisme : partout où l'on rencontrerait des patriotes (et comment douter de la valeur des Athéniens ou des Romains ?), on verrait triompher le civisme. Les urgences vécues de la Révolution (crise économique, guerre étrangère, guerre civile simultanées) ont favorisé cet amalgame. Dans un autre cas, celui des États unis d'Amérique, le respect de la légalité et même le culte de la Constitution s'intègrent comme la partie essentielle dans l'amour du pays. Mais sur le plan de la théorie une double confusion est patente : patriotisme désigne un sentiment qui vise un mode de groupement spécifique, la nation qui est une communauté ; civisme désigne un zèle qui vise un autre mode de groupement spécifique, la société politique sous ses diverses variétés. Depuis quelques siècles, l'État-nation, qui en est une synthèse, apparaît comme l'association qui domine parmi les humains. Cela induit une apparence, rien de plus. Malgré des développements rhétoriques, l'impôt du sang (les devoirs militaires) que l'on rattache de préférence au patriotisme et l'impôt d'argent que demande plutôt le civisme ne se situent pas sur le même plan. De plus, sous ses formes les plus exaltées, le sentiment patriotique se change en passion (nationalisme, chauvinisme) et se satisfait plus volontiers de comparaisons et d'invectives furieuses que de l'accomplissement d'un devoir : il y a des soldats-laboureurs qui spéculent à la baisse sur le franc !... Il n'est pas possible de biaiser et de renvoyer la recherche du fondement à celle du fondement d'une valeur (ou d'une vertu) différente. Mais on peut à bon droit se demander si la notion est susceptible de trouver un fondement propre.

Le fondement du civisme[modifier]

Civisme et moralité pure. Il serait en effet tentant de faire du civisme une obligation de la moralité pure. Si l'on y parvenait, l'anticivisme se changerait en incivisme de la pensée, c'est-à-dire, encore que les termes jurent entre eux, en une faute purement théorique. Kant a pourtant voulu fonder un devoir de servir la société politique. On sait que, contre Wolff, Kant refuse d'enfermer le droit dans la morale, puisque le droit produit une législation extérieure, n'examine pas le rapport de l'arbitre au souhait, enfin ne traite que du rapport formel de deux arbitres respectifs (Doctrine du droit, Introd., paragr. B, éd. cit., p. 104). Mais en même temps, contre Thomasius, Kant ne tranche pas entre le droit et l'éthique : c'est en vertu de la réciprocité générale qui règne dans la cité des fins que le droit doit exister. Seulement le droit implique la faculté de contraindre (op. cit., paragr. D, pp. 105106), ce qui confère une importance majeure à la société politique, l'État, et à son pouvoir de commander : l'État apparaît comme la seule puissance capable d'amener les hommes, au moins partiellement, de l'état de nature à l'état civil et rationnel (op. cit., paragr. 44, pp. 194-195). Il suit de là que le respect dû à l'État et au groupe politique, malgré sa spécificité, demeure en essence de même nature que le respect dû à la loi morale. C'est englober le civisme dans la moralité.

Cela a bien été relevé par Hermann Cohen qui n'y voit pas un progrès : la moralité ne résout pas les problèmes posés par le droit ; bien au contraire, le droit politique et le zèle pour l'État, distincts dans leur spécificité, posent un problème à l'intérieur de la morale. D'une manière générale, on peut alléguer que Kant parle d'une société idéale, qui suppose un état civil parfait. Or cela n'est pas réalisé dans la pratique puisque les puissances demeurent entre elles dans l'état de nature, qui ne saurait que par accident se conformer à la moralité. De plus, les États où vivent les hommes, le royaume de Prusse, la république jacobine, appartiennent à la contingence historique et ne sauraient se réclamer sans abus de l'universalité abstraite. La violente critique de Hegel, discutable si elle vise l'éthique personnelle, triomphe ici : ou bien la société considérée est contingente et n'a que la forme de l'universalité (elle ne mérite donc pas le respect), ou bien elle est universelle, mais sans contenu (comme la rêverie d'une humanité réalisée). Où loger le civisme dans ces conditions ? Kant n'est pas resté insensible à cette difficulté qui met en cause la relation entre les États et la liberté des sujets en tant qu'agents rationnels (que l'État doit nécessairement respecter sous peine de déchoir de sa dignité éthique). Sa réponse stupéfie : elle consiste à supprimer toute appréciation de l'État de fait au nom du concept idéal d'État. L'origine du pouvoir suprême est insondable et l'on n'en doit pas discuter : « ... une loi si sacrée [inviolable] qu'au point de vue pratique la mettre en doute... est déjà un crime » (Doctrine du droit, Remarque générale, paragr. A, p. 201). Et, plus loin : discuter des origines historiques du mécanisme de la société civile constitue un délit passible de sanctions (op. cit., paragr. 52, p. 223). Comment ne pas reconnaître dans ces lignes un échec de l'analyse ?

Du civisme au cynisme. Il reste à supprimer la difficulté en transportant la moralité de l'intérieur des individus à l'extérieur, dans la société politique. Le pas décisif est accompli par Hegel : « L'État est la réalité en acte de l'idée morale objective – l'esprit moral comme volonté substantielle révélée, claire à soi-même, qui se connaît et accomplit ce qu'elle sait et parce qu'elle sait » (Principes de la philosophie du droit, paragr. 257, trad. cit., p. 190). Ce retournement efface radicalement tout hiatus entre l'État où réside le pouvoir de domination et le sujet dominé : « ... ni l'universel ne vaut et n'est accompli sans l'intérêt particulier, la conscience et la volonté, ni les individus ne vivent comme des personnes privées, orientées uniquement vers leur intérêt sans vouloir l'universel ; elles ont une activité consciente de ce but » (op. cit., paragr. 260, p. 195). Cette assimilation, exploitant une ambiguïté de la pensée de Rousseau, sur laquelle il faudra revenir, élimine bien la difficulté, mais en éliminant la réserve qui confère un sens au mot civisme. La même conséquence, atténuée il est vrai, se rencontrera dans la postérité de Comte lorsqu'elle adoptera un point de vue étatiste, c'est-à-dire dans le maurrassisme. Cette disposition se retrouvera dans toutes les thèses idéocratiques, qu'elles soient de droite ou de gauche, parce qu'elles confondent par principe la doctrine politique avec l'idée du bien.

Le cynisme commence au moment où les partisans d'un État idéologique taxent leurs adversaires d'incivisme alors que ce terme devrait rester pour eux vide de sens. Raymond Aron se scandalisait de voir les extrémistes ne pas se contenter de combattre leurs adversaires, mais encore les salir. Cela va de soi, pourtant, puisqu'on a absorbé le champ de la moralité privée dans la règle publique : l'individu ne peut plus mériter le respect par son civisme, mais tout écart, même minime, sera péché d'incivisme. Cas étrange d'une valeur qui dérogerait à son essence bipolaire et se figerait en détermination.

La doctrine du bien commun. L'erreur idéocratique accentue celle que l'Église croyait trouver dans le libéralisme : elle enferme les valeurs dans la seule société politique. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les catholiques ont été amenés à revoir leurs positions : éclairés par l'expérience totalitaire, ils se trouvaient gênés par certaines déclarations épiscopales en faveur de Vichy. Elles n'avaient pas empêché bien des catholiques de se joindre à la Résistance, mais l'usure et l'inadaptation du compromis proposé par Mgr Dupanloup étaient patentes. Le père Lebret propose alors un nouveau discours, la doctrine du bien commun. Le thème, selon la bonne règle thomiste, provient d'Aristote : au-delà du vivre (ζε̃ιν), la cité apporte le bien-vivre (ἐ͂υ ζε̃ιν) (Politique, 1252 b 30). Seulement, la cité est morte et l'on n'abandonne pas toutes les préventions contre l'État-nation. On va donc leur substituer une communauté qu'on ne définira guère autrement. L'État se trouve être un gestionnaire du bien commun. On incitera à servir l'État parce que l'État sert le bien commun.

En apparence, le civisme serait fondé – bien mieux que sur l'hypothèse –, mais en apparence seulement. En effet, le bien commun se compose de valeurs économiques, mais surtout de « valeurs spirituelles vraies ». Or, si l'État peut être présumé bon gestionnaire, il ne s'adonne pas par nature à ces vraies richesses, de sorte qu'il peut devenir un « obstacle au bien commun » (p. 131). Le zèle pour la chose publique n'est pas écarté, il ne vaut que d'une façon conditionnelle et, presque, instrumentale. Le père Lebret montre beaucoup de science et il fonde de grands espoirs sur sa trouvaille, « mystique d'un monde nouveau ». Sauf lorsqu'elle a été soutenue par l'ardeur de militants, elle a trouvé peu d'échos : elle ne convainc que les convaincus.

Un double fondement idéaliste ? La tentative de Georges Bastide, très raffinée, inspirée du spiritualisme universitaire des années 1930-1960 offre d'emblée une particularité suspecte : la justification du civisme s'opère à deux niveaux, en deux discours distincts (Traité de l'action morale, t. II, pp. 676-681 et 798-801) et il n'est pas certain à première vue que, sauf dans une perspective hardiment optimiste, les deux démarches soient compatibles. Dans un premier moment, le civisme est défini comme « la justice du citoyen ». D'un certain point de vue, c'est presque une tautologie ; d'un autre point de vue, il faudrait se demander si le citoyen aurait une manière spécifique d'être juste. Bastide signale bien qu'elle serait étriquée par rapport à la justice tout court. Mais elle est le fait d'une conscience généreuse qui s'efforce d'épouser l'intention du législateur (est-ce toujours le cas ?), reconnaît la loi comme force structurante de la cité, fait triompher le devoir sur le droit (la revendication d'un droit n'est-elle jamais civisme ?), ne s'enferme pas dans le conformisme, s'ouvre, au contraire, à la solidarité et à la sympathie et s'élève à travers l'humanité vers l'infini de la valeur. Mais n'y a-t-il pas des lois injustes ? Il reste à mourir pour la justice. Le civisme s'achèverait alors par le sacrifice anticivique d'Antigone. Dans un deuxième moment, plus question de mourir : le civisme devient la « transfiguration spirituelle du patriotisme empirique et du nationalisme fermé » (p. 799). Bastide bondit de la cité mondaine à la cité idéale qui ne saurait faillir.

Remarquons d'abord que Georges Bastide se situe d'emblée dans les valeurs éternelles et refuse par principe toute référence historique ou sociologique. Par suite, il pose le problème général de l'obéissance due aux lois et ne voit pas que, dans une société qui a relâché le contrôle direct des sujets, la nécessité apparaît – mais que vaut-elle ? – d'une instance morale susceptible de pallier les relâchements de l'intégration. Ses paradigmes, trop classiques – le Socrate du Criton, les stoïciens défendant une éthique du rôle –, l'égarent et l'engagent dans une rhétorique encourageante mais peu topique.

Théoriser le civisme : une tâche impossible[modifier]

L'échec d'un grand esprit est toujours exemplaire. En réalité, personne ne s'est jamais demandé quelle serait la nature de la représentation que nous nommons civisme.

« Civisme » ne peut signifier un concept scientifique. En effet, le retrait individuel postulé par la société démocratico-libérale ne constitue qu'une condition nécessaire et non suffisante de l'apparition d'un civisme. On peut juger avec les anarchistes que l'anomie politique tend à s'étendre et à détruire tout contrôle étatique, mais aussi bien qu'une ré-intégration est possible et souhaitable. On ne constate rien dans l'histoire qui contrôle le premier terme de la disjonction. Le second enveloppe un jugement de valeur, non scientifique, que la littérature parénétique de Georges Bastide admet pour s'en nourrir, mais sans le justifier.

« Civisme » ne signifie pas une idée morale. En effet, le civisme n'est pas une valeur ; il pourrait consister dans la mise en œuvre d'une valeur, c'est-à-dire être une vertu. Posons le contrat social qui apporte à l'homme son humanité même : « Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant [...] ; il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui [...], d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme » (Rousseau, Du contrat social, I, viii, p. 364). Il semble donc que le pacte doit être infiniment respectable : « N'étant rien que par [la République, les hommes] ne seront rien que pour elle ; elle aura tout ce qu'ils ont et sera tout ce qu'ils sont » (Du bonheur public, op. cit., pp. 510-511). Mais attention ! « Si le sentiment du bien-être n'est chez personne, il n'est rien, et la famille n'est point florissante quand les enfants ne prospèrent pas » (op. cit., p. 510). Or la domination ne va pas de soi, car : « L'homme [...] est un être trop noble pour devoir servir simplement d'instrument à d'autres, et l'on ne doit point l'employer à ce qui leur convient sans consulter aussi ce qui convient à lui-même » (La Nouvelle Héloïse, V, ii, p. 536). La place paraît faite pour le civisme que, cependant, Rousseau ne nommera jamais. C'est que toute vertu s'enracine dans l'amour de soi et doit avoir pour fin le bonheur de l'homme : « tout homme veut être heureux » (Du bonheur public, p. 513). Or « il n'y a aucun gouvernement qui puisse forcer les citoyens de vivre heureux, le meilleur est celui qui les met en état de l'être s'ils sont raisonnables » (op. cit., p. 513). Dans ces conditions, on peut bien dénoncer une sorte d'incivisme, qu'on appelle égoïsme : « Quand nul ne veut être heureux que pour lui il n'y a point de bonheur pour la patrie » (op. cit., p. 511). Mais il serait absurde de nommer en contrepartie une vertu positive qui se ramènerait pour le mieux à un conformisme extérieur, comme celui des classes dirigeantes de l'Angleterre victorienne. Au contraire, tout en louant sans cesse l'éducation spartiate, Rousseau se préoccupe de garantir la liberté en ménageant des espaces de marginalité ou d'anomie : « En effet chaque individu peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu'il a comme citoyen » (Du contrat social, I, vii, p. 363).

Louons Rousseau d'avoir, par une prescience géniale, respecté une ambiguïté probablement constitutive de la société libérale. Nous avons pu donner du civisme une définition signalétique suffisante. Nous n'avons pu ni le fonder moralement, ni l'expliciter scientifiquement. Il demeure une simple notion politique, encore immergée dans son historialité : il conviendrait peut-être de l'examiner ultérieurement soit dans la perspective d'une expérience morale conçue à la manière de Frédéric Rauh, aussi souple qu'incapable de nous introduire dans un univers de valeurs, soit comme un phénomène psychique total, notion chère à Gurvitch, dont le flou permettrait peut-être une amorce de traitement. Notre scepticisme peut sembler un mode de l'anticivisme. En tout cas, reconnaissons les dangers de l'incivisme, si nous ne parvenons pas à exposer comment le civisme serait désirable. Quant à la difficulté théorique... qu'importe après tout ! La rue est tranquille, les impôts rentrent et Mme Dupin de Francueil se réjouit de sa dignité civique recouvrée.

— Bernard GUILLEMAIN

Pour citer l’article[modifier]

Bernard GUILLEMAIN, « CIVISME », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 4 décembre 2021. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/civisme/

Bibliographie[modifier]

Aristote, Politique, trad. Tricot, Vrin, Paris, 2e éd. 1970

G. Bastide, Traité de l'action morale, t. II, P.U.F., Paris, 1961

C. Bec, Le Siècle des Médicis, ibid., 1977

Burdeau, Traité de science politique, t. VI, vol. I, L.G.D.J., Paris, 3e éd. 1987

Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. franç., Gallimard, Paris, 1989