EU: Holisme Durkheinien et Bourdieusien
Holisme durkheimien et holisme bourdieusien. Étude sur la polysémie d'un mot Raùl Magni-Berton Dans L'Année sociologique 2008/2 (Vol. 58), pages 299 à 318
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1 Le mot « holisme » a été introduit par Jan Smuts en 1926 [1] [1]Smuts (1926). . Il désignait alors la tendance de la nature à former des entités plus grandes que la somme des parties. À l’époque, Smuts se situait dans le débat autour de l’évolution naturelle et de la philosophie des sciences et se revendiquait comme « holiste ». Dans les sciences sociales, ce terme a connu un succès important, mais paradoxal. En effet, peu de sociologues dits « holistes » se sont revendiqués comme tels [2] [2]Dumont (1983) peut être considéré, en partie, une exception. Il… . Durkheim est souvent présenté comme le fondateur de l’approche holiste alors qu’il n’a lui-même jamais utilisé ce terme. Le « courant holiste » a surtout été défini et discuté par des sociologues qui lui étaient hostiles [3] [3]Voir, par exemple, Boudon (1979), Bunge (1998) et Coleman… . Ainsi, contrairement à la philosophie ou à la psychologie, en sciences sociales, le concept de « holisme » a été davantage construit par ses critiques que par ses adeptes. Il n’est donc pas étonnant que ce terme porte en lui-même une connotation polémique, et non seulement épistémologique. À titre indicatif, voilà ce que dit Bourdieu à propos du « holisme » :
« D’abord ce mot “holiste” ne veut pas dire grand chose. [...]. C’est un mot qu’un certain nombre de gens parmi les économistes et les sociologues opposent au concept “individualiste”. En général, “holiste” est un mauvais mot, une insulte [...]. Les gens qu’on met dans cette case expliqueraient les phénomènes sociaux comme une totalité par opposition à ceux qui partent des individus. C’est une opposition qui n’a pour moi aucun sens comme l’opposition entre individu et société. Elle est partout, sert de sujet de dissertation mais elle ne veut strictement rien dire dans la mesure où chaque individu est une société devenue individuelle, une société qui est individualisée par le fait qu’elle est portée par un corps, un corps qui est individuel [...]. » [4] [4]Documents pour l’enseignement économique et social, no 127,…
2 Pourquoi les sociologues considérés comme « holistes » se défendent-ils de l’être ? Sa connotation polémique suffit-elle à l’expliquer ? Cet article propose de montrer que le concept classique de « holisme » en sciences sociales contient en lui-même une confusion. Il désigne en effet deux types d’explications sociologiques bien différents, aussi éloignés l’un de l’autre que chacun peut l’être de l’ « individualisme méthodologique ». Autrement dit, l’acception traditionnelle du terme « holisme » englobe non pas un seul paradigme, mais deux. Nous avons appelé ces deux paradigmes « holisme durkheimien » et « holisme bourdieusien ». Le choix du nom ne doit pas être vu comme une référence à leur fondateur. Il ne signifie pas non plus que Durkheim et Bourdieu en sont les meilleurs représentants. Le holisme bourdieusien, en particulier, existait bien avant que Bourdieu ne le pratique. En ce qui concerne Durkheim, nous l’avons noté, le terme « holisme » appliqué aux sciences sociales n’existait pas de son vivant [5] [5]Il faut noter, cependant, que les deux sociologues, en… . Le choix des termes « holisme durkheimien » et « holisme bourdieusien » s’explique avant tout par le fait que Durkheim et Bourdieu ont tous deux formulé une théorisation et une étude empirique proches du type pur qu’ils représentent ici.
3 Ce que ces deux approches ont en commun – et qui leur vaut une appellation commune – est l’idée qu’un phénomène sociologique ne peut s’expliquer par l’interaction d’individus placés dans un contexte donné, que le recours aux individus dans l’explication sociologique est superflu, tout au plus, secondaire. Il suit de ce trait commun deux autres caractéristiques. Premièrement, une conception « isolationniste » ou « antiréductionniste » de la sociologie, qui consiste à définir celle-ci comme une discipline scientifiquement indépendante ne pouvant être mise en cause par d’autres disciplines, en particulier par la psychologie. Il faut noter que l’ « isolationnisme » est un trait présent également dans certaines variantes de l’individualisme méthodologique, notamment dans celles pratiquées par de nombreux économistes jusqu’aux années 1970 [6] [6]La microéconomie a longtemps ignoré les découvertes des… . Deuxièmement, l’idée « organiciste » selon laquelle seule une entité sociale peut être la cause d’une autre entité sociale. Cette idée suppose qu’il existe des faits sociaux sui generis et des relations causales spécifiques à ce type de phénomènes [7] [7]Cette reformulation suggère, mais elle n’implique pas, un… . Elle s’énonce par l’expression « le tout est irréductible à la somme de ses parties ». Nous verrons plus tard, cependant, que cette dernière reformulation est plus imprécise [8] [8]L’ « irréductibilité des faits sociaux » est souvent utilisée… . Ces deux caractéristiques communes rappellent bien la définition classique du « holisme méthodologique » [9] [9]À l’antiréductionnisme et l’organicisme, Phillips (1976) ajoute… . Mais elles ne suffisent pas à justifier l’existence d’un paradigme holiste.
4 Nous présenterons ici ces deux types de holisme, à partir de deux ouvrages sociologiques majeurs : Le suicide d’Émile Durkheim et La distinction de Pierre Bourdieu [10] [10]Durkheim (1897) (nous utiliserons l’édition de 1976, cinquième… . Dans les deux premières sections nous présenterons les principales caractéristiques de ces deux types de holisme. Dans les deux sections suivantes nous montrerons leur incompatibilité. Enfin, nous étudierons ces deux approches à partir de l’épistémologie durkheimienne et des débats actuels. Holisme durkheimien
5 Commençons par ce que nous appelons « holisme durkheimien ». On peut identifier d’emblée trois traits caractéristiques (mais non exhaustifs) de ce type d’approche :
6 — les explications des comportements individuels et les explications de phénomènes résultant de l’agrégation des comportements individuels diffèrent nomologiquement ;
7 — les caractéristiques et l’identité des individus ne sont pas pris en considération dans l’explication ;
8 — les régularités sociologiques ne correspondent pas à des régularités psychologiques.
9 Afin de rendre compte des spécificités de l’approche durkheimienne, nous présenterons l’explication dite du « filtrage » en l’illustrant ensuite par l’explication que Durkheim fournit du taux de suicide.
10 Selon l’explication du « filtrage », il existe un filtre qui élimine tous les individus qui n’ont pas une propriété. Nous pouvons en trouver des exemples dans un certain nombre de théories évolutionnistes. Durkheim a fait appel à une explication de ce type pour rendre compte de l’apparition de la division du travail [11] [11]É. Durkheim (1893), livre 2, chap. 2, § III. . Exposée dans ses traits essentiels, celle-ci consiste à dire qu’avec l’accroissement de la densité et du volume de la population dans une société, la concurrence pour l’accès aux biens premiers s’accroît. Dans ce contexte, les plus faibles disparaissent ou se spécialisent. La spécialisation est donc conçue comme une adaptation à un environnement surpeuplé. Cet environnement constitue un « filtre » entraînant la mort des sociétés qui ne se spécialiseraient pas. En cela, il explique la spécialisation et la division du travail qui s’ensuit. Même si nous ne connaissons pas les stratégies, la formation ou les expériences des individus, cette explication apparaît largement suffisante. Il se peut même qu’il soit impossible de trouver une propriété explicative commune à tous les individus. Plus encore, il est probable que la spécialisation de chaque personne doive s’expliquer différemment : dans un cas cela pourrait être le fruit d’une découverte, dans un autre le fruit du hasard. À l’inverse, le phénomène de « division du travail » s’explique ici uniquement par l’augmentation de la densité et du volume des sociétés.
11 L’explication du « filtrage » ne fait donc aucune référence aux comportements ou à l’identité des individus. Elle ne rapporte la régularité sociologique observée (la relation entre densité et division du travail) à aucune régularité psychologique [12] [12]L’explication par le filtre, notamment de type évolutionniste,… . Cette explication apparaît néanmoins limitée en ce qu’elle ne concerne qu’un petit nombre de phénomènes sociologiques. À l’inverse, la caractéristique la plus intéressante du holisme durkheimien est qu’il peut être élargi à un ensemble très important de phénomènes.
12 Examinons, à cet égard, l’explication que Durkheim offre de la variation du taux de suicide dans un certain nombre de pays européens. Soulignons avant tout trois aspects concernant les différences entre le taux de suicide et les suicides individuels.
13 — L’étude des taux de suicide dans une société donnée offre des régularités plus nombreuses et plus significatives que l’analyse des fréquences de suicides individuels [13] [13]Durkheim trouve 10 régularités pour le taux de suicide : il… .
14 — Le suicide individuel est un fait dont il faut expliquer l’apparition, alors que ce dont il faut rendre compte dans le taux de suicide est sa variation.
15 — Le suicide individuel est un phénomène exceptionnel et considéré comme pathologique, alors que le taux de suicide est normal et stable dans toutes les sociétés.
16 On perçoit ici l’importance de ne pas attribuer aux phénomènes agrégés les mêmes propriétés qu’on attribue aux phénomènes individuels. Ces différences ne prouvent en aucune manière que les phénomènes agrégés ne peuvent être expliqués par les actions individuelles. Mais cette hétérogénéité est une condition nécessaire pour pouvoir concevoir des lois sociologiques indépendantes des lois psychologiques.
17 L’idée sous-jacente dans Le suicide consiste à montrer qu’un élément négligeable dans l’explication du suicide individuel devient très important lorsqu’il s’agit d’expliquer le taux de suicide. Prenons l’exemple du « suicide égoïste ». Il est difficilement concevable que l’affaiblissement des liens sociaux soit la cause première du suicide individuel. Nous trouvons en effet très rarement, dans une lettre d’un suicidé ou dans une analyse psychologique, l’idée selon laquelle le suicide serait provoqué par la faiblesse de liens sociaux. En revanche, et c’est ce que montre Durkheim dans Le suicide, cette explication apparaît comme une des causes principales du taux de suicide.
18 Ainsi, nous n’avons pas besoin de savoir pourquoi (explication individuelle) les individus se suicident pour expliquer le taux de suicide. Nous n’avons pas non plus besoin de contrôler que ce sont les personnes les plus désocialisées qui se suicident. Quand bien même il n’y aurait pas d’explication satisfaisante du suicide individuel, il en existe une du taux de suicide. Et alors que chaque suicide s’explique différemment du point de vue psychologique, l’approche sociologique établit des régularités dans les explications du taux de suicide. Nous retrouvons ici la même structure argumentative que pour l’explication du filtrage : le suicide individuel et le taux de suicide ne s’expliquent pas de la même manière, l’explication sociologique du taux de suicide n’a pas besoin d’une théorisation du comportement individuel. Un phénomène individuellement imprévisible devient un phénomène social stable et prévisible pour la sociologie.
19 Ainsi, puisque les causes diffèrent selon qu’il s’agit d’individus ou de phénomènes collectifs, il faut bien admettre l’existence d’une indépendance ou d’une incommensurabilité méthodologique des explications des phénomènes macrosociaux et des explications des phénomènes individuels. Cette indépendance est le point central de l’approche holiste durkheimienne. Examinons maintenant le holisme bourdieusien. Holisme bourdieusien
20 Tout comme Le suicide de Durkheim, La distinction de Bourdieu est un livre provocateur par le choix même de son objet. En effet, si le suicide est un acte individuel, isolé, donc ne pouvant faire l’objet d’une analyse sociologique, le goût est souvent perçu comme un des éléments constitutifs de l’individualité et de la spécificité des personnes. « Chacun ses goûts », “ de gustibus non disputandum est ”, autant de maximes qui tendent à souligner l’irréductibilité des goûts à autre chose que l’individualité pure. En expliquant les goûts, Bourdieu adopte une démarche qui ressemble à première vue à celle de Durkheim : montrer comment la sociologie peut expliquer des phénomènes considérés traditionnellement comme éminemment individuels. Pourtant, le parallèle s’arrête là. Car, alors que Durkheim souligne le caractère individuel du suicide pour mieux montrer le caractère social du taux de suicide, Bourdieu récuse la prétendue subjectivité du jugement de goût. Autrement dit, c’est bien le goût individuel qui est pris pour objet d’analyse chez Bourdieu. On peut distinguer trois traits caractéristiques du « holisme bourdieusien » qui le différencient de l’approche durkheimienne :
21 — les comportements individuels sont conçus comme des phénomènes sociaux ;
22 — les comportements individuels et les phénomènes qui résultent de l’agrégation de comportements individuels s’expliquent de la même façon par d’autres phénomènes sociaux ;
23 — les régularités psychologiques s’expliquent, en grande partie, par des variables macrosociologiques.
24 Une des caractéristiques spécifiques du holisme bourdieusien est de refuser l’idée selon laquelle la société et l’individu seraient deux niveaux de description différents. En un mot, de rejeter la distinction entre micro- et macrosociologie. Dès lors, les phénomènes individuels n’ont plus une place particulière par rapport aux phénomènes sociaux. Ils deviennent des phénomènes sociaux, voire des événements qui exemplifient des processus sociaux plus généraux.
25 Pour que cette conceptualisation des comportements individuels puisse se faire, il faut une théorie psychologique susceptible de mettre en avant la thèse selon laquelle les caractéristiques individuelles sont déterminées avant tout par des facteurs sociaux. Les comportements et goûts individuels pourraient être expliqués simplement par les origines sociales. Chez Bourdieu, la notion d’habitus fait le lien entre l’individu et la société :
« Parler d’habitus c’est poser que l’individuel, et même le personnel, le subjectif, est social, collectif. L’habitus est une subjectivité socialisée. » [14] [14]Bourdieu (1992), p. 101.
26 Les comportements individuels deviennent des variables dépendantes explicables par des variables macrosociales. C’est ce que montre Pierre Bourdieu dans La distinction [15] [15]En fait, dans La distinction, l’explication en elle-même n’est… .
27 La cause première des goûts individuels réside dans les conditions d’existence, c’est-à-dire dans l’environnement économique, social et culturel. Ce sont donc ces conditions d’existence qui vont structurer l’habitus en tant que « schème d’action et de perception ». Ce « schème » constitue le « point de vue » à partir duquel les individus construisent leur manière d’être, leurs valeurs et leurs goûts. En particulier, acquérir un goût consiste à attribuer un classement à un ensemble d’objets physiques. Ce classement dépendra donc des conditions initiales d’existence puisqu’il sera conditionné par un habitus dépendant de l’environnement social. Cet habitus peut simplement transmettre les goûts déjà présents dans la classe d’origine, ou bien les transformer dans des directions socialement déterminées. Dans la mesure où les goûts sont essentiellement conditionnés socialement, la façon dont ils influeront sur d’autres phénomènes sociaux (comme l’homogamie, par exemple) sera également socialement déterminée. La classe sociale d’appartenance est la cause aussi bien des goûts que des sentiments amoureux (homogamie).
28 Ainsi, le holisme bourdieusien consiste à considérer qu’un ensemble de phénomènes sociaux (ou économiques) peuvent être davantage mobilisés pour expliquer d’autres phénomènes sociaux que les actions individuelles.
« Loin que la description des attitudes, des opinions et des aspirations individuelles puisse procurer le principe explicatif du fonctionnement d’une organisation, c’est l’appréhension de la logique objective de l’organisation qui conduit au principe capable d’expliquer les attitudes, les opinions et les aspirations. » [16] [16]Bourdieu, Chamboredon, Passeron (1968), p. 40-41.
29 Cette optique permet de mettre en évidence les influences que la société exerce sur l’individu. Il est possible d’y voir les trois aspects du « holisme bourdieusien » :
30 — les goûts individuels sont considérés comme des variables sociologiques ;
31 — bien qu’individuels, ils s’expliquent de la même façon que des phénomènes sociaux (tels que l’homogamie), à savoir par les conditions sociales d’existence et l’habitus ;
32 — les régularités en matière de goûts individuels se ramènent à des variables macro (l’appartenance à une classe sociale).
33 L’éclaircissement des deux approches « holistes » peut permettre d’en évaluer les différences et les similitudes. La suite de cet article s’attachera à montrer que ces deux approches sont incompatibles. Différences centrales entre ces deux types de holisme
34 En décrivant le holisme durkheimien et le holisme bourdieusien, nous avons montré comment ces deux orientations naissaient d’un impératif commun de rupture et d’indépendance de la sociologie vis-à-vis des autres disciplines. Il s’agit ici d’expliciter les différences entre ces deux approches. Le holisme durkheimien et le holisme bourdieusien apparaissent incompatibles du point de vue des relations de la sociologie avec les autres disciplines (en particulier par rapport à la psychologie) et du point de vue de la question de l’objet d’analyse sociologique. C’est ce que nous montrerons à partir d’une analyse des différences de conceptualisation des comportements individuels.
35 Dans la présentation du holisme durkheimien, nous avons mis en évidence le fait qu’il considérait les comportements individuels comme essentiellement extérieurs au domaine de la sociologie. Le taux de suicide prend ainsi son indépendance scientifique par rapport aux suicides individuels, même s’il est évident qu’il repose ontologiquement sur ces derniers. Dans cette perspective, les hypothèses faites sur le comportement individuel ne peuvent pas expliquer les phénomènes sociaux. Ainsi, la distinction entre le niveau micro et le niveau macro est absente de cette approche parce qu’il n’existe pas de niveau micro. Dans le holisme bourdieusien en revanche, les comportements individuels s’expliquent par des variables macrosociales et relèvent d’une analyse sociologique. La sociologie propose des théories du comportement social et plus précisément, des théories qui reposent sur des hypothèses selon lesquelles la société est la variable principale capable d’expliquer la psychologie individuelle. Dans cette perspective, la distinction micro/macro n’a pas lieu d’être. En effet, le holisme bourdieusien n’accorde aucune différence méthodologique entre le niveau individuel et le niveau social. Alors que chez Durkheim le niveau micro n’est pas pris en compte par l’analyse sociologique, chez Bourdieu ce niveau micro ne s’analyse qu’en référence au niveau macro. Ces différences entre le holisme durkheimien et le holisme bourdieusien, au regard de la conceptualisation des comportements individuels, permettent d’aborder deux différences plus fondamentales, du point de vue des relations de la sociologie avec les autres disciplines et en termes d’objet d’analyse sociologique. Les relations de la sociologie avec les autres disciplines
36 Historiquement, le holisme durkheimien se soucie avant tout de l’institutionnalisation de la discipline et donc l’indépendance des sciences sociales vis-à-vis des autres disciplines. C’est la raison pour laquelle Durkheim s’efforce de définir et de mettre en place une méthode rigoureuse qui distingue clairement les sciences sociales des autres disciplines et assure dans le même temps leur scientificité. En ce sens, la sociologie produit des régularités et des explications nouvelles par rapport à la psychologie sans toutefois empiéter sur les domaines d’investigation des autres sciences. Le holisme bourdieusien, en revanche, s’apparente davantage à ce qu’on pourrait appeler un « impérialisme sociologique ». En effet, en affirmant plus ou moins radicalement le principe selon lequel « tout est social », Pierre Bourdieu fait le pari que tout peut faire l’objet d’une explication sociologique. Dans cette perspective, la sociologie entre en compétition avec la psychologie, voire à certains moments avec la biologie. Le débat entre l’ « inné » et l’ « acquis » masque ainsi un conflit entre la sociologie et la biologie pour la définition de leur champ d’investigation. Cette approche se retrouve également dans le courant relativiste, tel qu’il est défendu, par exemple, par Feyerabend et, de façon plus sophistiquée, par Walzer [17] [17]Feyerabend (1979), Walzer (1997). . Au final, le holisme bourdieusien défend une attitude conquérante quand le holisme durkheimien ne défendait qu’une position isolationniste. L’objet d’analyse sociologique
37 Les deux approches se distinguent également sur la question de l’objet d’analyse sociologique. Le holisme durkheimien recherche un objet spécifique de la sociologie. De ce point de vue, le « taux social de suicide », par exemple, ne peut être expliqué autrement que par une approche sociologique. Là encore, l’enjeu pour Durkheim est de fonder le caractère scientifique de la discipline. Et c’est en se définissant des objets spécifiques que la sociologie peut se définir comme science. Cette entreprise implique que tout ce qui est social n’est pas nécessairement sociologique. Les objets de la sociologie sont alors peu nombreux, bien circonscrits, mais spécifiquement sociologiques. Sur cette question, le holisme bourdieusien adopte une attitude fort opposée. En effet, celui-ci opte plutôt pour une multiplication des objets de la sociologie impliquant que tout phénomène susceptible d’être influencé par l’environnement social peut faire l’objet d’une explication sociologique. Les goûts, mais aussi les attitudes, les comportements et les croyances deviennent des objets d’analyse sociologique. La science également, comme tout produit de l’esprit humain, y compris la sociologie elle-même. L’ « impérialisme sociologique » qui caractérise la démarche bourdieusienne va de pair avec la multiplication des objets d’analyse sociologique. La question de la spécificité de cette discipline se pose moins et c’est sa puissance explicative qui est mise en avant. Dans cette perspective, la sociologie n’a pas un objet qui lui est spécifique, mais plutôt un regard sur des objets communs à d’autres disciplines.
38 On peut donc dire que le holisme – quelle que soit sa version – soutient que le tout est plus que la somme des parties. Mais selon la tradition à laquelle on se rattache, cette expression prendra deux significations très différentes. Dans le cas du holisme durkheimien, l’expression signifie que le niveau sociologique – émergent des comportements individuels – ne peut être expliqué par ces derniers car il a des lois propres qui n’apparaissent qu’au niveau macro. Par exemple, le taux de suicide est scientifiquement indépendant, donc irréductible, aux suicides individuels. Dans le cas du holisme bourdieusien, cette expression signifie que l’on peut expliquer les parties par le tout. Ainsi, ce ne sont pas les goûts individuels qui expliquent l’ordre social, mais l’ordre social qui explique les goûts individuels. Holisme durkheimien, holisme bourdieusien et individualisme méthodologique
39 Le paradigme de l’ « individualisme méthodologique », traditionnellement opposé celui du holisme, se situe, au regard de certaines caractéristiques, à mi-chemin par rapport aux deux approches holistes que nous avons présentées. L’intérêt de réintroduire ici la notion d’individualisme est de montrer que ce dernier n’est pas plus éloigné des deux types de holisme que nous avons présentés que l’un d’eux l’est à l’autre. En ce sens, cela permet de penser que les deux types de holisme que nous avons présentés sont réellement des paradigmes différents. Cette idée implique que toute explication qui mélangerait les deux approches serait probablement incohérente.
40 L’individualisme méthodologique se caractérise par le fait qu’il explique tout phénomène social par les actions, les propriétés et les motivations des individus qui en font partie [18] [18]Pour une présentation plus complète, cf. Birnbaum et Leca… . En un sens, il semble s’opposer au holisme quel qu’il soit par le fait que les phénomènes macro s’expliquent par des caractéristiques micro. Nous montrerons ici que, du point de vue des traits qui distinguent le holisme durkheimien du holisme bourdieusien, l’individualisme méthodologique se situe souvent à mi-chemin par rapport à ces deux approches. La prise en compte des motivations et des caractéristiques individuelles
41 Le holisme bourdieusien et l’individualisme méthodologique s’opposent au holisme durkheimien au sens où ce dernier est le seul à considérer les caractéristiques individuelles comme extérieures au domaine de la sociologie. L’individualisme méthodologique et le holisme bourdieusien se distinguent cependant assez nettement. Car alors que le premier accorde une place centrale aux motivations et caractéristiques individuelles dans l’explication sociologique et considère les comportements individuels comme des variables semi-indépendantes (au sens ou la sociologie ne peut les expliquer que partiellement), le holisme bourdieusien prend en compte les comportements individuels comme des variables dépendantes quelconques. Impérialisme sociologique
42 L’individualisme méthodologique se situe à mi-chemin des deux approches holistes que nous avons présentées plus haut. La place qu’accorde l’individualisme méthodologique aux motivations individuelles, à la fois intérieures à la sociologie et variables semi-indépendantes, lui confère un type d’impérialisme sociologique que l’on peut qualifier de modéré. En effet, il offre parfois des modèles de comportements qui sont en compétition avec les modèles offerts par la psychologie – par exemple la thèse des attentes rationnelles [19] [19]Développée pour la première fois par T. J. Sargent, N. Wallace,… – mais ces modèles ne sont pas nécessaires à la méthodologie individualiste. La microsociologie peut reposer entièrement sur la psychologie expérimentale (comme dans la sociologie de Homans [20] [20]Par exemple, Homans (1950). ), sans que la méthodologie individualiste en souffre. En ce sens, l’individualisme méthodologique peut aussi bien se rapprocher du holisme durkheimien, qui laisse à la psychologie le monopole de l’étude des comportements individuels, que du holisme bourdieusien qui, au contraire, concurrence fortement la psychologie sur ce point. À noter cependant que ce dernier disparaîtrait si les comportements individuels ne se révélaient pas essentiellement sociaux. Il faut donc souligner que le holisme bourdieusien est le seul paradigme sociologique qui défende une conception particulière des individus : ils sont conçus essentiellement comme des entités sociales [21] [21]Il faut préciser que les débats intérieurs à l’individualisme… . Une relative indépendance des individus par rapport aux structures sociales
43 Individualisme méthodologique et holisme durkheimien s’opposent à l’approche bourdieusienne dès lors que seul le holisme bourdieusien considère la connaissance des réalités sociales comme suffisante pour expliquer les comportements individuels. Les deux autres approches ne présentent aucune théorie particulière concernant les individus. Plus précisément, le holisme durkheimien ne présente aucune théorie (ou alors très partielle), alors que l’individualisme méthodologique a besoin d’une théorie du comportement individuel, mais d’aucune théorie en particulier.
44 L’introduction de l’individualisme méthodologique dans la présentation des distinctions entre holisme durkheimien et holisme bourdieusien, nous a donc permis ici de mettre en évidence l’idée selon laquelle le « holisme » ne fait pas référence à un seul paradigme sociologique, mais deux. Sur certains points, en effet, les deux approches apparaissent à ce point opposées qu’on ne peut les regrouper sans contradiction.
45 À cet égard, une comparaison entre l’étude d’Émile Durkheim sur le suicide et celle de Pierre Bourdieu sur les goûts permet d’en saisir l’incompatibilité. En effet, c’est justement parce que la société ne permet pas d’expliquer les suicides individuels que le taux de suicide peut être conçu comme un phénomène méthodologiquement indépendant des actions individuelles. Si l’on adopte un point de vue bourdieusien, il faut au contraire soutenir que c’est la société qui provoque les suicides individuels et, par conséquent, le taux de suicide. Les deux phénomènes s’expliqueraient alors de la même façon. Le taux de suicide perd alors la spécificité que Durkheim lui a patiemment et volontairement conférée. À l’inverse, adopter un point de vue durkheimien sur la Distinction de Bourdieu suppose de remettre en cause le concept d’habitus. En effet, il s’agirait de montrer que, en dépit des caractéristiques idiosyncrasiques nécessaires à l’acquisition d’un goût, la distribution des goûts sociaux dépend de l’appartenance à une catégorie socioprofessionnelle et que cette dépendance s’accroît avec les conflits sociaux. Le concept d’habitus est précisément ce qui permet à Bourdieu d’unifier les phénomènes individuels et sociaux, phénomènes que Durkheim s’efforce, au contraire, de distinguer.
46 Les mêmes oppositions peuvent s’observer en analysant les critiques qui, traditionnellement, ont été adressées à la sociologie holiste. Considérons la critique selon laquelle la sociologie holiste est incomplète parce qu’à aucun moment elle n’explique un phénomène social comme la cause d’un autre phénomène social [22] [22]Ce type de critique est formulé, par exemple, par Coleman… . Or il apparaît difficile d’adresser ce reproche à la Distinction de Bourdieu. En effet, celui-ci s’efforce de reconstruire, à travers la notion d’habitus, la façon dont les individus sont influencés, malgré eux, par leurs conditions d’existence. En revanche, on reproche également au holisme de ne pas laisser de place à la liberté individuelle et d’affirmer que « tout est sociologique » [23] [23]Par exemple Wrong (1961). Cette caractéristique souvent prise… . Ces critiques ne peuvent être adressées au Suicide de Durkheim. Nous nous limiterons à citer une remarque de Durkheim susceptible de décourager ces critiques :
« Notre intention n’est pas de faire un inventaire aussi complet que possible de toutes les conditions qui peuvent entrer dans la genèse des suicides particuliers, mais seulement de rechercher celles dont dépend ce fait défini que nous avons appelé le taux social de suicides. On conçoit que les deux questions sont très distinctes, quelque rapport qu’il puisse, par ailleurs, y avoir entre elles. » [24] [24]Durkheim (1898), p. 15.
47 Il ne s’agit donc pas d’affirmer que les individus se suicident pour des raisons « sociologiques », ni que la sociologie puisse avoir un regard quelconque sur le suicide individuel. Au contraire, malgré la contingence des choix individuels, une régularité sociale émerge : c’est là précisément la légitimité de la sociologie. Dans la prochaine section nous essayerons d’explorer les raisons pour lesquelles le holisme a toujours été considéré comme un paradigme unique, confondant ainsi deux approches parfaitement distinctes. L’ambiguïté de Durkheim
48 Comme nous l’avons noté au début du texte, ce sont les sociologues individualistes qui se sont attachés, la plupart du temps, à définir le paradigme holiste, de façon d’ailleurs assez polémique. À cet égard, Durkheim peut faire figure d’exception. Tout au long de ses œuvres – et, en particulier, dans les Règles de la méthode sociologique – il a tenté de construire une méthodologie. Et c’est cette méthodologie qui a été a posteriori unanimement considérée comme holiste. Une relecture attentive des Règles de la méthode sociologique permet d’imputer à Durkheim une part de responsabilité dans la confusion entre les deux types de holisme. Cette confusion découle sans doute de la volonté de Durkheim de rendre la sociologie indépendante de la psychologie, en traitant « les phénomènes sociaux comme des choses », comme des objets « sui generis ayant une vie propre ». Les deux types de holisme, partageant ces traits, ont probablement attiré Durkheim dans deux directions différentes et incompatibles. D’ailleurs, certains de ses livres – tels que Les formes élémentaires de la vie religieuse – offrent des explications plutôt holistes dans le sens bourdieusien.
49 Dans le chapitre premier des Règles de la méthode sociologique, Durkheim essaye de cerner l’objet de la sociologie. Ses premières remarques sont clairement orientées vers un holisme durkheimien. À propos du concept de « fait social », il note que
« on l’emploie couramment pour désigner à peu près tous les phénomènes qui se passent à l’intérieur de la société, pour peu qu’ils présentent, avec une certaine généralité, quelque intérêt social. Mais, à ce compte, il n’y a, pour ainsi dire, pas d’événements humains qui ne puissent être appelés sociaux [...]. Si donc ces faits étaient sociaux, la sociologie n’aurait pas d’objet qui lui fût propre, et son domaine se confondrait avec celui de la biologie et de la psychologie » [25] [25]Règles, p. 95. .
50 Par ces remarques, la sociologie des Règles de la méthode sociologique tend très clairement à définir le holisme durkheimien. Il n’est pas question d’expliquer les goûts et les pratiques individuelles, ni de confondre l’objet de la sociologie avec celui des autres sciences. Nous reconnaissons ici le principe de non-empiétement, et l’opposition à l’impérialisme sociologique qui caractérise le holisme bourdieusien. Cette orientation est présente tout au long du livre. À plusieurs reprises, la diversité des comportements individuels par rapport à la régularité des phénomènes sociaux est mise en avant [26] [26]Par exemple : « Il n’est pas de fins, et moins encore de… . Enfin, il note qu’ « il y a, entre la psychologie et la sociologie la même solution de continuité qu’entre la biologie et les sciences physicochimiques » [27] [27]Règles, p. 197. . Les entités biologiques sont des propriétés émergentes par rapport aux entités physicochimiques. Elles sont indépendantes épistémologiquement (bien que non ontologiquement), en obéissant à leurs propres lois. Mais en aucun cas les lois biologiques ne peuvent avoir une influence sur les objets physiques. C’est donc dans cette analogie que Durkheim semble avoir clairement défini son holisme.
51 Malheureusement, les Règles de la méthode sociologique sont loin d’être aussi univoques. Dans plusieurs passages, Durkheim exploite également une voie qui s’éloigne de ses affirmations précédentes. Son objectif – donner à la sociologie un statut de discipline scientifique à part entière – y est probablement pour beaucoup. Car après avoir soigneusement montré comment le niveau social était distinct du niveau individuel, il a également voulu montrer comment le premier influence le deuxième. Les phénomènes sociologiques deviennent alors des « puissances contraignantes » pour les individus [28] [28]P. 194. et l’organisation collective le principe explicatif des sentiments individuels [29] [29]P. 200. . Le niveau social et le niveau individuel cessent donc, occasionnellement, d’être causalement distincts, et ils deviennent des domaines en interaction causale mais dans un seul sens : les phénomènes sociaux peuvent expliquer des traits individuels, mais non l’inverse.
52 À ce titre, la célèbre définition du « fait social » peut être considérée comme l’origine de l’amalgame entre les deux types de holisme :
« Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles. » [30] [30]P. 107.
53 On distingue donc deux définitions : la première correspond à ce que l’on a appelé « holisme bourdieusien ». Les faits sociaux rendent compte aussi bien d’autres phénomènes sociaux que de certains phénomènes individuels. Il y a une interaction causale entre l’individu et la société et la tâche du sociologue est, pour une part, de saisir les influences sociales que subissent les individus. La deuxième définition suppose en revanche, que les faits sociaux doivent être étudiés indépendamment de leurs manifestations individuelles et qu’ils doivent être considérés comme relevant d’une catégorie d’objets causalement indépendants. Nous avons essayé de montrer que les deux définitions sont incompatibles dans leurs principes et difficilement conciliables dans leurs conséquences. Conclusion : la sociologie et la question de la continuité avec les autres sciences
54 La question de la continuité ou de la discontinuité entre les sciences fait l’objet de nombreux débats. Elle ne concerne pas uniquement la sociologie. La plupart des travaux s’accordent à reconnaître une dépendance ontologique de tous les objets de science aux objets de la physique : c’est la thèse moniste et matérialiste. Cependant, cette dépendance peut ne pas être épistémologique. En psychologie, l’approche fonctionnaliste consiste à identifier les états mentaux par ses relations avec l’environnement mental ou non mental et non par leur support ontologique [31] [31]Pour une clarification de la relation entre fonctionnalisme et… . Ainsi, elle considère qu’il n’y a pas besoin de chercher la causalité au niveau des entités physiques pour expliquer correctement un phénomène psychologique. De ce fait, la relation entre une propriété mentale et une autre propriété doit être considérée comme irréductible, donc comme une « boîte noire ». Le fonctionnalisme psychologique est donc une théorie de l’irréductibilité de la psychologie à des phénomènes dont les entités psychologiques sont des agrégats.
55 Le succès du fonctionnalisme en psychologie permet de proposer une nouvelle perspective dans le débat en sociologie entre holisme et individualisme. Au cours des dernières années, ces débats ont tourné autour de la primauté de l’individu sur le groupe ou, au contraire, du groupe sur l’individu. Ils ont également abordé la question de la liberté individuelle et du déterminisme. En un mot, ils ont opposé l’individualisme méthodologique à ce que nous avons appelé le holisme méthodologique bourdieusien. Sans remettre en cause l’une ou l’autre de ces approches, force est de constater qu’une variante du holisme méthodologique, dont le fondateur était Durkheim, a été de moins en moins prise en compte dans les débats actuels, en dépit de l’existence d’un certain nombre de théories qui appartiennent clairement à cette tradition, notamment l’évolutionnisme institutionnel [32] [32]D. C. North (1990). ou un certain nombre d’explications fonctionnalistes (au sens sociologique). En ce qui concerne ces dernières, un exemple visible de leur appartenance à la classe du « holisme durkheimien » est la théorie explicative fonctionnaliste de la « déviance ». Celle-ci fait référence à toute action qui contredit les valeurs dominantes d’une société et qui est objet de réprobation. Elle ne fait donc appel à aucun comportement ou croyance particulière. Ces deux courants peuvent être situés dans le sillage de Durkheim, qui privilégiait des mécanismes évolutionnistes pour rendre compte de la naissance des institutions et les explications fonctionnalistes pour expliquer leur permanence [33] [33]Voir De la division du travail social, op. cit. . Le « holisme durkheimien », contrairement aux deux autres paradigmes, pose clairement la question de la réductibilité méthodologique de la sociologie aux propriétés psychologiques. Sa réponse – radicalement négative – peut sembler aujourd’hui excessive. Cependant, toutes les explications fournies par le holisme durkheimien ne sont pas à rejeter. Au contraire, si la psychologie (ou la référence aux individus) est souvent utile pour fournir des explications dans les sciences sociales, une telle conclusion ne peut être généralisée à toutes les explications. Si donc il est difficile de soutenir une position forte de l’indépendance méthodologique des sciences sociales par rapport aux autres sciences, il est néanmoins possible de défendre une quasi-indépendance. Celle-ci s’exprimerait alors ainsi : certaines explications en sciences sociales n’ont besoin d’aucune référence au niveau psychologique (ou plus généralement individuel). Notes
[1] Smuts (1926). [2] Dumont (1983) peut être considéré, en partie, une exception. Il réévalue le concept de holisme, notamment pour l’étude d’un certain type de société. Mais il ne se considère pas explicitement holiste. [3] Voir, par exemple, Boudon (1979), Bunge (1998) et Coleman (1990). [4] Documents pour l’enseignement économique et social, no 127, 2002, p. 21. [5] Il faut noter, cependant, que les deux sociologues, en revanche, on souvent été cités comme des représentants illustres du « holisme méthodologique ». [6] La microéconomie a longtemps ignoré les découvertes des psychologues en proclamant son indépendance. Les individus étaient des homines oeconomici, et non, simplement, des hommes. Avec le développement d’une vision de plus en plus formelle de l’homo oeconomicus (voir Demeulenaere, 1996) et des travaux empiriques de Kahneman et Tversky (1982), l’économie a aujourd’hui partiellement abandonné son aspect « isolationniste ». [7] Cette reformulation suggère, mais elle n’implique pas, un « holisme ontologique », selon lequel des phénomènes sociaux, tels que le taux d’inflation, existent vraiment. [8] L’ « irréductibilité des faits sociaux » est souvent utilisée comme critère distinctif du holisme (cf. Dumont, 1983). [9] À l’antiréductionnisme et l’organicisme, Phillips (1976) ajoute une troisième propriété du « holisme », qui consiste à pratiquer des analogies entre le tout et la partie. Il s’agit d’une approche que nous ne prenons pas en considération ici. [10] Durkheim (1897) (nous utiliserons l’édition de 1976, cinquième tirage de la nouvelle édition de 1930, par PUF) ; Bourdieu (1979). [11] É. Durkheim (1893), livre 2, chap. 2, § III. [12] L’explication par le filtre, notamment de type évolutionniste, a connu par la suite un développement important, aussi bien dans les sciences sociales qu’économiques. Voir, parmi les premiers, Alchian (1950). [13] Durkheim trouve 10 régularités pour le taux de suicide : il varie très faiblement dans un même pays, il varie fortement d’un pays à l’autre, il tend à augmenter partout tout au long du XIXe siècle, il augmente brusquement lors des crises économiques et sociales, il concerne davantage les villes que les campagnes, davantage les hommes que les femmes, il augmente avec l’âge, il augmente jusqu’en juin, puis il décroît, il concerne plus les Protestants que les Catholiques, et plus les Catholiques que les Juifs, il augmente avec le taux d’instruction, avec le célibat et il est aggravé par les mariages précoces. Nous ne nous intéressons pas ici à la question de savoir lesquelles de ces régularités sont encore d’actualité. Pour ce sujet, voir Besnard (2000). [14] Bourdieu (1992), p. 101. [15] En fait, dans La distinction, l’explication en elle-même n’est pas univoque. Jon Elster (1986) en trouve deux, mutuellement incompatibles. Nous avons reconstruit ici celle qui est exposée dans les premières pages du chapitre 3. [16] Bourdieu, Chamboredon, Passeron (1968), p. 40-41. [17] Feyerabend (1979), Walzer (1997). [18] Pour une présentation plus complète, cf. Birnbaum et Leca (1986), en particulier la première partie. [19] Développée pour la première fois par T. J. Sargent, N. Wallace, « “Rational expectations”, the optimal monetary instrument, and the optimal money supply rule », Journal of Political Economy, 83, 1975, p. 241-254.
[20] Par exemple, Homans (1950). [21] Il faut préciser que les débats intérieurs à l’individualisme méthodologique portent souvent sur les conceptions des individus. Ainsi ceux-ci peuvent être conçus comme rationnels ou non, ou encore appréhendables par introspection ou par une démarche expérimentale. [22] Ce type de critique est formulé, par exemple, par Coleman (1986), et discuté par M. Bunge (1998). Il s’agit de l’argument de la « boîte noire ». [23] Par exemple Wrong (1961). Cette caractéristique souvent prise par la sociologie holiste a été qualifiée par Boudon d’ « individualisme honteux ». Cf. R. Boudon, « Individualisme et holisme dans les sciences sociales », dans Birnbaum et Leca (dir.), op. cit. [24] Durkheim (1898), p. 15. [25] Règles, p. 95. [26] Par exemple : « Il n’est pas de fins, et moins encore de moyens, qui s’imposent nécessairement à tous les hommes, même quand on les suppose placés dans les mêmes circonstances » (p. 187). [27] Règles, p. 197. [28] P. 194. [29] P. 200. [30] P. 107. [31] Pour une clarification de la relation entre fonctionnalisme et support ontologique, voir Putnam (1992). [32] D. C. North (1990). [33] Voir De la division du travail social, op. cit. [*] Je remercie Diego Rios, Pierre Demeulenaere et Massimo Borlandi pour leurs commentaires et références utiles.