EU: Husserl
HUSSERL EDMUND
Gérard GRANEL : professeur à l'université de Toulouse
Edmund Husserl est tout simplement le plus grand philosophe apparu depuis les Grecs. Ce jugement subsiste, différent de celui des partisans de la « philosophie husserlienne » – et malgré, tout aussi bien, les adversaires de celle-ci – parce qu'il atteint dans l'œuvre du fondateur de la phénoménologie une signification générale et une portée historique qui vont bien au-delà de ce que cette œuvre, en tant qu'elle est en effet aussi une certaine philosophie parmi d'autres, possède en elle-même comme « forces » et comme « faiblesses » (d'une façon générale comme « limites » propres à une époque, à un homme et à une école). Il atteint, en effet, et reconnaît en elle un effort pour rendre l'humanité moderne capable de ce dont aucune humanité depuis les Grecs n'a jamais plus été capable : la vie elle-même comme vie dans et par le « philosophique », c'est-à-dire dans et par la responsabilité radicale à l'égard du vrai et de l'être, centre et source d'une unification articulée de toute pratique et de toute théorie à quelque niveau qu'elles appartiennent.
Ce projet husserlien en vue d'une capacité de l'humanité par rapport à la question de l'être a été repris, mais en dehors de la phénoménologie, par Heidegger. Et la postérité heideggérienne, dans l'entrecroisement habituel de l'incompréhension paternelle et de la fidélité parricide, bref cette succession elle-même « grecque », entièrement tragique, est sans doute la seule qui compte. Mais ce n'est certes pas la seule qui se soit manifestée dans la vie publique de l'esprit, c'est-à-dire dans la culture et dans l'Université. Nombreux, ou plutôt innombrables, sont les philosophes qui doivent à Husserl d'avoir trouvé le moyen et la forme, le chemin et le langage pour pouvoir être philosophe entre la Première Guerre mondiale et les dix années qui ont suivi la Seconde. Cela va de Max Scheler (Le Formalisme dans l'éthique, 1916) à Maurice Merleau-Ponty en passant par Eugen Fink, Ludwig Landgrebe, Roman Ingarden, Emmanuel Levinas, le premier Sartre, sans parler des étudiants de philosophie qui ont lu Husserl tour à tour de 1930 à 1955, comme on a lu Hegel de 1806 à 1835. Puis Husserl a traversé cette sorte de purgatoire, ou plutôt d'imperceptible effacement, qui affecte comme on sait (mais à un moment et pour une durée qu'on ne sait pas) les plus grandes œuvres. Ce temps de retombée et d'isolement relatif signifiait seulement que s'affûtait le tranchant d'une nouvelle lecture de la phénoménologie, loin de toute appartenance d'école et de toute réfutation militante, une lecture qui cherche maintenant, dans le démantèlement de son tombeau moderne, pieusement et exactement le contour de cette pensée « grecque ».
Des mathématiques et de Franz Brentano à la phénoménologie[modifier]
Edmund Gustav Albrecht Husserl est né à Prossnitz (Autriche-Hongrie) d'Adolf Abraham Husserl et de Julie Selinger, tous deux d'ascendance juive. Après ses études secondaires au Deutsche Staatsgymnasium d'Olmutz, il suit en 1876-1877, pendant trois semestres, à l'université de Leipzig, les cours de physique, de mathématique, d'astronomie et de philosophie. À partir d'avril 1878, il passe six semestres à l'université de Berlin où, tout en continuant ses études de philosophie, il étudie principalement les mathématiques, et où il a pour professeurs Leopold Kronecker et Karl Weierstrass. En mars 1881, il suit à Vienne l'enseignement de Leo Königsberger, auprès de qui il est promu docteur en philosophie, le 29 novembre 1882, avec une dissertation intitulée Contributions à la théorie du calcul des variations (Beiträge zur Theorie der Variationsrechnung). Durant le semestre d'été 1883, Husserl est assistant de Weierstrass à Berlin ; mais, dès le semestre 1883-1884, il revient à Vienne poursuivre ses études de philosophie auprès de Franz Brentano avec lequel il ne tarde pas à se lier. Le 8 avril 1886, il se convertit à la foi chrétienne et entre dans l'Église luthérienne évangélique où il reçoit le baptême le 1er août de la même année. En octobre, recommandé par Franz Brentano, il rejoint Carl Stumpf à l'université Halle-Wittenberg où il termine en un an son Habilitationsschrift avec une étude sur le concept de nombre (Über den Begriff der Zahl. Psychologische Analysen).
Le 6 août 1887, il épouse une institutrice d'ascendance juive convertie peu auparavant au luthéranisme, Malvina Steinschneider, dont il aura trois enfants. Le 24 octobre 1887, il donne sa leçon inaugurale à l'université de Halle sur les fins et les tâches de la métaphysique (Die Ziele und Aufgaben der Metaphysik). Du semestre d'été 1887 à celui de 1894, il enseigne comme privatdozent à l'université de Halle où il est nommé professeur à titre personnel le 1er août 1894. En septembre 1901, la faculté de philosophie de l'université de Göttingen fait appel à Husserl comme « professor extraordinarius », mais cette même université lui refuse, en mai 1905, pour « manque de qualification scientifique », le titre de « professor ordinarius » ; cependant, le 28 juin 1906, il reçoit l'ordinariat à titre personnel. Le 1er avril 1916, il est appelé comme professeur ordinaire par l'université de Fribourg-en-Brisgau où il succède à Heinrich Rickert. Sa leçon inaugurale, le 3 mai 1917, a pour sujet La Phénoménologie pure, son domaine de recherche et sa méthode. Nommé en 1917, par le grand-duc de Bade, conseiller secret de la cour, il reçoit, le 3 août 1919, de la faculté de droit de l'université de Bonn, le titre de « doctor juris honoris causa ». Pressenti en juillet 1923 par l'université de Berlin pour succéder à Ernst Troeltsch, il décline finalement cet honneur et devient professeur honoraire le 23 mars 1928. Il a pour successeur Martin Heidegger.
En mars 1933, Husserl est rayé de la liste des professeurs à cause de son ascendance juive. Cette exclusion est d'abord rapportée, pour le motif que Husserl a donné un de ses fils à l'Allemagne pendant la Première Guerre mondiale, mais elle est finalement, et sans appel, renouvelée en 1936. Husserl meurt à Fribourg-en-Brisgau à l'âge de soixante-dix-neuf ans.
Sommaire
- 1 Des mathématiques et de Franz Brentano à la phénoménologie
- 2 Husserl le Grec
- 3 Husserl le moderne
- 4 POUR CITER L’ARTICLE
- 5 BIBLIOGRAPHIE
- 6 HUSSERL EDMUND - (repères chronologiques)
- 7 HUSSERL EDMUND, en bref
- 8 LA CRISE DES SCIENCES EUROPÉENNES ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE, Edmund Husserl - Fiche de lecture
- 9 MÉDITATIONS CARTÉSIENNES, Edmund Husserl - Fiche de lecture
Husserl le Grec[modifier]
Signification essentielle de la phénoménologie[modifier]
On retiendra les paroles de la fin d'abord, celles de La Crise des sciences européennes (Die Krisis der europäischen Wissenschaften, 1936), « testament » du penseur dans lequel ce qu'il lègue est le testament lui-même, c'est-à-dire l'« Alliance » à partir de laquelle il a toujours parlé, et dont il a uniquement parlé « à travers » tous les thèmes et toutes les recherches de son œuvre immense, l'Alliance de la Vérité avec l'Humanité : « Porter la raison latente à la compréhension de ses propres possibilités et ouvrir ainsi au regard la possibilité d'une métaphysique en tant que possibilité véritable, c'est là l'unique chemin pour mettre en route l'immense travail de réalisation d'une métaphysique, autrement dit d'une philosophie universelle. C'est uniquement ainsi que se décidera la question de savoir si le Télos qui naquit pour l'humanité européenne avec la naissance de la philosophie grecque : vouloir être une humanité issue de la raison philosophique, et ne pouvoir être qu'ainsi – dans le mouvement infini où la raison passe du latent au patent et la tendance infinie à l'autonormation par cette vérité et authenticité humaine qui est sienne – n'aura été qu'un simple délire de fait historiquement repérable, l'héritage contingent d'une humanité contingente, perdue au milieu d'humanités et d'historicités tout autres ; ou bien si, au contraire, ce qui a percé pour la première fois dans l'humanité grecque n'est pas plutôt cela même qui, comme entéléchie, est inclus par essence dans l'humanité comme telle » (Die Krisis der europäischen Wissenschaften, § 6).
La mauvaise façon de faire face à un tel texte est de masquer la crainte que sa force de décision historiale nous inspire sous les diverses « supériorités » que nous nous sentons capables d'exercer à son égard, comme à l'égard de l'œuvre husserlienne dans son entier. En particulier, nous avons aujourd'hui tous les moyens, non seulement de ne pas consentir à confondre le travail de la philosophie (si même nous continuons, par provision, à nous servir encore de cet ancien mot) et le travail de manifestation de la raison, mais aussi de saisir déjà dans le caractère « infini » de ce travail de manifestation, c'est-à-dire dans le pur et simple « ainsi de suite » d'une entreprise interminable, la rançon de son in-finité en un autre sens, et plus radical, celui d'une indétermination originelle. Nous sommes également capables, élevant à la clarté du savoir la sentence fameuse prononcée par Kant dans l'obscurité du principe de juridiction critique – que la « vérité » n'est qu'un « mot séduisant » – de coller Husserl au mur d'une notion si plane, que de surcroît il a lui-même aplanie jusqu'à l'absolue surface, c'est-à-dire aussi bien la superficialité absolue de l'idée d'apodicticité (ou de présence pure). Bref, nous sommes, de toute façon, beaucoup plus « savants » et beaucoup plus « forts » que ne l'était Husserl, parce que nous le sommes beaucoup plus qu'il ne pouvait l'être.
C'est qu'il ne s'agit pas là d'une différence entre les hommes, mais d'une différence entre des âges de l'humanité, c'est-à-dire entre des âges auxquels appartiennent les hommes avec la totalité de leurs travaux et de leurs qualités, les uns définis et les autres employées dans des limites essentielles qui sont celles d'un « jeu du possible » dont nul n'est convenu et que personne ne franchit, aucune puissance naturelle n'y pouvant faire de brèche, et la liberté même de l'esprit se confondant avec le « jouer » de ce jeu. Ni Marx, ni Freud, ni Saussure, ni non plus Nietzsche et non plus Heidegger (pour faire de tous ces noms les indices-repères des limites et des règles de notre âge et de notre jeu, c'est-à-dire de l'âge et du jeu qui définissent le « nous » et le « nôtre ») ne permettent en effet que nous puissions reprendre l'intention et la tâche dont vécut et mourut Husserl. Le réseau de l'économique, de l'inconscient et du langage, celui de la destruction et de la différence, non seulement ne peut pas se rabouter aux connexions terminales du réseau de la conscience et de l'idéalité, de la construction et de la présence, mais encore défait dans les retours de sa puissance propre les attaches initiales de l'autre (ses « principes », où il reconnaît déjà le produit et l'envers d'un autre et immémorial tissage), immerge ses horizons, arrête sur place le mouvement même de ses démarches, relègue ses dieux comme de simples statuettes. Il n'y a pas plus de sens à vouloir être husserlien aujourd'hui que leibnizien ou aristotélicien. C'est même avec la « disparition » de Husserl, quelque part vers les années cinquante, qu'il est devenu évident que toute métaphysique, et toute la métaphysique, avait basculé par-dessus l'horizon et qu'un nouveau ciel de la préoccupation étendait partout sa nuit claire et son chiffre inconnu.
Que faire d'autre que reconnaître cette situation d'effacement, de pivotement autour de l'axe qui, malgré toute estime, avait déjà creusé, par exemple autour de Maurice Merleau-Ponty, un immense vide, plus décisif que celui de sa mort « soudaine » et qui semblait l'appeler – Merleau-Ponty grâce à qui justement la philosophie, et justement celle de Husserl, avait une dernière fois fait le plein quelques années à peine auparavant ? Lorsque tourne la roue d'un monde, et que montent à pleins godets les « vainqueurs » grands ou minces dans le ruissellement d'un nouveau langage, tous ceux qui descendent, et qu'ils soient minces ou grands, vivants ou morts, sont tous morts.
Quand tout cela serait vrai – et tout cela est vrai d'une certaine façon – nous n'aurions pas cessé cependant d'être précédés dans tout ce que nous venons de dire par le texte de Husserl. Car l'âge et la différence des âges, conçus comme ils doivent l'être pour entraîner précisément la totalité et accomplir l'irrévocable, sont nécessairement l'âge et la différence d'âge de l'« humanité », non celle des classes d'âge des hommes, ni celle qu'entraîne telle ou telle évolution dans tel ou tel contenu du savoir ou de toute autre pratique, encore moins celle des phénomènes de mode. Tout ce que nous avons dit, ou bien donc est un amalgame prétentieux de « supériorités » prétendues, ou bien l'énumération d'un certain nombre d'indices qui marquent effectivement qu'entre la phénoménologie husserlienne et « nous » l'humanité a changé d'heure. Et c'est précisément là que Husserl nous précède, et que son concept d'humanité est encore trop difficile pour nous.
Le concept d'humanité et la possibilité de la philosophie[modifier]
Encore faut-il, pour comprendre cela, que nous soyons capables d'entendre ce terme même d'« humanité ». L'erreur serait de croire que le concept ici utilisé par Husserl est un concept général vague (un conceptus communis), quelque chose comme la réédition husserlienne de la fameuse « nature humaine » que les sciences (précisément « humaines ») ont mise en bière. La difficulté vient, au contraire, de ce que le concept d'humanité est chez Husserl un concept singulier, entièrement historique, qui sépare l'Humanité comme une humanité, et son Histoire comme une histoire, des « humanités et historicités tout autres ». Quelle humanité est ici distinguée, est clairement indiqué dans le texte, c'est l'humanité « grecque ». Est appelée « grecque » l'humanité qui est capable de la possibilité de la philosophie, et elle est appelée ainsi non seulement parce que la première humanité qui a fait preuve d'une telle capacité fut en effet le peuple grec, mais encore parce que toute reprise du savoir et du vouloir-être-capable ne peut se faire que dans un rapport explicite et déterminé avec la forme et les limites de la tentative grecque. C'est précisément dans la mesure où l'humanité moderne, malgré la présence en elle – à côté d'une science mathématique et d'une science de la nature – de toute une série de problèmes métaphysiques rassemblés et traités dans des œuvres métaphysiques (dont certaines sont immenses), ne s'est pourtant jamais montrée capable de ressaisir la possibilité, c'est-à-dire l'essence même du travail philosophique, qu'il n'y a pas encore eu (et l'on peut même ajouter, contrairement cette fois à l'espérance husserlienne, qu'il n'y aura jamais) d'humanité moderne. Ou, plus précisément, l'humanité moderne fait partie de ces humanités, et son histoire de ces historicités qui sont dites énigmatiquement « tout autres » que l'humanité et l'histoire « grecques ».
En quel sens « tout autres » ? Si l'humanité et l'histoire grecques sont l'humanité et l'histoire où « a percé pour la première fois... l'entéléchie » de l'être-homme, les autres humanités sont celles dans lesquelles l'être-homme est demeuré « en puissance », comme une sorte de matière naturelle infinie qui n'a pas trouvé la mise en œuvre dans laquelle elle apparaîtrait « ayant sa tenue dans l'achèvement ». La séparation ici prononcée, la même que celle des βαρϐαρὸι et des ’ˊΕλληνες qui forme la base de l'histoire pour Thucydide et celle du politique pour Aristote, est précisément celle que, perdus dans toutes les supériorités de notre âge à l'égard de la philosophie, nous risquons de ne plus pouvoir risquer, faute de la comprendre et même de l'apercevoir. Il en va ici comme lorsqu'un peuple ne se reconnaît plus lui-même, ou lorsqu'un dieu s'est retiré : une vaillance alors révolue recule dans le fabuleux. Pareil pourtant au Fondateur qui sépare l'Histoire – la vaillance du λ́ογος – de la Nature et du Divin, et dresse pour l'y enclore l'abri de la Π́ολις, Husserl réveille dans l'humanité européenne l'Idée et sa séparation. Il nous sépare des autres humanités comme l'unique peuple qui sache l'être et le vrai, c'est-à-dire qui d'abord habite et accomplisse, qui ensuite comprenne théorétiquement et agisse dans la possibilité même du « philosophique ». De cette décision dont il nous veut encore une fois capables, il écrit que « par elle seule sera décidé si l'humanité européenne porte en soi une Idée absolue au lieu d'être un simple type anthropologique comme la Chine ou les Indes ; et décidé du même coup si le spectacle de l'européisation de toutes les humanités étrangères annonce en soi la vaillance d'un sens absolu, relevant du sens du Monde et non d'un historique non-sens » (Krisis, § 6).
Nous pouvons renâcler devant cet appel à la capacité de décision historiale, par exemple faire semblant de croire ici à un quelconque ethnocentrisme, nous tromper malignement sur l'idée d'Europe, nous inquiéter à grand bruit de l'usage du « vieux concept aristotélicien » d'entéléchie. Autant de façons de ne pas voir que « Ethnos » – le « peuple » ici invoqué – est seulement le peuple-de-l'-être, « Europe » l'imaginaire géographie de cette différence, « Télos » ce qui donne sa tenue à l'histoire non naturelle de l'être-homme comme histoire du « Monde », par rapport à quoi toutes les humanités d'autrefois et d'aujourd'hui (et en nous aussi bien, en particulier comme « bons Européens », soldats de la science et de la conscience) ne sont que les porteuses d'un destin éternel au jour le jour qui se meut par civilisations comme par troupeaux à l'intérieur du Monde, déposant sur les parois (ou les galeries) l'art le plus haut, élevant dans le grondement poétique qui signale toujours l'assemblement des hommes les paroles de la plus haute sagesse et celles du plus cruel amour, entretenant aussi des mœurs, des guerres, des industries, élevant enfin les machines du théorique vers le ciel, vers les corps, vers les âmes, et finalement et d'abord vers la pure ingéniosité de la combinaison mathématique. Mais sans décision. Animal détenu par le Logos, et non ce « vivant » qui le détient par la capacité de se ré-volter sur lui comme le cerne et l'assise absolument non naturels d'un être-homme absolument non animal. Tel est cependant l'homme « grec », le premier-né d'entre les morts lui aussi, entièrement mort et vivant comme mort, re-venant du Monde même dans la Nature riante qui ne sait point sa limite et s'y dispose simplement. Lui sachant, indispos, omni-disposant, deuxième Œdipe.
Nous pouvons renâcler à re-saisir la différence de l'humanité grecque par rapport à toute autre humanité et reculer – notre esprit comme des yeux d'animaux devant le feu – devant la décision d'être. Mais, cependant, nous continuons à contaminer « les humanités étrangères » par la puissance propre de la science, de la pratique, de la culture – et généralement du « mode d'être » européen. C'est que la raison moderne repose sur un sous-bassement métaphysique déjà élaboré (cette élaboration fût-elle elle-même naïve) et que tous ses produits tirent de là une puissance mortelle à l'égard des fructifications naturelles des humanités restées en dehors d'une telle décision. Si nous n'avons plus la vaillance, nous portons encore la maladie. De toute façon, c'est-à-dire que nous le voulions ou non, que nous le sachions ou non, nous sommes en train d'unifier la Terre et les peuples qu'elle porte sous la production infinie de la raison dans son « pur » et de la conscience dans son « propre ». La question est seulement de savoir si l'humanité moderne, qui « humanise » toutes les autres en ce sens qu'elle les « modernise », se dérobera elle-même encore longtemps à la tâche de la reconnaissance, c'est-à-dire de l'exploration et de la détermination de son sous-bassement métaphysique quant à sa nature et à ses limites, tâche qui elle-même implique un pouvoir retrouvé à l'égard de la possibilité (ou essence) du métaphysique en tant que tel, autrement dit la capacité de faire à nouveau de l'être et de la vérité une question, un lieu de combat et de décision. Faute pour l'humanité moderne de devenir ainsi, d'une façon inconnue aux Grecs eux-mêmes, mais de même vaillance que la leur, une humanité non contingente, c'est en esclave que l'homme européen subira son destin, et en tyran qu'il conduira celui des autres.
La question de Husserl, celle qui assure à son œuvre entière sa portée historique et sa signification essentielle, est ainsi une question sur le sens et le fondement de la modernité. Il est bien certain que cette question n'est pas saisie dès le début sous la forme ni avec l'assurance où elle est formulée dans le testament dont on est parti. Mais on peut dire qu'elle est, elle aussi, l'entéléchie de toutes les « recherches » – logiques, puis transcendantales, enfin « absolues » – au long desquelles la phénoménologie apparaît peu à peu dans ce dont elle est « capable ». Ces étapes de la mise en œuvre sont cependant, et malgré une unité indéniable, fort différentes entre elles. Il nous reviendra donc de les préciser chaque fois dans le détail même de l'exposition, travail dans lequel réapparaîtront à plusieurs reprises les questions essentielles apparues jusqu'ici.
La « fondation platonicienne de la logique »[modifier]
La question sur le sens et le fondement de la modernité, en laquelle se rassemblent toutes les autres questions de la phénoménologie, s'est d'abord jouée pour Husserl, à l'époque des Logische Untersuchungen (1900), dans une sorte de marginalité indéterminée et précieuse par rapport aux deux disciplines modernes qui seules pouvaient être, ou se prétendre, « compétentes » à l'égard de la logicité en général : la « psychologie » (comme rameau de la science moderne de la nature) et la « théorie de la connaissance » (comme rameau de la science moderne de l'esprit). La chance de la philosophie qui devait s'affermir dans ces recherches, et bientôt saisir son idée sous le terme de « phénoménologie », est certainement que Husserl n'ait pas d'abord été philosophe, mais mathématicien. Une deuxième fois, entre 1891 (Philosophie der Arithmetik) et 1900 (Logische Untersuchungen), s'est vérifié l'oracle pythagoricien que Platon a inscrit au fronton de la métaphysique : « A-géomètre, qu'aucun n'entre ici. »
Ce point de départ dans une science est à comprendre non pas dans le sens d'une subordination du « logique » à l'ordre des sciences, mais bien au contraire comme fondation de toutes les sciences dans le « logique » comme dans leur « possibilité de principe ». C'est ce que Husserl appellera plus tard (dans l'introduction de Formale und transzendentale Logik) la « fondation platonicienne de la logique ». La référence à Platon est ici essentielle, en ce qu'elle marque la différence radicale du travail husserlien par rapport à tout travail philosophique moderne (et qu'en lui par conséquent se montre sous une autre figure encore le « Grec » dans Husserl et sa puissance de décision). La thèse de Husserl est en effet que « le rapport originel entre logique et science s'est inversé d'une manière remarquable dans les temps modernes » (Introduction de Formale und transzendentale Logik). Ce qui signifie que non seulement les mathématiques modernes et les sciences modernes de la nature, mais encore la métaphysique moderne elle-même ne sont que des sciences. Par « science », il faut entendre ici l'« effectuation naïve et immédiate de la raison théorique », c'est-à-dire une « effectuation » du savoir qui s'est coupée de la question sur le « vrai » lui-même et ne vise plus à la radicalité « principielle » dans la compréhension et la justification de soi : qui ne vise plus l'Idée ou le Logos.
C'est au contraire dans la reprise de cette visée platonicienne que Husserl ressaisit la possibilité de la décision philosophique à un niveau inconnu des modernes, qu'il appelle « logique ». « Logique », dans les Recherches logiques, est d'abord à comprendre comme l'adjectif de Logos. C'est secondairement que ces recherches doivent leur titre au fait que la « matière » de leur investigation couvre en effet l'ensemble des domaines que connote, pour nous modernes, et sans que l'unité en apparaisse clairement, un tel titre : des réflexions sur les mathématiques, des réflexions sur les systèmes formels en général, puis des généralités sur les sciences et peut-être aussi des généralités sur la notion même de signification. Des recherches fondamentales ne doivent en effet jamais leur titre (c'est-à-dire à la fois leur validité et leur intitulé) à leur matière, mais à leur ordre et au principe de cet ordre. De là vient que celles de Husserl rassemblent non seulement les matières « logiques » énumérées plus haut, mais aussi, et même surtout, des développements qui, pour nous modernes, relèveraient d'autres disciplines que de notre « logique » et que nous rangerions dans cet arrière-tiroir où la philosophie moderne, comme simple effectuation naïve de la raison, a rangé ce qui aurait dû être sa forme et qui n'est plus que la généralité incomprise de sa matière : la « philosophie générale ». Ainsi en est-il des développements sur l'idée de grammaire pure, sur celle de vécu intentionnel, celle d'intuition catégoriale, etc.
La métaphysique moderne et les mathématiques[modifier]
Il faut faire deux remarques sur ce lien initial entre le point de départ mathématique et la réouverture d'une dimension « platonicienne » du logique chez le premier Husserl. La première concerne la métaphysique des modernes, déjà plusieurs fois « accusée » de relever d'un exercice naturel ou naïf du pouvoir théorétique. Il y a là en effet quelque chose qui pourrait n'être pas du tout compris, d'une part parce que la mathématique, avant d'être l'occasion de la redécouverte par Husserl du Logos et de l'Eidos « grecs », a d'abord été la première science à recevoir un développement moderne (entre la génération de Fermat, Pascal, Descartes et celle de Leibniz et de Newton) entraînant dans son sillage non seulement une physique moderne, c'est-à-dire une physique mathématique, mais encore le projet d'une métaphysique moderne qui s'est conçue elle-même comme « mathesis universalis » ou comme philosophie « more geometrico », et que par conséquent la mathématique n'est pas par elle-même ce qui conduirait la pensée vers une « radicalité principielle » de type « grec », qu'au contraire même son exemple – que Kant tiendra pour cette raison pour l'exemple « corrupteur » de la métaphysique par excellence – peut pousser à exercer la pensée simplement comme une science, sur une base « naïve » ou « naturelle », et non pas l'en détourner ; d'autre part parce que la philosophie moderne n'ignore pas (et Husserl n'ignore pas qu'elle ne l'ignore pas) les « efforts [...] tendant à fonder [...] la vraie logique », c'est-à-dire précisément l'effort de radicalité dans lequel « la logique précède [...] les sciences ». C'est même là, pour Husserl, le sens de cette « philosophie première » que sont les Méditations de Descartes. Comment comprendre, dans ces conditions, que la « chance de la phénoménologie », comme on l'a affirmé, « est certainement que Husserl n'ait pas d'abord été philosophe, mais mathématicien », et, comme il l'a cette fois affirmé lui-même, que « le rapport originel entre logique et science s'est inversé d'une manière remarquable dans les temps modernes » ?
Sur le premier point, il est certain que la mathématique, pas plus que toute autre connaissance qui n'est pas celle du Vrai ou du Logos eux-mêmes, mais qui, comme science, reçoit des objets sur le fondement dérobé de leur logicité « déjà donnée », ou d'une eidéticité enfouie, ne peut guider la pensée dans son effort de radicalité principielle. Aussi n'est-ce pas simplement parce qu'il était mathématicien que Husserl a découvert la vaillance phénoménologique. Mais c'est bien parce qu'il était assez enfoncé dans la pratique mathématique pour apercevoir le hiatus entre l'exercice déterminé de l'idéalité mathématique et les discours « psychologiques » ou de « théorie de la connaissance » qui tentaient d'en rendre compte, qu'il s'est vu renvoyé à une sorte de fond ou de consistance « logique » originelle, par rapport à l'investigation de laquelle ces discours prétendument explicatifs et ultimes apparurent au contraire comme des points de vue extérieurs, naturellement ou objectivement situés « ailleurs » dans la chose mathématique elle-même : situés « dans le monde », et en lui dans une région réelle de fait découpée en dehors de tout exercice de l'Idée, la région de l'« âme de l'homme ». Il lui est ainsi apparu peu à peu – et c'est le deuxième point – que toute explication de la connaissance (et pas seulement de la connaissance mathématique) qui prenait son point de départ dans l'évidence d'un concept de la connaissance comme un certain pouvoir de l'âme et qui voyait dans l'âme elle-même – comme le veut en effet le terme dans la sédimentation traditionnelle de son sens – la particularité propre de ce vivant naturel rencontré dans le Monde et nommé « homme », perdait, au milieu des conséquences de cette « évidence » des commencements de fait et des appartenances réelles, toute possibilité de suivre fidèlement un autre ordre et une autre consécution, l'ordre et la consécution des « origines » (eidétiques, logiques – au sens du Logos – radicales, bref : phénoménologiques). Celles-ci en effet n'ont pas plus de rapport aux « commencements de fait » que l'ὰρχη n'avait chez les Grecs de rapport au γιγν́ομενον, ou, en d'autres termes, l'ordre et la consécution des appartenances intentionnelles ne redouble pas et ne recroise pas celui des réelles, et d'abord n'en provient pas.
Ce renversement du réel à l'idéel est justement ce dont la philosophie des temps modernes n'a pas été capable, ce qui a corrompu peu à peu (après l'avoir toujours obscurci) sa conception du mathématique et du logique, celle de leur rapport, et finalement celle qu'elle a eue d'elle-même en tant que philosophie. Ainsi les philosophes modernes, en tant que « logiciens » modernes, ont cru à un empire du formel dont le mathématique n'aurait été qu'une province, tandis qu'au contraire la forme mathématique de la théorie est la seule forme de traitement possible de tout ce qui peut, en un sens déterminé, être nommé « formel », et cela parce qu'ils se sont dispensés des efforts que demande l'élaboration d'une eidétique, autrement dit d'une ontologie du formel. Et s'ils s'en sont dispensés, ce n'est certes pas l'effet d'une quelconque paresse théorique, mais bien celui des limites inhérentes à leur conception naturelle du théorique : en dernière instance la transparence à soi de la conscience dans l'établissement de l'idéalité, le mythe moderne de l'évidence rationnelle. Ainsi leur philosophie elle-même n'est-elle conçue qu'à la façon d'une « science », c'est-à-dire d'une connaissance d'un domaine naturel : l'analytique de l'âme humaine, la décomposition de ses pouvoirs et la recherche de leur articulation. Si cependant la pensée n'est pas une dimension naturelle ou réelle, n'étant pas la particularité d'un vivant dans le monde, mais l'empire absolument non-subsistant des idéalités-de-principe, alors la philosophie moderne comme science de l'âme, comme psychologie transcendantale, est un immense contresens sur les exigences du Logos, et tout en elle, le concept même de la science, celui de la logique, celui de la philosophie comme science, doit être livré à un traitement hasardeux qui fait de la métaphysique moderne une œuvre de pure génialité, obscure dans les principes, et purement ramifiante dans les contenus, susceptible à tout instant de laisser ce qui commande passer sous la domination de ce qui est commandé, condamnée finalement à se détruire dans la critique ou le dégoût, ou pire : à ne plus se comprendre du tout, devenant ruine à ses propres yeux, monument indéchiffrable et abandonné au milieu duquel, cependant, l'humanité moderne, avec toutes ses sciences et toutes ses efficiences, « habite » comme les bandes de singes dans les temples d'Angkor.
Ce ne sont donc pas du tout les mathématiques qui sont corruptrices de la métaphysique moderne. Ce ne sont pas même les mathématiques, quelque rôle qu'elles aient joué fictivement dans l'élaboration de la pensée de Descartes ou de Leibniz, qui sont à l'origine de la conception de la métaphysique moderne par elle-même comme « mathesis universalis ». Car « mathesis » veut dire ici, conformément au mythe de la réminiscence, mais compris de façon moderne (c'est-à-dire psychologique et non logique), que l'âme n'apprend rien qu'elle ne s'en souvienne. Toutefois ce n'est pas pour avoir suivi le char des dieux, comme chez Platon, qu'elle se souvient du Logos. Manquant au contraire la « fondation platonicienne de la logique », la philosophie moderne ne se rappelle, c'est-à-dire ne répète, ne re-gagne, comme la source de toute idéalité, que la présence à soi de la conscience dans son opération. C'est seulement alors sur cette base qu'il est nécessaire d'avoir un modèle mondain d'une telle transparence, et que la mathématique, tout en restant la « baliverne » que le métaphysicien traite de haut, devient aussi le modèle et la matrice.
Forme et matière de la connaissance[modifier]
La deuxième remarque qui s'impose ici concerne la nature matérielle du « logique ». Celui-ci en effet ne retrouve pas seulement un caractère platonicien, une radicalité eidétique, en ce sens qu'il cesse d'être recherché le long d'une problématique « psychologique », mais aussi en ce deuxième sens qu'il cesse d'être confondu avec l'empire du formel. Husserl explique fort bien, dans la préface de la première édition des Recherches logiques, comment l'étude du Logos mathématique, après l'avoir conduit au-delà de l'évidence du quantitatif vers « l'essence la plus générale des mathématiques » en tant que « sciences formelles » (et, comme le montrera le chapitre XI des Prolégomènes, seules sciences du formel), le contraignit à « passer naturellement aux questions plus fondamentales, celle de l'essence de la forme de la connaissance par opposition à la matière de la connaissance, et celle du sens de la distinction entre les déterminations, les vérités, les lois qui sont formelles (ou pures) et celles qui sont matérielles ».
Cette distinction entre la forme de la connaissance et sa matière semble, à vrai dire, répéter tout simplement le concept traditionnel de la logique, indifférente comme on sait à l'objet déterminé du savoir et s'attachant seulement aux « lois de la pensée » mises en œuvre dans ce savoir. Mais, pour Husserl, ce fut précisément l'inefficience de cette distinction de la forme et de la matière, incapable de rendre compte, déjà pour les théories formelles (mathématiques) elles-mêmes, de « l'unité logique du contenu de la pensée, c'est-à-dire de l'unité de la théorie », qui contraignit le phénoménologue, « abandonné par la logique partout où il en attendait des éclaircissements sur les questions précises qu'il avait à lui poser », à abandonner à son tour cette logique fondée sur la distinction psychologique, et non eidétique, de la « forme » et de la « matière ».
Aucun tournant dans l'histoire de la philosophie occidentale n'est sans doute aussi important que celui-là. C'est lui en effet qui mène de la « fondation platonicienne de la logique » à la détermination critique de la « métaphysique » des modernes. Par détermination critique, il faut entendre que Husserl exhibe la limitation fondamentale à laquelle la philosophie moderne doit sa forme effective et son histoire concrète, et qu'il fait apparaître cette limitation comme un manque ou un flottement essentiel, exactement comme une indétermination de forme déterminée par rapport aux exigences propres à un développement rigoureux du Logos. Le développement rigoureux du Logos a pour principe général de sa méthode « le principe général de toute méthode, selon lequel tout donné a un droit originel » (Idées directrices). Tout donné, cela veut dire que « tout l'être individuel tombant sous l'intuition » doit être « distribué en régions de l'être ». Une telle distribution ontologique ne retranche rien de la façon dont le donné, d'où qu'il vienne et quel qu'il soit, se donne dans l'expérience. Au contraire, le « comment » irréductible dans la façon dont le donné se montre (c'est ce « comment » qui est le « phénomène » auquel la phénoménologie doit son nom) doit être recueilli tel qu'il est disposé. Les études « purement logiques » qui accomplissent ce recueillement de la disposition a priori de tout étant dans son « comment c'est » sont justement celles où l'on voit le mieux que « logique » est décidément, c'est-à-dire à la fois avec décision et avec précision, l'adjectif husserlien du Logos grec. C'est là le point qu'il importe de saisir avant de poursuivre l'étude de la signification de la phénoménologie husserlienne selon d'autres lignes de concepts et d'autres groupements de textes – pourtant plus « célèbres », en France du moins, et plus volontiers commentés – tels que : l'intentionnalité, la (ou les) réduction(s), le transcendantalisme, la volonté de science et d'absoluité. Car ces autres lignes conceptuelles et textuelles sont celles le long desquelles se fortifie l'équivoque ontologique générale et ultime dans laquelle l'œuvre husserlienne se trouve prise. En effet, alors que la phénoménologie, ayant cerné pour la première fois dans son essence la raison moderne comme analytique psychologique transcendantale, c'est-à-dire aussi bien comme ontologie formelle de la pseudo-région « objet en général », était au bord de rendre à la pensée une possibilité fermée depuis les Grecs par le pas en arrière hors de la métaphysique des modernes, l'équivoque, dont on réservera l'analyse pour le dernier développement de cet exposé, consiste dans le renversement par lequel la phénoménologie s'est au contraire laissé prendre elle-même par le génie et le destin de cette métaphysique dont elle répète la limitation à un degré ultime de généralité.
Encore cette équivocité foncière de l'œuvre husserlienne, qui affecte même les œuvres qui poursuivent les questions sur la « logique » (Formale und transzendentale Logik, 1929, et Erfahrung und Urteil, 1939, pour l'essentiel), n'apparaîtra-t-elle que si l'on s'est d'abord pénétré de la portée ontologique entièrement nouvelle des études « logiques » du premier Husserl et de leur pouvoir historial propre, qui est de faire apparaître la limitation de la raison moderne. Si le détail du travail est accompli dans les détours des Recherches logiques, et s'il est indispensable de refaire pas à pas ce chemin avec Husserl, sa signification générale et sa portée n'apparaissent nulle part aussi nettement que dans la première section des Idées directrices. C'est ici que l'on voit en toute clarté (malgré la difficulté non niable des analyses) que la raison moderne, se concevant elle-même comme la raison de la région formelle « objet en général », dans laquelle se perd la détermination matérielle de l'a priori, est contrainte à répéter sans cesse le coup de force qui consiste à reconstruire dans les termes de la mathesis universalis, et donc de l'ontologie formelle, les déterminations aprioriques de l'expérience qui ne sont accessibles, pourtant, qu'au recueillement de leur matérialité dans des « ontologies régionales ». Vouloir faire de la logicité formelle moderne le substitut de la logicité matérielle « grecque », et ce de façon intrinsèque (c'est-à-dire dans un pseudo-discours-de-l'-expérience qui est en réalité un discours sur la fiction d'une évidence-dans-le-jugement), c'est propager un contresens eidétique généralisé et condamner la philosophie moderne à n'avoir d'autre dimension propre que celle de la « fable », ou, comme Hegel le disait déjà de Leibniz, du roman de métaphysique.
La grandeur de Husserl est certainement d'avoir décelé, et du même coup descellé aussi un peu, ce destin de l'humanité moderne. Son tragique est que le même destin, sous une forme généralisée et imperceptible, mais implacable, se soit refermé et reformé sur lui. Car, il reste à le voir, le tombeau de Husserl le Grec est le monument même de l'achèvement de la modernité.
Husserl le moderne[modifier]
Dès le début, la dimension propre de la phénoménologie reste une dimension entièrement nouvelle, c'est-à-dire aussi bien inconnue à elle-même et qui doit conquérir la détermination de son sens le plus général en même temps que le travail eidétique s'accomplit dans son détail concret. C'est précisément dans ce va-et-vient de la généralité à l'effectuation concrète, chacune dépendant de l'autre, et dans cet effort pour faire échapper la nouveauté déroutante de la pensée à son indétermination qu'on peut apercevoir que la théorie est d'abord elle-même une pratique, c'est-à-dire un risque essentiel.
La notion de risque, ici, est si peu un mythe romantique qu'il est manifeste que la phénoménologie a été vaincue dans le combat qu'elle a mené pour ramener l'humanité moderne de son indécision culturelle (Husserl disait : de sa « crise ») à la possibilité grecque d'une décision de l'être. Car c'est le sens déjà décidé chez les modernes de l'être comme « conscience » ou comme « propre » (Bewusst-sein ou Eigen-sein) qui a détourné le cours d'une interrogation « platonicienne » radicale et l'a coulé en définitive dans son propre lit. Mais la question est de savoir comment cette situation s'est peu à peu consolidée et ce qui l'a rendue possible, ou plutôt inévitable, dans le principe même du « travail » phénoménologique.
Il semble qu'on puisse essayer de ramener à deux causes les progrès de cette dérive qui vont faire de Husserl le platonicien (celui des Recherches logiques) Husserl le cartésien (celui des Méditations cartésiennes). L'une est que l'accès au Logos a été compris dès l'origine sur le mode de l'intuition, c'est-à-dire sur le modèle de la présence, l'autre que la critique de la naïveté (« naturalité ») de la philosophie des modernes a été conçue comme un simple « suspens » (« mise entre parenthèses », « réduction ») d'une thèse d'existence, ou thèse de réalité supposée incluse dans cette philosophie, ou résultant en elle d'une « attitude ». Cette double détermination, d'une part du chemin propre à la phénoménologie, d'autre part de la précaution qu'elle doit prendre à l'égard de la métaphysique moderne, implique qu'il n'y ait pas de lien essentiel entre la conception de l'être comme présence et les limitations psychologiques ou logiques (formelles) du discours transcendantal sur la conscience ; et elle implique également que la limitation naturelle de la philosophie moderne ne pèse pas sur son langage même bien avant de constituer une « thèse » en elle ou une « attitude » qu'elle aurait prise et qu'elle aurait aussi bien pu ne pas prendre. Si, au contraire, l'ordination de l'eidétique à l'́ιδε̃ιν (au « voir ») et donc celle du Logos à la présence entraîne par elle-même le psychologisme transcendantal et l'impuissance logique (formelle) du langage même de la philosophie moderne, alors le chemin de la phénoménologie se confond dès le départ avec le tracé inaperçu de celui des modernes, et le destin d'indécision de l'humanité moderne au sein de sa métaphysique doit se répéter fondamentalement dans la phénoménologie, inextricablement mêlé aux combats fragmentaires contre les conséquences ou les formes les plus visibles de ce destin dans l'histoire.
La situation définie ici est trop difficile à saisir dans son principe, et trop lentement à l'œuvre du début à la fin de la phénoménologie, pour qu'on puisse prétendre la développer dans le cadre de cet exposé. Il est seulement possible d'indiquer certaines lignes de questions ou de textes le long desquelles on pourra s'en faire une idée plus précise. Parmi ces lignes – inégales d'importance et de longueur – on peut d'abord mentionner la question du rattachement de la phénoménologie naissante à la problématique encore « psychologisante » de Brentano (le maître de Husserl en philosophie) et l'ambiguïté du principe qui guide chaque fois Husserl dans le choix de ce qu'il lui « emprunte » et de ce qu'il « laisse ». On trouve à ce propos un bon développement concernant la notion centrale d'intentionnalité dans l'étude de R. Bœhm sur « Les Ambiguïtés des concepts husserliens d'immanence et de transcendance » (Revue philosophique de la France et de l'étranger, no 4, 1959). Un autre exemple, qui concerne cette fois la notion de temps, de l'indétermination de cette technique-d'-emprunt qui fut celle de Husserl à l'égard de son maître, est développé dans l'étude de G. Granel sur Le Sens du temps et de la perception chez E. Husserl.
Il faut signaler, d'autre part, la question du rôle central joué par la phénoménologie de la perception (de laquelle, par ailleurs, est entièrement issue en France l'œuvre de Merleau-Ponty) dans l'établissement par la phénoménologie de sa propre possibilité, et le rapport entre la phénoménologie et la philosophie transcendantale moderne tel qu'il s'établit sur le terrain d'une telle question. Le texte fondamental est à ce sujet la deuxième section des Idées directrices, et les études susceptibles de l'éclairer dans le sens de la question posée (c'est-à-dire celle du destin moderne de l'œuvre husserlienne) sont : la préface de Paul Ricœur, traducteur français des Ideen I, les remarques de R. Bœhm sur cette traduction et le travail de G. Granel, déjà cité.
En troisième lieu, on remarquera que l'excellente lecture effectuée par Jacques Derrida de la doctrine de la signification telle qu'elle se constitue dans la première des Recherches logiques (La Voix et le phénomène) est en vérité l'amorce d'une interprétation d'ensemble de la situation fondamentale de la pensée de Husserl, la seule propre jusqu'ici à faire saisir, au sens même où on les a évoquées plus haut, la nature et la portée absolument décisive de la question de la « présence ».
On peut ajouter enfin, malgré une apparence un peu limitée, les remarques sur les Méditations cartésiennes que Roman Ingarden fit parvenir à son ancien maître au lendemain de la parution de cette œuvre où se déclare, plus qu'en tout autre, l'idéalisme transcendantal phénoménologique dans son absoluité. Husserl lui-même n'a pas méconnu la portée de ces remarques qui témoignent de la résistance de l'ancien disciple (c'est-à-dire le disciple de l'inspiration « platonicienne ») à l'égard de cette répétition résolue du cartésianisme. C'est pourquoi les éditeurs des Husserliana ont inclus ces remarques dans leur édition des Méditations. Les éditeurs français n'ont malheureusement pas fait de même.
Ces indications sont fragmentaires. Elles ne visent nullement à exclure d'autres chemins encore pour reconnaître comment la critique de la limitation moderne de la philosophie se mêle chez Husserl à la répétition du projet moderne à un niveau de généralité et de « radicalité » tel qu'il puisse passer à ses yeux pour la levée de l'hypothèse naturelle qui pèse sur les formes historiquement réalisées de la métaphysique issue de Descartes, tandis qu'à nos yeux il confirme au contraire l'éloignement de la pensée moderne, même « phénoménologique », à l'égard de la vaillance que requiert une question sur l'être, c'est-à-dire d'abord sur le sens de l'être. Mais cette dernière question est, on le sait, celle de Heidegger. Elle ne sera jamais reconnue par Husserl comme « insérable » dans le projet phénoménologique, ou même comme « continuant » authentiquement celui-ci. C'est bien pourtant Heidegger qui reprend, et qui reprend seul, le combat husserlien en vue d'une capacité, jusqu'ici encore refusée à l'humanité, dans la décision de l'être (ce génitif entendu dans les deux sens). Et s'il faut remplacer par un seul texte tous ceux qu'on vient d'énumérer, qu'on les remplace alors par l'introduction et la première section de Sein und Zeit.
Gérard GRANEL
POUR CITER L’ARTICLE[modifier]
Gérard GRANEL, « HUSSERL EDMUND », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 11 octobre 2022. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/edmund-husserl/
BIBLIOGRAPHIE[modifier]
※ Œuvres d'Edmund Husserl
Philosophie der Arithmetik, Halle-sur-Saale, 1891 ; Logische Untersuchungen, Halle, 1900-1901, 2e éd. remaniée, 1913 ; Philosophie als strenge Wissenschaft, Tübingen, 1911 ; Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologische Philosophie, t. I, Halle, 1913 ; Vorlesungen zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins, Halle, 1928 ; Formale und transzendentale Logik, Halle, 1929 ; Nachwort zu meinen « Ideen », Halle, 1930 ; « Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie », in Philosophia, t. I, Belgrade, 1936 ; Erfahrung und Urteil, von L. Landgrebe, éd., Prague, 1939 ; Husserliana (Gesammelte Werke), H. L. Van Breda dir., M. Nijhoff, La Haye, tomes parus : t. I : Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge ; t. II : Die Idee der Phänomenologie ; t. III : Ideen zu einer reinen Phänomenologie, 1950 ; t. IV et V : Ideen zu..., liv. II et III, 1952 ; t. VI : Die Krisis..., 1954 ; t. VII : Erste Philosophie (1923-1924), 1re partie, 1956 ; t. VIII : Erste Philosophie, 2e partie, 1959 ; t. IX : Phänomenologische Psychologie, 1962 ; t. X : Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins ; t. XI : Analysen zur passiven Synthesis, 1966, t. XII : Philosophie der Arithmetik, 1970 ; t. XIII, XIV, XV : Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, 1973 ; t. XVI : Ding und Raum, 1973 ; t. XVII : Formule und Transzendentale Logik, mit ergänzenden Texten, 1974 ; t. XVIII : Logische Untersuchungen, 1975. Une édition définitive des œuvres complètes de Husserl a été entreprise en 1976 par M. Nijhoff.
※ Traductions
Méditations cartésiennes, trad. G. Pfeiffer et E. Levinas, Vrin, Paris, 1931, 3e éd., Paris, 1953 ; Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, Gallimard, Paris, 1950 ; La Philosophie comme science rigoureuse, trad. Q. Lauer, Paris, 1955 ; « Postface à mes Idées directrices pour une phénoménologie pure », trad. L. Kelkel, in Revue de Métaphysique et de Morale, no 62, Paris, 1957 ; Logique formelle et logique transcendantale, trad. S. Bachelard, P.U.F., Paris, 1957 ; Recherches logiques, trad. H. Elie, L. Kelkel et R. Schérer, 3 vol., P.U.F., 1959-1963 ; L'Origine de la géométrie, trad. J. Derrida, P.U.F., 1962 ; Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. H. Dussort, P.U.F., 1964 ; Expérience et jugement, trad. D. Souche, P.U.F., 1970 ; L'Idée de la phénoménologie, cinq leçons, trad. A. Lowet, P.U.F., 1970 ; Philosophie première, 2 vol., 1970-1972 ; Articles sur la logique, P.U.F., 1975 ; La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Gallimard, 1976 ; La Crise de l'humanité européenne et la philosophie, Aubier, Paris, 1977.
※ Bibliographies plus complètes
H. L. VAN BREDA, « Bibliographie der bis zum Juni 1959 veröffentlichen Schriften Edmund Husserls », in Edmund Husserl 1859-1959 (recueil commémoratif du centenaire), La Haye, 1959
G. MASCHKE & I. KERN, « Husserl-Bibliographie », in Revue Internationale de Philosophie, t. LXXI-LXXII, 1965
H. R. BRENNECKE, Vollständige Husserl-Bibliographie bis zum Jahre 1969 (dactylographiée), Cologne, 1969
Répertoire bibliographique de la philosophie, Louvain, 1965-1969.
※ Colloques
Problèmes actuels de la Phénoménologie, actes 1er coll. intern. de phénoménologie tenu à Bruxelles en 1951, Paris, 1952
Husserl et la pensée moderne, actes 2e coll. tenu à Krefeld en 1956, La Haye, 1959
Actes du troisième colloque tenu à Royaumont en avril 1957, Paris, 1958.
※ Histoire de l'œuvre et des manuscrits
H. L. VAN BREDA, « La Phénoménologie » et « La Philosophie au milieu du XXe siècle », in Institut international de philosophie, Florence, 1958 ; « Le Sauvetage de l'héritage husserlien et la fondation des Archives-Husserl », in Husserl et la pensée moderne (cf. supra).
※ Principales études
T. W. ADORNO, Zur Metakritik der Erkenntnistheorie : Studien über Husserl und die phänomenologischen Antinomien, Surhrkamp, Francfort, 1972
R. BŒHM, Vom Gesichtspunkt der Phänomenologie, La Haye, 1970
S. BRETON, Conscience et intentionnalité, Vitte, Lyon-Paris, 1956
T. DE BOER, The Development of Husserl's Thought, M. Nijhoff, La Haye, 1978
A. DE WAELHENS, « Husserl et la phénoménologie », in Critique, vol. VII, 1951 ; « Signification de la phénoménologie », in Diogène, vol. V, 1954 ; Phénoménologie et vérité, P.U.F., 1953
J. DERRIDA, « Violence et métaphysique » et « Genèse et structure », in L'Écriture et la différence, Paris, 1967, rééd. Seuil, Paris, 1979 ; La Voix et le phénomène, P.U.F., 1967 ; Le Problème de la genèse dans la philosophie de Husserl, ibid., 1990
E. FINK, Studien zur Phänomenologie, M. Nijhoff, 1966
G. GRANEL, Écrits logiques et politiques, Galilée, Paris, 1990
Husserl, ouvr. coll., J. Millon, Grenoble, 1989
I. KERN, Husserl und Kant, M. Nijhoff, 1964
L. LANDGREBE, Der Weg der Phänomenologie, Gütersloh, Mohn, 1963
E. LÉVINAS, Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris, 1930, 2e éd. 1963 ; En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, 1967, rééd. Vrin, 1974
J.-L. MARION, Réduction et donation, P.U.F., 1989
M. RICHIR, La Crise du sens et la phénoménologie, J. Millon, 1990
P. RICŒUR, Histoire et Vérité, Paris, 1955
R. SCHÉRER, La Phénoménologie des « Recherches logiques » de Husserl, P.U.F., 1967
K. SCHULMANN, Die Dialiktik der Phänomenologie, M. Nijhoff, 1973
R. TOULEMONT, L'Essence de la société selon Husserl, P.U.F., 1962
TRAN-DUC-TAÔ, Phénoménologie et matérialisme dialectique, Minh-tân, Paris, 1951, rééd. Gordon et Breach, Paris, 1971
E. TUGENDHAT, Der Wahrheitsbegriff bei Husserl und Heidegger, De Gruyter, Berlin, 1967.
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HUSSERL EDMUND - (repères chronologiques)[modifier]
Écrit par Francis WYBRANDS • 268 mots
- 8 avril 1859 Naissance d'Edmund Husserl à Prosznitz (Moravie).
- 1876-1881 Études de physique, mathématiques, philosophie aux universités de Leipzig et de Berlin.
- 1882 Thèse de mathématique sous la direction de K. T. Weierstrass dont il devient l'assistant, à Berlin.
- 1884 Retour à Vienne. Il se lie avec le philoso:phe Franz Brentano et reprend ses études de philosophie.
- 1886 Issu d'une famille juive, il se convertit à la foi chrétienne (luthérienne).
- 1891 Philosophie de l'arithmétique. Relation avec le logicien G. Frege.
- 1900-1901 Publication des Recherches logiques. Il devient professeur extraordinaire à l'université de Göttingen.
- 1913 Publication des Idées directrices pour une phénoménologie.
- 1916 Mort de son fils Wolfgang à la guerre. Nomination en tant que professeur ordinaire à l'université de Fribourg-en-Brisgau.
- 1928 Martin Heidegger, qui lui a dédié l'année précédente Être et Temps, lui succède à l'université.
- 23 et 25 février 1929 Conférences à la Sorbonne, publiées sous le titre Méditations cartésiennes.
- Mars 1933 Après l'arrivée au pouvoir de Hitler, il est rayé de la liste des professeurs à cause de ses origines non aryennes.
- 1935 Conférences à Vienne et à Prague qui constitueront le noyau de la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (1936).
- 27 avril 1938 Husserl meurt à Fribourg. Il laisse plus de 50 000 pages de textes sténographiés, qui seront publiés de façon posthume.
— Francis WYBRANDS
HUSSERL EDMUND, en bref[modifier]
Écrit par Francis WYBRANDS • 198 mots
Fondateur de la phénoménologie, Husserl est, par l'ampleur de son œuvre et son influence, l'un des plus importants philosophes du XXe siècle. C'est contre la menace du « psychologisme », réduisant les idéalités à de pures productions psychologiques, et contre le relativisme, qui se limitait à faire de toute œuvre de l'esprit humain l'expression de son époque, que se dresse, dès les Recherches logiques (1900), le massif husserlien. Mot d'ordre du questionnement phénoménologique, le « retour aux choses mêmes » s'efforce de retrouver le sens du vécu intentionnel par lequel la conscience se pose tout en posant ses objets qui la dépassent. Le « retour » à Descartes, qui inspire ses exigences fondatrices, n'est en rien une reformulation de l'idéalisme subjectiviste : cette fois, autrui est au cœur de la subjectivité. « Le monde de la vie » est un monde commun, intersubjectif, un monde à faire, à partager, à connaître. Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, Lévinas, notamment, retiendront les leçons de celui qui sut redonner au champ philosophique tout entier un nouveau départ.
LA CRISE DES SCIENCES EUROPÉENNES ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE TRANSCENDANTALE, Edmund Husserl - Fiche de lecture[modifier]
Écrit par François TRÉMOLIÈRES • 809 mots
La réflexion ultime d'Edmund Husserl (1859-1938), l'auteur des Méditations cartésiennes et fondateur de la phénoménologie, au moment où l'Allemagne plonge dans le nazisme, porte sur la Krisis, « crise » des sciences qui met en péril son projet propre de philosophie comme « science rigoureuse » et, au-delà, crise de civilisation, « crise radicale de la vie de l'humanité européenne ». Le volume posthume intitulé Die Krisis der europaischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie est le témoignage de ce qui apparaît comme l'aboutissement de toute l'œuvre d'Husserl et, en tout cas comme un véritable « testament », selon la formule de son traducteur Gérard Granel.
Crise des sciences et crise de l'humanité[modifier]
La Krisis correspond au volume VI des Husserliana, publié en 1954 seulement, soit seize ans après la mort du philosophe. Les deux premières parties du « texte principal » ont d'abord paru dans la revue Philosophia (1936) : « La Crise des sciences comme expression de la crise radicale de la vie dans l'humanité européenne » (paragraphes 1 à 7) ; « Élucidation de l'origine de l'opposition moderne entre l'objectivisme physiciste et le subjectivisme transcendantal » (paragraphes 8 à 27). La troisième partie : « Clarification du problème transcendantal. La fonction qui dans ce contexte revient à la psychologie » (paragraphes 28 à 73), plus composite, provient des manuscrits. L'ouvrage comprend aussi de très importants compléments, dont une conférence prononcée à Vienne en 1935 : « La crise de l'humanité européenne et la philosophie » et, parmi les appendices, « L'origine de la géométrie ».
La Krisis renoue en effet avec la question de l'origine. Le projet grec, qui a donné naissance aux mathématiques et indissociablement, pour Husserl, à la philosophie, c'est-à-dire le projet d'une « humanité issue de la raison », a perdu la conscience de soi dans l'autonomisation progressive des sciences, et dans leur abandon à la fascination « objectiviste ». La « réduction positiviste de l'idée de la science à une simple science-de-faits » (paragraphe 2) revient à exiler cette dernière du « combat pour le sens de l'homme » (paragraphe 6). Cette crise atteint l'humanité elle-même, pour autant que l'entreprise originelle révélait dans la raison, tendue vers la réalisation d'une fin universelle, non réduite à la contingence locale et historique, quelque chose de « l'essence de l'humanité ». Comme Paul Valéry l'avait écrit au sortir de la Première Guerre mondiale (dont Husserl lui aussi a connu l'épreuve), c'est à l'Europe, désormais secouée par de nouveaux démons, d'assumer la crise de l'esprit. « Le plus grand péril qui menace l'Europe, conclut la conférence de 1935, c'est la lassitude ». Il lui faut être « le Phénix d'une nouvelle intériorité vivante, d'une nouvelle spiritualité [...] car seul l'esprit est immortel. »
La phénoménologie comme « transcendantale »[modifier]
Dans la deuxième partie de la Krisis, c'est le dualisme issu de la « mathématisation galiléenne de la nature » qui, historiquement, apparaît à l'origine des impasses dans lesquelles se trouve engagée la modernité. L'entreprise phénoménologique marque son opposition sur deux fronts : contre l'orientation naturaliste de la physique, il faut faire retour au « monde-de-la-vie » (Lebenswelt), fondement oublié de la géométrie, comme de toute science ; contre la psychologie naturaliste, il s'agit de faire retour à l'épochè cartésienne (explicitée dans les Méditations cartésiennes) mais portée au-delà de Descartes, dans une orientation plus nettement « transcendantale », au-delà même de Kant, qui a imposé cet adjectif, comme d'ailleurs le terme de « phénomène ». En effet, c'est l'étude de la « corrélation transcendantale du monde et de la conscience » (troisième partie, paragraphe 41) qui, en dernière analyse, offre une chance nouvelle à la pensée – qu'elle se développe avec Heidegger dans le sens d'une « ontologie du monde de la vie » (paragraphe 51), ou avec le dernier Husserl (et à sa suite Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception), à partir d'une critique de la psychologie. La philosophie se définit alors comme « automéditation de l'humanité, auto-effectuation de la raison » : elle n'est rien d'autre que « la raison dans le mouvement constant de son auto-éclaircissement », depuis « l'aurore » grecque jusqu'à « l'ultime compréhension de soi de l'homme en tant que responsable de son être humain propre ».
— François TRÉMOLIÈRES
MÉDITATIONS CARTÉSIENNES, Edmund Husserl - Fiche de lecture[modifier]
Écrit par François TRÉMOLIÈRES • 977 mots
Les Méditations cartésiennes marquent une étape importante dans l'œuvre d'Edmund Husserl (1859-1938), le créateur de la phénoménologie. C'est d'abord l'un des rares exposés synthétiques et introductifs qu'il ait tenté de cette dernière, la plupart de ses écrits publiés, depuis les inaugurales Recherches logiques (1900-1901), constituant plutôt des états, souvent techniques et arides, d'une réflexion en cours, jamais arrêtée. C'est ensuite le signe d'un tournant majeur dans cette réflexion, venue des langues formelles et de l'abstraction mais tendue vers le « monde de la vie » – et l'occasion d'un hommage rendu à Descartes, qui est aussi une critique.
Husserl lecteur de Descartes[modifier]
Les Méditations cartésiennes se donnent comme une Introduction à la phénoménologie. Il s'agissait au départ de quatre conférences prononcées en allemand à Paris, les 23 et 25 février 1929. Profondément remaniées à destination de leur public français, elles ont paru en 1931 dans une traduction d'Emmanuel Lévinas (alors jeune docteur de l'université de Strasbourg, et qui deviendra l'un des principaux introducteurs de la phénoménologie en France) et de Gabrielle Peiffer, revue par Alexandre Koyré.
Déjà dans la Philosophie première (son cours à l'université de Fribourg en 1923-1924), Husserl confronte son projet à l'histoire de la philosophie. Kant y est présenté comme le plus proche de la science purement descriptive qu'il cherche à fonder. Mais la « voie cartésienne » s'avère la principale des « voies phénoménologiques ». C'est elle en effet qu'empruntent les Idées directrices pour une phénoménologie (1913, traduites en 1950 par un autre des grands phénoménologues français, Paul Ricœur). Même distinguée de « la tentative cartésienne de doute universel », l'« épochè phénoménologique » ou « réduction transcendante », mise entre parenthèses de « l'attitude naturelle » permettant d'atteindre une évidence « réellement apodictique » (et donc dotée du statut de vérité nécessaire), apparaît comme une héritière directe du « subjectivisme » cartésien. La quatrième des Méditations cartésiennes semble couronner ce parcours, quand elle propose de considérer « l'explication phénoménologique véritable de l'ego cogito » comme « idéalisme transcendantal ».
De l'« ego » transcendantal à l'intersubjectivité[modifier]
Définissant les Méditations de Descartes comme le « prototype du retour philosophique sur soi-même », Husserl fait sienne la « nécessité d'un recommencement radical en philosophie ». Cette nécessité entraîne au-delà de son illustre modèle : Descartes n'a pas suffisamment mis en cause l'idéal géométrique d'un « fondement axiomatique », car la science géométrique elle-même a besoin d'un fondement. Elle n'en aboutit pas moins, on l'a dit, à une reformulation de l'ego. Mais alors que les quatre premières Méditations de Husserl s'en tenaient pour l'essentiel à « la corrélation de l'être et de la conscience » (soit la relation bipolaire sujet-objet), la cinquième et dernière opère un changement de taille en se demandant si nous avons « poussé nos recherches assez loin pour nous rendre intelligible, dans sa structure générale et essentielle, la possibilité (très étrange, nous le sentons tous) de l'existence d'autrui pour nous ». Faute de quoi, « notre évidence ne deviendrait-elle pas chancelante ? »
Husserl est ainsi conduit à opérer une ultime « réduction », celle de l'expérience transcendantale à la « sphère de l'appartenance » (« ce qui m'appartient », « le non-étranger » ou sphère du propre). Alors que la fondation cartésienne de la science passait par le dualisme de l'âme et du corps, la refondation husserlienne comprend au contraire le « corps propre » (Leib, ce que les phénoménologues contemporains, à la suite en particulier de Merleau-Ponty, préfèrent appeler la chair) radicalement autrement que les corps en général, tels qu'ils nous sont donnés à connaître par la physique. Lorsque la conscience met le monde entre parenthèses, s'isolant comme solus ipse, elle produit une apparence d'elle-même, que l'explication phénoménologique, faisant retour sur « l'intuition » d'être au monde, permet de dissiper. Brisant net les frontières induites par une philosophie de la conscience psychologique, l'intentionnalité reconnaît ainsi son propre fondement dans « l'expérience de l'autre ». Elle se rapporte à une « Nature intersubjective » qui est la condition (la « première forme », écrit Husserl) de toute « objectivité ».
Les Méditations cartésiennes offrent donc pour finir une critique de la phénoménologie comme « expérience transcendantale » – ou encore une réponse à l'objection qui pouvait lui être faite de retomber dans un « solipsisme transcendantal », une réponse proprement phénoménologique et non pas métaphysique (comme celle de Leibniz face au solipsisme cartésien, avec la monadologie), pas plus qu'ontologique, selon le déplacement que venait d'opérer Martin Heidegger (Être et Temps, 1927). Elles ouvrent à l'enquête le domaine de l'Einfühlung : « la théorie de l'expérience de „l'autre“ », ou « comment l'extranéité des „autres“ est transférée au monde entier, en qualité de son „objectivité“, et lui confère justement ce sens ». C'est bien d'une ouverture au « monde de la vie » qu'il s'agit, selon l'expression plus explicite du dernier ouvrage (inachevé) de Husserl : La Crise de la conscience européenne.