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INDIVIDU
Écrit par : Catherine CLÉMENT : ancienne élève de l'École normale supérieure, agrégée de l'Université
La notion d'individualité ne se laisse définir ni par les procédés étymologiques habituels aux philosophes depuis que Platon en a établi la coutume dans le Cratyle, ni par une axiomatique rationnelle. Lorsqu'on s'y attache, c'est pour trouver des différences, lui opposer d'autres notions ; tout se passe comme si elle relevait de plusieurs champs sémantiques, sans qu'au premier abord il existe des liens entre les éléments de ce pluralisme. Ainsi parle-t-on d'individuation et d'individu en biologie ; pourtant, selon le Vocabulaire de Lalande, c'est à la personnalité et pour l'en distinguer qu'il faut la référer ; mais encore, l'individu est partie prenante de la société.
Il est plus clair, par suite, pour introduire cette notion, de constituer des couples conceptuels dans lesquels l'individualité tient la place d'un élément dans une opposition de type binaire. Dans le domaine biologique, l'individu s'oppose à la totalité et à l'unité comme la partie au tout ; dans le domaine psychologique, l'individu est l'autre face de l'universalité : il représente ce qui différencie au lieu que l'universalité rassemble et assimile, indifférencie ; enfin, dans le domaine social, l'individu s'oppose à la collectivité. L'unité, l'universel, le collectif : tels sont les tenants de l'opposition par où peut se définir l'individualité. Cette notion ne saurait donc exister seule : ce n'est pas là l'un de ses moindres paradoxes.
On se proposera ici de faire passer cette opposition par les champs sémantiques de la biologie et de la société tout ensemble ; ou plutôt, à la lumière de cette transition, dont le modèle sera fourni par l'analyse hégélienne, on verra se dessiner les liens d'abord manquants entre la biologie et la société : l'individu en est le pivot analogique, l'élément qui de l'un à l'autre domaine effectue la transposition. L'individu fait le lien entre la biologie et la sociologie. Mais, pour ce qui relève de la subjectivité, l'impasse théorique semble plus difficile à franchir : car différencier les sujets les uns des autres, autrement que par des procédés rhétoriques relevant de la littérature romanesque ou poétique, ne peut se faire que par une analyse de type leibnizien, c'est-à-dire par une combinatoire qui rende compte à la fois et de la multiplicité indéfinie des êtres et de leur similitude ; Leibniz, mais aussi Freud, y aideront, engendrant, à la place de l'individu et pour ce champ spécifique, la notion de sujet.
Sommaire
Individu biologique et individu social : de l'individualité à la mort[modifier]
Le modèle hégélien s'impose par sa pertinence en ce qui concerne l'individualité ; la dialectique qui conduit la négativité de l'immédiat au savoir totalement médiatisé va du moins différencié au plus différencié : le savoir absolu contient toutes les différences. C'est dire que la dialectique hégélienne peut être considérée tout entière comme un procès d'individuation. Deux points se détachent dans cet ensemble : d'une part, cette partie de la dialectique qui porte explicitement le nom de dialectique de l'individualité et qui concerne la physique dite naturelle ; et, d'autre part, la dialectique de la famille d'où émerge, à travers l'individualité sociale, le statut de l'individu intégré dans son groupe.
La qualification de la matière[modifier]
L'individualité prend place à l'intérieur de la dialectique de la nature qui est exposée dans le Précis de l'encyclopédie des sciences philosophiques. Ce Précis, plan d'ensemble de la progression hégélienne, se déroule selon les normes successives de la logique, de la nature et enfin de l'esprit. L'individualité se situe dans le deuxième moment, celui de la détermination et de la qualification spécifique dont la logique trace seulement le projet formel. Elle constitue l'un des moments par lesquels le formel s'actualise : c'est là son efficace propre et aussi la source de la difficulté avec laquelle on la pense. Hegel le savait, qui remarque : « Comme toujours, la sphère de la finité et de l'état conditionné, en ce cas celle de l'individualité conditionnée, est l'objet le plus difficile à dégager de l'enchaînement du concret et à retenir pour elle-même, d'autant plus que la finité de son contenu contredit l'unité spéculative de la notion qui ne peut être que déterminante et contraste avec elle. »
Définir l'individualité est une entreprise qui résiste à la pensée « spéculative », si l'on entend par là la pensée principielle qui pose les fondements d'un processus et prédit sa fin, mais n'assume pas le découpage technique des parties qui forment le tout (c'est ce terme de pensée spéculative qui prend chez Hegel l'allure de la « notion »). Or, l'individualité n'est pas le premier temps de la nature mais le deuxième ; elle est donc qualification dans la qualification générale, détermination au second degré : c'est le rôle de la physique, qui « manifeste » la matière posée en un premier temps par la mécanique. L'individualité, première forme matérielle, concerne en effet l'arrachement à la pesanteur : jeu d'espaces sous leurs formes cosmologiques, puis constitution mécanique et rapport entre les formes spatiales et leur matière – pesanteur spécifique, son, chaleur – , et enfin, à travers l'électricité, le magnétisme et le processus chimique, s'effectue la genèse de l'organisme, où s'arrête l'individualité. Dans ce déroulement complexe, on peut éclairer le premier et le dernier battement dialectique : la dialectique de la lumière, d'une part, et le processus chimique, d'autre part.
L'évolution conceptuelle que Hegel fait subir à la notion de lumière met bien en évidence l'individuation qui s'y annonce : d'autant que c'est là le modèle premier de toutes les individuations qui vont suivre. Une phrase résume ce modèle : « Cette identité (Selbst) universelle, existante, de la matière, est la lumière – comme individualité c'est l'étoile, et cette étoile comme moment d'une totalité, est le Soleil. » Ainsi s'illustre explicitement ce fait conceptuel : l'individualité est logiquement enserrée entre la première détermination, qu'elle n'est pas capable de poser seule, et la notion de totalité à laquelle elle conduit. L'étoile est à la fois la chose la plus visible, comme peut l'être toute chose ou tout être, irremplaçable dans sa singularité, et la plus fragile pour l'analyse, car elle n'est rien qu'un morceau du tout, indifférencié par rapport à ce tout, ou plutôt permettant de le poser comme tout parce qu'elle est différenciée à partir de lui : le Soleil représente cette totalité qu'engendre toute individuation – pour peu qu'elle repose sur une pensée spéculative, voire plus simplement philosophique.
La même conclusion se dégage du temps du processus chimique qui termine la dialectique de l'individualité : celle-ci s'arrête là où commence « le processus infini s'allumant et s'entretenant lui-même : l'organisme ». Avec l'organisme apparaissent deux points essentiels pour la présente démarche : d'une part, l'individualité est différente de l'individu, qui forme corps, mais corps capable de se reproduire par la génération ; d'autre part, et ce second point est la conséquence du premier, la génération est corrélative de la mort. C'est dire que l'individu comme tel n'existe que s'il peut engendrer et mourir ; en quoi il fait partie d'une autre totalité, historique et généalogique cette fois : « La mort de l'individu est causée par son être même [...]. La maladie originaire de l'animal, le germe de mort inné en lui, c'est d'être inadéquat à l'universel. »
La qualification de l'État[modifier]
Division en membres, mort et génération, voire mort par génération : telles sont les caractéristiques de la dialectique de la société, analogue à celle qu'on vient de décrire. Il importe de noter tout d'abord que l'individualité porte ici le nom de particularité, au sens où l'on peut dire plaisamment « un particulier », pour parler d'un individu. La particularité, c'est la réalité des individus : réalité psychologique et réalité sociologique tout ensemble, la première acquise depuis le procès d'acculturation de la Phénoménologie de l'esprit, la seconde constituée, dans la première partie des Principes, par le droit abstrait et la détermination de l'identité civile. Or, « dans la simple identité avec la réalité des individus, la moralité objective apparaît comme leur conduite générale, comme coutume ». Conduite générale, coutume, la moralité objective est le nom hégélien pour le processus de socialisation d'un individu, ou, mieux, pour la détermination réciproque de l'individu et de la société.
Cette évolution repose sur la famille, corps élémentaire analogue de la matière dans la dialectique de la nature – en ce sens, on peut dire que la famille est la matière sociale –, puis, selon le même mouvement de division et de mort par engendrement que précédemment, la famille se dissout naturellement une fois l'éducation des enfants achevée ; ceux-ci s'associent pour former la société civile qui, à ce stade, préfigure et mime l'État. Or l'individu n'acquiert son véritable statut que par le fait qu'il est citoyen d'un État : « Si on confond l'État avec la société civile et si on le destine à la sécurité et à la protection de la liberté et de la propriété personnelles, l'intérêt des individus en tant que tels est le but suprême en vue duquel ils sont rassemblés, et il en résulte qu'il est facultatif d'être membre d'un État. Mais sa relation à l'individu est tout autre ; s'il est l'esprit objectif, alors l'individu lui-même n'a d'objectivité, de vérité et de moralité que s'il en est un membre. » La notion d'esprit objectif met en rapport l'individu avec la même totalité que la dialectique de la nature. Celui-ci fait partie, de manière déterminante pour le système, de l'évolution en soi. En fait, par ces deux exemples topiques, Hegel permet de pointer ce qu'on va retrouver tout au long du parcours à travers les trois champs envisagés ici : division et filiation sont le propre d'un individu. La division le pose à côté de son autre, membre de lui-même ou membre d'une association – ambiguïté efficace ici –, voisin ou fils : l'individu n'existe que divisé. La filiation le met en rapport à l'ordre symbolique et à la culture ancestrale qui, dans le vocabulaire psychanalytique, induit la loi paternelle, ou en d'autres termes l'historicité.
Biologie et collectivité : l'analogie[modifier]
La métaphore biologique[modifier]
La critique n'est pas à faire de la démarche hégélienne, si du moins par critique on entend réfutation systématique et scientifique ; mais on peut décrire les procédés de construction philosophique qui permettent à Hegel de faire de l'individuation le ressort d'une similitude entre une totalité organique et une totalité sociale. Cela ne lui est nullement spécifique. Il faudrait pouvoir citer intégralement l'analyse que Georges Canguilhem fait de l'utilisation des modèles sociaux en biologie : c'est la physiologie générale, et plus particulièrement l'usage qu'en fait Claude Bernard, qui règle les relations du tout et de la partie et rend possible l'expérimentation selon la théorie cellulaire. De ce point de vue, Hegel apparaît comme l'un de ces « premiers philosophes qui ont rêvé la théorie cellulaire », au moins en ce qui concerne les analogies réelles entre la façon dont il pense la matière et l'organisme et la façon dont il engendre la société. Canguilhem montre très clairement que la cellule transforme la partie de l'organisme, d'instrumentale qu'elle était dans les modèles technologiques aristotélicien ou cartésien, en individu. Du même coup, elle se trouve liée aux autres cellules par une relation d'intégration : « La physiologie générale, en ramenant à l'échelle de la cellule l'étude de toutes les fonctions, rend compte du fait que la structure de l'organisme total est subordonnée aux fonctions de la partie. Fait de cellules, l'organisme est fait pour les cellules, pour des parties qui sont elles-mêmes des touts de moindre complication. L'utilisation d'un modèle économique et politique a fourni aux biologistes du xixe siècle le moyen de comprendre ce que l'utilisation d'un modèle technologique n'avait pas permis auparavant. La relation des parties au tout est une relation d'intégration – et ce dernier concept a fait fortune en physiologie nerveuse – dont la fin est la partie, car la partie ce n'est plus désormais une pièce ou un instrument, c'est un individu. » On peut faire deux remarques encore à ce sujet. Tout d'abord, il faut constater la réversibilité des modèles et admettre que les modèles organiques retrouvent leur origine sociale par le détour de la métaphore de la naturalité ; ainsi le Parti communiste français a-t-il repris le terme de « cellule » pour qualifier l'élément de base de son organisation. L'utilisation est ici la même que dans la physiologie ; elle tend à lier les individus à l'élément central de façon organique, pour assurer une parfaite coordination des membres de ce tout : les cellules devaient d'abord s'appeler alvéoles, ce qui confirme le caractère « naturel » de l'analogie et de la métaphore. Une seconde remarque introduit à Leibniz : la cellule s'appelait antérieurement monade, note Canguilhem, qui ajoute : « L'influence indirecte mais réelle de la philosophie leibnizienne sur les premiers philosophes et biologistes romantiques qui ont rêvé la théorie cellulaire nous autorise à dire de la cellule ce que Leibniz dit de la monade, elle est pars totalis. Elle n'est pas un instrument, un outil, elle est un individu, un sujet de fonctions. »
C'est presque dans les mêmes termes que Leibniz lui-même définit la substance individuelle, ou plutôt la façon de construire cette notion : « La nature d'une substance individuelle ou d'un être complet est d'avoir une notion si accomplie qu'elle soit suffisante à comprendre et à en faire déduire tous les prédicats du sujet à qui cette notion est attribuée. » Il faut remarquer que l'individu n'est pas ici séparable de sa complétude : celle-ci relève de la totalité indéfinie de tous les possibles qui lui peuvent être attribués ; du même coup est engendrée la notion de la monade comme élément séparé, mais représentatif de tout l'univers. L'originalité de la conception leibnizienne est donc de lier l'individualité à la fois à l'isolement qui la constitue d'office et aux relations qui la définissent par rapport à toute totalité. C'est ainsi que Michel Serres peut écrire très justement que « l'individu est le profil de l'universel ».
L'individu comme loi de l'universel[modifier]
Sur ce point, le saut conceptuel est fait : l'individu ne s'oppose pas à la collectivité, au groupe, mais à l'universel ; et, à dire vrai, il ne s'y oppose pas, il l'exprime – dans la mesure où l'expression introduit et la similitude et la distance. Certes, l'individu a quelque rapport à l'« universel » dans la pensée hégélienne : mais ce terme y prend une signification trop spécifique pour être retenue dans une mise en parallèle avec tout autre auteur et sans correction sémantique. Dans le système de Leibniz, on entendra universel au sens où ce terme se distingue du général qui caractérise une collection d'éléments, au sens où il ne souffre pas d'exception. Si l'individu exprime l'universel entendu selon cette signification, on comprend que Leibniz conçoive une jurisprudence à l'échelle de l'univers : tous ses projets philosophiques et éthiques se ressentent de cette idéologie universaliste. Ainsi veut-il traduire le Pater en toutes langues, créer une langue universelle, une grammaire rationnelle accessible à tous, écrire une Grande Encyclopédie. C'est qu'il pense, en ce point et par le filtre de l'individu, que la monade naît de la conjonction de l'universel, comme exigence normative sur tous les plans, et de l'infinie diversité ; cette conjonction se retrouve dans le principe de raison suffisante, qui réunit le principe de continuité – selon lequel les êtres s'organisent dans leur spécificité et sans qu'il y ait de faille dans la progression qui les unit – et le principe des « indiscernables », véritable principe d'individualité.
Reste l'individuation : c'est là qu'intervient la combinatoire, modèle mathématique pour la métaphysique leibnizienne. Le passage de la monade à tel ou tel état – la suite de ces états formant ce qu'on appelle communément un individu – se fait selon le principe du meilleur, qui rassemble les possibles pouvant coexister. L'individu est donc toujours dans l'état le meilleur, compte tenu des possibles dont son destin était gros ; on voit par là comment s'agence la théodicée et comment s'annule l'idée de mal. Il ne saurait exister de différence entre le destin des parties et celui du tout ; donc, rien n'est sacrifié. C'est si vrai que les états défavorables ou crépusculaires, tels le sommeil ou la mort, sont décrits comme des involutions dans la succession monadique ; l'accident fait partie de la norme, et l'individu fait la loi.
C'est ce dernier point qui permet à Michel Serres de renverser la problématique habituelle à la détermination de l'individu, et dont on a vu un modèle parfait avec la systématique hégélienne : au lieu que l'individu soit l'élément particulier d'une totalité donnée au principe comme fondamentale et causale, Leibniz part de l'individu pour déduire l'ensemble des cas dont il relève. Cet ensemble constitue une série, et l'ensemble des séries peut légitimement être appelé Dieu, un dieu mathématicien qui calcule : Dum Deus calculat et cogitationem exercet, fit mundus... « Il faut dire un mot, écrit Serres, de l'échantillonnage comme tel et indiquer, tout d'abord, qu'il s'agit là d'une traduction méthodique de ce point de doctrine qu'on pourrait nommer la philosophie pluraliste de l'exemple... L'exemple, chez lui, c'est l'individu ; non l'individué scolastiquement défini, mais l'individu historique, dénommé, existant et charnel, ici et maintenant. L'individu, existant et connaissant, enveloppe la caractéristique inscrite en lui. Ainsi est-il une table. » Table d'individus, le système de Leibniz regorge de ces exemples mythiques où s'exerce une imagination métaphysique : Alexandre défini par son heccéité alexandrine ; Sextus Tarquin à qui un malicieux caprice du philosophe fait visiter tous ses destins possibles jusqu'à ce qu'il convienne que le sien, non encore accompli pourtant, est le meilleur qui soit pour son individualité, puisqu'elle est déterminée par là même ; César devant le petit fleuve symbole des faux choix ; tous paradigmatiques, mais d'eux-mêmes. Rien ne peut mieux poser et mettre en question l'individualité que ce système où l'individu est exemplaire et cependant irréductible.
Individualité et subjectivité : le mythe et l'imaginaire[modifier]
Cette contradiction évidente, que Leibniz résout de façon métaphysique par la combinatoire des deux principes logiques précédemment énoncés, ouvre une question : pourquoi vouloir l'individu, pourquoi vouloir l'irréductible différence entre deux hommes, pourquoi isoler et lier tout à la fois ? Cette question conduit à saisir qu'à côté de la métaphysique de l'individualité, qui oscille entre le modèle de type hégélien et le modèle pluraliste de type leibnizien, existe une mythique de l'individu qui éclaire ce concept d'un jour singulier. Depuis l'évocation du fantôme d'Hélène, qui a remplacé la plus belle des femmes pendant sa très longue absence, jusqu'aux contes fantastiques de doubles, de miroirs, de jumeaux, dont une version récente serait La Mise à mort d'Aragon, l'individu est sans cesse menacé par ses propres ombres, souvent mortelles : Hélène tue, et le miroir finit par mettre, sinon à mort réelle, du moins à folie mortelle, le héros d'Aragon. Ces menaces, ces dangers rendent compte de la nécessité philosophique de poser un fondement possible pour tout individu à tout moment : genèse du sujet comme tel que Descartes effectue à travers ces ombres mêmes, celles du sommeil et des doubles rêvés, celles de la folie et des corps de cristal, celle du Malin Génie enfin, double philosophique du philosophe (Première et Deuxième Méditations).
Les doubles[modifier]
Dans un article sur « la catégorie psychologique du double » (in Mythe et pensée chez les Grecs), J.-P. Vernant a analysé la façon équilibrée dont les Grecs conjuguent les représentations du double. Équilibrée, car la représentation de l'immobile statique, sous le mode de la pierre, première figure de la mort, n'est pas séparable de son autre, représentation du mobile, du volant, deuxième figure de la mort. La première représentation relève du colossos (dont les dimensions ne sont pas démesurées à l'origine), effigie de pierre qui tient la place du mort dans les cénotaphes ou dans quelque lieu rituel : « À travers le colossos, le mort remonte à la lumière du jour et manifeste aux yeux des vivants sa présence. Présence insolite et ambiguë qui est aussi le signe d'une absence. » Cette absence est en partie comblée par la psuchè, aussi fragile et mobile que le colossos est fixe : c'est en quoi réside leur complémentarité. Dans les rites d'évocation des morts, en effet, le colossos sert de support pour fixer la psuchè errante. Le colossos traduit de façon figurée la vertu particulière du mort, sans quoi il n'est rien : inversement, le mort ne peut apparaître sans cette matérialité. Ainsi, dans la mort, l'individu trouve sa double nature, et la menace de ce double emploi de lui-même ne peut être neutralisée que par la réunion passagère et sacrée en un individu factice et surnaturel : tout aussi réel cependant que l'individu physique vivant, sinon plus.
L'absence n'est pas le seul signe de la duplicité, il s'y ajoute l'écart, la démesure propre à toute menace grecque : « Colossos et psuchè s'opposent donc à la démarche de l'homme vivant comme les deux positions extrêmes par rapport à la condition médiate : enracinement dans la terre (colossos) – contact avec la surface du sol (homme vivant) – pas de contact avec la terre (psuchè). » Ainsi l'individu, c'est le médiat, la mesure, fixe et mobile tout ensemble. De cette conception antique décelée par Vernant, G. Simondon rappelle la prégnance mythique et remarque à cet effet que l'individuation n'a été pensée que sous la forme de la stabilité, modèle seul connu de l'équilibre. Or, il existe un autre modèle de l'équilibre, l'équilibre métastable, qui intègre le devenir au lieu que l'équilibre stable l'exclut : ceci permet de concevoir « l'individuation physique comme un cas de résolution d'un système métastable ». Sans préjuger des postulats scientifiques qui accompagnent cette réflexion, on notera qu'il y a dans la notion de métastabilité une source permettant de changer la problématique de l'individu et de sortir de l'aporie qu'on n'a cessé de rencontrer : celle, dirimante pour toute pensée de l'élément séparé, de l'intégration de la partie dans le tout. En effet, la métastabilité engendre de nouvelles totalités, et non des parties.
Fantasme et individuation[modifier]
D'autres changements affectent la problématique de l'individualité. L'opposition entre le tout et la partie trouve sans doute sa forme la plus occultante dans l'opposition entre le collectif et l'individuel, qui définit l'un par l'autre de façon magique. Claude Lévi-Strauss donne d'excellents exemples de cette circularité par laquelle un shaman donne corps au groupe qui l'encadre, par le fait même qu'il n'est pas comme les autres : ainsi chaque autre existe, et le groupe des autres, en référence à un individu qui lui-même n'existe que comme différent. « La santé de l'esprit individuel implique la participation à la vie sociale », conclut-il, donnant par là la raison des exclusions sociales : celles de la folie et de la maladie, par exemple, qui sont des entorses à l'individualité collective. Or c'est en contestant de la même manière la notion de norme que la révolution freudienne permet de penser en d'autres termes l'individu. Il est donné deux grilles pour le collectif, deux ordres dont l'intersection rend compte des différences entre les êtres, et des procès d'individuation : par là tout homme est Œdipe, mais en des termes sans cesse renouvelés. Ces deux grilles, élaborées par Jacques Lacan à partir de Freud, sont l'ordre du symbolique et l'imaginaire. Le symbolique donne l'ordre et la composition formelle de toute structure subjective – trois termes constituent ce cadre : le Père, ou Grand Autre, le Moi et le Ça, ou objet indéterminé (objet a) ; cependant que l'imaginaire forme une combinatoire d'éléments différenciés, « panoplie de signifiants » qui distingue un individu d'un autre. Pour la même structure œdipienne, tel individu sera caractérisé par un grand-père autoritaire, tel autre par la mort d'une mère ; variantes indéfinies sur une structure fixe. L'individualité résulte de ces deux processus. Ainsi, le « collectif » relève tout autant du symbolique que de l'imaginaire, et l'opposition éclate entre les deux types d'analyse qu'il faut faire : l'une s'occupe des données symboliques culturelles, l'autre de la psychologie historique pour tel être. À ces deux conditions l'individu cesse d'être l'intermédiaire entre la totalité sociale ou divine, et la subjectivité partielle. Il cesse d'être monnaie d'échange entre la partie et son tout ; une formule de Jacques Lacan résume ce changement de perspective : « Le collectif n'est rien, que le sujet de l'individuel. » La complémentarité métaphysique de l'individu et de quelque totalité que ce soit est alors mise en lumière, tout autant que la notion de sujet qui transcende cette opposition.