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MULTITUDE, philosophie

Victor Manuel MONCAYO 
professeur à l'université nationale de Colombie


Au-delà de la signification commune, la multitude est un concept de la philosophie, et en particulier de la philosophie politique. Ainsi parmi les catégories aristotéliciennes est-elle considérée comme une entité sans rapport avec la cause formelle, la cause efficiente ou la cause finale qui permettent la compréhension de ce qui est. Le débat sur sa signification apparaît avec une force particulière en même temps que les controverses théoriques, philosophiques et pratiques qu'accompagnent les processus historiques du xviie siècle et la formation des États nationaux modernes. C'est ainsi que Spinoza, dans le contexte de sa conception théologique-politique (Traité théologico-politique, 1670), assume la multiplicité des singularités en la dotant d'une signification qui possède une dimension immanente et matérialiste, et qui interdit d'attribuer son existence à une puissance ordonnatrice extérieure à la réalité. La multitude apparaît alors comme un concept subversif bâti contre les théories de l'État et de la démocratie telles que les développaient les Protestants à l'époque de la monarchie absolue, en la restreignant à un ensemble de subjectivités tournées vers Dieu. Or, loin de relever de la métaphysique, les subjectivités s'expliquent comme le résultat de relations à l'intérieur de l'ensemble des singularités. Pour Spinoza, le concept de multitude se réfère à une pluralité qui se maintient au sein de la dimension publique, dans les occupations communes, sans qu'aucun mouvement centripète la fasse converger dans une unité. Cette forme d'existence sociale est permanente, et en tant que telle représente le fondement des libertés civiles.

Pour Thomas Hobbes au contraire, la multitude, si elle ne converge pas en une unité, représente une menace suprême pour la souveraineté de l'État. Inhérente à l'« état naturel », la multitude s'avère réticente à l'unité politique, et au transfert des droits au souverain. Antiétatique, la multitude est par là même antipopulaire : « Les citoyens, quand ils se rebellent contre l'État, sont la multitude contre le peuple » (De Cive, 1642). On retrouve ici la thématique hobbesienne, qui veut que les hommes n'aient pas de rapports entre eux par amour mais seulement par peur et égoïsme, et cherchent à résoudre le conflit naturel à travers un accord qui leur permette de sortir de l'état de guerre et d'instaurer la paix. Cédant leur pouvoir comme individus au pouvoir souverain de l'État, ils se transforment alors de cette manière en peuple.

Refoulée de la scène des États nationaux par la notion de peuple, la multitude n'en a pas moins continué à s'exprimer sous des formes dissimulées. Ainsi du libéralisme quand il admet qu'en parallèle à la sphère des affaires communes survit une dimension privée, ou de la pensée sociale-démocrate qui oppose à son tour le collectif à l'individuel, dans ses divisions et multiplications.

Aujourd'hui, après que la catégorie de peuple a prévalu pendant des siècles au côté de celle de l'État-nation, on voit réapparaître la multitude comme expression de nombreux comportements contemporains, alors que la théorie politique de la modernité connaît une crise profonde. Sans doute la figure théorique-politique de ce nouveau débat sur la multitude est-elle Paolo Virno (Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines, 2001), qui reprend à ce sujet les apports de Gilbert Simondon dans L'Individu et sa genèse physico-biologique (1964). En effet, il importe de prendre en compte les processus d'individuation pour comprendre le passage qui s'opère de la dimension psychosomatique générique de l'animal humain à la singularité unique inhérente à la multitude. La multitude a derrière elle une unité représentée par le langage, l'intellect en tant que ressource publique et inter-psychique – soit les facultés génériques de l'espèce. Au contraire, la notion de peuple suppose des individus qui cherchent à trouver une unité seconde dans le corps national d'un État auquel ils se soumettent.

Les mutations contemporaines ont fait en sorte que la multitude a retrouvé son caractère irréductible, se matérialisant dans des corps rebelles aux forces de la discipline et de la normalisation. La prédominance du travail immatériel les a transformés en corps cybernétiques qui s'affranchissent des limites qui séparaient jusque-là l'homme de la machine. De plus, à l'intérieur du nouvel ordre de la globalisation, se sont créés de nouveaux circuits de coopération et de collaboration, qui s'étendent sans distinction de nation ni de continent. Si nous ne sommes pas devenus égaux, nous pouvons communiquer et agir ensemble sur la base de nos différences.

Le nouvel état des choses a conduit Toni Negri à reprendre le concept de Multitude (titre d'un ouvrage publié en collaboration avec Michael Hardt, 2004), et à avancer que la multitude contemporaine n'est composée ni de « citoyens » ni de « producteurs », puisque la distinction entre l'individuel et le collectif, le public et le privé est désormais rompue. Nous nous trouvons devant une multitude en tant que concept de classe – non la classe ouvrière, mais la classe de toutes les singularités productives, de tous les ouvriers du travail immatériel. Cette puissance ontologique incarne un dispositif qui cherche à représenter le désir de transformer le monde.

La multitude conçue comme ensemble de singularités s'exprime à nouveau et n'admet pas que ses différences soient réduites à une unité distincte de celle qui la précède, à savoir les facultés communes propres à l'espèce. En ce sens, elle ne reconnaît pas la souveraineté, car elle peut se régir elle-même. Dans le cadre de la production biopolitique, qui comprend tous les aspects de la vie, la multitude est le sujet commun du travail, même si elle reste encore soumise à la catégorie de peuple national.

Victor Manuel MONCAYO

Pour citer l’article[modifier]

Victor Manuel MONCAYO, « MULTITUDE, philosophie », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 3 décembre 2022. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/multitude-philosophie/

Classification

   PhilosophiePhilosophie politique

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