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ONTOLOGIE

Écrit par :Paul RICŒUR : professeur émérite à l'université de Paris-X, professeur à l'université de Chicago


« Ontologie » veut dire : doctrine ou théorie de l'être. Cette simple définition, toute nominale d'ailleurs, propose une petite énigme de lexique : le mot « ontologie » est considérablement plus récent que la discipline qu'il désigne ; ce sont les Grecs qui ont inventé la question de l'être, mais ils n'ont pas appelé ontologie la discipline qu'ils instituaient. Aristote désigne de façon indirecte comme « la science que nous cherchons » la théorie de l'être en tant qu'être. Ses successeurs, mettant en ordre ses cours de philosophie, ont appelé Métaphysiques les traités contenant cette théorie, voulant signifier à la fois que ces traités succèdent aux traités sur la nature, ou Physiques, et que leur objet dépasse, transcende celui de la nature. On n'a songé à donner le nom d'ontologie à la science de l'être en tant qu'être que lorsqu'il a fallu préciser le statut de cette science par rapport aux sciences philosophiques qui traitaient, non de l'être en général, mais de l'être du monde, de l'être de l'âme, de l'être de Dieu et que l'on appelait cosmologie rationnelle, psychologie rationnelle, théologie rationnelle. On était amené, par une sorte de symétrie verbale, à placer en tête de ces trois sciences l'ontologie ; celle-ci jouait ainsi le rôle de métaphysique générale, par rapport à la métaphysique spéciale constituée par les trois autres disciplines. C'est cette dénomination qui a cours à la fin du xviiie siècle, lorsque Kant écrit la Critique de la raison pure. Mais les deux expressions « ontologie » et « métaphysique » se recouvrent tellement que Kant appelle métaphysique l'ontologie de ses prédécesseurs, sans aucun doute pour opposer ses insuccès aux succès de la mathématique et de la physique. Dans le contexte de la philosophie critique, c'est en effet le contraste avec la physique qui est significatif, et le destin de l'ontologie se confond avec celui de la métaphysique.

On ne doit pas, néanmoins, tenir pour accordée cette identification entre ontologie et métaphysique. On ne consacrera même qu'un paragraphe à l'histoire de l'ontologie comme métaphysique, réservant la majeure partie de cet article aux recherches susceptibles de donner un sens non métaphysique à la question de l'être ; on examinera d'abord comment la science – principalement la science physique – déploie une problématique ontologique, lorsque vient à se poser la question du statut de réalité des entités qui constituent le référent du discours scientifique ; puis, généralisant la notion de discours et considérant le langage dans toute son ampleur, on se demandera en quel sens l'acte même du discours, par son caractère de référence à quelque chose sur quoi on parle, présuppose une réalité extralinguistique ; enfin, réfléchissant sur cette postulation ontologique du langage, on s'interrogera sur le renvoi de notre être à l'être, qui précède le langage et rend possible la référence de notre discours à ce qui est.

Métaphysique et ontologie[modifier]

Jusqu'à Kant, l'histoire de l'être, c'est l'histoire de la métaphysique. Et pourtant la question de l'être ne s'y épuise pas ; c'est même parce que la question est plus grande que la réponse de la métaphysique qu'elle ne cesse de renaître sous des formes nouvelles.

On se bornera, dans ce paragraphe, à rapporter la position du problème dans la philosophie grecque, en se limitant même à Parménide, Platon et Aristote, chez qui se discernent le noyau de tous les problèmes et l'origine de toutes les apories. Non pas qu'on ait l'illusion de croire qu'il ne s'est rien passé après Aristote. Le néo-platonisme, la philosophie scolastique, le cartésianisme – sans oublier Malebranche, Spinoza et Leibniz – constituent une série de continents philosophiques qui ont chacun leur configuration propre. Mais, avec Platon et Aristote, toutes les décisions sont prises qui commandent le destin de la métaphysique ; avec eux est déjà atteint quelque chose comme la fin du commencement.

L'être de Parménide[modifier]

Si l'on fait ici une place à Parménide, alors qu'on sacrifie tant de grands auteurs dont on a gardé autre chose que des fragments, c'est que le Poème de Parménide permet de ressaisir l'affirmation ontologique en deçà de la métaphysique. « Il est », dit le Poème de Parménide ; ce disant, le penseur ne donne pas de sujet au verbe être ; il le laisse être dans sa nudité et sa globalité. Voilà l'ontologie avant la métaphysique ; toutes les fois que l'interrogation humaine revient à « il est » et se demande ce que cela veut dire, elle reprend contact avec le sol ontologique de la pensée. Mais Parménide dit aussi : « Penser et être sont le même. » Par cette formule, il propose une détermination double et mutuelle. D'une part, ce qui fait de l'homme un penseur, et non pas seulement un vivant, un artisan, un mathématicien, un citoyen, c'est sa capacité d'être « même » que être : autrement dit, l'être est la mesure du penser. D'autre part, l'être ne nous est pas radicalement étranger ; il n'est pas le tout-autre : il est le « même » que le penser. Dès lors, les déterminations de la pensée et de l'être sont les mêmes. Par cet aphorisme, le penseur fondamental rend vaine et nulle la querelle du réalisme et de l'idéalisme. Si l'on appelle réalisme la thèse selon laquelle la réalité est distincte de la pensée et si on appelle idéalisme la thèse selon laquelle nous ne connaissons que nos représentations, l'une et l'autre sont détruites ; ou, si l'on veut, l'aphorisme de Parménide pose l'identité du réalisme absolu, qui efface la pensée devant l'être, et de l'idéalisme absolu, qui identifie les déterminations de l'être et celles de la pensée. Ce point d'identité n'est-il pas le point de fuite de toutes nos pensées, soit que nous croyions, avec Parménide et Hegel, que cette identité peut être effectuée dans un savoir lui-même absolu, soit que nous pensions avec Kant que cette pensée de l'être est seulement la limite de tous nos savoirs, limite qui détruit la prétention de notre sensibilité à porter à l'absolu nos connaissances empiriques ?

C'est dans ce sens que l'affirmation ontologique sera encore présente dans la condamnation de la métaphysique. Évoquons encore une autre formule de Parménide dans laquelle on pourrait voir le glissement de l'ontologie à la métaphysique. En effet, le poète de l'être dit encore : « Non, tu ne plieras pas l'être au non-être. » Cet aphorisme adjoint à l'affirmation de l'être une interdiction : celle de dire que le non-être est. Cette interdiction est lourde de conséquences : dans la mesure où la négation appartient à la description du mouvement, du changement, du devenir (ce qui n'était pas existe maintenant, ce qui existe maintenant ne sera plus), il faut dire que l'être ne comporte ni temps ni mouvement. Il est intemporel et immuable. De lui, on ne peut dire « il était, il sera », mais « il est », sans temps verbaux. On ne peut donc plus dire : « il devient, mais il est même que soi ». La possibilité de séparer l'être du devenir est posée, et avec elle la métaphysique. En outre, si l'être et la pensée sont la même chose, un pacte semblable se noue entre le mouvement et le simple apparaître ; une nouvelle transcendance se dessine, celle du savoir vrai ou science, par rapport à l'opinion où règne l'apparence. Deux couples d'oppositions se constituent ainsi : être et devenir, savoir et opinion. Le premier de ces couples est ontologique à titre direct, en ce sens qu'il est pris du côté des choses ; le second l'est seulement à titre indirect, en ce sens qu'il est pris du côté de la connaissance et du discours. Néanmoins le second couple intéresse encore l'ontologie, en ce que la science, c'est l'être vrai, c'est-à-dire l'être même en tant que pensé ; et l'opinion, c'est un sembler, c'est-à-dire un paraître-être, un être mensonger, un pseudo-être. C'est pourquoi les Grecs ont tenu leur théorie de la science et de l'opinion dans le cadre de l'ontologie et ne l'ont jamais élaborée dans une « théorie de la connaissance » distincte, encore moins dans une théorie de la connaissance préalable, comme dans une philosophie critique. La question du connaître est subordonnée à celle de l'être, comme la science l'est à l'être vrai et l'opinion au paraître et à l'être mensonger. Si donc on peut parler d'une interprétation métaphysique de l'ontologie, cette interprétation affecte les deux couples de contraires et concerne non seulement la transcendance de l'être au devenir, mais aussi celle de la science à l'opinion.

L'ontologie platonicienne[modifier]

C'est cette double transcendance qui fait l'âme de l'ontologie platonicienne. Elle est si essentielle au platonisme que celui-ci a fourni, pour toute l'histoire ultérieure de la métaphysique, le modèle par excellence d'une ontologie qui sépare l'être du devenir, le savoir de l'opinion. Bien plus, avec Platon, les deux transcendances n'en font qu'une : l'être véritable, le véritablement étant, c'est l'εἶδος, à la fois périmètre de réalité et contour d'intelligibilité ; dans l'Idée de Platon se continue l'affirmation parménidienne que l'être et la pensée sont la même chose ; et aussi cette affirmation que l'être est intemporel et immuable ; cependant, à la différence de Parménide, il n'y a pas l'être, mais des êtres : les Idées, précisément. Pourquoi ce pluralisme à la place du monisme de la sphère parménidienne ? Le pluralisme ontologique de Platon répond à une exigence issue de débats entre les sophistes et Socrate concernant l'origine et la valeur du langage. Il s'agit, en effet, de donner au « nom » le poids ontologique d'une idée qui soit un être, de manière à soustraire le langage à l'arbitraire de la convention et de la coutume. Si donc l'affirmation ontologique paraît morcelée par Platon en multiples idées, c'est pour répondre aux sophistes, accusés de cautionner l'arbitraire des dénominations, celui des définitions éthiques et celui des principes de la cité. Face à la sophistique, à l'ère du doute, du scepticisme moral et de la violence politique, Platon entreprend de lester d'être le discours, d'ancrer le discours dans l'être. Socrate avait ouvert la voie en cherchant les « définitions ». Mais c'est Platon, selon le mot d'Aristote, qui « sépara » les Idées. Geste ontologique et métaphysique à la fois : puisque ce qui est fondamentalement est ailleurs, dans le « lieu intelligible » des Idées. Demander : qu'appelle-t-on courage, vertu, etc. ? c'est demander : que peut bien être le courage, la vertu ? L'être est ainsi fondement de dénomination. C'est pourquoi la multiplicité des noms appelle un pluralisme ontologique, une « ontologie distributive » (Diès), un « polythéisme des Idées » (Goldschmidt). L'idée, c'est « ce que chacun des êtres est », dans son contour distinct. On voit ainsi se constituer, avec Platon, une problématique qui recevra dans la tradition médiévale un titre distinct : le problème de l'essence (mot construit sur le verbe latin esse, être). L'essence, c'est l'invariant de sens, ce qui fait qu'une chose est elle-même et non pas une autre, qu'elle est déterminée et par conséquent pensable. La querelle des universaux, au Moyen Âge, portera précisément sur le statut ontologique des universaux : les genres que nous pensons ne doivent-ils pas, d'une manière ou de l'autre, être comptés parmi les êtres, si nous en avons une pensée vraie ? Mais si, rétrospectivement, on peut appeler les Idées de Platon des essences, des êtres essentiels, et si les universaux sont bien les héritiers des Idées platoniciennes, il ne faut pas oublier que le mot « essence » n'a pu se constituer qu'en opposition avec « existence », donc sous la présupposition que l'essence, si elle a de l'être, n'a pas à proprement parler d'existence. Rien de tel chez Platon : les Idées sont « véritablement étant » ; il ne leur manque rien dans l'ordre de l'être ; nous sommes donc à un stade où l'être en tant qu'Idée est indistinctement essence et existence. Ce qu'on appellerait aujourd'hui les choses existantes sont seulement l'image ou l'ombre de ces essences-existantes ; ce sont donc de moindres êtres, qui n'ont aucunement le privilège d'exister qui ferait défaut aux Idées. On est donc dans une ontologie antérieure à la distinction de l'essence et de l'existence, encore qu'après coup on puisse voir se dessiner cette problématique dans le dualisme de Platon, plus précisément dans le rapport entre la séparation des Idées et la participation par laquelle les choses singulières ont part à l'être. Et il n'est pas inutile de rappeler que cette participation est pleine de difficultés et de paradoxes, que Platon, premier critique de Platon, se plaît à accumuler dans le dialogue qui porte de façon significative le nom de Parménide.

Cette critique du platonisme par Platon n'aboutit pas seulement à des apories, comme celle de la participation du sensible aux Idées, elle aboutit aussi à une révision d'ensemble du problème des rapports du langage avec l'être. La question de l'erreur impose une première révision, qui ne concerne d'abord que le langage ; il apparaît que le « nom » n'est pas le tout du langage ; ce tout, c'est l'entrelacement des noms et des verbes dans le discours, lequel seul peut être vrai ou faux ; mais cette révision, en apparence limitée au langage, a une répercussion dans la doctrine de l'être ; en effet, l'entrelacement qui constitue le discours est corrélatif, du côté de l'être, c'est-à-dire des Idées, d'une « communication entre les genres », laquelle rend possible l'attribution d'un terme à un autre dans le discours. Il ne suffit donc plus de poser la participation du sensible aux Idées, il faut aussi poser la participation des Idées entre elles. On doit alors concevoir une discursivité de l'être qui complète la position des Idées chacune en soi et pour soi. Celle-ci, à son tour, entraîne une révision radicale du parménidisme initial et de l'interdit jeté sur le non-être ; pour penser la discursivité de l'être, il faut instituer un nouveau discours ontologique qui pose, non plus les Idées des choses, ou genres de premier degré, mais les « grands genres » qui fondent la communication des genres de premier degré. C'est ainsi que Platon esquisse la dialectique des cinq grands genres, dialectique dans laquelle l'Idée d'Être n'est plus la seule idée fondamentale, mais un chaînon dans une structure complexe, où elle est « troisième », après Mouvement et Repos, et avant le Même et l'Autre. Une ontologie dialectique prend ainsi la suite de l'ontologie distributive du premier platonisme. Non seulement l'ontologie se dialectise, mais elle se problématise ; l'énigme de l'erreur, c'est en effet que le discours, qui est toujours « discours de quelque chose », peut être discours de quelque chose qui n'est pas ; le non-être de l'erreur exige alors de poser l'« autre que l'être », avec autant de force que l'être, lequel, par choc en retour, paraît aussi obscur que le non-être. Cet aveu constitue le véritable « parricide » à l'égard de notre père Parménide. Bien plus, l'ontologie, définie par le mouvement de transcendance, au-delà du sensible, de l'opinion et du changement, paraît devoir être dépassée à son tour par le même mouvement de transcendance qui, telle la marche au Soleil, semble exiger un « au-delà de l'être » sous la forme d'une Idée, l'Idée du Bien, dont on ne peut plus dire qu'elle est, mais seulement qu'elle est le principe de l'être, en même temps que la condition de la rencontre des Idées et des âmes. Ainsi Platon a-t-il pensé outre une ontologie dialectisée et problématisée une ontologie transcendée ; l'idée toute moderne d'un au-delà de l'ontologie (et pas seulement de la métaphysique) a son plus ancien garant chez Platon.

Aristote et la métaphysique[modifier]

L'ontologie d'Aristote diffère de celle de Platon en ceci que ce qui est fondamentalement, ce ne sont pas les idées, mais les individus concrets : Callias, cet arbre, ce temple. Les idées sont ramenées à leur statut de genres, dont l'existence n'est que virtuelle, comme l'homme en Callias. L'Être, c'est à titre primordial la substance (ousia, étance) sensible. Une ontologie du concret (chose, être vivant, personne) remplace une ontologie des entités intelligibles (êtres mathématiques et êtres éthiques). Ce qu'on appellera plus tard d'un terme généralement péjoratif le substantialisme a d'abord été l'expression du renversement de l'ontologie platonicienne et de son mathématisme au bénéfice des êtres concrets dont l'intelligibilité de principe est reconnue.

Que voulons-nous dire quand nous affirmons que l'être signifie à titre primordial la substance ? Cette thèse ne prend son sens que quand on replace la signification « substance » dans le champ d'une exploration sémantique de l'être. C'est là, avant le nom et sans le nom, l'ontologie d'Aristote, qui débute par la fière affirmation du livre IV de la Métaphysique : « Il y a une science qui étudie l'être en tant qu'être et les attributs qui lui appartiennent essentiellement. » Cette science n'a pas à être fondée ; car, d'où la dérivera-t-on ? Il suffit de la dégager des opinions communes et de la tradition des compétents. L'expression « en tant que » signifie que l'on ne considère pas les sortes d'être, mais ce qu'il y a d'être dans les êtres ; ni non plus les causes multiples, mais la science une qui a pour thème l'être pur et simple.

Et que dire de l'être en général ? D'une autre manière que Platon, énumérant et ordonnant les cinq grands genres, Aristote note que « l'être se dit de multiples façons » ; il y a une polysémie – une signification multiple – du mot « être ». Et cela selon plusieurs lignes de distinctions. Dans un texte clef de la Métaphysique, au livre VI, Aristote propose d'analyser la notion d'être de quatre façons différentes : selon les catégories, selon l'être en acte et l'être en puissance, selon l'être vrai et l'être faux, selon l'être nécessaire et l'être par accident.

Suivons la première ligne d'analyse : une première série de significations multiples se règle sur les différentes « figures » de l'attribution (d'où le nom de catégories) ; selon la suite des catégories, être veut dire successivement : substance, qualité, quantité, relation, etc. Ce qui est remarquable dans l'articulation de cette série, c'est que l'être ne constitue pas un genre par rapport aux termes de la série (ce ne sont pas des synonymes) ; ces termes ne sont pas non plus éparpillés (ce ne sont pas des homonymes) : ils renvoient de façon ordonnée au premier terme, réalisant ainsi une unité d'un type unique, que les scolastiques appelleront universalité analogique, qu'Aristote appelle « relative à un terme unique ». Or, ce terme unique auquel les autres significations de l'être renvoient, c'est la substance. À vrai dire, les mots « substance », « forme », « matière », « essence » et « existence » sont des transcriptions latines. Aristote dit ousia, qu'il faudrait traduire par « étance » (E. Gilson, L'Être et l'Essence). L'ousia est en effet la première catégorie, en ce sens qu'il faut que quelque chose soit et soit déterminé pour avoir qualité, grandeur, relation, lieu, temps, etc. ; être-ceci précède être-tel, etc. Mais la notion contenue dans le mot latin substantia est déjà sous-entendue dans cette préséance. Car, pour avoir qualité, grandeur, relation, etc., une chose doit demeurer ce qu'elle est, subsister sous la diversité de ses déterminations.

Selon la deuxième ligne de distinction, l'être peut être dit en acte, c'est-à-dire accompli, ou en puissance, c'est-à-dire inachevé mais tendant vers l'achèvement. Cette distinction, qui fut l'occasion de bien des analyses purement verbales dans l'histoire de la physique avant Galilée, eut du moins le mérite de réintroduire le mouvement et le changement dans la sphère d'intelligibilité ; pas de changement, en effet, si l'être est plein et achevé, si rien n'est potentiel, virtuel ; cette modalité aristotélicienne du non-être fut, pour la suite de l'histoire des idées, une grande conquête et un redoutable piège.

Toutefois, c'est la première ligne de distinction qui détermine le droit fil de la métaphysique aristotélicienne ; c'est, en effet, à déterminer la substance que contribuent non seulement la distinction des catégories, mais la distinction de l'acte et de la puissance (et bien d'autres distinctions aussi importantes, comme celles de la forme et de la matière, celle des quatre causes, etc.). L'ontologie est à la fois l'art des distinctions et celui de centrer sur une chose unique tout le discours philosophique ; ce centre est la substance.

Cette primauté de la substance est si entière que même les principes de la logique s'y subordonnent ; ainsi le principe d'identité – ou ce qu'on nommera ainsi dans l'histoire de la logique – n'énonce pas une règle formelle pour la pensée, celle de ne pas se contredire, de rester en accord avec soi-même ; c'est parce que les choses sont ce qu'elles sont, déterminées, que la pensée ne peut poser cette chose et autre chose ; nier le principe de contradiction, c'est nier qu'un être soit ce qu'il est ; c'est, dit Aristote, « nier l'être et la substance ». Telle est la réponse au sophiste, témoin de la non-philosophie et que la philosophie n'a jamais fini de réfuter.

Mais que veut dire ousia ? Ousia désigne ce qui est sujet et jamais attribut, autrement dit ce dont tout le reste s'affirme et qui n'est lui-même affirmé d'aucune chose ; c'est aussi, au point de vue physique, ce à quoi les déterminations arrivent. Il est vrai que les deux acceptions, logique et physique, se contrarient : la première tend à identifier la substance à la forme, au principe de détermination ; la seconde tend à l'identifier à la matière qui est, certes, capable de la forme, mais qui, comme telle, est indéterminée. C'est pourquoi Aristote subordonne la seconde à la première acception, toute sa philosophie requérant un principe de détermination ; la substance doit être quelque chose, « un sujet réel et déterminé ». Dès lors, toute l'intelligibilité se concentre dans la forme ; la tradition du Moyen Âge parlera à la suite d'Aristote de « forme substantielle » ; cette forme est manifestement héritière de l'Idée platonicienne ; mais alors que celle-ci était nettement séparée du sensible, chez Aristote, la chose et la forme sont identiques, tant logiquement que physiquement.

En quel sens peut-on dire de l'ontologie d'Aristote qu'elle est une métaphysique ? Bien qu'elle lutte contre le dualisme platonicien des idées et des choses sensibles, elle est néanmoins métaphysique de deux manières. D'abord en ceci que l'analyse ontologique du réel, avec tout son jeu de distinctions, tend essentiellement à faire prévaloir au cœur même du réel le déterminé, l'intelligible, l'immuable ; c'est ce qu'impliquent le primat de la substance sur les autres catégories et la définition de la substance par la forme ; un subtil platonisme des formes se trouve ainsi préservé au cœur du réel, à la faveur même de la critique de la transcendance des Idées. Historiquement, c'est bien ainsi que l'aristotélisme a agi : la théorie des formes substantielles, la distinction de l'acte et de la puissance et même la différenciation des catégories ont cessé d'animer une analyse vivante du réel pour s'enliser dans un dogmatisme paresseux qui a barré la route de l'expérience ; c'est pourquoi la physique galiléenne et cartésienne a dû se constituer contre l'aristotélisme, dont le caractère métaphysique apparaissait par contraste. Par un curieux paradoxe, la même philosophie qui, à l'origine, avait marqué la conquête de l'intelligibilité du réel contre le platonisme apparaissait, au terme d'un parcours de dix-huit siècles, comme la consécration de la métaphysique du sens commun ; celle-ci ne pouvait être brisée que par un retour au mathématisme platonicien qui, du même coup, se révélait le plus fécond pour fonder la physique mathématique.

Ce qui, plus que tout, caractérise l'ontologie aristotélicienne comme métaphysique, c'est l'affirmation décisive que la philosophie première a pour objet celles des substances qui sont séparées et immobiles. Par cette affirmation, la philosophie se fait théologie : en effet, le sens de l'être se reconnaît aux êtres qui sont le plus substance, c'est-à-dire qui sont le moins mêlés de matière et de changement, donc qui sont le plus acte et le moins puissance. Ces êtres séparés et immuables constituent la sphère du divin, à savoir les intelligences des sphères séparées (dans une phase de théologie astrale) ou Dieu, identifié à la pensée qui se pense elle-même (dans la phase de théologie noétique représentée par le dernier livre de la Métaphysique). Telle est la thèse métaphysique par excellence de l'ontologie aristotélicienne et la source de ce que Kant, avant Heidegger, a caractérisé comme étant une onto-théologie. Du point de vue strictement historique, le rapport de l'ontologie, ou science de l'être en tant qu'être, à la théologie, ou science de l'être premier, soulève une difficulté considérable d'interprétation. S'agit-il d'une confusion, d'un glissement de sens ? Ou de deux états successifs de la pensée d'Aristote, amalgamés par les rédacteurs des traités métaphysiques ? Mais on peut aussi concevoir qu'Aristote ait réellement pensé ce rapport : si, en effet, parmi les significations de l'être, la substance est première, ne peut-on dire que, à son tour, la substance divine est première parmi les significations de la substance, en vertu d'un principe de hiérarchisation tiré de la notion d'acte ? Il s'établit ainsi un lien de continuité analogique entre l'être en tant qu'être de l'ontologie et l'être premier de la théologie. Dès lors, les êtres exhibent l'être, dans la mesure où ils s'approchent de l'être premier, modèle et fin dont ils dépendent. Ainsi connaître Dieu, c'est connaître tout être et l'être en général. Du même coup, une situation analogue à celle de la philosophie platonicienne était recréée : la transcendance des substances séparées et immobiles reconstituait le dualisme platonicien de l'intelligible et du sensible sur la base de la hiérarchie des substances, pointant vers l'acte pur. Cette coalition entre la théorie de l'être en tant qu'être et celle de l'être premier a scellé le destin de la métaphysique occidentale ; c'est en vertu de cette identification que les preuves de l'existence de Dieu seront considérées comme le couronnement de l'édifice philosophique et le resteront jusqu'à Kant. Cette orientation de l'ontologie vers une théologie rationnelle la caractérise, plus que tout, comme métaphysique.

Si la physique galiléenne et cartésienne sonne le glas de la métaphysique au premier sens (la philosophie des formes substantielles), la philosophie kantienne marque le coup d'arrêt de la métaphysique au second sens (au sens de l'onto-théologie). La possibilité de connaître des êtres non sensibles est mise en question dès le niveau de l'« Esthétique transcendantale » de la Critique de la raison pure. Si, en effet, l'espace et le temps sont les formes a priori de notre sensibilité, toute connaissance qui transgresse les limites de la connaissance sensible échappe aux conditions de l'objectivité, s'enlise dans les paralogismes et les antinomies. Une philosophie des limites succède aux thèses dogmatiques de la métaphysique, placées par la critique sous le signe de l'« illusion transcendantale ». La question posée par la philosophie post-kantienne est de savoir si le pacte noué entre ontologie et métaphysique peut être dénoué, si une ontologie sans métaphysique est possible.

Science et ontologie[modifier]

En quête du réel[modifier]

On a pris jusqu'ici le mot « ontologie » comme synonyme de métaphysique. C'est encore par cette identification que l'ontologie tombe sous la critique kantienne. Mais la philosophie kantienne est en même temps la démonstration vivante que la question de l'être renaît des cendres mêmes de la métaphysique : la « chose en soi » reste le fondement du « phénomène » et toute la philosophie pratique est une tentative pour déterminer la notion d'être à partir de la liberté. L'ontologie n'est donc pas seulement la métaphysique.

On voudrait montrer, dans cette deuxième partie, comment la science elle-même engendre sans cesse à nouveau l'interrogation ontologique. En effet, ce n'est pas de façon métaphysique, mais bien physique, que la science rencontre la question de l'être. Entendons : la question de l'être, pour la science, c'est la question de savoir ce qui, pour elle, est tenu pour réel, au sens de non conventionnel, non produit par l'activité théorique et pratique du savant. C'est donc de l'épistémologie elle-même – ou théorie du savoir scientifique – qu'il faut désimpliquer une problématique de caractère ontologique. La question ontologique, pour l'épistémologie, c'est d'abord celle de la réalité des entités théoriques dont parle la science ; cette question a pris une forme critique aiguë avec la mécanique quantique ; c'est en effet la physique moderne qui a relancé la question de savoir ce que le savant entend par réalité ; autrement dit, la question ontologique, pour la science, c'est d'abord la question du référent du discours scientifique : demander ce qui est, c'est demander ce qui est réel ; et demander ce qui est réel, c'est demander de quoi on parle dans la science.

Ainsi se trouve rénovée la première question du Traité aristotélicien des catégories : celle de la substance ; en langage moderne, cette antique question s'énoncerait ainsi : telle entité, dont la science fait la théorie, appartient-elle à la « population » d'entités dont l'ensemble constitue le monde ? La science rencontre le problème ontologique sous une autre forme : c'est la question de savoir si elle pose une seule sorte de réalité – la « matière » ou réalité physique – à laquelle toutes les autres réalités – vie, conscience ou esprit – seraient réductibles, ou si, au contraire, la science doit postuler une pluralité de niveaux de réalités, irréductibles les unes aux autres.

Ainsi deux problèmes se trouvent enchaînés qui concernent deux significations différentes du mot « réalité » : le référent du discours scientifique, les niveaux ou les degrés de réalité.

Le « paradoxe du théorique »[modifier]

Les entités théoriques de la science moderne posent un difficile problème, quant à leur statut de réalité, parce que ce sont des entités « construites » : entendons des entités qui n'ont de sens que dans le cadre d'une théorie, laquelle est bien autre chose qu'une généralisation des lois empiriques. Pour le positivisme logique, seuls les « observables » sont en dernier ressort le critère du réel ; ce phénoménalisme de base doit seulement être complété par un opérationnalisme afin de rendre compte du staut des entités non observables ; par opérationnalisme, on entend la doctrine selon laquelle les entités construites se réduisent à des expressions auxiliaires, c'est-à-dire soit à des entités fondées sur des observables, soit à des procédés pour calculer les observables ; la question du statut des entités théoriques est donc un pseudo-problème : la seule question légitime est de savoir si l'adoption d'une certaine forme de langage est avantageuse pour la théorie physique ; des « règles de correspondance » doivent toujours permettre de remplacer les non-observables par des observables dans un énoncé portant sur des entités construites.

Les adversaires du positivisme logique répliquent que le positivisme est moins la philosophie que la science propose qu'une philosophie imposée à la science ; le positivisme logique présuppose en effet une théorie de la signification, selon laquelle seuls ont un sens les énoncés qui impliquent les conditions dans lesquelles ils pourraient être vérifiés. C'est pourquoi une philosophie non positiviste de la science procède autant d'une critique de la théorie vérificationniste de la signification que d'une attention plus grande portée à ce que la science réalise effectivement. Le dépassement du positivisme logique s'est ainsi produit sur deux fronts, celui de la sémantique et celui de l'épistémologie. Mais, bien souvent, les physiciens ignorent les progrès opérés dans la première direction par la philosophie linguistique et tiennent pour acquis que l'empirisme logique est la philosophie implicite de leur propre méthodologie.

Sortant franchement du cadre de l'opérationnalisme et du phénoménalisme dont le premier est le complément, les adversaires du positivisme logique mettent en question son hypothèse initiale, à savoir que la science repose en dernier ressort sur des observables. Tout phénomène, se demandent-ils, ne doit-il pas déjà être une entité construite pour accéder au statut scientifique ? Si ce doute est fondé, on peut se demander si la conviction selon laquelle la science est suspendue à des observables n'est pas ce qui empêche de reconnaître ce qui se passe réellement dans le travail de connaissance à l'œuvre dans la science. Dès lors, la question du référent du discours scientifique prend un tout autre sens : si les entités construites ont quelque référence dans la réalité, ce n'est pas dans la mesure où elles se réduisent ou se relient à des observables, lesquels seuls atteindraient quelque chose de la réalité ; c'est en tant même qu'entités construites qu'elles prétendent expliquer la réalité. D'où le paradoxe : ce qui est le plus éloigné de l'expérience est, en dernière analyse, le plus réel. « Ce paradoxe du théorique » oriente vers un type de solution particulièrement complexe, selon laquelle la fonction explicative d'une théorie réside dans sa valeur de représentation à l'égard d'un segment de la réalité, sans pourtant qu'aucun des concepts mis en jeu ait une valeur phénoménale. L'idée d'une construction qui soit en même temps une description de la réalité est caractéristique du « réalisme critique » qui tend à succéder au positivisme.

La même discussion portant sur le statut de réalité des entités théoriques renaît à propos des « modèles », qui jouent un rôle décisif dans la logique de la découverte ; ainsi la théorie moderne de l'atome s'est appuyée, pour interpréter les situations inhabituelles et artificielles analysées en laboratoire, sur des configurations empruntées à un ordre de réalité connue (dans le cas considéré, la configuration du système solaire et stellaire).

Faut-il alors tenir le modèle pour un simple expédient, dont le rôle serait de visualiser les propriétés de la nouvelle entité ? Mais le rôle de visualisation, aussi essentiel soit-il, ne doit pas dissimuler le fait le plus important : l'enjeu de la construction d'un modèle est la formation d'une théorie plus abstraite. C'est pourquoi l'épistémologie contemporaine tend à rapprocher la notion de modèle de celle de l'interprétation d'un formalisme logico-mathématique par le moyen de règles sémantiques et syntaxiques ; le modèle est, en ce sens, une interprétation partielle. La question est alors d'apprécier la portée « réaliste » de ces modèles ; le débat entre conventionnalisme et réalisme rebondit ici. S'il est vrai que les modèles ont pour fonction d'interpréter les formalismes logico-mathématiques à l'aide de règles sémantiques et syntaxiques, on peut comprendre que, en interprétant ces formalismes dans un sens empirique, les modèles les « appliquent » en même temps à un secteur de la réalité. Ce serait alors la fonction d'une science avancée de viser par ses concepts théoriques les aspects profondément ancrés de la réalité. Alors que, pour les positivistes, les entités non observables ont seulement un caractère méthodologique, pour le réalisme critique, les raisons d'adopter une théorie sont également les raisons d'accepter l'existence des entités que celles-ci postulent.

Physique quantique et réalisme critique[modifier]

Comme on l'a signalé plus haut, c'est la théorie quantique qui a porté ce débat à son degré le plus aigu. Et ce sont les créateurs mêmes de la mécanique quantique qui ont introduit l'énorme débat philosophique qui, loin de s'apaiser, ne cesse de susciter de nouvelles positions. La sorte de philosophie que Bohr, Heisenberg, Pauli ont élaborée dans le prolongement de leur physique ne va pas dans le sens du réalisme critique qu'on vient d'exposer. Les deux « images » du réel – la particule et l'onde – développent une contradiction qui affecte l'identité même de la chose et fait ainsi vaciller sa réalité ; bien plus, ne faut-il pas interpréter en termes de subjectivité l'alternance et la préférence qui s'exercent entre deux langages également justifiés ? Et chacun des deux langages n'exprime-t-il pas une représentation plus qu'une réalité ? En outre, le caractère de probabilité qui s'attache à la notion de position n'introduit-il pas un élément d'incertitude, donc de subjectivité ? Ce qui, plus que tout, écarte de tout objectivisme et de tout réalisme l'interprétation philosophique des formules de la physique quantique, c'est l'affirmation que l'observateur et la chose observée sont inséparables au niveau de la réalité où la théorie opère. L'élément subjectif, une fois introduit en physique, est poussé parfois très loin : n'a-t-on pas été, dans l'école de Copenhague, jusqu'à voir, dans l'indéterminisme du principe d'incertitude de Heisenberg, un argument en faveur de la liberté humaine ? Quoi qu'il en soit de ce dernier argument, le micro-objet paraît bien dénué d'existence autonome ; si rien n'arrive en dehors de l'intervention de l'observateur, le micro-objet est un micro-événement situé à la croisée de l'observateur et de la chose observée.

Il n'est pas niable que l'interprétation philosophique développée par l'école de Copenhague ne va pas dans le même sens que le réalisme critique qui prétend recueillir la succession du positivisme logique. C'est pourquoi il n'est pas étonnant que les tenants du réalisme critique s'efforcent de séparer la théorie proprement physique de ses implications philosophiques. Ces critiques s'efforcent de montrer que le scepticisme évoqué plus haut à l'égard de la réalité autonome repose sur la même théorie de la vérifiabilité que le positivisme logique applique aux significations en général. Cette accusation de positivisme, adressée à l'école de Copenhague, conduit certains philosophes de la science à tenter de réduire l'écart entre la philosophie tirée de la physique quantique et le réalisme critique. Ils s'appuient sur les travaux des physiciens qui tendent à donner une solution purement physique des contradictions alléguées par l'école de Copenhague sans recourir à un dualisme définitif ni sur le plan de la réalité, ni entre une chose physique et une réalité mentale, ni entre l'objet et le sujet ; l'évolution de la pensée de Louis de Broglie est à cet égard particulièrement frappante. Les paradoxes de l'école de Copenhague perdent en effet de leur force si on les interprète à la lumière d'une conception générale, moins dépendante du positivisme, concernant la nature et le rôle de la théorie en physique. L'intervention de l'observateur, en tant qu'elle est elle-même physique et non mentale, c'est-à-dire liée à des instruments, est-elle fondamentalement différente de la conjonction, en toute théorie, entre une expérience actuelle, un état initial de la science et un ensemble instrumental ? D'autre part, les énoncés dont la vérification présente des difficultés, voire des impossibilités, en ce qui concerne la prédiction appliquée à des individus, perdent-ils pour autant leur sens réaliste ? N'est-ce pas lier l'existence à la condition d'être observable ? L'argument que l'observateur perturbe la chose physique ne présuppose-t-il pas son existence autonome ?

Tel est l'effort du réalisme critique pour dépouiller de son revêtement philosophique l'acquis scientifique de l'école de Copenhague et pour intégrer ce dernier à une conception plus objectiviste et plus réaliste des entités théoriques non observables.

Langage et ontologie[modifier]

La science n'est pas la seule activité humaine qui développe une problématique ontologique. On peut se demander s'il ne faut pas chercher un fondement plus primitif que la science elle-même à la résistance d'un grand nombre de théoriciens de la science au conventionnalisme, ainsi qu'à leur tenace conviction que le discours scientifique atteint la réalité, même (et peut-être surtout) lorsqu'il élabore des entités dont le sens est exactement défini par une théorie dans la forte acception du mot. Pour le réalisme critique, qui paraît bien être la philosophie naturelle de la science, les raisons d'adopter une théorie sont aussi, comme on l'a dit plus haut, des raisons d'admettre l'existence des entités que celle-ci postule. L'idée que, dans la science, la construction d'entités théoriques est en même temps une description de la réalité semble bien un caractère que le discours scientifique a en partage avec d'autres discours. Il est alors raisonnable d'explorer l'hypothèse selon laquelle la position d'être serait un postulat qui appartiendrait au discours en tant que tel. C'est cette hypothèse qui conduit à interroger le langage lui-même quant à ses implications ontologiques.

Du sens à la référence[modifier]

L'aspect du langage qui est ici en cause a été désigné du terme général de « référence ». On y a fait une première allusion en appelant les entités théoriques de la science le référent du discours scientifique. C'est donc la théorie générale de la référence qu'il faut maintenant considérer, sans distinguer entre discours scientifique et discours ordinaire. Précisons ce qu'on entend ici par discours. Émile Benveniste distingue le discours de la langue. La langue est l'ensemble des codes (phonologique, lexical, syntaxique) qui caractérisent une communauté historique ; le discours est la suite des messages émis par des individus de cette communauté placés dans une situation de communication. Comme l'avait dit W. von Humboldt, le discours est un usage infini de moyens finis. Cet usage infini est la suite des messages, et les moyens finis sont les codes. La langue n'existe pas à proprement parler : ce n'est que le système virtuel des permissions et des interdictions sur lequel les actes du discours, seuls réels, s'édifient. Le discours est le langage mis en action. Langue et discours ne reposent pas sur les mêmes unités : l'unité de langue est le signe, aussi virtuel que la langue elle-même ; l'unité de discours est la phrase, ou « instance » temporelle, événementielle, qui fait que le discours arrive, c'est-à-dire paraît et disparaît. On ne dérive donc pas la seconde sorte d'unité de la première. Le signe en effet est seulement une valeur différentielle dans le système de la langue ; il n'existe qu'en opposition avec d'autres unités du même système ; la phrase est une combinaison circonstancielle entre ces signes visant à l'expression des sujets, à la communication et à la représentation de la réalité. Ces remarques brèves suffisent à faire comprendre qu'il n'y a pas problème de référence pour la langue, mais seulement pour le discours ; dans la langue, toutes les relations sont internes ; ce sont des différences entre des signes ; seul le discours peut être le sujet de quelque chose. La langue, dirons-nous, n'est faite que de différences, le discours seul fait référence. On ne parlera donc plus, ici, de langue, mais de discours.

Pour saisir dans toute son ampleur la problématique ontologique impliquée dans tout discours, il est opportun de partir de la distinction introduite par G. Frege, dans son article fameux de 1892, entre Sinn (sens) et Bedeutung (signification ou référence). Le sens, c'est ce que dit une expression linguistique ; la référence, c'est ce au sujet de quoi cela est dit ; ainsi, « le vainqueur d'Iéna » et « le vaincu de Waterloo », ou encore « l'élève de Platon » et « le maître d'Alexandre » sont-ils chaque fois deux sens différents, mais désignant la même entité, Napoléon ou Aristote ; il peut aussi y avoir sens sans qu'il y ait référence, comme lorsqu'on parle d'une vitesse supérieure à celle de la lumière ; signifier (avoir un sens) et désigner (quelque chose) ne coïncident donc pas ; alors que le sens est idéal (c'est-à-dire irréductible aussi bien à la réalité physique des choses qu'à la réalité mentale de la représentation), la référence ajoute la prétention de saisir la réalité. Comme dit fortement Frege, nous ne sommes pas satisfaits avec le sens, nous voulons en outre la référence ; cette « intention » qui fait la flèche du sens, cette « impulsion » (Drang) à « avancer » du sens vers la référence n'est autre que l'exigence de vérité. Dans le cas du nom propre, cette exigence est la simple correspondance du nom à la chose singulière dénommée ; dans le cas de la phrase entière, c'est la valeur de vérité elle-même qui constitue la référence ; autrement dit, il y a « connaissance », au sens fort du mot, lorsque la pensée est considérée avec sa valeur de vérité, c'est-à-dire avec sa référence plénière. Ainsi une théorie du signe linguistique n'est complète que si l'on rapporte le signe au sens, qui n'est pas quelque chose de mental, et si en outre on avance du sens à la référence. C'est ce mouvement de postulation d'un réel qui constitue l'implication ontologique du discours.

La même exigence est formulée par Husserl dans la première des Recherches logiques : il n'est pas d'expressions linguistiques signifiantes sans un « acte qui confère sens » ; or, ce qui donne son « caractère d'acte » à la signification, c'est son pouvoir de « viser » quelque chose, de « se diriger vers » un objet ; maintenant, cette visée peut rester « vide » ou au contraire se « remplir » par la présence de quelque chose, que ce soit une relation catégorielle ou une chose physique en chair et en os. Avec la distinction husserlienne de la visée vide et du remplissement, on retrouve donc, dans un autre vocabulaire, la distinction de Frege entre sens et référence ; la visée, en tant que telle, est seulement visée d'un « même », d'un « identique » ; cet « idéal », comme le « sens » de Frege, n'est pas encore ce au sujet de quoi on parle ; seul le « remplissement » assure la référence du langage ; quand l'intuition et le sens se « recouvrent », alors le langage se dépasse dans autre chose que le signe, qu'on l'appelle « objet », dans le cas où le signe est un nom, ou « état de chose », dans le cas où le signe est une phrase.

Une nouvelle problématique ontologique[modifier]

C'est ainsi qu'au début de ce siècle Frege et Husserl ont posé à la philosophie du langage le problème du rapport du sens à la référence, ou de la signification au remplissement, problème qui contient en germe une nouvelle problématique ontologique qui ne doit rien à la métaphysique pré-kantienne.

La philosophie de Russell est, à cet égard, un extraordinaire chantier pour une ontologie entièrement dominée par la logique, la théorie de la connaissance et la philosophie du langage ; à l'époque des Principles of Mathematics (1903), son ontologie est foisonnante : chaque mot se réfère à quelque chose ; si le mot est un nom propre, son objet est une « chose » qu'on peut dire exister ; sinon, c'est un concept, qu'on peut seulement subsister. « Les mots ont tous une signification en ce sens simple que ce sont des symboles qui tiennent lieu d'autre chose qu'eux-mêmes. » Et Russell accueille libéralement au royaume des choses les instants et les points ; au-delà de l'existence, qu'il ne reconnaît qu'aux choses, il y a le reste des entités : « Nombres, dieux homériques, relations, chimères, espace à quatre dimensions ont tous l'être (being), car s'il n'y avait pas d'entité de ce genre, nous ne pourrions faire des propositions à leur sujet. Donc l'être est une propriété générale de toutes choses, et faire mention de quelque chose c'est montrer que cela est. » Cette ontologie non discriminante est comparable à celle de A. Meinong, qui accueille au nombre des êtres même les objets impossibles. Toute la philosophie ultérieure de Russell, considérée du point de vue de son développement ontologique, est une entreprise longue et patiente de réduction appliquée à cette population foisonnante d'entités. La fameuse théorie des « descriptions singulières » (On Denoting, 1905) conduit à restreindre la sphère d'existence aux seuls répondants des noms propres logiques (on appelle descriptions définies singulières les expressions du type « le tel et tel », c'est-à-dire des expressions constituées par l'article défini suivi d'un nom commun ou d'une locution équivalente permettant d'identifier une chose et une seule) ; la stratégie consiste à élaborer les paradoxes résultant de l'admission sans discrimination de tous les noms apparents dans le cercle des expressions qui dénotent quelque chose ; tout paradoxe s'évanouit – par exemple celui qui s'attache à l'expression : « le roi de France est chauve » – si l'on reformule la proposition de manière à faire passer du côté du prédicat tous les faux noms propres et à ne retenir, pour la fonction de sujet logique, que les noms logiquement propres ; le sujet apparent est alors une description définie (la proposition « le roi de France est chauve » n'a de signification que si elle est l'abrégé d'une phrase qui n'a pas le roi de France pour sujet : « il existe un x qui est roi de France et qui est chauve »). L'argument présuppose que nous croyions légitimement à l'existence des choses dénotées par les véritables noms propres. En ce sens, la réduction des paradoxes tend à préserver du doute et du scepticisme ce qu'on peut appeler l'engagement ontologique à quoi nous sommes commis par l'usage des noms propres. Si Russell est tellement soucieux d'éliminer les paradoxes de la référence, c'est parce qu'il n'a pas, comme Frege, la ressource de distinguer sens et référence ; « Napoléon signifie (means) un certain individu » et « homme signifie une classe entière de particuliers dotés de noms propres » (Analysis of Mind, 1921). Dès lors le manque de référence ne diffère pas du manque de signification ; c'est pourquoi le roi de France ne peut être banni du royaume de l'être si l'on n'édifie pas l'appareil compliqué de la théorie des descriptions.

Les descriptions singulières, à leur tour, sont seulement un cas de « symboles incomplets » ; un autre cas de symboles incomplets est fourni par les classes, ces mêmes classes que, dans sa première ferveur ontologique, Russell avait placées parmi les choses et non parmi les concepts. Ici encore, c'est la méthode des paradoxes qui met en mouvement l'argument ; ainsi, le paradoxe de la classe de toutes les classes qui n'appartiennent pas à elles-mêmes interdit d'identifier la classe avec la somme des choses incluses en elles ; la solution par la théorie des types (1908) aboutit à hiérarchiser les niveaux de discours et ainsi à exclure les classes du royaume ontologique pour les rejeter du côté des symboles incomplets. Une théorie de plus en plus nominaliste des « fonctions propositionnelles » encadre désormais la théorie des types, et avec elle les classes et tous les universaux. De quoi, dès lors, peut-on dire que cela est ? Ici recommencent les perplexités ; dans la philosophie de l'atomisme logique, Russell parle de « ces simples ultimes, dont le monde est fait [...] et qui [...] ont un genre de réalité qui n'appartient à rien d'autre. Les sortes de simples sont en nombre infini : il y a les particuliers, les qualités et les relations de divers ordres, enfin toute une hiérarchie ». Mais si ce sont les phrases et non les mots qui sont porteurs de la signification complète, ne faut-il pas placer au nombre des choses ce qui correspond aux phrases et qui est affirmé par elles ? Si, avec Russell, on appelle « fait » le répondant des propositions vraies, il faut dire que « les faits appartiennent au monde objectif » (Logic and Knowledge, 1946) ; la distinction des faits et des choses est ainsi parallèle, du côté des existants, à la distinction des phrases et des noms du côté du langage. Ici encore la non-distinction entre signification et référence conduit à chercher une entité qui serait à la phrase ce que les choses sont au nom. Cette ontologie des « faits » n'est pas aisée à coordonner avec celle des choses, puisque les faits « atomiques », donc simples, sont des objets complexes et que ces derniers sont des classes de sense-data, lesquels, selon Our Knowledge of the External World (1914), sont les atomes derniers.

On voit le chemin parcouru à partir d'une ontologie qui admettait parmi ses entités « les nombres, les dieux homériques, les relations, les chimères et les espaces à quatre dimensions », jusqu'à l'ontologie du monde extérieur pour laquelle la réalité se réduit à l'ensemble des sense-data, en passant par une ontologie des objets, puis des faits.

L'exemple de Russell, dont l'activité philosophique couvre et domine trois quarts de siècle, est le meilleur qu'on puisse donner, non seulement de la problématique ontologique déployée par le langage, mais des perplexités considérables qui s'y rattachent. La dualité des objets (répondants des noms) et des faits (répondants des phrases) élaborée par Russell, avant qu'il ait rencontré Wittgenstein, se retrouve dans le Tractatus logico-philosophicus de ce dernier, sans que l'un ait emprunté à l'autre. Ludwig Wittgenstein pousse la théorie de la référence au point extrême où elle postule une relation en miroir entre propositions vraies et faits (dénommés états de chose) ; c'est la fameuse théorie du « tableau » qui, sans retourner à la vieille théorie de la mimèsis dont Platon s'était dégagé avec tant de peine, invoque une homologie de structure entre le discours et la réalité. Cette ontologie est sans doute la plus radicalement simple qu'on puisse concevoir ; mais cette simplicité, qui lui confère une beauté cristalline, encore rehaussée par le style aphoristique du Tractatus, laisse paraître, dans toute sa violence, le paradoxe sur lequel l'ouvrage se brise ; par une sorte d'audace virtuose, Wittgenstein ouvre le Tractatus par des propositions franchement ontologiques : sur le monde – qui est « tout ce qui arrive » –, sur les faits, sur les objets ; mais, comme les limites de notre langage sont celles du monde, on ne peut donner un sens à cette thèse du monde en dehors de la structure même du langage et des propositions du langage ; si bien que les faits du monde sont le doublet des structures propositionnelles, lesquelles, en retour, sont le tableau des faits ; le simple énoncé de ce reflet d'un reflet est tenu par Wittgenstein lui-même pour un « non-sens ».

P. F. Strawson (On Referring, 1951) s'est attaqué au paradoxe de Russell des expressions qui, parce qu'elles se réfèrent à une chose et une seule (le tel et tel : le roi de France), ressemblent à d'authentiques noms propres et semblent ainsi postuler un monde d'étranges entités. Il renonce à la reformulation de Russell qui rejette du côté des descriptions, donc du prédicat, les faux sujets logiques et ne garde du côté du sujet que les vrais noms propres, les noms propres logiques, lesquels seuls désignent quelque chose qui est. Cette solution, selon Strawson, a l'inconvénient majeur de suspendre l'ontologie au pouvoir de dénotation qui s'attache à des entités grammaticales introuvables : les noms logiquement propres (logically proper names), d'où sont exclues les descriptions définies. Ces noms logiquement propres sont introuvables parce qu'ils devraient finalement désigner tous les « ceci » et tous les « cela » d'une expérience privée ; ce qui suppose un lexique infini et incommunicable : hypothèse qui ruine deux fois le langage. La solution de Strawson est d'une élégante simplicité ; on distinguera, pour la même phrase, son sens et son emploi ; ainsi la même phrase – le roi de France est sage – énoncée à divers moments, sous divers règnes, est tantôt vraie, tantôt fausse ; selon les circonstances, on parle au sujet d'individus différents ; c'est l'emploi circonstantiel qui crée les conditions pour que l'assertion soit vraie ou fausse ; la phrase considérée hors d'un emploi déterminé n'est encore ni vraie ni fausse ; c'est ce qui arrive lorsqu'on fait une citation où l'on mentionne un nom sans l'employer, c'est-à-dire sans l'appliquer à quelqu'un. Se référer n'est donc pas quelque chose que l'expression fait ; c'est quelque chose que quelqu'un fait en employant l'expression. Qu'est-ce alors que la signification ? Une directive générale, une règle, pour son emploi dans la formation d'assertions vraies ou fausses. Ainsi revient-on, par le détour d'une théorie de l'emploi, à la distinction de Frege entre sens et référence ; c'est parce que Russell l'aurait négligé qu'il aurait été contraint à une reformulation compliquée du langage ordinaire et à une conception, que Strawson tient pour mythologique, des noms logiquement propres.

L'engagement ontologique[modifier]

Une théorie de l'emploi ne règle cependant pas le problème de l'engagement ontologique par lequel nous créditons l'existence aux choses dont nous parlons ; elle se contente de le localiser en disant que c'est seulement dans un emploi déterminé que notre langage se réfère à quelque chose que nous tenons pour exister. Mais qu'est-ce que se référer ?

Il faut alors revenir aux fonctions qui constituent la relation prédicative, c'est-à-dire le discours lui-même ; la relation prédicative repose sur la dissymétrie de deux fonctions qui s'exercent chacune par des moyens grammaticaux différents, mais qui ont chacune une unité de visée que l'analyse peut discerner ; d'un côté nous procédons à des identifications, de l'autre nous donnons des caractères ou qualités, ou plaçons dans des classes. Les deux fonctions sont asymétriques en ce sens que la première seule vise des singularités (identifier, c'est désigner une chose et une seule), la seconde seule vise des universaux. Cette asymétrie est, pour l'enquête ontologique menée dans cet article, le trait décisif ; car seule la visée des singularités, dans l'opération d'identification singularisante, comporte une prétention et un engagement de nature ontologique ; demander si et comment les universaux existent, c'est exiger du prédicat ce qui ne peut relever que du sujet ; bref, c'est instituer une symétrie dans le questionnement, là où règne la dissymétrie des fonctions. Reconnaître cette dissymétrie, c'est liquider un faux problème que la philosophie traîne depuis Platon, celui du mode d'existence des universaux ; c'est en même temps circonscrire un vrai problème, celui de l'engagement ontologique qui accompagne la fonction d'identification.

Cet engagement ontologique pose de nombreux problèmes et, du même coup, suscite de nouvelles difficultés.

Remarquons d'abord que cette fonction est une fonction logique et non grammaticale ; elle s'exerce aussi bien par le canal des noms propres, des pronoms, des démonstratifs et des descriptions définies de Russell (le tel et tel) ; à cet égard, la chasse aux noms logiquement propres perd de son intérêt et il n'est plus besoin de rejeter les descriptions définies du côté du prédicat si, dans un emploi circonstancié, une authentique identification a lieu par le moyen d'une description définie. Mais si la difficulté particulière aux descriptions définies s'est évanouie, une autre la remplace qui concerne la fonction logique d'identification dans son ensemble : n'arrive-t-il pas qu'on identifie des êtres fictifs, tels que les personnages de roman et de théâtre ? Il ne suffit pas de dire que, même dans ce cas, on pose l'existence de ces êtres, mais dans la fiction ; il faut alors se demander comment la thèse existentielle peut être neutralisée ; ce qui est un problème qui dépasse la philosophie linguistique ; Husserl n'a pu le poser qu'à partir d'une théorie de la réduction.

Disons ensuite que l'engagement ontologique n'est compréhensible, de la part du locuteur du moins, que si l'on donne, comme le demande J. L. Austin dans les dernières conférences de How to Do Things with Words ?, une description complète de l'acte de discours (speech-act), si donc on tient compte, non seulement de la structure logique de la proposition qui constitue l'acte locutionnaire, mais de la force illocutionnaire qui le revêt (assertion, souhait, commandement, etc.) ; il apparaît alors que ce ne sont pas seulement les performatifs (promesse, ordre, souhait) qui font quelque chose « en » disant (d'où le nom d'illocution), mais que les constatifs aussi font quelque chose ; l'engagement ontologique est précisément la force illocutionnaire des verbes de constatation ; il y a un « je crois que » impliqué dans l'assertion que quelque chose est (je ne peux pas dire, sans me contredire au niveau de l'acte illocutionnaire : le chat est sur le tapis et je ne le crois pas). Mais le recours à la théorie du speech-act, en conjonction avec la distinction entre identifier et prédiquer, ne va pas sans créer une ambiguïté importante en ce qui concerne le « lieu » linguistique de l'engagement ontologique : est-ce le nom ou est-ce la phrase ? On le voit, c'est une vieille question qui remonte à Frege. La théorie du speech-act implique que la force illocutionnaire habite l'acte du discours tout entier ; en ce sens, c'est la phrase dans son ensemble qui dit l'être ; si l'on suit, au contraire, la théorie de la double fonction du discours, on tendra à dire que c'est la fonction identifiante qui supporte l'intention existentielle ; autrement dit, dire l'être, c'est faire deux choses : c'est prétendre que quelque individu existe, qui a des caractères ou qualités, ou qui appartient à telle classe ; c'est en outre prétendre que l'état de chose que constitue la possession de tel caractère par tel individu est lui-même réel. On retrouve, dans ce dédoublement, la difficulté rencontrée par Frege, Husserl et Russell de savoir si c'est le nom ou la phrase qui, à titre primaire, comporte une implication ontologique ; la théorie de l'identification met l'accent sur le nom, celle de la force illocutionnaire sur la phrase. Il semble donc bien que le langage, en tant que discours, développe alternativement ou concurremment une ontologie des choses ou individus et une ontologie des faits ou états de choses.

Si maintenant on considère l'engagement ontologique du côté de la chose et non plus du locuteur, il faut bien distinguer entre la thèse sur le langage et la thèse sur le monde. Dire que le discours a deux fonctions : identifier et prédiquer, c'est énoncer quelque chose sur le langage lui-même ; mais on énonce quelque chose sur la réalité hors du langage, si l'on dit, avec Strawson dans Individuals (1965), que les deux sortes de « particuliers de base » sur lesquels nous pouvons parler, dans le cadre de l'expérience humaine, sont les « corps » et les « personnes ». Une thèse sur l'identification singulière est encore une thèse linguistique ; une thèse sur les particuliers de base est une thèse extralinguistique. C'est pourquoi Strawson donne pour sous-titre à son ouvrage : Essai de métaphysique descriptive. La question est alors de savoir comment on passe des individualités signifiées aux particuliers de base dans la réalité. C'est sur ce passage que se joue l'engagement ontologique du discours ; il constitue une véritable transgression du langage. J. Searle, dans Speech-Acts (1969), replaçant la thèse de Strawson de la double fonction du discours dans le cadre de la théorie du speech-act de Austin, n'hésite pas à appeler postulat cette prétention que l'identification singulière porte sur des individus existants. Mais, si c'est un postulat, peut-on le suspendre ou le changer ? Et si c'est une croyance, ne peut-on la mettre en doute ? Russell avait rencontré le problème dès les Principles of Mathematics lorsqu'il écrivait : « Les nombres, les dieux homériques, les relations, les chimères, les espaces à quatre dimensions ont tous l'être, car s'il n'y avait pas d'entités de ce genre nous ne pourrions faire des propositions à leur sujet. » Nous avons réduit ces entités aux particuliers de base, mais nous n'avons pas changé l'argument en vertu duquel nous postulons ces entités ; des particuliers de base aussi nous disons : s'il n'y avait pas d'entités de ce genre, nous ne pourrions faire des identifications à leur sujet, ni nous engager dans la croyance qui fait la force illocutionnaire de la moindre constatation.

Qu'est-ce que ce postulat d'existence, impliqué par l'identification singulière ? Qu'est-ce que cette croyance, caractéristique de l'acte illocutionnaire propre aux assertions ? Il semble bien ici que le langage s'appuie sur une foi ontologique dont il est le véhicule, mais dont il n'est pas l'origine.

Phénoménologie et ontologie[modifier]

Un nouvel accès à l'ontologie est ouvert par la phénoménologie, science descriptive des traits essentiels de l'expérience prise dans son intégralité. On peut y venir en partant de la discussion précédente : la possibilité que le langage se réfère à la réalité suppose que nous soyons déjà tournés vers la réalité et reliés à elle par divers liens que le discours vient seulement porter au langage. Demander ce qui est ainsi porté au langage, c'est en appeler de la linguistique à la phénoménologie.

Ce passage ne va pas sans difficulté : c'est encore dans le langage que l'on entend parler de ce qui précède le langage ; disposons-nous d'un tel langage ? oui, disent les phénoménologues ; ce langage n'est plus un langage-objet, c'est-à-dire un langage portant sur les choses, il est un langage portant sur notre relation aux choses ; ce n'est même plus un métalangage, comme celui dont parlent les linguistes, c'est-à-dire un langage sur le langage considéré comme ensemble des codes sur lesquels s'édifient nos messages : c'est un langage qui dit l'antérieur du langage. Ce langage a toujours existé : c'est celui qui se forge dans l'ontologie des présocratiques et dans l'œuvre poétique des penseurs fondamentaux ; en aucun moment, l'homme n'a été démuni d'un langage qui dit notre inscription dans l'être et l'effacement du langage lui-même devant ce qui est.

Dira-t-on que ce passage du langage-objet au langage qui dit l'antérieur du langage constitue un saut injustifiable de la référence, qui est encore un fait de langage, à la chose, qui est une réalité extralinguistique, ou, si l'on veut, de l'être-dit à l'être ? On répondra que ce passage doit en effet apparaître comme un saut pour qui s'est enfermé dans la clôture des signes ; mais, si l'on comprend que nous sommes toujours orientés dans le langage vers ce qui est avant le langage, c'est la fermeture du langage sur un signifié intralinguistique qui doit être entendue comme la perte de la dimension ontologique, comme l'oubli de l'être ; il est possible que l'hypostase du langage comme monde clos des signes et l'engouement philosophique pour la linguistique – non la linguistique des linguistes – appartiennent aux symptômes de l'oubli de l'être. Mais l'oubli de l'être n'est jamais si entier que l'on ne puisse encore reconnaître la trace de l'affirmation ontologique dans l'impulsion même qui porte le langage du signe vers le sens et du sens vers la référence ; impulsion que l'on ne peut thématiser, de l'intérieur d'une philosophie du langage, que comme un postulat ou comme une exigence de la forme : il faut que quelque chose soit pour que l'on puisse parler à son sujet ; postulat ou exigence dont on a vu l'énoncé chez Russell et chez Searle, mais qu'on pourrait tout aussi bien faire remonter à la fameuse introduction de Kant à la deuxième édition de la Critique de la raison pure : « Si rien n'existait, il n'y aurait rien non plus qui apparaisse. » Remplacez « apparaître » par « être dit » et vous aurez la formule du postulat par lequel la phénoménologie se décentre par rapport à une philosophie du langage.

Si nous sommes toujours orientés par le langage vers ce qui est avant le langage, comment le savons-nous ?

La phénoménologie a, dès le début, été une investigation des structures du vécu qui précèdent l'articulation dans le langage, mais elle n'a pas toujours été une ontologie. C'est pourquoi il faut considérer une première étape où la subordination du langage aux structures du vécu est encore interprétée dans le cadre d'une philosophie idéaliste de la conscience, et une seconde étape où le primat du vécu sur la conscience est interprété en termes ontologiques. En ce sens, l'émergence de la problématique ontologique se fait à l'intérieur de la phénoménologie, bien que la phénoménologie, dans sa première phase, réunisse les conditions de cette émergence.

La première étape est représentée par la phénoménologie de Husserl et ses prolongements dans la phénoménologie existentielle française, aussi longtemps que le primat de la conscience s'y affirme (on y reviendra plus loin).

Husserl[modifier]

Le mouvement qui se déploie à l'intérieur des Recherches logiques de Husserl est exemplaire pour cette première phénoménologie ; après avoir critiqué l'interprétation psychologisante des lois logiques, Husserl avait posé, dans les Prolégomènes à ses Recherches, les vérités logiques comme en-soi ; puis, dans les quatre premières recherches, il relie les significations du langage à l'acte de donner sens, dont ces significations deviennent le corrélat objectif ; puis, à partir de la cinquième recherche, il fonde ce rapport sur un trait général de toute conscience, au sens d'expérience vécue, à savoir la propriété de se rapporter à quelque chose. Cette intentionnalité fut longtemps conçue par Husserl en un sens qui satisfait à sa fonction logique ; l'intentionnalité ne se borne pas à la formule vague : toute conscience est conscience de... ; viser quelque chose, c'est viser quelque chose d'identique, un « même », susceptible d'être répété et reconnu comme même ; ce que nous appelons objet est une telle unité de sens ; ainsi l'intentionnalité, au sens fort, est la visée d'un sens identique.

Mais la formule générale de l'intentionnalité devait entraîner la phénoménologie à dépasser sans cesse le cadre de ses préoccupations logiques initiales ; elle affirme d'abord l'aspect noétique – le pouvoir de se rapporter à quelque chose – de tous les actes non objectivants : affects, volitions, etc. ; elle découvre ensuite la variété des formes de remplissement par lesquelles la visée de quelque chose s'accomplit concrètement ; elle souligne en outre l'aspect positionnel, thétique, par lequel la conscience affirme l'être de ce qu'elle vise ; cette doxa, sous-jacente à toute affirmation que cela est, rappelle l'engagement ontologique souligné par la philosophie analytique de langue anglaise dans sa description du speech-act ; mais la phénoménologie en cherche l'enracinement dans les fonctions prélinguistiques ; enfin, elle reconnaît de plus en plus dans la perception le recueil de tous ces traits de l'intentionnalité opérante – au point d'infléchir toute la phénoménologie vers une phénoménologie de la perception. En tout cela, le langage a perdu sa prééminence ; il est seulement la couche de l'expression ; comme tel, il ne produit rien, sinon la transposition, dans les articulations du signe, de ce qui est déjà préarticulé dans la structure de la noèse (ou visée) et du noème (ou corrélat objectif).

Et pourtant, il est difficile d'appeler la phénoménologie husserlienne une ontologie. Dans les Idées (1912) et plus encore dans les Méditations cartésiennes (1929), Husserl donne une interprétation idéaliste de ces structures ; selon la thèse de la constitution, c'est la conscience qui constitue non seulement le sens, mais les caractères d'être correspondant à la conscience doxique (sur doxa, cf. supra). Le monde, comme ensemble des corrélats de conscience, pourrait ne pas être ; seule la conscience est ce qui ne peut pas ne pas exister ; c'est elle donc qui a l'être nécessaire et l'absolu ; le monde, par sa contingence, a seulement l'être relatif du phénomène.

Mais, de la même manière que par son développement la phénoménologie marquait le dépassement de son propre point de départ logique, elle marque aussi le débordement par l'intérieur de son propre point d'arrivée idéaliste. Une nouvelle ontologie procède de ce débordement.

En découvrant l'antérieur à tout langage, à tout jugement, à toutes opérations prédicatives, la phénoménologie découvrait la limite de la constitution elle-même, en tant qu'opération active ; l'antéprédicatif enveloppe des synthèses passives, c'est-à-dire des organisations qui ne sont plus au pouvoir de la conscience et qui trahissent une réceptivité préalable à toute imposition de forme. Une nouvelle sorte de réflexion procédant à une interrogation régressive découvre les renvois au primitif – Merleau-Ponty dira à « l'être sauvage » – impliqués dans le travail même de la constitution. C'est ainsi que la phénoménologie, partie de préoccupations logiques, arrive à thématiser un monde de la vie – une Lebenswelt – antérieur au monde verbal et logique. Il est vrai que, à la différence de tout phénoménisme et de tout empirisme, la phénoménologie ne va pas jusqu'à affirmer la possibilité de restituer dans une expérience actuelle quelque chose comme des sense-data ; l'antérieur reste toujours l'antérieur impliqué dans le questionnement à rebours et jamais le donné, tel un paradis perdu reconquis. C'est pourquoi cette fuite en arrière pouvait encore être interprétée dans les limites d'un idéalisme de la constitution.

Une interprétation proprement ontologique ne pouvait procéder que d'un « renversement », opéré dans et par la phénoménologie. Ce qui est renversé, c'est le primat de la relation sujet-objet, qui domine encore la phénoménologie husserlienne et son investigation des corrélations entre noèse et noème : or ce primat ne peut être mis en question que si l'on renonce en même temps à la centralité de la conscience qui commande toute la problématique de la constitution ; l'interprétation idéaliste de la phénoménologie n'est pas en effet arbitraire ; elle est la juste transcription, dans les termes d'une polémique ancienne avec le réalisme, du primat du cogito qui règne encore dans les analyses de l'antéprédicatif et de la Lebenswelt.

Heidegger[modifier]

Le « renversement » du primat de la conscience a trouvé son expression exemplaire dans L'Être et le Temps de Heidegger (1927) ; même si cette œuvre suscite à son tour un « retournement » ultérieur, elle est déjà le renversement à l'œuvre. Il suffit de considérer la progression des thèmes de L'Être et le Temps pour en mesurer l'ampleur. On ne part pas du cogito, mais de la question de l'être ; et on va de l'être qui engendre la question à l'être qui questionne ; cet ordre, qui commande la célèbre introduction de l'Être et le Temps, est en lui-même significatif ; il implique que la conscience n'est pas la mesure de toute chose ; l'homme ne sera pas désigné par cette conscience, mais par l'être même qui lui donne d'être le questionnant de l'être ; c'est pourquoi le questionnant lui-même est désigné par un terme ontologique : Dasein, être le lieu, le « là » de la question de l'être. L'analytique du Dasein, thème central de L'Être et le Temps (Sein und Zeit), est encore une phénoménologie, mais en un sens nouveau ; elle dit l'apparaître d'un « étant », dont toute la condition est d'être ouvert à la question de l'être.

En affirmant que la conscience était le «là de l'être» (ou Dasein), Martin Heidegger (1889-1976) jette, avec Être et Temps (1927), les bases d'une «ontologie fondamentale» qui distingue radicalement l'être du phénomène et conduit à relire, c'est-à-dire repenser, l'ensemble de la...

Par son ordre interne, cette analytique traduit à son tour le primat de l'être sur le connaître. On part de la structure globale d'« être-dans-le-monde », dont la relation sujet-objet, même énoncée en termes d'intentionnalité, n'est qu'une forme dérivée ; puis, dans l'analyse de cette structure, on considère le versant « monde », qui, avant même qu'on ait accentué le pôle existentiel, contient des relations de signification (par exemple dans l'agencement instrumental et le renvoi de chaque ustensile à une totalité mondaine). Enfin, on examine la relation « être-dans » qui, avant d'exprimer une relation d'inclusion que la conscience pourrait encore dominer, désigne une relation d'appartenance et de familiarité que l'acte d'habiter ou encore la sollicitude expriment mieux que l'intellection du géomètre ; seul connaît celui qui a d'abord avec les choses cette proximité de souci. C'est cette analyse de l'« être-dans » qui tient en germe toute phénoménologie du corps propre.

Alors seulement peut être développée une analyse non idéaliste du « là » de l'être-là. Analyse non idéaliste, en ce sens que viendra en dernière position la théorie des énoncés, que non seulement l'empirisme logique mais la phénoménologie des Recherches logiques de Husserl plaçaient en première position ; en première position vient le couple « se trouver en situation » et « s'y orienter par projet » ; il faut d'abord avoir des racines et projeter ses possibles les plus propres sur le fond de cet être donné pour que s'ouvre une problématique de la compréhension et de l'interprétation ; cette dernière ne procède donc pas, à titre absolu, de l'existence de textes, mais de la possibilité d'expliciter dans des sens multiples la compréhension que nous prenons du rapport entre notre situation et nos possibilités ; c'est cette bipolarité initiale qui engendre la situation herméneutique, en ce sens qu'il est toujours possible de comprendre davantage et d'interpréter autrement la condition ontologique de l'existant que nous sommes. Dès lors, le discours, en tant que milieu d'articulation, et les énoncés, dont la logique fait la théorie en termes de fonctions propositionnelles, constituent seulement les formes dérivées de ces structures ontologiques primordiales ; l'oubli de l'être commence avec l'hypostase de ces formes dérivées, comme on voit dans le logicisme, dans l'empirisme logique, dans le structuralisme et dans toutes les philosophies qui s'enferment dans l'enceinte des structures de langage.

Gabriel Marcel[modifier]

Le même retour à l'ontologie, opéré par Heidegger à partir de la phénoménologie, est effectué par Gabriel Marcel à partir de descriptions de caractère beaucoup plus existentiel ; le pacte, en effet, est ici entre être et existence plutôt qu'entre être et phénomène ; par existence, il faut entendre, comme chez Kierkegaard, le surgissement concret de l'individu humain, considéré à la fois dans son incarnation physique et sociale, dans sa relation dramatique à un « toi » et dans sa capacité de refuser ou d'assumer sa condition mortelle ; c'est de cette existence que, dans un texte de 1925, Existence et objectivité, Gabriel Marcel dit qu'elle précède la pensée par objet ou par représentation. S'il est vrai du cogito qu'il « garde le seuil du valable », ou encore du problématisable, l'existence ouvre, comme le Dasein chez Heidegger, l'accès au mystère. Mais si l'intention est proche, comme lorsque le penseur français parle de l'être-avec et de l'être-chez, ses analyses, à la différence de celles de Heidegger, témoignent d'un souci aigu des relations de personne à personne, auquel le théâtre est plus apte que la philosophie à rendre justice ; dès lors, rien n'est moins abstrait que l'ontologie ; s'inspirant de l'interprétation de Nietzsche par Max Scheler, Gabriel Marcel voit dans l'esprit d'abstraction, dirigé contre la vie, l'expression de la puissance dévastatrice du « ressentiment », générateur de fanatisme ; s'opposant au ressentiment et ripostant à la tentation du désespoir, l'espérance du malgré tout est sans doute l'expérience ontologique par excellence ; par elle, nous avons l'assurance d'appartenir à « un monde invisible hors duquel tout ne serait que délirante absurdité et dont les grands spirituels d'une part, les grands musiciens de l'autre, un Bach, un Mozart, un Beethoven, avant tout, nous ont livré les inestimables et fulgurantes prémices ».

Merleau-Ponty[modifier]

L'œuvre de Merleau-Ponty, sur laquelle on terminera cette revue des philosophies qui opèrent le retour à l'ontologie par la phénoménologie, est sans doute celle qui répond le mieux à ce titre. On peut dire, pour faire court, qu'elle témoigne de l'infléchissement progressif de la phénoménologie de Husserl dans le sens de l'ontologie heideggérienne, avec l'appoint de thèmes marcelliens, comme celui du corps propre, thèmes parfaitement assimilés à un projet original. La publication de Le Visible et l'Invisible (1963), dont la rédaction commencée en 1959 fut interrompue par la mort de l'auteur (1961), a permis de mesurer le chemin parcouru par celui-ci depuis la phénoménologie de la perception. Dans cette œuvre maîtresse, Merleau-Ponty menait une lutte sur deux fronts, celui du béhaviorisme et celui de la philosophie intellectualiste du jugement, et visait à réhabiliter le perçu, en deçà du langage et au niveau où le corps propre immerge le sujet dans le monde vécu. Mais, considérée rétrospectivement, cette phénoménologie existentielle, qui conjoignait les notions de sens et de vécu, s'avère porteuse d'une ontologie proche de Heidegger et aussi éloignée que celle-ci de toute psychologie et de toute biologie ; aussi bien les écrits de la période intermédiaire (Signes) attestent-ils que le philosophe cherchait aussi du côté de l'art – singulièrement de la peinture – le chemin de l'admiration ontologique. Mais il fallait rompre avec la philosophie de la conscience qui animait l'enquête psychologique de la Phénoménologie de la perception ; et même il fallait rompre avec cette forme subtile de la philosophie de la conscience que l'auteur avait élaborée sous le titre du « cogito tacite » et avec l'appui des significations non langagières. La rupture avec la psychologie du vécu n'est complète que si l'on cesse de partir de la distinction conscience-objet et si l'on adopte le préalable heideggérien de l'implication du sujet dans l'être ; les notes obscures, en appendice à l'ouvrage posthume, sur l'être des lointains, sur l'être de latence, sur l'être sauvage, sur le langage de l'être annoncent une ontologie difficultueuse, en lutte avec le langage traditionnel et avec son propre langage ; en particulier le concept même de chair – ma chair est la chair du monde –, appliqué désormais au visible, au monde, à l'histoire, vise à une inscription sensible du rapport avec l'être qui devient, pour la philosophie, l'innommable.

Au-delà de l'ontologie ?[modifier]

Cette sorte d'exténuation de l'ontologie – pour ne pas dire de mort – chez ceux-là mêmes qui ont le plus fait pour la restaurer par-delà la fin de la métaphysique est sans doute le paradoxe le plus saisissant du retour à l'ontologie. Ce thème a, lui aussi, son point de départ chez Heidegger. En effet, la même exigence ontologique, qui l'avait conduit à renverser le primat de la conscience et celui de la relation sujet-objet, le conduit à un renversement à l'intérieur de sa propre philosophie. L'Être et le Temps maintenait encore la centralité de l'être-là ; cette référence à l'être que nous sommes pouvait, en dépit des intentions clairement énoncées dans la grande introduction de 1927, encourager une interprétation anthropologique de L'Être et le Temps, que les thèmes de l'angoisse, de l'« être pour la mort », de l'existence authentique et résolue semblaient encore confirmer. Dans sa dernière philosophie, Heidegger renonce à cette référence à l'étant humain et cherche à dire les affleurements de l'être qui ne passent pas par la référence à l'être que nous sommes. Le retour aux présocratiques et à leur ontologie antérieure à la métaphysique, l'écoute des poètes – de ceux principalement qui poétisent sur la poésie –, la méditation sur la vie simple et son émerveillement quotidien offrent les voies diverses et convergentes d'une ontologie directe, qui atteste que l'homme, la conscience, la liberté sont requis par l'être même, avant toute prétention de leur part à régner et à constituer le sens.

Dans une ultime tentative pour s'affranchir de la dictature la plus tenace, celle du sujet parlant, le penseur fondamental tente, dans En chemin vers le langage (1959), de subordonner le pouvoir de parler, qui est notre œuvre et notre gloire, à celui de dire, qui est le dire même de l'être et qui nous est adressé avant que nous dirigions notre discours de nous-mêmes vers les choses. Mais ce dire est-il encore du ressort de la philosophie, en tant que mode de pensée inventé par les Grecs, avec sa discipline et sa technique ? Il semble bien que le court-circuit entre être et dire fasse exploser le discours, lequel, depuis Platon et Aristote, s'applique aux « formes », aux « déterminations ». Bien plus, l'idée même d'être n'est-elle pas contestée par une expérience si fondamentale, et à la fois si primitive et si simple, que rien dans le discours philosophique de la Grèce et de l'Occident ne lui convient plus ? Il n'est pas étonnant que le mot même d'être, dans un des derniers opuscules de Heidegger, s'écrive avec une croix qui le biffe. Faut-il parler non seulement d'un au-delà de la métaphysique, mais d'un au-delà de l'ontologie ? « Et que signifie ce Sein barré ? » demande Jean Wahl. « Soit qu'à l'être ne convient aucun nom, soit que l'être n'est qu'un nom. Et les deux peuvent être soutenus. » Faut-il dire « la chose » (das Ding) ? ou l'« événement » (Ereignis) ? Mais faut-il dire une seule chose ? Dans le sens où nous avons parlé d'un polythéisme de l'être à propos des Idées platoniciennes, on pourrait parler d'un polythéisme postontologique avec le Quadriparti de Heidegger, ciel, terre, mortels, immortels.

Quelques postheideggériens cherchent un autre nom pour cet au-delà de l'être. Emmanuel Levinas soupçonne que la catégorie d'être a partie liée avec celle de totalité, sous laquelle toute chose est ramenée au « Même », et lui oppose celle d'Infini qui a plus d'affinités avec l'idée de l'« Autre » que chaque visage exemplifie. Michel Henry, de son côté, voit l'idée d'être liée à celle de transcendance, vers quoi on se porte et on se dépasse par effort ; à quoi il oppose l'expérience de passivité, accessible au seul sentiment et plus primitive que celle de l'intentionnalité de l'être. Jacques Derrida, poursuivant le thème de Levinas de la trace de l'être, thème solidaire il est vrai chez ce dernier de sa méditation sur le visage, s'efforce d'en retrouver le principe dans l'écriture, dont l'origine lui paraît refoulée par le règne de la parole ; mais alors c'est le pacte entre être, logos et voix qu'il faut mettre en question et c'est la Différence qu'il faut mettre au-delà de l'Être et du Même.

Le paradoxe est que la pensée, qui veut penser au-delà de l'ontologie, se trouve ramenée aux dialogues dans lesquels Platon s'était fait critique de Platon et de l'ontologie.

— Paul RICŒUR

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J. Derrida, L'Écriture et la différence, Seuil, 1967

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E. Husserl, Ideen zu einer reinen Phänomenologie, 1913 (Idées directrices pour une phénoménologie, trad. P. Ricœur, P.U.F., 1950) ; Cartesianische Meditationen, 1929 (Méditations cartésiennes, trad. G. Pfeiffer et E. Levinas, Vrin, 1947)

E. Levinas, Totalité et Infini, La Haye, 1961

G. Marcel, « Position et approches concrètes du mystère ontologique », in Le Monde cassé, Paris, 1933 ; « Existence et objectivité », in Journal métaphysique, Gallimard, 1935 ; Être et Avoir, Aubier, Paris, 1935 ; Du refus à l'invocation, Gallimard, 1940 ; Le Mystère de l'Être, 2 vol., Paris, 1951

M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945 ; Signes, ibid., 1960 ; Le Visible et l'Invisible, suivi de notes de travail, éd. C. Lefort, ibid., 1969.