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PENSÉE

Pascal ENGEL : maître de conférences de philosophie, université de Grenoble-II et C.N.R.S


« Penser » a, dans notre vocabulaire courant, des sens multiples. Mais les pensées sont avant tout des états mentaux, doués de contenus, avant d'être les produits d'une activité réflexive de l'esprit. Une théorie de la pensée doit d'abord s'appuyer sur une conception du mental. Les pensées ont des contenus « intentionnels » qui sont susceptibles d'être vrais ou faux. Mais on ne peut pour autant les isoler de l'esprit qui les pense. Selon la conception cartésienne, elles sont nécessairement conscientes et « privées », au sens où je suis le seul capable d'en connaître les contenus. Mais les philosophes qui, comme Wittgenstein, s'opposent à cette identification du mental et du privé insistent au contraire sur les critères publics et linguistiques de toute possession de pensées, et sur leur nature dispositionnelle plutôt que sur les processus – mentaux ou physiques – qui les sous-tendent. La philosophie contemporaine de la psychologie, inspirée par les « sciences cognitives » et l'intelligence artificielle, s'intéresse au contraire à la nature des processus et des représentations mentales, et puise son inspiration dans une forme renouvelée de mécanisme, en comparant les pensées aux calculations internes d'un ordinateur. Elle explique ainsi l'intelligence et les activités de pensée par la manipulation de représentations symboliques encodées dans l'esprit. Mais, malgré ses efforts réductionnistes, elle se heurte à l'irréductibilité des contenus intentionnels, c'est-à-dire au fait que les pensées ont le pouvoir de représenter le monde d'une certaine façon, et de causer des actions en vertu de leurs contenus, sans que ces propriétés puissent recevoir ultimement une explication scientifique.



Qu'appelle-t-on penser ?[modifier]


Le verbe « penser » et le substantif correspondant « pensée » recouvrent une grande variété d'activités, d'événements, de phénomènes ou d'états mentaux. On peut cependant distinguer deux sens principaux de ces termes. Au sens le plus large, une pensée est un certain état mental, dont le contenu représente un certain état de choses. « Il est tombé par terre parce qu'il pensait qu'il y avait une chaise derrière lui. » « J'ai tout de suite pensé que vous étiez Livingstone. » Dans ces contextes, on pourrait remplacer « penser » par « croire », « juger » ou « reconnaître ». « Penser » appartient à la catégorie des verbes que les philosophes appellent, à la suite de Russell, « attitudes propositionnelles » tels que « douter que », « vouloir que », « souhaiter que », par lesquels nous rapportons les contenus (exprimés par les propositions complétives introduites par « que ») des attitudes que nous attribuons à des individus, en particulier quand nous cherchons à expliquer leur comportement.
En ce sens large, où « penser » est plus ou moins synonyme de « croire », une pensée n'est pas nécessairement un acte d'assentiment réfléchi à un contenu mental (le conducteur peut penser qu'il doit tourner à droite sans y réfléchir), bien qu'elle puisse l'être en principe (le conducteur peut concentrer son attention sur le fait qu'il doit tourner à droite). Au sens étroit, une pensée est un acte réfléchi, conscient et délibéré dans lequel on s'engage volontairement : le joueur d'échecs pense qu'il doit avancer sa tour, le cuisinier pense à son menu, le philosophe pense que le néant n'a pas de propriétés. Une pensée est, en ce sens, rarement un acte mental isolé : elle fait partie intégrante d'un raisonnement, d'un calcul ou d'une suite d'autres pensées. Elle est alors un processus discursif, actif et intentionnel, qui dure un certain temps, et dont le résultat peut être un certain nombre de jugements ou un certain nombre d'actions accomplies délibérément.
Quand on se demande ce qu'est la pensée et si on peut l'attribuer à des créatures autres que les humains, comme les animaux et les ordinateurs, on ne pose donc pas nécessairement la même question, selon qu'il s'agit de la pensée au sens large d'une « attitude propositionnelle » ou de la pensée au sens étroit d'une activité consciente et réfléchie, et la réponse varie : nous sommes en général plus disposés à attribuer aux humains la seconde, et peut-être à attribuer aux animaux et aux ordinateurs seulement la première. De même quand nous nous demandons si une pensée peut être inconsciente, la réponse n'est pas la même selon qu'il s'agit des pensées au sens étroit (qui semblent par définition conscientes) ou des pensées au sens large (la plupart sont accessibles à la conscience bien qu'elles ne soient pas l'objet d'une conscience actuelle, alors que d'autres pourraient – selon la conception freudienne par exemple – demeurer à jamais inconscientes).
Les deux formes de pensée sont cependant étroitement dépendantes l'une de l'autre : une créature qui n'aurait pas de pensées au sens large ne pourrait sans doute pas avoir de pensées au sens étroit, parce qu'elle ne serait pas capable de réfléchir sur, ou avec, ses pensées (d'avoir des pensées du « second ordre » sur des pensées du « premier ordre »). Conversement, de nombreux philosophes considèrent que la capacité à avoir des pensées réfléchies ou conscientes est constitutive de la capacité de penser en général. La frontière entre les deux est donc souvent difficile à établir, et il n'est pas évident qu'on ait réellement affaire à deux types de pensées distincts. Quoi qu'il en soit, comprendre ce qu'est la pensée, c'est chercher à savoir comment ces diverses formes de phénomènes ou d'activités mentaux peuvent se relier entre elles et engendrer ce que nous appelons des « pensées ». Les pensées peuvent ensuite se détacher des actes mentaux qui les ont produites et se constituer en des ensembles de contenus autonomes qui sont échangés, transmis ou communiqués entre des individus ou des groupes, de manière à devenir des œuvres individuelles (les Pensées de Pascal) ou sociales (la « pensée bororo »). Mais on ne peut comprendre ces faits plus vastes et plus complexes si l'on ne cherche pas d'abord à savoir comment une pensée peut être produite, entretenue, et acquérir un contenu.


L'intentionnalité des pensées[modifier]


Au sens large, toute attitude propositionnelle et son contenu impliquent une « pensée » ou sont une forme de pensée : on ne peut pas croire que p sans avoir la pensée que p, ni désirer que p sans avoir la pensée que p. C'est en ce sens que l'on peut dire qu'attribuer des attitudes propositionnelles à un être quelconque, c'est lui attribuer des pensées. Si l'on accepte cette caractérisation générale des pensées comme attitudes propositionnelles, on leur attribuera les propriétés que tous les états mentaux de ce type ont en commun.
En premier lieu, elles sont dirigées vers certains contenus propositionnels, c'est-à-dire des contenus dont l'attribution implique l'usage d'une proposition complétive gouvernée par « que », comme dans « Stanley pense que Livingstone est un explorateur ».
Ces contenus peuvent être appelés « intentionnels », au sens que donnaient à ce terme Brentano et Husserl : les objets qui font partie de ces contenus n'existent pas à proprement parler, mais ont une « inexistence intentionnelle », relative aux actes mentaux qui les visent. Selon Brentano, ce trait constitue un critère du mental comme tel, qui le distingue du physique. Mais on peut reformuler ce critère comme critère non pas du mental, mais de la manière dont nous le décrivons. En effet, les phrases utilisées pour rapporter des contenus de pensée ou d'autres attitudes propositionnelles ont trois caractéristiques qui les distinguent des phrases ordinaires attribuant une propriété à un objet ou décrivant un événement (comme « Pierre est grand » ou « Le bateau part »).
1. Leur valeur de vérité n'est pas fonction de la valeur de vérité des propositions complétives qu'elles gouvernent : la vérité, ou la fausseté, de « X croit (pense, désire, etc.) que p » n'est pas fonction de la vérité (ou de la fausseté) de p (mais seulement du fait que X a, ou n'a pas, la croyance, la pensée ou le désir que p).
2. Les expressions désignant des objets ou propriétés figurant dans les propositions complétives gouvernées par « que » ne peuvent pas être remplacées par des expressions qui ont la même référence (« Pierre pense que Cicéron est un orateur » n'implique pas « Pierre pense que Tullius est un orateur »).
3. On ne peut pas affirmer l'existence des objets désignés par ces expressions (« Pierre pense que le Père Noël apporte des jouets » n'implique pas « Il existe un Père Noël »). Les logiciens (par exemple W. V. O. Quine, 1956) disent que ces phrases sont non extensionnelles ou intensionnelles.
L'intensionnalité du mode de description des contenus d'attitudes propositionnelles peut ainsi être tenue comme un critère de l'intentionnalité de ces contenus.
En deuxième lieu, ces contenus ne sont pas, contrairement aux contenus d'autres états mentaux comme les sensations ou les expériences, intrinsèquement liés à la manière dont ils apparaissent aux sujets qui ont ces attitudes. Une sensation ou une qualité perçue (comme une douleur ou une sensation de rouge) ont un contenu subjectif qui ne se représente pas de la même manière que les représentations « propositionnelles » qui semblent associées aux croyances ou aux pensées. Celles-ci n'ont pas de phénoménologie distinctive (à la différence de la sensation olfactive provoquée par le roquefort, ma pensée « que le roquefort est un fromage » n'est pas essentiellement associée à une sensation – par exemple olfactive – et peut être entretenue indépendamment d'une telle sensation).
En troisième lieu, les contenus de pensée et d'attitudes ont, à la différence des sensations, une certaine structure : ils sont composés de ce qu'on appelle ordinairement des concepts. Il paraît difficile d'attribuer à quelqu'un, par exemple, la pensée « que ceci est un bouquet de roses » si l'on ne peut pas lui attribuer la possession des concepts de rose et de bouquet.
Enfin, les attitudes propositionnelles et leurs contenus ont la propriété de pouvoir être combinés les uns aux autres de manière à rendre compte de la rationalité d'un sujet. Nous attribuons des pensées, des croyances et des désirs à des individus pour expliquer la rationalité de leur comportement. On explique, par exemple, le fait qu'un agent a pris la fuite en disant qu'il croyait « qu'un ours le poursuivait, que l'ours est dangereux » et qu'il désirait « se mettre à l'abri », et ainsi de suite. Ce n'est que si les croyances, pensées et désirs de l'agent peuvent avoir une telle structure rationnelle qu'on est en mesure de lui attribuer ces « raisons » d'agir.
On peut se demander si ces caractéristiques des pensées comme contenus d'attitudes propositionnelles – leur intentionnalité, leur caractère structuré et systématique – ne sont pas intrinsèquement celles de contenus et de significations linguistiques, et si la possession de pensées ne dépend pas de la possession d'un langage. On peut aussi se demander si la possession de pensées en ce sens n'implique pas une forme de conscience. À la différence d'une sensation ou d'une expérience, une attitude propositionnelle peut ne pas être consciente. Mais n'est-il pas également essentiel à une pensée qu'elle puisse être consciente ? Ces deux questions, la relation de la pensée au langage et sa relation à la conscience, sont précisément celles sur lesquelles divergent les théories philosophiques de la pensée. Elles sont, en un sens, contenues dans la célèbre définition platonicienne de la pensée comme « dialogue que l'âme se tient à elle-même » (Théétète). Mais cette définition est ambiguë : signifie-t-elle que ce dialogue se produit in foro interno dans un langage purement mental dont les mots ne sont que l'enveloppe externe ? ou bien que l'âme a besoin des mots d'un langage public pour simplement pouvoir entrer dans ce dialogue ?


Une conception « platonicienne » de la pensée : Frege[modifier]


La réponse la plus radicale à ces questions consiste à nier que la pensée puisse s'identifier à des structures linguistiques ou avec des représentations mentales. Le logicien Frege est peut-être le meilleur représentant d'une telle conception. Pour lui, les pensées (Gedanken) sont des entités objectives, identifiées aux significations des phrases d'un langage, qui ont la propriété d'être vraies ou fausses de toute éternité, indépendamment des esprits qui peuvent reconnaître leurs conditions de vérité, et de manière absolue, c'est-à-dire indépendamment de toute relativisation à un contexte. Bien qu'elles aient, comme les phrases, une structure, les pensées fregéennes ne sont ni de nature linguistique ni de nature psychologique : elles ne sont pas, en un sens quelconque, des représentations symboliques ou mentales, mais des entités exprimées par des signes, situées dans un univers idéal, comme celui des idées platoniciennes.
Une pensée est, en ce sens, comparable à ce que les logiciens appellent une « proposition », c'est-à-dire le contenu objectif véhiculé par une phrase ou sa signification, par opposition aux occurrences concrètes de cette phrase. L'objectivité de ces entités est destinée, selon Frege, à assurer l'objectivité des lois de la logique qui sont le prototype des pensées vraies. Mais cette théorie « réaliste » des pensées se heurte à des difficultés bien connues. En premier lieu, si les pensées sont des entités particulières, comment peut-on les identifier ? Qu'est-ce qui compte comme l'identité de deux pensées ? Un critère de la synonymie de deux expressions est notoirement difficile à formuler. En second lieu, si les pensées sont autonomes par rapport à l'esprit, comment celui-ci peut-il les reconnaître ? Frege suppose qu'elles sont « saisies » par des actes d'intuition et que l'affirmation de leur vérité ou de leur fausseté donne lieu à des jugements. Mais si les pensées existent, comme le dit Frege, de toute éternité, prêtes à être découvertes, comme le géographe découvre un pays inconnu, par quelle faculté mystérieuse pouvons-nous accéder à elles ? Une difficulté comparable affecte toute théorie platonicienne de la reconnaissance des formes ou des essences.


La conception cartésienne de la pensée[modifier]


Même si une pensée n'est pas seulement un acte mental, il est raisonnable de supposer qu'elle repose sur des actes mentaux, dont les contenus sont constitués par certaines représentations dans l'esprit. On appelle couramment « cartésienne » la conception de la pensée associée aux deux thèses suivantes :
1. La connaissance que nous avons de nos propres états mentaux est certaine et infaillible ;
2. Il n'y a rien dans notre esprit dont nous ne soyons en quelque manière conscients. Descartes lui-même ne soutenait pas ces thèses sans nuances, mais il y a peu de doute qu'elles forment le noyau de sa philosophie de l'esprit.
La première thèse assimile la pensée (cogitatio) à l'esprit (mens) et sert à établir le dualisme : nos pensées ne peuvent pas être identiques à des états de notre corps, parce que nous ne pouvons pas concevoir clairement et distinctement qu'elles le soient. L'esprit est donc une chose (une substance) essentiellement distincte du corps, dont la pensée est l'attribut principal et dont les diverses pensées sont des modes.
La seconde thèse assimile la pensée à la conscience – ou tout au moins à tout ce qui est susceptible d'être conscient – et donne à la notion de pensée son extension maximale : celle-ci recouvre non seulement les « attitudes propositionnelles », mais également les sensations (cf. Principes de la philosophie, I, 9).
La marque distinctive de la conception cartésienne est donc que, d'une part, elle étend à l'ensemble de ce que nous avons appelé les pensées les caractéristiques des sensations et des expériences et, d'autre part, elle tend à assimiler les contenus d'attitudes propositionnelles à des pensées potentiellement réflexives : penser, ce n'est pas nécessairement penser qu'on pense, mais c'est au moins être en mesure de le faire.
On dit souvent que les pensées sont, selon cette conception, essentiellement « privées » : leur existence et leur nature dépendent du sujet qui les pense (les cogitationes reposent sur le cogito). Nul autre que moi ne peut accéder au contenu de mes propres pensées et le vérifier (c'est pourquoi l'âme, ou l'esprit, est toujours plus « facile » à connaître que le corps, et les contenus des autres esprits moins accessibles que les contenus de notre esprit). Il s'ensuit que j'ai toujours une autorité ou un « accès privilégié » à ces pensées, qui les rend à la fois transparentes et indubitables, et susceptibles d'être l'objet d'une attention et d'une réflexion particulières. Descartes admet que les pensées ont une certaine structure : elles sont composées d'« idées », qui peuvent se combiner entre elles et représenter le monde, avec un degré plus ou moins grand de certitude selon qu'elles proviennent de la sensation et de l'imagination, ou de l'entendement en tant qu'il est capable de produire des idées claires et distinctes, et ainsi conférer à ces représentations une objectivité (garantie par la véracité divine).
Tous ces traits de la conception cartésienne concourent à distinguer la pensée de son expression sensible dans le langage, qui n'est pas la condition, mais la conséquence de la pensée. Ce qui distingue, en dernière analyse, les hommes des animaux ou des machines, c'est la capacité à former une quantité non limitée d'idées, et à les appliquer « à propos » ou de manière créatrice, qui est la seule marque d'une véritable pensée (comme l'a souligné Chomsky, pour qui, comme Descartes, le langage humain est le miroir de la pensée humaine).
On peut, par extension, appeler « cartésiennes » toutes les conceptions qui font des pensées des épisodes privés et des processus mentaux accompagnant l'activité de penser, dont les contenus sont constitués d'idées immédiatement présentes et connaissables. En ce sens, des doctrines empiristes, qui nient la théorie cartésienne de l'innéité des idées, comme celle de Locke, ou qui nient la thèse cartésienne que l'esprit trouve son support dans un moi substantiel, comme celle de Hume, peuvent être aussi considérées comme « cartésiennes ».


Critique de la conception cartésienne : Peirce, Wittgenstein et Ryle[modifier]


La conception cartésienne promeut une image de la pensée que des philosophes comme Peirce, Wittgenstein et Ryle considèrent comme un mythe pur et simple. Bien que distincts, leurs arguments ont de nombreuses affinités. Tous trois insistent, à des degrés divers, sur le fait que les pensées, comme attitudes propositionnelles, ne peuvent pas être mises sur le même plan que les sensations, ni être conçues, sur le modèle de celles-ci, comme intrinsèquement privées et subjectives. Une pensée, ou une croyance, n'est pas un acte mental interne, mais un état, ou une activité, dont l'attribution dépend de conséquences extérieures observables dans le comportement des agents. En ce sens, les énoncés attribuant des contenus de pensée ne sont pas des énoncés catégoriques, faisant référence à des événements internes, mais des énoncés hypothétiques ou conditionnels décrivant des manières dont l'agent se comporterait s'il tenait ces contenus de pensée comme vrais.
Selon Peirce, avoir une croyance, c'est avoir une certaine « disposition » à agir. Comme le dit Ryle, croire que la glace de l'étang est mince, ce n'est pas entretenir un certain contenu mental correspondant : c'est être prêt à ne pas s'engager sur la glace ou à rappeler les enfants qui s'y aventureraient. Et si le cartésien devait continuer à insister sur le caractère intrinsèquement privé des sensations dont il dérive sa théorie de la pensée en général, il se heurterait à l'argument célèbre que Wittgenstein a dirigé contre la notion d'un « langage privé ». Un tel « langage », qui se réduirait à des noms de sensations, et dont les significations résideraient uniquement dans les actes d'ostension par lesquels celui qui éprouverait ces sensations leur imposerait des noms, ne pourrait pas être vraiment un langage, parce qu'il manquerait des règles et des critères publics sans lesquels un langage ne peut exister.
En montrant qu'un langage privé est impossible, Wittgenstein entend non seulement réduire à l'absurde la thèse selon laquelle un contenu mental quelconque pourrait être privé, mais aussi affirmer que toute attribution d'un contenu mental présuppose la possession d'un langage. On ne peut attribuer une sensation à quelqu'un que dans la mesure où l'on a un concept (un « critère ») de ce que c'est qu'avoir une sensation de ce type. Et on ne peut posséder un tel concept que si l'on est en mesure de l'exercer par des jugements essentiellement linguistiques. En ce sens, tout contenu mental (et toute « pensée » au sens cartésien du mot) doit répondre à des « critères extérieurs », et en particulier à des critères linguistiques. Il s'ensuit qu'il n'y a pas de privilège spécial du moi ou de l'ego cartésien dans l'accès à ses propres pensées, ni d'infaillibilité particulière de la connaissance de soi. De la même manière, Peirce soutient que toute pensée est un signe qui suppose l'usage du langage, et requiert un mode d'expression public par lequel tout signe mental est interprété par un tiers, y compris quand elle paraît être purement solitaire. Pour Peirce, toute pensée est bien un dialogue avec soi-même, mais dans lequel le moi parle à un autre moi qui se pose en « interprète » de ce que dit le premier. Une pensée se mesure à d'autres pensées ou signes, qui sont ses antécédents ou conséquents, et doit nécessairement faire partie d'un processus d'inférence ou de raisonnement.
Quand ils critiquent l'illusion du caractère purement privé des pensées, Wittgenstein et Ryle n'insistent pas tant sur la fausseté de la conception cartésienne que sur sa vacuité. Supposer que la pensée est un processus interne qui accompagnerait toute manifestation extérieure (en particulier linguistique) de ce que nous appelons « penser » et qui pourrait en principe être dissocié de ces manifestations, ce n'est rien expliquer du tout. « Prononcez une phrase et pensez-la ; dites-la en la comprenant – Et maintenant ne la dites pas, et faites ce dont vous l'avez accompagnée quand vous l'avez dite en la comprenant » (L. Wittgenstein, 1953, paragr. 332, in biblio.). L'opération qui consiste à dégager la pensée de son revêtement linguistique n'est pas seulement impossible, elle n'a pas de sens parce que le processus incorporel supposé accompagner la pensée n'ajoute rien à celle-ci.
On peut dire la même chose de la pensée réflexive. Quelle est, demande Ryle, la différence entre accomplir une activité quelconque (par exemple jouer au tennis) de manière attentive et réfléchie et l'accomplir sans réfléchir ? La différence ne tient pas au fait qu'on ferait, dans l'activité réfléchie, quelque chose de plus, penser, qui serait séparable de l'activité elle-même. Elle tient au style et à la manière dont on accomplit l'activité en question. Le point important n'est pas seulement que la pensée n'est pas un processus incorporel ou un épisode mental, mais qu'elle n'est pas un processus du tout, ni même un acte particulier. C'est une activité, dont les descriptions sont étroitement liées à des manifestations physiques du corps. Mais ce n'est pas non plus un processus physique. En ce sens, le matérialisme, pour lequel la pensée est un processus corporel sous-jacent à ses manifestations, est tout aussi erroné que le dualisme.
La position d'auteurs comme Peirce, Ryle et Wittgenstein a souvent été décrite comme « behavioriste », parce qu'elle réduirait les processus mentaux à leurs manifestations extérieures comportementales. Mais ce qualificatif ne s'applique en toute rigueur qu'à Ryle, pour qui notre vocabulaire mental usuel doit toujours pouvoir être traduit en un vocabulaire comportemental ou dispositionnel (il s'agit alors d'un « behaviorisme logique »).
La conception d'ensemble de ces auteurs est cependant mieux décrite comme néo-aristotélicienne. Quand Ryle dénonce le mythe cartésien du « fantôme dans la machine » (the ghost in the machine), et l'« erreur de catégorie » (category mistake) que fait le dualiste quand il suppose que l'esprit peut être, comme le corps, une substance ou une entité qui viendrait doubler les processus ou états physiques, et quand Wittgenstein dit que « le corps humain est la meilleure image de l'âme humaine », ils sont beaucoup plus proches de la conception aristotélicienne (et thomiste) d'après laquelle l'esprit n'est pas une substance, mais la forme ou la propriété d'une substance. De même, quand ils refusent l'assimilation cartésienne des propriétés de la pensée aux propriétés « subjectives » des sensations, ils se rapprochent de la théorie aristotélicienne et médiévale qui sépare nettement les sensations de l'intellect et fait de celui-ci une capacité, au même titre que les autres facultés mentales (P. T. Geach, 1957).


Pensée, machines et fonctionnalisme[modifier]


Tout cela peut-il être tenu comme une réfutation définitive du cartésianisme ? Jusqu'à un certain point seulement. Ce dernier s'accorde avec la psychologie du sens commun quand il traite les états mentaux comme des causes du comportement. Mais la difficulté propre au dualisme a toujours été d'expliquer l'interaction entre le mental et le physique, qu'il rend mystérieuse. Supprime-t-on le problème en soulignant, comme Wittgenstein et Ryle, que la relation entre les descriptions mentales et les descriptions physiques du comportement est seulement conceptuelle (ou « critérielle ») ? Dire, comme Ryle, que ma pensée qu'il fait beau pourrait être définie par une liste, même ouverte, de dispositions (à aller à la plage, à partir en pique-nique, etc.), c'est se heurter à l'échec notoire de toute définition behavioriste du mental : on ne peut réduire des états mentaux à du comportement que moyennant la postulation indéfinie d'autres états mentaux, à leur tour à définir. Et dire, comme Wittgenstein, que mon action d'aller à la plage est un « critère » (parmi d'autres) de ma pensée qu'il fait beau ne rend pas justice à notre intuition que cette pensée est plutôt la cause de mon action (Wittgenstein dirait ici plutôt qu'elle en est la raison et refuserait d'identifier les raisons et les causes).
Mais comment rendre compte de cette intuition sans retomber dans les difficultés de l'interactionnisme cartésien ? Le matérialisme, qui identifie les états mentaux à des états physiques, supprime le problème en ramenant toute causalité mentale à une forme de causalité physique, mais ne peut pas le résoudre, parce qu'aucune réduction de propriétés mentales à des propriétés physiques ne peut être accomplie : jusqu'à ce jour, la neurophysiologie n'a jamais pu dire quelles propriétés du cerveau ou des neurones pourraient être responsables (ou identiques à) des propriétés mentales (les neurones de l'« homme neuronal » expliquent-ils mon contenu de pensée quand je pense à ma grand-mère ?).
Les philosophes contemporains qui ont voulu échapper à ces difficultés se sont tournés vers une théorie de la pensée qu'on peut considérer, à bien des égards, comme néo-mécaniste, parce qu'elle exploite les analogies entre la pensée et les états d'une machine et traite, comme Hobbes, la pensée comme une forme de calcul. Les progrès de la technologie des ordinateurs et des sciences de l'artificiel (intelligence artificielle [I.A.], informatique théorique) ont ici joué un rôle décisif. Le fait que ce qu'on appelait au début des « machines à penser » puissent apparemment reproduire une certaine quantité de comportements et de tâches ordinairement qualifiés comme « intelligents » (comme jouer aux échecs ou démontrer des théorèmes) a suscité à la fois l'espoir que toutes les propriétés de ce que nous appelons « penser » pourraient être un jour reproduites artificiellement, et la suggestion que le fonctionnement des ordinateurs pourrait servir de modèle théorique pour comprendre les propriétés de la pensée naturelle.
L'un des principaux fondateurs de la théorie logique des automates, Turing (1950), soutenait qu'il n'y avait aucune objection de principe à ce que les machines « pensent », pourvu qu'elles puissent imiter suffisamment de ce que nous appelons le comportement intelligent. À cela les philosophes ont opposé une série d'objections a priori. Certaines tiennent à la nature proprement logique des programmes sur lesquels sont fondés les travaux d'intelligence artificielle. Le modèle théorique des « machines logiques » est celui des « machines de Turing », qui sont des systèmes finis d'instructions pour accomplir des actions sur des suites de symboles qui sont les « entrées » de la machine, de manière à produire des « sorties » sous la forme d'inscriptions de symboles, après le passage de la machine par divers états. Une machine de Turing est la réalisation de la notion logique de calculabilité : si une fonction est calculable, elle l'est par une telle machine. Or, selon la « thèse de Church », il n'y a pas d'algorithme pour la calculabilité : la notion de « procédure effective » n'est pas démontrable. Il s'ensuit qu'on ne peut, sans faire une pétition de principe, comparer l'esprit à une machine de Turing.
Les programmes d'intelligence artificielle reposent par ailleurs sur les formalismes de la logique. Or, selon le théorème de Gödel, on ne peut démontrer, dans un système formel, la non-contradiction d'un tel système. On en a tiré un argument contre le mécanisme : il y a au moins une chose que les machines ne peuvent pas faire, qui est de démontrer leur propre cohérence. Ces arguments sont difficiles à évaluer et on voit mal en quoi ils menacent réellement les projets d'intelligence artificielle, parce que, comme l'a remarqué D. Dennett, les limitations qui peuvent peser sur un algorithme ne sont pas nécessairement des limitations de mécanismes particuliers utilisant cet algorithme. Or, c'est à sa capacité de reproduire certains des mécanismes de pensée « intelligents » qu'on mesure les succès de l'intelligence artificielle, et pas à sa prétention à reproduire l'ensemble de ce qu'on appelle l'intelligence ou la pensée.
D'autres objections font plus directement appel à des caractéristiques que les programmes d'intelligence artificielle n'ont pas, mais que l'intelligence naturelle semble avoir : sentir et être capable d'assentiment ou d'une véritable compréhension linguistique. Nombre d'auteurs (J. Searle, H. Dreyfus) insistent alors sur l'incarnation des processus de pensée dans un corps et retrouvent l'inspiration de phénoménologues comme Merleau-Ponty, pour lesquels la condition nécessaire de toute pensée est son implication dans un « monde » ou un arrière-plan de pratiques. Par définition, les programmes d'intelligence artificielle en semblent incapables, comme en témoigne le « problème du cadre » (frame problem) rencontré par tout programme supposé réaliser une tâche ou accomplir un apprentissage quelconque : comment une machine peut-elle représenter les informations de son environnement et les intégrer ?
À ces objections les partisans de l'intelligence artificielle peuvent toujours répondre en insistant sur la distinction entre une version forte de leur entreprise – destinée à reproduire le comportement intelligent – et une version faible – destinée seulement à le simuler –, et soutenir qu'ils adoptent seulement la seconde. Ici encore, même si la construction d'un robot capable d'avoir des émotions ou un véritable « être-au-monde » serait une réalisation étonnante, ce n'est pas l'objectif que poursuit l'intelligence artificielle. La question « les machines pensent-elles ? » reste peu claire, en raison même de la texture ouverte du terme « penser ». Un optimisme exagéré quant aux capacités des machines est aussi peu justifié qu'un pessimisme de principe.
La suggestion que les propriétés abstraites des programmes d'un ordinateur pourraient servir à comprendre la nature de certains processus mentaux rencontre des problèmes parallèles. Elle est à l'origine de la thèse « fonctionnaliste » en philosophie de l'esprit. Pour celle-là, les états mentaux ne sont ni des processus d'essence mentale (comme le veut le cartésien) ni des processus d'essence physique (comme le veut le matérialiste), mais s'identifient à leurs rôles causaux ou fonctionnels. Avoir la pensée que p, c'est être dans un état susceptible d'entrer en relation avec d'autres états mentaux (par exemple des désirs) et de produire causalement d'autres états mentaux (par exemple d'autres pensées) ou des actions. Comme les états internes du programme d'un ordinateur, les pensées se définissent par leurs relations logiques et causales, c'est-à-dire « fonctionnelles ». Il n'est pas essentiel à la pensée qu'elle soit réalisée dans une substance mentale ou physique quelconque, tout comme un programme peut être « implanté » sur des machines de composition matérielle différente.
Les philosophes qui, comme H. Putnam et J. Fodor, défendent cette hypothèse admettent cependant qu'elle ne peut, en toute rigueur, s'appliquer qu'aux états mentaux les plus « intellectuels », comme les pensées ou les croyances, et qu'elle est nécessairement inadéquate pour les sensations et les expériences subjectives. Le problème est ici très comparable à celui du behaviorisme : avoir une douleur, par exemple, ne peut pas se réduire à la possession d'un état « fonctionnel » approprié, parce que deux créatures qui exemplifieraient le même état fonctionnel pourraient ne pas être dans le même état qualitatif de douleur. Ici encore, le fonctionnalisme retrouve l'inspiration aristotélicienne, qui hiérarchise l'esprit en facultés distinctes. Mais, même limité aux processus mentaux « supérieurs » comme la pensée, il se heurte à une difficulté de principe, qui est celle d'individualiser et de définir correctement les contenus propres des pensées.


Langage de la pensée et individuation des contenus intentionnels[modifier]


Le fonctionnalisme est plus ou moins la thèse « officielle » des sciences « cognitives », c'est-à-dire de toutes les disciplines qui cherchent à expliquer le comportement en termes de traitement de l'information et de manipulations de représentations mentales. Si l'on veut échapper à l'interactionnisme cartésien, il est nécessaire de supposer que ces représentations sont physiques et exercent des effets physiques sur le comportement. La solution proposée par J. Fodor (1975, 1987) consiste à identifier ces représentations avec des symboles physiques dans l'esprit, constituant un « langage de la pensée » (le « mentalais ») comparable au langage « interne » des ordinateurs, qui « agissent » précisément en fonction des inscriptions concrètes qu'ils manipulent. Penser est un état fonctionnel qui implique des relations (calculatoires) avec des symboles ou phrases d'un langage interne, qui ne peut être que « privé » et « inné ». La comparaison fort peu cartésienne des pensées aux états d'une machine se trouve donc associée chez Fodor à cette thèse « cartésienne » d'une pensée dont les contenus ne peuvent être individualisés que par les états internes des sujets, indépendamment des propriétés de l'environnement (principe dit du « solipsisme méthodologique »). Et l'hypothèse « intellectualiste » que défend Fodor contre Wittgenstein est aussi « cartésienne » : toute manifestation d'intelligence repose sur la possession, par l'esprit, de représentations et sur un calcul sur ces représentations, et toute activité de « suivre une règle », comme celle de parler un langage naturel, implique la possession par l'esprit de représentations explicites et de processus cognitifs internes présidant à l'exercice de cette activité. (On peut néanmoins se demander ce qu'il reste du « cartésianisme » ici, puisque ces processus et représentations ne sont pas conscients.)
Cette théorie « représentationnelle » de la pensée ne va pas de soi.
En premier lieu, si penser, c'est inscrire dans son esprit une certaine « phrase mentale » composée de symboles d'un code interne représentant le contenu de cette pensée, qui va se représenter cette pensée ? Non pas le sujet lui-même – car les représentations de la psychologie cognitive et de l'intelligence artificielle sont largement inconscientes et « infra-personnelles » – mais de petits « homoncules » (D. Dennett) chargés, pour chaque tâche cognitive, d'accomplir les diverses routines sur lesquelles est fondée l'intelligence. Mais il est clair que ces processus infra-personnels n'interprètent rien et ne peuvent pas être dits, au sens ordinaire, comprendre les représentations qu'ils activent. Et, s'ils « interprètent » les contenus des symboles qu'ils manipulent, ne doivent-ils pas déjà posséder un langage ? Fodor n'évite ici la régression à l'infini qu'en postulant l'innéité du « langage de la pensée ».
Mais, même si l'on admet cette hypothèse, il est difficile d'admettre que toute pensée doit faire l'objet d'une représentation explicite dans l'esprit. En ce sens, Wittgenstein et Ryle ont sans doute raison de dire que nombre de pensées et de croyances reposent sur un fonds dispositionnel implicite : je crois sans doute que les éléphants ne portent pas de pyjamas, mais cette pensée ne m'est jamais « venue à l'esprit ». Et, comme on l'a noté ci-dessus, la plupart des pensées ont une structure holistique : leur contenu ne se définit pas individuellement par l'inscription d'une représentation individuelle, mais par leurs relations à d'autres contenus de pensée. Comme on l'a vu, on n'a de pensées que si l'on peut articuler des concepts qui en forment les contenus. Mais comment peut-on attribuer à quelqu'un la possession d'un concept donné sans lui attribuer aussi l'ensemble des concepts nécessaires à la possession de ce concept isolé ?
En second lieu, n'y a-t-il pas une tension entre la conception hiérarchique de l'esprit comme ensemble de facultés avancée par Fodor (1983) et sa thèse selon laquelle la psychologie cognitive explique, comme le sens commun, le comportement comme causé par des attitudes propositionnelles reposant sur la calculation de représentations ?
En effet, la thèse fodorienne de la « modularité de l'esprit » implique que l'esprit est composé d'une collection de « modules » séparés, et que les systèmes « périphériques » de traitement de l'information (vision, audition, langage, etc.) sont autonomes par rapport aux « systèmes centraux », qui recouvrent les facultés « supérieures » de pensée, de croyance et de conscience. Le traitement de l'information est dans les premiers rapide, isolé et étanche par rapport aux processus « holistiques » – plus lents – des seconds (ce qui implique, notamment, qu'à un certain niveau la perception est indépendante des jugements). Mais Fodor énonce une « loi » selon laquelle les sciences cognitives doivent nécessairement en savoir plus sur les systèmes modulaires que sur ceux de la pensée. Il s'ensuit que les sciences cognitives sont, à la fois, fondées sur la psychologie des attitudes propositionnelles et partiellement ignorantes du fonctionnement des processus centraux qui les constituent. Et, de fait, la psychologie cognitive semble aujourd'hui moins avancée dans des domaines comme la psychologie du raisonnement et de la pensée (P. Johnson-Laird et P. Wason, 1985) que dans des domaines comme ceux de la vision ou du traitement du langage.
Enfin, la thèse représentationnaliste se heurte à une difficulté majeure quand il s'agit d'individualiser les contenus de pensée. Leur individuation doit être avant tout, selon Fodor, fondée sur la structure ou la syntaxe des symboles du langage interne des représentations, et les contenus sémantiques des attitudes propositionnelles doivent refléter cette structure syntaxique (par exemple, la pensée d'Œdipe qu'« il va épouser Jocaste » diffère de la pensée qu'« il va épouser sa mère » parce que les phrases encodées dans son langage mental ne contiennent pas les mêmes symboles). Or c'est un fait, propre à l'intentionnalité des pensées, que l'individuation sémantique de leurs contenus est un trait irréductible. Les pensées ont un contenu parce qu'elles ont certaines conditions de vérité et de référence, qui font qu'elles peuvent représenter des états de choses du monde. Or, si le « solipsisme méthodologique » qui doit, selon Fodor, prévaloir en psychologie cognitive implique que les contenus de pensée des individus doivent être spécifiés par des processus et représentations purement « internes » ou « cartésiens », comment ces contenus peuvent-ils avoir une sémantique totalement indépendante de l'environnement ?
H. Putnam (1975) a proposé une expérience de pensée fameuse, destinée à montrer qu'il y a nécessairement une divergence entre les contenus de pensée que nous spécifions en faisant appel à la psychologie interne des individus et les contenus que nous spécifions en référence à des traits de l'environnement extérieur. Supposons que, sur une « Terre jumelle » en tous points semblable à la nôtre, l'eau ait les mêmes propriétés phénoménales que l'eau sur Terre, mais une composition chimique différente (« XYZ » au lieu de H2O). Selon Putnam, les habitants de cette planète jumelle auront les mêmes états psychologiques que les nôtres à propos de l'eau, mais les contenus sémantiques de leur pensée différeront des nôtres parce qu'ils feraient référence à une autre substance que l'eau. Cela montre que le contenu sémantique des pensées ne peut pas consister exclusivement en des représentations purement internes. Or on peut soutenir à bon droit que nombre de nos pensées sont – comme celles qui portent sur l'eau dans cette expérience de pensée – « indexicales », et que l'influence de l'environnement extérieur sur l'individuation de leurs contenus est inéluctable.
Si l'on généralise cette conception de la pensée, on en viendra à dire que la plupart de nos pensées sont telles que nous n'avons aucun accès privilégié, cartésien, à leurs contenus, dont l'individuation repose sur la nature du monde qui nous entoure. Cette conception menace directement l'entreprise de la psychologie cognitive, s'il est vrai qu'elle est fondée sur le paradigme d'une individuation purement « individualiste » ou « interne » des pensées et des représentations. Il n'est pas sûr néanmoins qu'on doive en tirer une conclusion aussi radicale, dans la mesure où ces arguments reposent essentiellement sur des analyses de nos attributions usuelles d'attitudes propositionnelles au moyen du langage. Ces attributions peuvent, dans certains cas, faire référence à la psychologie « étroite » des individus (comme quand nous disons « Jean croit que l'auteur des Catilinaires est un orateur » en employant les termes que nous prêtons à Jean) et, dans d'autres, faire référence au contenu « large » des pensées (comme quand nous disons « Jean croit que Cicéron est un orateur », en employant le nom « Cicéron » avec la référence que nous prêtons à ce nom, mais que Jean ne connaît pas nécessairement, s'il ne sait pas que l'auteur des Catilinaires est Cicéron).
Il est difficile de tirer de ces emplois linguistiques divers un argument généralisé sur la nature des pensées elles-mêmes. Mais il y a bien un sens où toute possession d'une pensée requiert un monde extérieur au sujet qui la pense : avoir une pensée n'est pas seulement avoir une représentation quelconque, mais c'est aussi être capable d'en communiquer le contenu et d'interpréter le comportement d'autrui comme l'exercice de la même faculté. Ce n'est que s'il peut y avoir un accord de ce genre entre l'interprète d'une pensée et celui qui l'a, et un tel processus de reconnaissance mutuelle, que l'on peut attribuer, au sens plein du terme, des « pensées ». C'est ce qui rend difficile l'attribution de pensées véritables à des animaux et à des machines. Leur « rationalité » semble suspendue à leur possibilité de communiquer avec leurs semblables, et donc de comprendre authentiquement un langage (D. Davidson, 1975).
L'espoir de théoriciens comme Fodor est de parvenir à expliquer entièrement l'intentionnalité de la pensée en termes de processus physiques et naturels (J. Fodor, 1987), sans pour autant souscrire au matérialisme radical des philosophes qui soutiennent que le mental doit être purement et simplement éliminé parce que les neurosciences ne pourront pas trouver, dans le cerveau, des configurations physiologiques qui correspondraient à ce que nous appelons des « pensées » ou des « croyances ». Mais rien n'indique qu'une telle « naturalisation » du mental soit à la portée des sciences de la cognition, en sorte qu'on puisse rendre compte de l'intentionnalité en termes de processus naturels de traitement de l'information. Les philosophes qui, comme les phénoménologues, souscrivent à la thèse de Brentano, selon laquelle l'intentionnalité est la marque irréductible du mental, seront sans doute tentés d'en conclure que toute explication scientifique de l'intentionnalité des pensées est vaine.
Mais on peut tirer aussi une leçon différente, proche de celle qu'a proposée Dennett (1978). Les attributions d'attitudes propositionnelles et de pensées à des créatures (qu'il s'agisse d'humains, d'animaux ou d'ordinateurs) ne sont peut-être pas des attributions d'états réels, dont l'essence sous-jacente, mentale ou physique, pourrait être un jour révélée. Elles ont plutôt un statut de normes, de rationalité, nécessaires à toute explication du comportement, que nous ne pouvons manquer d'imputer à des êtres quelconques si nous voulons les interpréter. En ce sens, ni le cartésianisme ni une forme de théorie matérialiste de la pensée ne sont justifiés, mais il y a bien une irréductibilité de l'intentionnalité dans le fait que toute élucidation d'un contenu de pensée comporte un élément normatif, quelle que puisse être la théorie psychologique qui en expliquera les processus.


Bibliographie[modifier]


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Pascal ENGEL, « PENSÉE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 19 octobre 2018. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/pensee/