EU: Pierce

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Gérard DELEDALLE, « PEIRCE (C. S.)  », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 24 août 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/charles-sanders-peirce/

Logicien et philosophe américain, Peirce est un pionnier de la pensée. S'il laissa à d'autres l'exploration des domaines qu'il conquit, il leur avait tracé la voie et préparé la tâche. Ses travaux sur les fondements des mathématiques en font un précurseur de Bertrand Russell et d'Alfred North Whitehead ; et, bien qu'on ne puisse pas dire qu'il soit le créateur de la logique moderne, sa contribution fut très souvent déterminante. Auteur d'une théorie des catégories qu'il appelle phénoménologie ou phanéroscopie, Peirce est aussi à l'origine de la sémiotique.

On appréciera d'autant mieux l'ampleur de son génie si on le compare aux grands noms qui brillèrent dans ces espaces où, le premier, il apporta la lumière. La possibilité de telles proximités explique que le philosophe américain contemporain, qu'il soit théologien, métaphysicien ou logicien, lise dans l'œuvre de Peirce sa propre version de l'existentialisme, de la phénoménologie ou de l'analyse linguistique. Inventeur du pragmatisme, Peirce marqua toute la philosophie américaine de cet « esprit de laboratoire » qui est l'origine de la version du pragmatisme qu'il proposa.



La vie et l'œuvre[modifier]

Charles Sanders Peirce, fils du mathématicien Benjamin Peirce, naquit à Cambridge (Massachusetts). Il fut éduqué par son père qui l'initia très tôt à la chimie, aux mathématiques, à la logique et à cet art de l'analyse mentale qu'il prisait par-dessus tout. Charles poussa le culte de l'analyse dans lequel son père l'avait élevé jusqu'à se mettre entre les mains d'un sommelier français, grand connaisseur en médoc, pour développer son sens gustatif jusqu'à un point tel qu'il n'eût rien à envier à un dégustateur professionnel.

Diplômé de Harvard en 1859, Charles S. Peirce hésita d'abord sur le choix d'une carrière et finit par entrer au Service géodésique des États-Unis (United States Coast Survey) en 1861. Il obtint en 1862 sa maîtrise ès lettres de Harvard et en 1863 une licence de chimie. Il resta au Service géodésique jusqu'en 1891. Il donna quelques cours et conférences, mais, malgré les efforts de James, aucun poste universitaire permanent ne lui fut jamais confié. Retiré à Milford (Pennsylvanie), il y vécut péniblement de sa plume jusqu'à sa mort.

Un seul livre de Peirce – un ouvrage d'astronomie – parut de son vivant. Sur la logique et la philosophie, il ne publia que des articles. Ses projets de livres étaient nombreux. Mais le seul qu'il parvint à mener à terme ne trouva pas d'éditeur. Ses principaux écrits ont été recueillis dans des Collected Papers dont six volumes parurent entre 1931 et 1935 et deux autres en 1957 et en 1958.

Une édition chronologique est en cours de publication sous la direction de Max H. Fisch : Writings of Charles S. Peirce, vingt-quatre volumes prévus.

Le savant et le logicien[modifier]

Photometric Researches, l'ouvrage d'astronomie que Peirce publia en 1878, est toujours utilisé par les spécialistes. Ses travaux au Service géodésique furent considérés comme suffisamment importants pour que Peirce pût entrer à l'American Academy of Arts and Sciences à l'âge de vingt-huit ans et, dix ans plus tard, à la National Academy of Sciences.

Le point de départ de toute la réflexion de Peirce, dans le domaine de la logique, est l'algèbre de Boole sur qui il attira l'attention du public américain en 1867. Les modifications qu'il apporta à ce système et, en particulier, l'introduction de la somme logique et la substitution de l'inclusion à l'identité furent reprises par Schröder dans ses Vorlesungen über die Algebra der Logik (1890-1905). S'il est vrai que Frege avait proposé en 1879 la première version du calcul propositionnel moderne, Peirce, qui ne connaissait pas les travaux de Frege, ouvrit entre 1880 et 1885 une autre voie à la logique des propositions. Dans un important article de 1885 intitulé On the Algebra of Logic, non seulement Peirce apparaît comme l'initiateur en logique moderne de la méthode des tables de vérité qu'il emprunte aux stoïciens, mais il fait de l'implication philonienne « le mode de relation fondamental et premier entre deux propositions ».

Il avait quelques années auparavant développé, à partir de l'algèbre de Boole, une logique propositionnelle où les variables tenaient lieu de propositions et où il faisait usage de ce qui deviendra le « rejet » ou la « bi- négation de Sheffer : « ni – ni – ». Sa logique des graphes existentiels, dont il disait qu'elle était son « chef-d'œuvre », ne connaît également que l'opération d'exclusion. Les apports de Peirce à la logique des quantificateurs et à la logique des relations ne sont pas non plus négligeables. Il n'est pas jusqu'à la logique trivalente (où aux deux valeurs du vrai et du faux est ajoutée une troisième valeur de vérité : la possibilité ou la contingence) qu'on ne puisse faire remonter jusqu'à lui. Alors qu'on pensait devoir la dater des écrits de Lukasiewicz (1920) et de Post (1921), des textes de Peirce de 1909 qui ont été récemment découverts livrent une « logique triadique » élaborée et « universellement vraie ».

Le phénoménologue[modifier]

Peirce donna à sa théorie des catégories le nom de phénoménologie ou de phanéroscopie. Cette phénoménologie ne doit rien cependant à celle de Husserl. Il cite ce dernier une fois, en 1906, mais c'est pour lui reprocher de prétendre se garder du psychologisme et d'y sombrer lui-même. Peirce n'a employé le terme « phénoménologie » que pendant une période très courte, de 1902 à 1904, bien qu'il ait toujours fait usage du mot «  phénomène » en relation avec les catégories. La phénoménologie ou phanéroscopie (du grec phaneron) est « la description de ce qui est devant l'esprit ou la conscience, tel qu'il apparaît », description qui n'est pas une « explication de la manière dont l'esprit fonctionne, se développe et s'altère », ce qui serait de la psychologie, « une sorte de physiologie de l'esprit ». Même attitude donc chez Peirce et chez Husserl, quoi que l'on puisse penser du reproche que le premier adressait au second : la phénoménologie n'est pas de la psychologie – et la phénoménologie prend les objets tels qu'ils apparaissent sans se demander s'ils sont réels ou non. Le phénomène ou phanéron, dit explicitement Peirce, est « tout ce qui est, de quelque façon ou en quelque sens que ce soit, présent à l'esprit, que cela corresponde à quelque chose de réel ou non ». On pourrait pousser plus loin encore le rapprochement, les deux phénoménologies entendant dégager des phénomènes ou phanérons leurs formes a priori, leurs formes « possibles » (Husserl), les « éléments formels », les « éléments logiquement indécomposables » (Peirce). La ressemblance s'arrête là, mais elle est loin d'être négligeable, car cette rencontre apparaît comme une étape nécessaire de la démarche historique de la pensée après l'échec de la « phénoménologie » kantienne et de la psychologie « phénoménale » empirique.

Les divergences sont importantes, mais elles n'enlèvent pas pour autant à la théorie de Peirce tout titre à se prétendre authentiquement phénoménologique. Il semble, au contraire, qu'elles témoignent de la possibilité de développer, au moyen d'une autre méthode que celle de Husserl, une phénoménologie qui, par le fait, serait plus conforme à l'esprit de la philosophie américaine : une méthode expérimentale. Il est évident que la méthode « intuitive » de Husserl commande une phénoménologie différente. La «  forme » est donnée d'un seul coup par une simple inspection de l'esprit comme « essence ». En tant que connue, elle renseigne autant sur le connaissant que sur le connu : elle est « intentionnelle ». L'ascendance aristotélico-thomiste de cette théorie explique assez ces deux positions de Husserl. Ce n'est pas que Peirce ne doive rien à la philosophie du Moyen Âge : il emprunte à Duns Scot l'idée que les « universaux » – il dit « généraux » – sont réels ; mais ceux-ci se découvrent, par inspection inductive expérimentale (non intuitive), être des phanérons. Et il semble que Peirce aurait trouvé peu phénoménologique (et l'on peut interpréter dans ce sens le seul texte de Peirce sur Husserl qu'on possède) cette attribution a priori de l'intentionnalité au phanéron, car, avant d'être intentionnel, le phanéron est, et il n'y a rien de plus à en dire : il est, comme « l'affection simple » de Maine de Biran, « d'un degré au-dessus de l'impression organique », mais « encore au-dessous de la sensation et de l'idée ». C'est l'état premier du phanéron, catégorie première de la phanéroscopie. Il ne peut y avoir à cette étape aucune intentionnalité phénoménologique, car cette « qualité du sentiment » ou « qualité sentie » par quoi Peirce désigne l'« affection simple » n'est ni subjective ni objective, ni active ni passive, encore moins intentionnelle : elle est eue. Dans un deuxième temps, elle rencontrera, pour ainsi dire, le sujet de la sensation : elle existera pour lui parce qu'il répondra à sa présence « pure » (le hic et nunc de Duns Scot). C'est la deuxième catégorie de la phénoménologie peircienne. Il n'y a pas place ici non plus pour l'intentionnalité : le senti est là en tant que senti, c'est tout ; il n'a pas encore d'essence pour lui-même : il existe pour le connaissant, sans plus, dans la « double conscience de l'effort et de la résistance ». Ce qui permet de rapprocher une fois de plus Peirce de Maine de Biran. La troisième catégorie de la phénoménologie de Peirce est la seule où l'intentionnalité, mais en un sens non tout à fait superposable à celui de Husserl, puisse jouer. Par elle, la priméité de l'« affection simple » est liée à la secondéité de l'« effort et de la résistance » ; la tiercéité est générale : du côté du sujet elle est habitude, du côté de l'objet elle est loi. Elle a donc, comme l'intention husserlienne, unité et bipolarité : unité d'« essence », de « généralité », dont avec Duns Scot – et Husserl (Über die ideale Einheit der Spezies) –, il affirme la réalité indépendamment de la priméité et de la secondéité (le phanéron est général en soi) ; polarité humaine par l'habitude, polarité physique par la loi. Mais, ce faisant, la tiercéité peircienne renverse le mur des parenthèses de l'épochè et dit quelque chose de vrai sur l'homme et le monde.

Le sémioticien[modifier]

Peirce est un des fondateurs de la science des signes en tant que tels. La réflexion sur le signe occupe une place privilégiée dans son œuvre, mais inséparable de la phanéroscopie. La sémiotique analyse le signe à la lumière des trois catégories du sentiment, de l'existence et de la médiation. Il n'est pas possible de donner ici plus que quelques indications. Le signe est un representamen, quelque chose qui est mis pour quelque chose, pour quelqu'un. Il crée dans l'esprit de ce dernier un signe équivalent ou plus développé qui est l'interprétant du premier signe. Il est mis pour quelque chose qui est son objet. Mais pas à tous égards, seulement par rapport à une sorte d'idée qui est le fondement du representamen.

La sémiotique comprend trois parties : la logique critique, la rhétorique spéculative et la grammaire spéculative. La logique critique est la théorie quasi nécessaire ou formelle des signes. Elle s'occupe de ce qui est requis pour que le representamen se rapporte à un objet d'une manière vraie. La rhétorique spéculative traite des « conditions générales de la référence des symboles et autres signes aux interprétants qu'ils déterminent ». C'est un autre nom du pragmatisme qui est la théorie de la signification des signes ou plus exactement la méthode de détermination de la signification des signes. « Considérez, écrit Peirce dans un article de 1905, quels sont les effets pratiques que vous pensez pouvoir être produits par l'objet de votre conception : la conception de tous ces effets est le tout de votre conception. » Quand on lit chez un opérationnaliste comme P. W. Bridgman que la signification d'un concept « n'est autre chose qu'un ensemble d'opérations », chez un positiviste logique comme Carnap que « la signification d'une phrase est, en un certain sens, identique à la façon dont nous déterminons sa vérité ou sa fausseté », et chez Wittgenstein que « la signification est l'usage que nous faisons d'un mot », on se rend compte que c'est à l'appel de Peirce que les philosophes américains répondent quand ils se rangent sous la bannière de l'opérationnalisme, du positivisme logique ou de l'analyse linguistique. La grammaire pure ou spéculative, enfin, est la science des signes en tant que tels.

La sémiotique divise le signe, suivant les catégories phénoménologiques ou phanéroscopiques, en signe qualitatif, en signe existant et en signe général. Chacune de ces divisions se subdivise elle-même suivant les trois catégories. Ainsi le signe existant est icône comme premier, indice comme deuxième, symbole comme troisième. L'icône est un signe qui renvoie à l'objet en vertu de caractères qui lui sont propres et qu'il possède, que l'objet existe ou n'existe pas : un diagramme, par exemple. Un indice est un signe qui renvoie à l'objet du fait qu'il est réellement affecté par cet objet. Il implique une icône, mais particulière, car l'indice n'est pas la réplique d'un objet, puisqu'il est sa modification réelle par l'objet. C'est en ce sens que la fumée est l'indice du feu. Le symbole est un signe qui renvoie à l'objet en vertu d'une loi (association d'idées) qui fait que le symbole est interprété comme se référant à l'objet. Le symbole agit par le moyen d'une réplique. Dans la proposition « Ezéchiel aime Houlda », « aimer » est un symbole, comme tout foncteur propositionnel et au même titre. Un même signe peut être à la fois icône, indice et symbole. « Prenons, par exemple, « Il pleut ». L'icône est l'image mentale composite de tous les jours pluvieux que le sujet a vécus. L'indice est tout ce par quoi il distingue ce jour-là et sa place dans l'expérience. Le symbole est l'acte mental par lequel il qualifie ce jour-là de pluvieux. »

Il n'est pas aisé de situer la sémiotique de Peirce par rapport à celle de Saussure. Par certains côtés, le signe saussurien ressemble au signe peircien : ils sont tous deux « incorporels ». Mais la distinction signifiant-signifié n'apparaît pas chez Peirce, encore qu'il la connaisse sous sa forme stoïcienne sèmainôn-sèmainoménos. Elle est là cependant, anonyme, dans le signe même selon qu'il est icône, indice ou symbole. Le signifié de l'icône est ce qui caractérise le signe comme tel, le signifié de l'indice est ce dont il est l'indice, le signifié du symbole est l'interprétant. La sémiologie de Saussure est linguistique et empirique, celle de Peirce logique et catégorielle.

Le métaphysicien[modifier]

Aux trois catégories phénoménologiques ou ontologiques répondent trois catégories cosmologiques auxquelles Peirce donne, comme à l'accoutumée, suivant sa « morale terminologique », des noms grecs mais barbares : tychisme, agapisme et synéchisme. Chacune d'elles régit son propre univers de l'expérience. L'univers premier est celui du hasard (tychè), l'univers deuxième celui de l'amour (agapè), de l'évolution, l'univers troisième celui de la continuité (synéchéia), qui est la généralité parfaite.

Si l'on devait comparer la métaphysique de Peirce avec celle d'un autre penseur pour la mieux comprendre, c'est de celle de Kierkegaard qu'on la rapprocherait. Comme la métaphysique de Peirce, celle de Kierkegaard est en effet catégorielle : l'instant du stade esthétique est premier, le temps du stade éthique est deuxième, l'éternité du stade religieux est troisième. Mais c'est surtout concernant la relation de Dieu avec les univers, les Églises et les hommes que le rapprochement de ces deux penseurs solitaires est frappant, nonobstant tout ce qui peut opposer un théologien subjectiviste à un homme de science rationaliste. Comme Kierkegaard, Peirce a horreur de la théologie des Églises, qui a répandu sur la terre l'odium theologicum, bien qu'il reconnaisse qu'elles ont joué un rôle bénéfique dans l'histoire de la civilisation. Pas plus que pour Kierkegaard, Dieu ne se révèle, selon Peirce, à la raison de l'homme. Il y a des « sujets d'importance vitale » – et Dieu est de ceux-là – dont la réalité est « perçue directement ». « D'où viendrait une idée comme celle de Dieu, se demande Peirce, sinon de l'expérience directe ? Ouvrez vos yeux – et votre cœur, qui est aussi un organe de perception – et vous le verrez. » Peirce en livre la méthode dans un article intitulé A Neglected Argument for the Reality of God, c'est le musement qui consiste à laisser l'esprit contempler à loisir, sans intention ni projet, comme par jeu, sans règle aucune « hormis cette loi même de la liberté », les trois univers de l'expérience ; de la contemplation de l'harmonie de ces trois univers naîtra l'émerveillement, et l'hypothèse de la réalité de Dieu s'imposera dans toute sa nécessité comme Créateur de « deux des trois (univers) en tout cas ». Avec Kierkegaard enfin, Peirce reconnaît la finitude de l'homme et de ses facultés. Le faillibilisme fut une doctrine constante de Peirce : l'homme ne peut même pas pénétrer « dans le secret de son propre cœur pour savoir ce qu'il croit et ce dont il doute ».