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RAISON

Éric WEIL : professeur à l'université de Nice

Le terme de raison – du latin ratio, qui désigne à l'origine le calcul pour prendre ensuite le sens de faculté de compter, d'organiser, d'ordonner – possède dans toutes les langues modernes une multitude d'acceptions qui, cependant, par des détours plus ou moins longs, peuvent être ramenées au sens premier. Une raison est ainsi un argument qui appuie une affirmation en la fondant selon un calcul logique. Un livre de raison est le livre de comptes d'une famille. Un homme raisonnable est celui qui tient compte des facteurs qui caractérisent la situation dans laquelle il est appelé à se décider et qui se décide alors en vue du résultat le plus favorable, soumettant ses penchants au calcul de ses intérêts. Partout, sauf dans quelques formules figées, comme « raison sociale », il s'agit d'une attitude ou d'une méthode qui s'opposent aux mouvements irréfléchis de la passion, du cœur, du sentiment.

Il n'est ainsi pas étonnant que le concept de raison joue un rôle essentiel, voire central, dans le domaine de la philosophie : encore les écoles qui s'opposent à la conception rationaliste et refusent de voir dans la « faculté » de raison ce qui caractérise l'homme, ce qui est seul capable de réaliser pleinement la nature humaine, sont déterminées par ce à quoi elles s'opposent. Cependant, le sens philosophique du mot n'est pas entièrement, et peut-être même pas principalement, fixé par ses liens avec le langage courant : depuis Cicéron, ratio sert également à traduire le terme grec logos, lequel, quoique à l'origine non étranger au sens de calcul, désigne, dès la naissance de la philosophie grecque, le discours cohérent, l'énonciation sensée et, en tant que telle, compréhensible, admissible, valable universellement. Il caractérise par la suite non seulement ce discours, mais également ce que ce discours révèle, les principes de ce qui est vraiment et non seulement donné dans une opinion individuelle et arbitraire, non universelle ou non universalisable. La raison reste bien ce qui caractérise l'homme, être parlant et pensant, mais elle spécifie tout autant le monde dont parle ce discours et dont il ne peut parler que parce que par sa nature il se prête au discours, parce qu'il est raisonnable. La raison cessera alors d'être simple faculté calculatrice (rôle qui échoit à l'entendement) pour devenir saisie directe de la réalité en soi, de l'Être en lui-même. Vu ainsi, le problème de la raison représente le moteur et le fil conducteur de l'histoire de la philosophie.



La raison comme discours sur l'Être[modifier]


Bien longtemps avant qu'il ne soit question de philosophie, le rôle du discours est d'une importance capitale : le récit mythique, la formule religieuse ou magique, la révélation divine n'existent que dans le discours, ou plus précisément dans des discours dont chacun prétend à la vérité (quand il s'agit d'une révélation de la volonté divine) ou à l'efficacité (formules qui infléchissent les volontés des puissances cosmiques, sur-humaines) ; chacun est reconnu par la communauté particulière qui y adhère, et paraît faux, insensé, blasphématoire au jugement des autres (dans la mesure où elles en prennent connaissance), à telle enseigne que là où l'on ne peut éviter tout contact, seule la lutte peut et, souvent, doit décider.


Les Grecs et le développement de l'esprit rationnel[modifier]


Si toute philosophie prend son origine en Grèce, c'est parce que les Grecs très tôt admettent, sans s'en scandaliser, que des discours, des croyances, des conceptions du monde, des morales concrètes diffèrent : il s'agit toujours d'hommes. On se met tout naturellement à la recherche d'un discours (d'une pensée) valable pour tous les hommes, du moins pour tous ceux qui veulent penser et découvrir dans et par la pensée ce qui est vraiment, et non seulement ce qui est affirmé selon des convictions fondées sur la tradition et l'autorité.
Il y a à cela des raisons historiques : voyageurs et commerçants colonisateurs, les Grecs entrent en contact avec des peuples qui ne participent pas de la même tradition, peuples qu'ils n'ont ni la possibilité ni aucun intérêt à éliminer physiquement. Il est vrai que, pour commencer, ils les considèrent comme des barbares, des êtres d'apparence humaine qui ne parlent pas, ne faisant que des bruits dénués de sens, du bar-bar-bar. Rapidement cependant ils les voient comme autres, les tiennent pour des hommes comme eux-mêmes, différents, mais d'une différence sur fond d'identité d'essence ; il s'y ajoute que, en Grèce même, de grandes différences existent entre les dialectes, les institutions politiques, les cultes religieux, différences qui ne détruisent pas le sentiment de l'unité, lequel s'exprime d'une part dans des cérémonies et des jeux sacrés auxquels tous ont accès, d'autre part dans la lutte commune contre les adversaires de tous les Grecs. De plus, dans le cadre des cités, particulièrement à Athènes, la volonté d'éliminer la violence dans les rapports entre citoyens produit des formes juridiques qui doivent permettre de trancher les différends de telle façon que tous soient convaincus de leur justesse (et justice), ce qui ne peut être réalisé qu'à la condition que les partis opposés développent des arguments raisonnables, c'est-à-dire convaincants pour les juges, représentants de la communauté, sans qu'interviennent des facteurs qui ne seraient pas soumis à un contrôle de la rationalité, comme le seraient des décisions appuyées sur un savoir réservé traditionnellement à telle famille, à une inspiration divine, etc.
Ici comme partout, les conditions historiques n'indiquent cependant que les conditions nécessaires, celles en l'absence desquelles tel événement n'aurait pas pu avoir lieu ; elles n'indiquent pas les conditions suffisantes : parler du miracle grec n'est pas simplement une formule rhétorique. C'est un fait dû à la liberté que les Grecs, disciples de l'Orient plus souvent qu'ils n'aimaient l'admettre, ont les premiers créé une science qui, ne se contentant pas d'accumuler des connaissances positives, exige que toutes les vérités particulières soient liées entre elles et fondées sur des axiomes, des principes premiers, à partir desquels tout le contenu puisse être développé dans un discours cohérent et logiquement contraignant, universel et nécessaire, universel parce que logiquement nécessaire, un discours raisonnable.
Il n'est que naturel qu'un tel développement de l'esprit rationnel ne se limite pas au champ de la mathématique, où il a pris origine ; ce n'est là que le phénomène historique le plus frappant pour nous, il n'est pas partout antérieur dans l'ordre du temps. L'intérêt passionné pour la géographie, l'ethnologie, l'histoire des peuples non grecs d'un Hérodote, par exemple, fait que l'on cherche à comprendre les autres et essaie de découvrir un fonds commun (ni les Troyens d'Homère ni les Perses d'Eschyle ne sont des « primitifs » d'une nature « tout autre »). C'est la raison qui constitue ce fonds auquel tous les êtres humains participent, même si tous n'y participent pas au même degré. Ce qui les sépare est accidentel, non essentiel, certes réel mais à écarter : il s'agit de déceler à l'aide de la raison ce qui est le même pour tous, un, nécessaire et ainsi fondement du discours un dans lequel cela est dit.
De là, toutes les tentatives de la spéculation ionienne pour réduire les phénomènes observés à une seule substance sous-jacente, qu'elle soit l'air, l'eau, le feu, l'indéterminé initial : on veut comprendre l'origine et, avec l'origine, la nature du monde des sens, monde qui, fluctuant et en apparence déraisonnable, doit posséder sa raison d'être, doit être raisonnable, doit pouvoir s'énoncer dans un discours cohérent.
On ira plus loin. Ce ne sera plus la découverte d'un élément fondamental qui importe, quoique cette recherche garde toute sa valeur négative, celle d'avoir éliminé les « explications » mythiques et les généalogies des dieux. On se lance à la recherche de la raison même, d'un discours qui ait sa vérité en lui-même et ne la tire pas d'un donné qui lui reste extérieur. Les pythagoriciens verront dans le nombre la vérité des choses : le nombre, en effet, est rationnel, logique en lui-même, ce qui signifie qu'il constitue un domaine dans lequel tout peut être énoncé dans un logos (et la découverte des nombres non rationnels, non énonçables dans un simple rapport de deux nombres « naturels », après avoir constitué le scandale du pythagorisme, constituera le ressort de la recherche mathématique ultérieure, tout entière vouée à un travail qui doit soumettre l'ir-rationnel à la raison). Il est vrai que, dans leur morale et leur politique, ils n'ont pas éliminé tous les facteurs magico-religieux et que l'autorité du fondateur demeure d'un grand poids ; il n'en reste pas moins que leur œuvre a joué un rôle décisif pour la construction d'une mathématique cohérente, qui ne se contente pas de transmettre des méthodes de calcul ou des constatations exactes mais isolées.
Avec Xénophane, le même esprit se fait jour dans un domaine tout autre : les religions des peuples, grecs ou barbares, sont également inadmissibles et absurdes ; l'anthropomorphisme des dieux homériques est l'équivalent d'une religion des bœufs qui se figureraient leurs divinités sous les espèces de leur race. Dieu est tout entier pensée, il met en mouvement par la seule force de son esprit, il est toujours lui-même, reposant en lui-même, il exerce son pouvoir absolu sans effort. Le Noûs, l'intellect pur, dirige le monde et en garantit la rationalité, cette rationalité fût-elle dans le détail de son organisation inaccessible à la connaissance des hommes.


Le discours humain et la vérité de l'Être[modifier]


Ce qui importe, ce n'est pas telle ou telle forme de cette pensée présocratique (il serait facile de citer d'autres auteurs aussi intéressants), mais de suivre sur des cas exemplaires l'évolution du concept de raison. On observe alors la tension entre une conception objective de la raison (le monde est raisonnable, c'est-à-dire exprimable dans un discours cohérent) et une conception subjective, selon laquelle la raison est discours humain qui révèle, opposé aux discours trompeurs ; le révélé et le révélant, inséparables en soi, se présentent comme des perspectives distinctes : si les philosophes chercheurs d'un élément premier disent ce qu'ils pensent avoir découvert, Héraclite (comme, sur un plan tout autre, Démocrite) s'intéressant au savoir même, affirme que les hommes ne savent pas ce qu'ils disent, qu'ils vivent, comme dans un rêve, chacun de son côté dans un monde à lui, et qu'ils sont incapables de saisir le discours vrai même si le penseur le leur offre. Le monde est raison et justice (son logos ne permet pas aux parties de dépasser les limites qui leur sont assignées), mais au discours vrai s'opposent les discours faux, comme aux yeux de Xénophane la vraie conception de la divinité se trouvait en face des inventions des poètes et des faiseurs de mythes. L'unité du discours raisonnable et de la réalité également raisonnable est affirmée, mais comme exigence absolue, non dans un discours qui développe cette unité subjective-objective.
Parménide, qui a exercé une influence décisive sur Platon et, à travers lui, sur tout le développement de la philosophie, voit cette tension entre le discours humain et l'être de ce qui est vraiment, et il veut la dépasser : l'unité est indissoluble entre pensée et Être. Il en tire toutes les conséquences : puisque l'on ne peut penser que ce qui est, puisque, d'autre part, ce qui se présente aux sens et est énoncé dans les discours du vulgaire est fuyant, changeant, inconsistant, n'est pas vraiment, on ne peut penser que l'Être même en son unité et son unicité. Sans doute, le monde des apparences ne cesse pas pour autant d'exister pour le commun des mortels : il est même possible de lui découvrir une sorte de cohérence ; mais ce monde et ce discours ne sont pas vrais au seul sens que peut avoir ce terme aux yeux de Parménide, puisque, dans les deux, il ne s'agit pas du seul Être un, unique, uniforme, fermé sur lui-même et qu'on y présuppose la possibilité de penser ce qui n'est pas. Il en découle que la raison (on ferait mieux de parler d'intellect, faculté de saisie immédiate opposée à une raison inférieure, raisonnante, discursive, ratiocinante, la raison du monde des apparences) ne parle plus ; elle énonce et annonce la vérité absolue qui est Être, l'Être absolu saisi en sa vérité, elle ne peut, tout au plus, que réfuter les affirmations de ce pseudo-savoir qui consiste entièrement en jugements particuliers et particularisants qui détruisent l'unité de l'Être, puisque tout jugement oppose des concepts différents qu'il essaie sans succès de lier par la suite et puisqu'il introduit ainsi, en ce qui est et ne peut être qu'Un, éternel, immuable, la séparation, le déchirement, la contradiction, la négation.
On n'a jamais affirmé avec plus de vigueur la prééminence du discours cohérent, raisonnable. Ce qui ne peut pas être dit sans que le discours en perde sa cohérence, cela n'est pas. Le mouvement et le changement n'existent pas, déclare Zénon, le disciple de Parménide, parce qu'une chose en mouvement serait et ne serait pas à la même place, et qu'à chaque instant la flèche se trouve à un point déterminé et non à un autre et qu'ainsi elle ne peut pas progresser. Toute affirmation portant sur le monde des sens et de l'expérience commune est fausse, pire que fausse : insensée. Seul le discours sur l'Être serait vrai ; mais ce discours ne peut pas s'élaborer, puisque cette élaboration même, se faisant au moyen de concepts séparés et séparants, serait inévitablement destructrice de l'unité.


La raison et l'expérience[modifier]


On raconte que Diogène, pendant l'exposé d'un philosophe de l'école de Parménide, se serait tranquillement mis à marcher à travers la salle. Sans doute n'est-ce pas là une réfutation digne d'une philosophie, laquelle exige d'être traitée sur son plan, celui du discours cohérent et de la raison ; la réaction n'en est pas moins compréhensible : elle indique que la cohérence du discours, surtout lorsqu'elle signifie la fin de tout ce que les hommes ont habitude de considérer comme discours, n'est pas, à elle seule, capable de constituer le critère de ce qu'on appelle raisonnable. Aussi à l'absolutisme de la raison ainsi conçue s'opposera, profitant d'ailleurs de cet enseignement, une philosophie (antiphilosophie du point de vue de l'éléatisme), une pensée qui se veut de ce monde, du monde de tous les jours, celui de la conscience commune et des intérêts de tout le monde.


Des sophistes à Socrate[modifier]


Les sophistes expriment cette façon de penser. D'une part, ils s'adonnent à l'enseignement des techniques au sens le plus large (l'un d'eux se présente à Olympie dans un costume d'apparat dont il a façonné lui-même toutes les pièces, jusqu'à la bague qu'il porte à son doigt) ; d'autre part, ils se présentent comme maîtres du discours, non de celui de la vérité absolue, mais du discours efficace, utile à celui qui veut gagner le peuple, les dirigeants, les juges populaires. Quant à l'Être, quant à ce qui est vraiment, Gorgias, précisément en acceptant les thèses éléatiques, s'en débarrasse : rien n'existe, déclare-t-il, en prenant pour critère celui de Parménide ; si quelque chose existait, nous ne pourrions le saisir ; si quelqu'un pouvait le saisir, son savoir serait incommunicable. Ce qui signifie, non point que Gorgias ait nié toute réalité, mais qu'au contraire il rejette ce qui s'oppose à la reconnaissance de la réalité de la vie ordinaire et qu'il fait de la fausse réalité de Parménide la seule qui compte.
Rhétorique et politique, les discours de celui qui a un litige et de l'homme politique chassent ainsi la recherche de toute vérité désintéressée, c'est-à-dire qui soit sans effet sur le plan de l'action. Ce n'est pas que les sophistes soient ennemis de tout enseignement ; au contraire, ils se présentent comme maîtres de sagesse (et se font payer cher leur enseignement, ce qui les exposera au mépris de Platon). Mais cette sagesse s'éprouve et se prouve dans l'action devant les tribunaux et à l'Assemblée. L'homme, certes, est doué de raison, il n'agit pas instinctivement comme l'animal, il fait des plans, il distingue entre un bien et un mal, il pense. Mais le ressort de cette pensée n'est pas la pensée elle-même, le pur désir de connaître ce qui est, c'est la passion, c'est la volonté de puissance et de jouissance. Il est vrai que seuls les extrémistes prêchent l'évangile de la violence et de la ruse, réservées aux natures supérieures ; les grands maîtres affirment qu'ils défendent la morale civique et travaillent pour le bien des cités : ils ne fournissent que les moyens de convaincre les hommes de leurs vrais intérêts, et tel d'entre eux déclare que son frère médecin, seul qualifié pour guérir un malade, a cependant besoin de lui et de sa technique pour convaincre ce malade de se soumettre au traitement, d'agir raisonnablement ; ils tâchent, non toujours avec succès, de ne pas froisser les sentiments religieux, quoique cultes d'État, lois particulières, traditions morales ne soient pour eux que des conventions humaines toujours modifiables et sans fondement dans la nature. Seul est naturel le désir ; mais le désir non éclairé par la raison est toujours en danger de se fourvoyer sous l'influence de la passion aveugle et d'aller contre ses propres fins.
Socrate, le pourfendeur des sophistes selon Platon (qui ne l'a connu qu'à la fin de sa vie), pourrait tout aussi bien être appelé le plus grand d'entre eux : comme eux, il ramène, ainsi qu'on a dit, la philosophie du ciel sur la terre (après s'être occupé de philosophie naturelle, sinon la caricature que présente de lui Aristophane aurait été incompréhensible au public athénien) ; comme eux, il voit le problème essentiel dans la politique ; il semble s'être adressé, comme eux encore, principalement aux couches dirigeantes et avoir voulu former les jeunes au service de la communauté. Mais la parenté ne va pas plus loin : il ne prétend pas transmettre un savoir ni même en posséder pour lui-même (il convient cependant de noter que le mot grec d'eironeia désigne la qualité d'un homme qui fait semblant d'ignorer ce que, en fait, il sait très bien) ; il n'est pas, comme ils le sont, professionnel, n'exige pas de salaire, ne va pas de cité en cité pour offrir ses services. Ce qui est infiniment plus important, c'est qu'il se tient à l'opposé du rhéteur : il ne fait pas de discours d'apparat, il ne fait pas de discours tout court ; il vit en dialogue. C'est que la cité est malade parce qu'elle ne sait pas ce qu'elle veut, et elle ne le sait pas parce que ses citoyens ne se connaissent pas eux-mêmes, ne connaissent pas leur vrai bien, leur vrai désir, ne savent pas ce qu'ils disent ni de quoi ils parlent. Et comme lui-même est l'un d'entre eux, moins ignorant cependant parce qu'il se sait ignorant, il lui faut essayer d'élucider le sens des mots et des discours. À cela, il n'existe qu'une seule voie, celle de la discussion continue, du dialogue incessant, de la confrontation des opinions : si l'interlocuteur finit par se contredire, c'est la preuve qu'il est ignorant, ignorant même de sa propre ignorance. Constamment, il faut essayer de fixer le sens des mots à l'aide de définitions et d'analyses, chercher les concepts qui saisissent ce qui se présente comme possédant une qualité ou une nature communes et faire attention à ce que n'y entre que ce qu'on a en vue et que cela y entre tout entier. Ce n'est qu'à ce prix que l'on peut espérer que les hommes dans la cité se comprendront et, se comprenant, s'entendront sur ce qu'ils veulent, sur leur morale, sur ce que sont vraiment la piété, la justice, le droit. La raison est cela : savoir de quoi l'on parle, savoir ensuite ce que l'on veut, ce que l'on peut vouloir sans se contredire. Socrate n'a rien à enseigner en dehors de cette purification du discours, plutôt des discours multiples et incohérents entre eux ; cela fait, tout sera sauvé et sauf : Socrate ne conçoit pas que les hommes devenus raisonnables, c'est-à-dire conscients de leurs vrais intérêts, puissent encore errer ou pécher (tel est l'intellectualisme, ou rationalisme, socratique). Il ne prétend pas indiquer ce qui est positivement raisonnable, il peut montrer ce qui ne l'est pas. Il ne vise pas un savoir absolu, une sagesse dépassant toute expérience et portant sur un fondement qui, serait-il découvert, n'apporterait rien aux hommes dans leur vie ; il s'agit d'établir un accord entre eux, condition de toute vie morale et politique qui ne se détruise pas elle-même.


La dialectique platonicienne[modifier]


De l'enseignement de son maître, Platon retiendra toujours la méthode dialectique (du dialogue) et l'exigence de la cohérence du discours. Mais il ne s'en tiendra pas là. D'abord, l'homme politique doit prendre des décisions, le législateur doit donner une forme à la vie en commun ; ils ne peuvent pas passer leur temps en un dialogue incessant ; ils ont besoin d'un fondement positif. Bien plus, l'accord de tous, même s'il pouvait être réalisé, n'offre aucune garantie de valeur et de validité : toute une communauté peut être unanime pour refuser telle mesure indispensable, se lancer dans telle entreprise pernicieuse, condamner à mort un Socrate. L'accord doit être fondé sur une réalité qui en garantisse la valeur, sur un savoir qui soit inébranlable. Le discours de la raison sera en accord avec lui-même, mais parce qu'il le sera avec une réalité qui ne change pas.
Il s'agit donc, et Platon en a la conscience la plus claire, d'un retour à Parménide ; mais ce ne sera pas une pure et simple répétition : entre lui et Platon, il y a eu les sophistes et il y a eu Socrate. Si la vie humaine, la morale, la politique sont ce qui concerne l'homme essentiellement, le monde des apparences, rejeté par Parménide, doit être sauvé et justifié, rendu accessible au discours de la raison. Ce n'est pas que ces phénomènes, ces « apparences », qu'il s'agit de sauver aient une consistance en eux-mêmes ; ils sont essentiellement fuyants, ne persistent pas, ne sont pas au sens fort de ce mot ; ils n'en possèdent pas moins une quasi-existence, caractérisée par le mélange d'être et de non-être qui est la caractéristique du devenir et du changement. Ils ne sont pas déterminés comme l'est ce qui existe en soi et par soi, mais ils sont déterminables : ils le sont parce qu'ils sont soumis aux concepts, aux formes fondamentales dont ils constituent comme des copies floues et infidèles, reconnaissables cependant. Au sens plein n'existent que les originaux, les idées, les formes vues par l'esprit, la forme du beau lui-même, de la justice, du lion ; elles seules sont authentiquement perçues, ce qui vient de la sensation ne prend sens et consistance que dans la mesure où il peut être rapporté aux formes.
C'est à ces formes qu'aboutit l'effort du dialecticien Platon, élève révolté de Parménide et disciple de Socrate dépassant son maître. Il faut découvrir ce qui existe lui-même en lui-même ; mais nous ne le découvrons qu'en partant de l'expérience commune, expérience de validité toute relative, mais que nous ne rejetons pas en bloc : au contraire, il faudra penser le non-être parménidéen, penser positivement la négation si nous ne voulons pas aboutir au silence parce que nous nous serions refusés à joindre ce qui ne peut pas l'être si l'on écarte toute altérité : tout jugement affirme une identité dans l'altérité, aucun sujet de proposition n'est identique au prédicat, ou ce jugement, vraiment identique, est dénué de toute valeur et tombe dans la pure répétition verbale. Les formes elles-mêmes ne sont pas placées les unes à côté des autres comme autant de statues, elles s'interpénètrent dans un mouvement intemporel, de même que le discours humain procède en découvrant les liens entre ce qui n'est pas identique et est pourtant inséparablement lié.
On comprend pourquoi la mathématique apparaît à Platon (avec la musique, qui selon la tradition pythagoricienne en fait partie) d'une si grande importance pour la libération d'une raison humaine d'abord prise dans le jeu des ombres du sensible. Certes, la mathématique se situe encore sur le plan du multiple, mais ce multiple, elle le voit dans son unité, traitant tout triangle comme représentant le triangle, retirant aux figures ce qu'elles ont de matière, le fer du cercle, le bois ou les pierres de la pyramide. Ce n'est pas encore la raison elle-même qui y est à l'œuvre ; du moins ne l'est-elle pas encore sous les espèces qui sont proprement les siennes ; elle y agit cependant et, agissant dans l'homme, elle le détache du sensible à l'intérieur du champ sensible, de même que la dialectique socratique l'affranchissait du désir inconscient et de l'ignorance insoupçonnée sur le plan du désir et du discours courant. Il y a un savoir de ce monde et dans ce monde ; mais ce savoir ne sera fondé que lorsqu'il sera ramené à ce qui ne connaît pas le changement, le devenir et la destruction.
Or, si la raison saisit l'éternel, elle est de l'ordre de l'éternel. Elle est dans l'homme, elle n'est pas de l'homme sensible, corporel, changeant. L'âme est immortelle et elle vit au contact de l'immortel. Elle est cependant dans l'homme, dans un corps qu'elle anime ; elle peut s'en affranchir, elle doit le faire, mais c'est ici-bas qu'elle commence la pérégrination vers sa patrie. De là, un dédoublement de la raison : l'une, discursive, doit « courir » de l'un à l'autre (on l'appellera plus tard entendement) ; l'autre, qui est faculté de saisie immédiate de ce qui est en soi, totalement révélé, est l'intellect. Les deux, pourtant, ne se séparent pas : la raison dans l'homme ne peut pas s'élever immédiatement à ce qui est « au-dessus du ciel [du monde] », elle ne peut pas se dispenser du long et lent travail qui consiste à pénétrer le donné sensible ; ce n'est que tout à la fin qu'elle voit, comme dans un éclair, ce qui est au-dessus de tout, même de l'Être, ce qui est présence du sens (de ce que Platon appelle le bien et l'un). Alors seulement, la raison, devenue pure vue (théôria), coïncide avec ce qu'elle saisit de manière indicible ; à l'aide du discours, elle a dépassé tout discours et est apaisée et contentée : elle s'est trouvée en trouvant ce qui n'est plus un objet et un autre pour elle, mais elle-même.


La raison discursive et l'intellect aristotéliciens[modifier]


Le plus grand parmi les platoniciens, Aristote, a donné des réponses différentes de celles de son maître, parfois diamétralement opposées, mais il les a données aux mêmes problèmes. Il nie l'existence supra-sensible des idées-formes, il ne pense pas qu'une définition universelle du concept de vertu puisse être très utile quand il s'agit de comprendre et, par la suite, de régler la vie des individus et des communautés. En particulier, il voit le début de tout savoir dans l'expérience, fait reconnu également par Platon, mais seulement comme fait initial à dépasser au plus vite : c'est la réalité de tous les jours, la réalité naturelle, historique, politique qu'il s'agit de saisir en elle-même, non par référence à une autre réalité transcendante, seulement alléguée : ce qui est réel, c'est ce qui existe ici et maintenant, et la substance ne se trouve que dans les objets individuels. Il ne s'ensuit pas, cependant, ce qu'on serait tenté d'appeler un sensualisme : dans le donné, dans les données, déjà les sens saisissent l'universel des formes-espèces qui y sont présentes, et la raison y trouve son tremplin pour s'élancer vers la construction d'un discours qui organise l'expérience et ainsi le monde comme unité cohérente : le sensible ne se comprend qu'en raison ; et il peut se comprendre parce que la raison gouverne le monde, parce que le monde imite l'unité d'un principe supra-sensible, dont la réalité est assurée parce qu'elle est le principe de toute compréhension : ce que la raison doit penser si elle veut être elle-même et saisir dans l'unité de son discours une réalité qui doit être une en son fond pour être saisissable en sa structure, elle est en droit d'en affirmer la réalité, plus précisément la sur-réalité, au-dessus (ou comme fondement) de toute réalité sensible.
Compréhension subjective autant qu'objective : comme Platon, Aristote distingue une raison raisonnante, un entendement discursif, d'une raison qui saisit immédiatement, non pas des objets, même pas un objet unique, mais ce en quoi elle se retrouve elle-même : l'intellect est à la fois ce qui fait que le monde soit monde, et non seulement un amas de faits incohérents et incompréhensibles, et ce qui fait que la raison humaine, la raison dans l'homme, soit éclairée et activée par une lumière, par une force qui entre dans notre entendement « comme par la porte ». De même que le monde tendant vers l'unité (c'est cette tendance-tension qui en fait un cosmos), la raison humaine ne peut aller vers son unité qu'à l'aide de l'intellect sur-humain, sur-mondain : c'est grâce à lui qu'elle peut découvrir les principes premiers et derniers, qui sont ceux du discours aussi bien que de toute expérience cohérente. En tant que nous appartenons à ce monde-ci (et nous y appartenons tout entiers en ce qui concerne notre action, notre savoir, notre discours particulier et particularisant), nous ne sommes pas raison, mais raisonnables ; en tant que l'intellect agit en nous, nous sommes d'essence divine et pouvons aspirer à une divinisation, toujours imparfaite puisque des instants pendant lesquels nous nous sommes unis au principe de tout être et de toute pensée nous retombons inévitablement dans notre condition terrestre ; mais tout instant de pure vision, ne serait-ce que la saisie de la forme du plus bas des vivants, nous élève au-dessus de cette condition et nous affranchit de tout souci et de tout désir. C'est dans la raison, c'est dans l'activité de l'intellect que l'homme se réalise vraiment et pleinement ; le reste est condition nécessaire, condition dans laquelle le commun des mortels demeure et trouve son contentement tout relatif, mais n'est que condition en vue de l'inconditionné.


Raison et révélation[modifier]


Pour les Grecs, même pour Épicure qui ne voit dans la raison qu'un moyen d'atteindre un bonheur sensible qui soit stable parce que défendu contre les erreurs d'une passion aveugle, le monde est raisonnable, compréhensible sinon dans tous ses détails, du moins dans son unité. Sans doute, des accidents se produisent, la matière ne permet pas toujours que la forme domine entièrement ce en quoi elle doit être imprimée pour exister ; le cours de la nature, digne de notre confiance, comme il l'est aux yeux d'Épicure, produit aussi des maladies, des souffrances, des malheurs ; et même si nous affirmons avec les stoïciens que tout a sa raison et que le Tout est entièrement raisonnable, l'événement particulier peut nous apparaître comme absurde quand nous le considérons de notre point de vue limité, comme nous ne pouvons pas éviter de le faire si nous ne sommes pas des sages. Il n'en est pas moins vrai que le monde est immédiat à l'homme, qu'il est pénétrable, ne serait-ce qu'en principe, et que ce qui nous arrête n'est pas un gouffre séparant raison humaine et raison cosmique, mais une difficulté qui ne se montre que lorsque nous voulons relier le fond des choses et leur surface : la chaîne des causes et/ou des raisons se fait trop longue pour nos capacités (Démocrite, qui pourtant sait comment tout au fond doit être expliqué, déclare aussi qu'il aimerait mieux découvrir une seule chaîne de causes expliquant tel phénomène donné que gagner le trône de l'empire des Perses). En soi, sinon pour nous, le monde est toujours accessible, pénétrable, ouvert comme raison cosmique à la raison humaine.


La raison pervertie et la foi[modifier]


Un changement radical intervient avec l'avènement des religions révélées. Certes, le monde est l'œuvre d'un Dieu créateur et, en tant que tel, il est parfait et entièrement raisonnable. Mais la chute du premier homme a tout bouleversé : non seulement la vue immédiate du monde en son unité et sa beauté est refusée à la raison humaine déchue par sa propre faute, mais le monde lui-même en a pâti en sa structure. La mort, la peine, le travail, la lutte des créatures entre elles, le fratricide parmi les hommes ont fait leur apparition ; le cœur de l'homme est inique, sa raison est obscurcie, son désir l'égare et le pousse vers sa perdition. Seule la révélation divine lui indique les voies de son salut, soit en ce monde, soit dans un monde qui ne s'ouvrira à lui qu'après que son âme se sera séparée de son corps mortel.
La tradition chrétienne a toujours hésité entre une interprétation pessimiste de ce qui est resté de raison à l'homme et une autre qui, tout en affirmant que l'homme a perdu avec son innocence une grande partie du pouvoir de sa raison, reconnaît cependant la présence d'une lumière naturelle, insuffisante sans la révélation, mais réelle dans ses limites : entre saint Thomas et Luther, pour ne citer que deux représentants de tendances permanentes, il y a la différence de celui qui enseigne que l'homme non éclairé par la foi peut acquérir tout un système, seulement mondain assurément, de connaissances vraies portant sur la nature et l'orientation de sa vie terrestre, d'avec celui qui traite la raison humaine de fille publique s'abandonnant à toutes les thèses et toutes les attitudes. Le fonds n'en reste pas moins commun : la raison est en Dieu et ce n'est qu'en Lui qu'elle est pure et purement agissante ; l'homme n'en connaît tout au plus qu'un simulacre. Aussi n'est-ce pas la raison qui importe, ce n'est pas d'elle que dépend le salut : l'homme se sauve par la foi et les œuvres qui en naissent, il va à sa perte dès qu'il essaie de s'en remettre à sa propre pensée.
Une opposition toute nouvelle naît ainsi. Pour la pensée antique, il y avait sans doute lutte entre les passions et la raison ; l'universel, c'était aussi la lutte de la raison contre le sensible immédiat et pour la domination de ce sensible, qu'elle seule pouvait sauver en y découvrant une cohérence cachée aux sens ; mais les forces de la raison, si elles ne l'emportaient pas dans chaque cas, étaient toujours suffisantes. À présent, la lutte est entre la foi et le cœur perverti, ensemble d'intentions et de sentiments qui fait dévier la raison. Les moyens à la disposition de l'homme pécheur ne suffisent pas pour le libérer ; il s'affranchira du mal, qui est radical en lui, à l'aide de la révélation, dans l'obéissance à la parole divine que sa raison ne comprend pas entièrement, mais à laquelle il adhère – avec une volonté bonne qui, elle non plus, ne dépend pas de lui, mais d'une grâce divine qui lui est accordée ou refusée.
Pour la pensée de ce monde, le contenu de la foi est cependant pierre d'achoppement, scandale. L'homme est responsable, il l'est parce qu'il est libre ; et il dépend entièrement de la volonté divine et est élu ou rejeté de toute éternité ; Dieu veut sauver tous les hommes, et il y a des réprouvés ; le plan divin garantit le sens de la nature et de l'histoire, mais Ses voies sont incompréhensibles pour l'homme dans cette vie ; Dieu est unique et Il est unique en trois hypostases ; en mourant, le Christ a vaincu la mort et le péché, et les hommes continuent de mourir pécheurs. Tout ce qui décide de notre sort, tout ce qui pourrait le rendre compréhensible est mystère, fait affirmé dans la Révélation, folie selon les non-croyants, sagesse pour la foi qui veut adhérer et qui croit ce qui à sa nature purement humaine et mondaine apparaît comme absurde.


La théologie et le mystère[modifier]


Pourtant, ce mystère sera pensé, ne serait-ce que parce que la prédication exige que la bonne nouvelle soit rendue, sinon accessible à l'entendement, du moins acceptable : la théologie naît de là, tentative de penser le mystère, de le penser dans le seul discours que l'on ait à sa disposition, celui de la philosophie platonico-aristotélicienne (et stoïcienne). La foi ne veut pas rester pure répétition de formules, elle veut se transformer en compréhension de ses contenus. De là, les grandioses entreprises de déduction des affirmations fondamentales : de l'existence de Dieu, chez saint Anselme par exemple, lequel cherche une preuve qui ne procède pas de la Révélation, mais prépare à son acceptation ; de la non-contradiction entre les thèses de la philosophie et celles de la religion (chez saint Thomas), ou de l'incapacité de la raison humaine à comprendre seulement le monde de l'expérience à moins qu'elle ne fonde toute solidité du savoir sur l'immutabilité des décrets divins (Descartes), ou ne conçoive toute universalité de la pensée comme participation à la pensée divine, pensée en Dieu (Malebranche ou Berkeley). Mais, précisément, dans la mesure où l'on veut penser la foi (ce qui n'est pas le fait de tout le monde, il suffit de penser à saint Bernard), on se trouve obligé de penser également le monde, lequel est autre que Dieu, mais qui en tant que création est aussi expression de la volonté et de la raison divines. Donc, plus on affirme la transcendance divine, plus on adore ses décisions insondables, et plus l'étude du monde de l'expérience gagne en extension et en intensité : ce n'est pas un hasard si précisément l'école nominaliste s'adonne aux études de physique et de cosmologie. Plus la religion s'affranchit des interprétations mythiques et magiques, et plus la science devient neutre par rapport à la foi. L'homme ne peut pas pénétrer les mystères divins ; il est parfaitement capable de pénétrer ce qui avait longtemps semblé le mystère de la nature. Newton, pourtant homme profondément religieux (et hérétique), n'a plus besoin de Dieu en physique sinon pour expliquer pourquoi les planètes sont placées comme elles le sont et pourquoi elles ne tombent pas dans le Soleil, comme elles devraient le faire. Sans doute, la raison n'abdique pas dans le domaine de la foi, et la théologie connaît un renouveau révolutionnaire avec et après la Réformation. Elle se fait alors, si une telle expression est permise, rationaliste contre la raison, en démontrant l'insuffisance de la raison avec les moyens de la raison : les contenus spécifiques du dogme sont mis à l'abri des attaques qui pourraient venir (et sont venues dès le xiiie siècle) d'une interprétation immanentiste de la nature ; ils sont organisés en de puissants systèmes (Calvin, Melanchthon, Suárez). Mais précisément, de cette façon, la foi se sépare du savoir intramondain : la nature est bien œuvre du Créateur, mais le doigt de Dieu ne se montre plus dans les événements naturels particuliers. Il en résulte, surtout mais non seulement en pays protestant, que la religion se retire dans l'intérieur de l'homme, cesse d'être, pour une grande partie des croyants, une construction conceptuelle, et est vécue, dans le sentiment, le cœur, dans la vie intérieure, comme illumination et présence indicible, le plus souvent non en lutte contre le dogme, mais à côté d'un dogme que l'on reconnaît et qu'en même temps l'on sait ne pas pouvoir vivre.


La raison constructive et ses critiques[modifier]


Raison et antiraison, souvent raisonnante, entrent ainsi en conflit. Foisonnement des sectes, affaiblissement, sinon du dogme, du moins de son rôle, concentration sur un domaine qui est considéré comme propre à la religion, tout cela exprime un antirationalisme tantôt inconscient ou larvé, tantôt hautement proclamé. De l'autre côté, s'affirme le pouvoir de la raison, mais d'une raison qui, comme la religion, a son domaine à elle, dont elle ne sort que pour s'égarer. C'est à cette situation que la grande métaphysique des xvie et xviie siècles veut répondre.


Le discours métaphysique[modifier]


Elle le fait, à partir de Descartes, en essayant de déterminer les limites à l'intérieur desquelles elle peut être sûre d'elle-même et de ses résultats. Elle peut douter, elle doit le faire si elle veut s'assurer des fondements sur lesquels elle se propose de bâtir. Ce qu'elle découvre alors comme fondement, c'est la raison même : le doute raisonnable implique déjà la raison. À partir de là, tout devient possible. La raison se découvre finie, mais aussi capable de penser l'infini : preuve de l'existence d'un infini qui l'éclaire. Elle remarque sa différence fondamentale avec tout ce qui est matériel, donnée des sens : preuve qu'elle est une substance à part, indépendante en son essence du périssement qui caractérise tout ce qui est étendue. Elle sait qu'un être infini ne peut pas être menteur : les décrets divins, à découvrir dans la création, donnent solidité et consistance aux principes de la science. Les contenus du christianisme en tant que religion historique ne sont ni critiqués ni affirmés (Descartes se contente de la religion de sa nourrice), mais les principes absolus (ce que certains appelleront la religion naturelle, celle qui peut être développée par la raison humaine sans l'aide de la Révélation et qui sera naturelle parce qu'elle est, en droit, acceptable pour tout homme) peuvent être atteints par la pensée rationnelle, à tel point qu'un schéma du monde tel qu'il est en lui-même, c'est-à-dire dans l'esprit divin, peut être tracé.
Ce qui donne à la raison tant de confiance en elle-même c'est la série ininterrompue des succès que, en tant que calculatrice, elle remporte en physique et en cosmologie. Le monde naturel n'est pas seulement rationnel en soi en tant qu'œuvre d'une sagesse absolue ; sa rationalité peut être montrée et démontrée dans tous les détails, et, si certains domaines restent encore obscurs, ils ne sauraient résister à l'effort de la recherche, devenue consciente de sa méthode et se sachant en progrès constant. Peu importe ici (pour important que cela soit dans d'autres perspectives) que les successeurs de Descartes se séparent de lui, en particulier en soulevant le problème du rapport entre substance pensante et substance étendue, qu'un retour à la philosophie antique conduise Spinoza à affirmer l'identité de la raison cosmique et de la raison en l'homme (éliminant ainsi tout Dieu personnel en faveur d'une piété « cosmique »), que Leibniz veuille préserver à la fois l'unité entre monde de la physique et monde de la pensée tout en sauvegardant la conscience individualisée, que Malebranche et, à sa suite, Berkeley veuillent libérer la philosophie de tout matérialisme substantialiste : ce qui est commun à tous, c'est la confiance inébranlable en la force de la raison, suffisante pour découvrir le fond des choses dans un discours cohérent, puisque guidée par l'idéal d'une méthode qui, après avoir analysé, saura à présent construire un système qui soit en même temps système du discours mettant à nu le système du monde, fondement et canevas de toutes les connaissances.
Or la science moderne se distingue par le caractère vérifiable de ses thèses. Des systèmes du monde et des discours cohérents avaient existé depuis longtemps, depuis toujours. Ce qui est nouveau, c'est qu'on exige de toute affirmation qu'elle soit vérifiée par expérience, dans une expérience arrangée (expérimentation) ou par la simple observation. Le discours métaphysique, inspiré de celui de la physique, doit donc être vérifiable – et il ne l'est pas, pour la simple raison que ce qu'il contient n'appartient pas au domaine de l'expérience, ne peut même pas y appartenir : l'âme immortelle, Dieu, le Tout du monde ne se constatent pas. Aussi n'est-il pas surprenant que les discours des uns et des autres se contredisent, et de la façon la plus inquiétante en ce qu'il ne s'agit pas de l'opposition entre une affirmation et une négation qui se correspondraient, mais d'une non-coïncidence qui ne laisse rien à trancher, vu que chaque discours est cohérent en lui-même (du moins idéalement) et diffère simplement de l'autre, un peu comme une couleur diffère d'un son sans le réfuter ni être réfutée par lui.


Sensualisme et scepticisme[modifier]


Il en résulte ce qui se présente tantôt comme sensualisme, tantôt comme scepticisme, deux désignations également dangereuses, puisque les deux mouvements sont loin de vouloir écarter la raison calculatrice ou la science moderne (Locke est l'ami de Newton) et de douter de la possibilité de raisonner efficacement sur les données immédiates de l'expérience (Hume). Ce qui les distingue du rationalisme, c'est qu'ici la raison cesse d'être toute-puissante, même en son principe : il n'y a de connaissable pour nous que ce monde des sens, il n'existe aucun au-delà de pensée « pure » ; nous nous orientons très bien, et très raisonnablement, dans notre vie aussi longtemps que nous n'oublions pas que cette vie est une vie active, agissante, produisant des biens, demandant une organisation de l'État et de la société qui permette la collaboration de tous en vue de buts terrestres qui, une fois qu'on ose l'avouer, se montrent être ceux de tous. Ce que nous faisons, nous pouvons aussi le comprendre (Vico et, avant lui, Bayle en tirent la conséquence en plaçant au premier plan l'histoire, science vraiment humaine puisque science des actions humaines) ; nous nous perdons dès que nous prétendons à une connaissance des choses telles qu'elles sont en elles-mêmes, c'est-à-dire telles qu'elles sont (ou seraient) en dehors de toute connaissance humaine. Non qu'on nie nécessairement l'existence d'un Dieu personnel, d'un au-delà, de l'immortalité de l'âme (on ne le fait qu'exceptionnellement) ou qu'on engage la lutte contre la religion naturelle (il en est autrement, par exemple, pour Voltaire et Rousseau, en ce qui concerne les dogmes révélés et les Églises constituées en organismes de droit public) ; on reconnaît même volontiers la valeur morale et éducative de la religion, et les matérialistes, comme Helvétius, sont rares. Mais toute thèse positive, historique, qui ne découle pas du pur concept de la religion est regardée comme en dehors de la discussion raisonnable, pure et simple expression d'un sentiment personnel ou, dans le pire des cas, invention intéressée. On est sensualiste et sceptique sur tous les points où il est impossible d'instituer une discussion raisonnable qui puisse aboutir à l'aide de la cohérence formelle, certes, mais aussi et surtout par renvoi à une expérience méthodiquement conduite. On l'est parce que l'on est raisonnable et que, raisonnable, on veut protéger l'humanité des guerres de religion, des persécutions, des souffrances provoquées par des discussions sans objet assignable. Hobbes, Spinoza, Locke, Bayle, Voltaire, et tant d'autres sont d'accord sur ce point : aucune autorité, religieuse ou non, ne saurait invoquer la simple tradition ou des lumières particulières devant le tribunal de la raison souveraine.


La raison transcendantale[modifier]


Cette raison s'abstient donc, elle se déclare sceptique, dès qu'il est question de ce qui est au-delà du sensible, du donné. Or la saisie pensante du donné n'est pas donnée elle-même, elle est élaborée. Cela est vrai de la science même, qui parle réellement de la nature, mais à l'aide de la mathématique qui est une création de l'esprit humain. Cela est vrai, et plus visible, quand on regarde des concepts comme ceux de substance, de cause, de réalité, qui, loin d'être tirés des données sensibles, en rendent seulement possible la structuration. Bien plus, et en un sens bien plus important, cela est vrai dans un domaine qui nous concerne au plus profond de notre existence : nous ne pouvons nous empêcher de chercher un sens à notre vie et au monde dans lequel nous vivons – et ce sens des faits n'est pas un de ces faits : nous sommes bien obligés de nous orienter, de prendre des décisions en cherchant, consciemment ou non, non une des règles qu'offrent les différentes traditions existant empiriquement, mais une règle qui soit la même pour tous, afin qu'une morale raisonnable, c'est-à-dire universelle, puisse nous guider vers un bonheur qui ne dépende pas des accidents de ce monde et que nous soyons en droit d'espéré en proportion avec notre effort moral, dans un monde situé au-delà de celui de l'expérience sensible.


Kant et l'universalité de la raison[modifier]


On a dit avec juste raison que tous les motifs de l'histoire de la pensée philosophique se rejoignent dans la pensée de Kant, qui est déterminée par cette tension-unité du sensible et du suprasensible. En effet, non satisfait de l'empirisme sensualiste et sceptique, Kant en maintient toutes les affirmations, rejetant seulement ses négations. Il est convaincu que la métaphysique traditionnelle, celle des xvie et xviie siècles, est intenable, que c'est elle-même qui pousse au scepticisme, et il soutient en même temps qu'aucune pensée humaine qui veut se comprendre ne peut renoncer à la recherche d'un inconditionné, d'un absolu, d'un fondement inaccessible au discours discursif, à la science du sensible, et pourtant plus réel que tout ce qui est donné à nos sens et à une pensée qui ne fait qu'organiser ce donné. L'homme est un être qui agit dans le monde, qui s'organise dans des sociétés et des États, parce qu'il a des intérêts concrets, parce qu'il est intéressé ; et ce même être aspire à une justice qui soit vraiment divine, divine déjà sur terre en ce qu'elle reconnaisse la valeur absolue de tout individu, divine dans un au-delà qui apporte la récompense à celui qui, au mépris de ses intérêts, de ses penchants, de cette nature sensible dont il ne se défera jamais, a cherché cette justice dans cette vie. Science, morale, religion, politique, cosmologie, tout doit être pensé par la raison dans un système qui ne néglige aucune des expressions qu'ont trouvées les aspirations les plus profondes des hommes.
Si l'humanité ne s'est pas comprise jusqu'ici, si elle ne s'est pas entendue avec elle-même, c'est qu'elle avait employé un concept doublement ambigu de la raison. Sans doute, la raison est une ; mais elle l'est sous des aspects différents. Elle pense le monde, elle vise l'action. Théorique, elle est discursive et est installée, sous le nom d'entendement, dans le fini des connaissances scientifiques, toujours particulières et partielles ; elle serait vide si elle ne recevait pas des sens une matière qu'organisent ses concepts en objets de connaissance, mais qu'ils ne créent pas : son activité, en soi pure spontanéité, ne devient effective que sur fond de passivité. Il n'en est pas de même quand elle ne cherche plus les déterminations des objets particuliers à l'intérieur du monde, mais se met à penser ce monde même, la Totalité-Unité (qu'elle doit viser si elle veut établir ordre et cohérence parmi les résultats de l'entendement) ; elle est alors raison au sens fort, mais elle n'a plus d'accès direct au sensible ; elle doit s'appuyer sur l'entendement, comme celui-ci s'appuyait sur la sensibilité, pour parvenir à cette unité en elle-même, d'un côté, à celle de son objet, de l'autre, unité sans laquelle aucune science ne serait vraiment fondée. Pratique, elle a affaire, non à ce qui est, mais à ce qui doit être, à un sens du monde et de la vie humaine et aux conditions morales de la réalisation de ce sens dans une nature qui, pur fait, n'en a pas en elle-même et ne peut en recevoir que par rapport à un bien absolu que seule la raison pratique est à même de penser, dont elle est la pensée. Si la métaphysique s'est effondrée dans le scepticisme, c'est qu'elle avait prétendu à une connaissance de type scientifique – seule possible là où il y a observation et expérience et, partant, passivité – dans un domaine où la tâche est de penser, par sa pure spontanéité, la totalité qui est parfaitement concevable par concepts purs, mais ne peut pas être donnée comme fait parmi les faits, comme un de ces faits dont elle vise l'unité jamais atteinte ; confondant l'aspect théorique avec l'aspect pratique de la raison une, la métaphysique avait voulu fonder la morale, la religion, le sens de la nature et de la vie sur un fait, celui de l'existence d'un Dieu cosmique, d'un grand architecte, d'un être plus grand, plus puissant que les autres, mais de leur nature : aucun chemin ne mène cependant d'un fait à un sens ; et c'est le sens (ou, selon un terme à la mode, la valeur) qui fait qu'il y ait des faits, puisque ne peut être considéré comme fait que ce qui possède un sens, pour théorique que celui-ci puisse apparaître.


Autonomie et limites de la raison[modifier]


Partout, il s'agit d'universalité, en science autant qu'en morale ; mais elle n'est pas partout de même rang. Il s'agit toujours d'autonomie de la raison, mais d'une autonomie qui n'est pas toujours de même étendue. Pris en lui-même, le discours de la science est universel et postule l'adhésion de tous ceux qui y prennent part ; mais il ne l'est qu'à cette condition : une autre universalité infiniment plus profonde existe, celle du discours qui porte sur le bien et le mal, sur le sens et la fin de l'existence humaine, qui dit pour tout être humain comment il doit se décider s'il veut être raisonnable, s'il ne veut pas vivre sous la poussée des instincts et des passions de l'animal, discours qui est à la fois fondement et aboutissement de la première universalité, née du travail d'esprits humains, mais qui ignore la question essentielle qui constitue l'humanité de l'homme, celle du sens de toute entreprise. Partout, la raison est autonome : qui prescrirait, comme du dehors, des règles raisonnables à la raison ? Si la faculté telle qu'elle existe empiriquement, psychologiquement, historiquement dans l'être fini qu'est l'homme se fourvoie et a besoin d'une critique, seule la raison qui peut la formuler : elle ne fait rien d'autre quand elle limite les prétentions de l'entendement discursif et calculateur, quand elle s'oppose à sa tentative de transformer en objet ce qui ne peut jamais être observé, mesuré, situé dans l'espace et le temps, mais se révèle à une pensée qui veut découvrir, par une analyse régressive, les conditions de tout discours cohérent, les concepts qui le constituent, les principes qui lui permettent, d'une part, de connaître la réalité sensible et, de l'autre, de penser le sens qui doit être, le devoir, et les conditions sous lesquelles l'homme peut espérer atteindre un bonheur auquel, être indigent, il aspire naturellement, qu'aucune science ne peut lui promettre, que la morale ne vise pas, mais que cette même morale, s'il s'en rend digne, l'autorise à espérer dans un au-delà de toute connaissance possible, en une espérance qui n'est ni en contradiction ni en accord avec une connaissance théorique incapable de se prononcer en dehors de son domaine.
Ainsi, la raison autonome n'est pas toute-puissante. Comme entendement, elle fournit les concepts (catégories) et les principes fondamentaux de toute science naturelle possible, mais elle est incapable de construire concrètement cette science, ayant besoin de données matérielles, sensibles qui lui viennent du dehors ; raison pratique, elle constitue toute morale qui ne soit pas arbitraire, c'est-à-dire la morale tout court quant à son fondement ; et elle peut le faire parce que la loi qu'elle prescrit, elle se la donne à elle-même et est ainsi libre dans l'universalité de sa règle absolue ; mais elle ne saurait pas particulariser ces règles si elle n'apprenait pas d'ailleurs, de l'expérience commune de l'humanité, comment est constitué l'être en lequel cette raison réside et qui doit seulement se faire raisonnable et moral, qui ne l'est pas puisqu'il est aussi être de besoins et de désirs : elle purifie les maximes selon lesquelles nous agissons, elle ne les invente pas, elle les trouve. Elle ne pense pas seulement une totalité en même temps cosmique et sensée, elle peut même montrer que cette pensée est justifiée par les intérêts de la raison, par le fait qu'il n'y a possibilité de cohérence qu'à cette condition ; mais elle ne pense les structures sensées que comme des quasi-faits, dans le mode du « comme si », comme si un Dieu moral était le créateur de cette unité de réalité et de sens, comme si une finalité intérieure expliquait la particularité de l'organisme vivant et de la nature entière regardée comme si elle formait un organisme comme si la beauté de certains objets naturels était une sorte de faveur faite aux facultés humaines pour préparer l'humanité par une joie désintéressée à l'attitude désintéressée qui fait l'universalité de la morale. Ce n'est pas que ce « comme si » dévalue ce qu'il révèle ; au contraire, il le garantit de tout scepticisme ; mais pour cette raison même, il est aussi nécessaire de l'introduire afin d'empêcher le retour de la chosification scientiste, qui transforme en affirmation pseudo-scientifique ce qui se justifie seulement dans la pensée du Tout : ce qui rend possible toute compréhension cohérente du donné n'est pas et ne peut pas être de l'ordre du donné.


La raison absolue[modifier]


C'est ce qu'on a appelé le dualisme kantien, entendement et sensibilité, raison théorique et entendement, raison théorique et raison pratique, connaissance des phénomènes et pensée d'un absolu non empirique (chose en soi), monde de l'expérience et monde de la loi de la raison, finitude de l'homme et infinité de la liberté. Ce dualisme a été la source et le moteur de toute la discussion ultérieure qui se développe sur le sol du kantisme. Fichte, Schelling, Hegel, malgré toutes les différences (et les différends) qui existent entre eux, cherchent à constituer un discours unique, saisie d'un Tout unique de la réalité naturelle et de la réalité intellectuelle, discours qui, sans qu'un extérieur le limite et s'oppose à lui, in-fini et sans un « autre » qui lui fasse obstacle, sans passivité, se tienne et se soutienne en lui-même.


Hegel et la raison sans extériorité[modifier]


La tentative a été menée à son aboutissement (ou, selon un autre point de vue, à son échec définitif) par Hegel. Pour lui, le fini n'est pas en face de l'infini à la manière de deux partenaires ou adversaires : l'infini n'est pas vrai infini s'il est opposé à un fini, précisément parce qu'il serait déterminé, limité par celui-ci ; l'infini ne peut être que la totalité structurée du fini. Il en découle que ce qui est fini n'a pas de consistance vraie : sur le plan du concept comme sur celui de l'existence, il se défait et s'annihile lui-même, non point pour disparaître, mais pour être compris comme aspect particulier sans lequel ce Tout ne serait pas, mais aussi comme aspect qui ne peut pas être transformé en substance existant par elle-même ; kantien sur ce point décisif, Hegel s'oppose à son grand prédécesseur en affirmant que la raison est parfaitement capable de penser par elle-même le sensible, du moins en ce qu'il possède de structure et de raison. Ce n'est pas « comme si » le monde était raisonnable : s'il convient de parler d'un « comme si », c'est « comme si » le fait ou le concept isolés étaient compréhensibles en eux-mêmes sans être ramenés par la dialectique à leur rôle de simple aspect (moment), pourtant essentiel à sa place. Il suffit, pour s'en convaincre, d'essayer de maintenir tel concept particulier en lui-même : il se retournera, et l'Être pur, parce que pur de toute détermination, se montrera comme Néant ; la cause, n'étant que dans ses effets, aura son être en ceux-ci.
Cette dialectique n'est cependant pas ce qu'on appelle une méthode, un procédé inventé pour obtenir certains résultats auparavant envisagés et déclarés souhaitables. Elle n'est pas, non plus, exigence d'un discours qui voudrait parler d'un point de vue qui serait situé en dehors de la réalité – entreprise insensée puisqu'un tel point de vue ne saurait exister. Elle est l'exposition du processus intemporel dans lequel le discours de la raison expose et explicite (dé-veloppe) ce qui est en tant qu'il est, et où s'expose la situation de tout particulier à l'intérieur de ce processus. Elle est en même temps et inséparablement le mouvement intemporel de la réalité même, qui se dit dans le discours de la raison, se dit elle-même, puisqu'un être qui ne serait pas pensé, une pensée qui ne serait pas pensée de ce qui est, qui ne serait pas dans l'Être et de l'Être, seraient autant d'impossibilités. Le philosophe n'invente rien, il n'apporte rien, il assiste simplement à un développement, au spectacle dans lequel toute particularité qui veut se maintenir se retourne en son contraire sans pourtant disparaître, où le nouveau est justement le renversement du précédent, ne se comprend qu'en tant que tel, est donc cet antérieur qui, sublimé, dure dans cette négation, non de lui-même, mais de sa prétention à la réalité inconditionnée (aufgehoben). La raison incarnée dans les structures sensées et compréhensibles de la réalité naturelle, historique, morale, politique, religieuse, dans tous ses aspects sans exception, ne se refuse pas à la raison consciente d'elle-même, à celui qui, en accédant à ce savoir de la raison, cesse d'être philosophe, éternel chercheur de vérité, pour devenir celui qui sait, sage.
La raison est donc tout et en tout. Elle l'est encore quand il s'agit de l'individu humain, qui n'est plus, comme c'était le cas aux yeux de Kant, le centre d'une philosophie qui devait donner sens et direction à la vie des hommes : le seul objet, le seul sujet est la raison, le discours devenu absolument cohérent puisque sans extérieur qui lui résisterait. L'individu en son individualité doit être pensé, ce n'est pas lui en tant qu'individu déterminé qui pense, mais la raison en lui ; le sens de son existence n'est pas à créer : pensant, il n'a qu'à le découvrir, puisqu'il existe dans l'histoire, la société, l'État, auxquels l'individu appartient, où il est universalisé dans et par les institutions. Seuls la révolte contre la raison immanente et le refus de se penser à sa place dans le monde peuvent conduire à une affirmation, arbitraire et en tant que telle comprise par la philosophie (et par les institutions raisonnables qui garantissent la liberté de l'individu, mais dans la mesure où il est raisonnable), d'une individualité empirique, originale, indépendante, c'est-à-dire fausse, à moins que la passion qui la pousse ne la dirige, sans qu'elle le veuille ou sache, dans la direction de ce que, objectivement, la raison a voulu, à un résultat à partir duquel l'entreprise se montrera comme ayant été requise pour une réalisation plus ample et plus profonde de la liberté raisonnable, de la raison qui est ce qui libère de l'inconscient des passions égocentriques et destructrices.
Sur le plan de l'individualité historique comme sur celui de la nature, le déraisonnable, l'a-raisonnable existent donc : le concept, lorsqu'il s'agit des détails de la nature ou de l'organisation sociale, ne pénètre pas l'« écorce extérieure ». Mais cette limite n'est limite que là où le fini est en question en sa finitude, précisément en sa non-consistance, en ce qu'il a de fortuit, de caduc, d'accidentel – de cet accidentel qui est compris par la raison comme accidentel nécessaire. C'est une nécessité ontologique que l'individuel empirique existe en tant que tel : le discours de la raison n'en est ni limité ni réfuté. Encore ce qui se refuse à la pensée est pensé en sa fonction et à sa place dans le discours. Ce qui est, c'est la raison du monde dans toutes les dimensions du cosmos naturel et intellectuel, et c'est, inséparablement, la pensée de cette raison cosmique dans la pensée consciente d'elle-même, raison subjective-objective qui, lorsqu'elle prend son départ du subjectif, finit par comprendre qu'elle ne se comprend elle-même qu'en reconnaissant qu'elle est dans le monde et du monde, qui, en prenant son départ de ce que, pour commencer, elle voit comme son extérieur, finit par admettre que cet extérieur ne serait pas s'il n'était pas pensé comme extérieur pour et dans la pensée : ontologie et logique coïncident dans une onto-logique.
La tâche que, inconsciemment, la raison s'était donnée depuis qu'elle avait commencé de parler (et de parler d'elle-même), elle paraît donc l'avoir accomplie. Aucun inconnaissable, aucun indicible ne limite plus son empire ; aucune foi, pour raisonnable qu'elle soit, n'est plus requise pour achever ce qui autrement aurait été inachevable ; aucun au-delà inaccessible à la pensée n'existe plus ; il ne subsiste aucune pensée subjective, limitée par une passivité inhérente à l'esprit humain, qui se trouverait renvoyée à un pur « comme si » – comme si elle était incapable de penser cette totalité que, en fait, elle pense à l'aide de son « comme si », maintenant reconnu comme réserve superflue et injustifiable d'un entendement qui se prend pour la raison (à l'intérieur de laquelle il reçoit la reconnaissance de tous ses droits, mais en tant que moments et aspects particuliers) : il ne s'agit plus du penser de l'individu limité, fini, il s'agit de ce qui est pensé dans toute pensée, de la pensée à laquelle se révèle la réalité, dans laquelle la réalité se montre en sa vérité, cette vérité n'étant pas celle de l'entendement et de la simple non-contradiction, mais l'Être même tel qu'il se déploie dans ses manifestations particulières, reprises dans le Tout qui est Raison-Être, devenu conscient de lui-même dans une conscience de soi non individuelle, celle du discours absolument cohérent. Toute particularité est contradictoire avec toute autre et en elle-même ; la totalité des contradictions, totalité organisée sans qu'un sujet organisateur ait eu à y intervenir, est la réconciliation absolue du sujet avec l'objet, de la pensée avec une réalité qui ne lui est plus extérieure, l'unité de la pensée finie et réfléchissante avec la pensée absolue en laquelle elle se pense en pensant son monde comme informé par la raison (dans l'idée absolue).


Le débat contemporain[modifier]


La situation contemporaine est caractérisée, d'une part, par la persistance d'une tradition qui remonte à Platon, Aristote, Kant et Hegel ; d'autre part, par celle d'une protestation contre les prétentions d'une raison qui se veut autonome et irréductible, d'une critique qui est aussi ancienne que la thèse qu'elle combat : la sophistique, l'empirisme, le scepticisme (mondain ou religieux) sont aussi vieux que ce qu'on appelle le rationalisme. Il est cependant évident que le débat contemporain se présente sous des formes et dans des perspectives qui appartiennent en propre à l'époque actuelle.
Les positions rationalistes semblent être défendues surtout par des philosophes qui, consciemment, se considèrent comme continuateurs de la tradition, tandis que leurs adversaires visent à renouveler les problèmes autant que les réponses, sans cependant repousser tout lien avec le passé, de telle façon que l'on rencontre certaines attitudes intermédiaires. Le positivisme logique, tout en niant la possibilité d'une pensée qui dépasse les limites de la connaissance scientifique, maintient que seul un discours cohérent peut être reconnu comme scientifique : Wittgenstein, développant (dans sa première façon de penser, telle qu'elle s'exprime dans le Tractatus logico-philosophicus) la structure idéale d'un discours à la fois cohérent et vérifiable, reconnaît l'existence d'une pensée tout autre, mais dont on ne peut pas parler dans le seul langage sensé qu'il admette. Une position analogue, mais non identique, est celle du pragmatisme positiviste qui, lui aussi, limite la raison à ce que Kant appelait l'entendement, la faculté de s'orienter dans le monde donné à l'aide du calcul appuyé sur l'expérience et l'organisant ; mais, tandis que le positivisme logique (de même que la logistique moderne) ne s'intéresse qu'au discours correctement formé, le positivisme pragmatique situe le critère au plan de l'action efficace. L'analyse linguistique (linguistic analysis) de l'école d'Oxford (à la suite de Wittgenstein, qui en a été un des inspirateurs, surtout dans la seconde phase de son évolution) veut éliminer les faux problèmes nés d'un usage irréfléchi et inconsidéré du parler de tous les jours, en en décelant, à l'aide du critère de la cohérence, les contradictions et absurdités cachées.
L'opposition se montre plus tranchée, parfois fondamentale, là où la raison n'est plus tenue pour autonome, ne serait-ce que dans certaines limites. De telles « critiques de la raison pure » procèdent de différentes conceptions de la nature de l'homme : on voit son fond dans d'autres facultés, plus profondes, plus authentiques, plus puissantes. Des interprétations religieuses iront facilement dans cette direction : l'homme est déchu parce qu'il est d'abord désir aveugle, exposé à la tentation, incapable de sonder son propre cœur ; seules la foi, d'un côté, la grâce, de l'autre, non la raison impuissante, disent ce qu'il est et ce qu'il doit être, et ce n'est que dans une illumination qui ne dépend pas de lui qu'il peut entrer en contact avec ce qui est au-delà de toute pensée abstraite (K. Barth). Ce n'est un paradoxe qu'en apparence si des vues identiques sont développées par des penseurs qui se situent loin de toute religion révélée : aux yeux de Schopenhauer, l'homme est volonté se servant d'une raison trompée comme d'un outil afin de poursuivre une fin insensée, jusqu'au moment où cette même raison se retourne sur elle-même et sur la force aveugle qui la pousse, pour s'abolir en même temps que la volonté. Si Nietzsche, avec une sorte d'héroïsme intellectuel, dit « oui » à cette volonté (de puissance) tout en accordant que son « oui » signifie l'acceptation de la souffrance, si cette acceptation devient chez lui affirmation joyeuse, il ne fait que changer le signe de l'équation schopenhauerienne : pour les deux, la raison est à l'opposé de la vie voulue par l'un, refusée par l'autre.
Le problème de la valeur de la vie ne se pose pas pour Bergson, qui oppose rationalité (spatialisation) et intuition de la durée intérieure : la raison, conçue comme raison scientifique, est à la surface, superficielle, cachant ce qui n'est accessible que dans une saisie immédiate, vécue. De telles vues ont exercé une grande influence sur la poésie et la littérature, du romantisme au surréalisme, de même que ces mouvements ont agi à leur tour sur une pensée qui cherche au-delà du calcul et de l'impersonnel d'un discours, qui, étant celui de tout le monde, n'est celui de personne : l'existentialisme, soit chrétien à la suite de Kierkegaard, soit athée avec Nietzsche et Sartre, en appelle à une liberté de la décision radicalement personnelle, essentiellement non universelle. Heidegger, dans sa première philosophie, a marché dans cette direction, avant que son antirationalisme ne l'ait conduit à se détourner des étants (et de l'homme comme étant) pour penser, avec les poètes et de manière non discursive, l'Être même, inaccessible à toute raison raisonnante.
Les écoles qu'on pourrait appeler celles de l'interprétation (ou de la réduction) de la rationalité maintiennent un idéal de raison, quoique non toujours de manière clairement exprimée. La psychanalyse (Freud, Jung...) constate que les discours et les actions des hommes se contredisent, quoique les discours se donnent pour cohérents en eux-mêmes et avec la réalité : au lieu de vraie rationalité, il s'agit de pseudo-rationalisations que, cependant, la raison parvient à démasquer et à ramener à la vraie cohérence, laquelle reste ainsi l'idéal et le point cardinal sur lequel s'oriente l'entreprise. Il n'en est pas autrement des explications historiques, sociologiques, politiques de la fausse conscience de certains groupes, de ces idéologies, systèmes d'autodéfense d'intérêts particuliers qui se présentent comme des intérêts universels, mais révèlent leur vrai caractère dans la contradiction entre leurs principes affirmés et leurs actions ; ici encore, l'attaque porte sur la fausse raison et est menée au nom de la vraie, celle de l'universalité véritable.
D'autres thèses, de même provenance et de même inspiration, vont plus loin, en considérant l'idéal de raison et de discours cohérent comme historiquement particulier et parlent alors d'ethnocentrisme : la raison et tout ce qui s'y rattache comme problématique ou axiomatique n'a de sens que dans notre civilisation méditerranéenne et n'a aucun droit à une validité concrètement universelle (ce qui ne signifie pas que les tenants de la thèse refusent, avec les antirationalistes extrémistes, la discussion raisonnable en ce qui concerne leur propre travail).
On ne saurait ainsi guère parler de fronts clairement tracés, d'autant que peu parmi les antirationalistes semblent prêts à aller jusqu'à la conséquence ultime, l'acte destructeur gratuit, quoique de tels cas se soient produits dans certains groupes qui refusent non seulement la raison, mais encore toutes ses incarnations historiques (société organisée, État, exclusion de la violence).


Bibliographie[modifier]

Ouvrages fondamentaux[modifier]


Aristote, Métaphysique
P. Bayle, Pensées diverses sur la comète
G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine
R. Descartes, Méditations ; Discours de la méthode
G. W. F. Hegel, Logique
E. Kant, Critique de la raison pure ; Critique de la faculté de juger
G. W. Leibniz, La Monadologie ; Nouveaux Essais
N. Malebranche, De la recherche de la vérité
Platon, Gorgias ; Le Sophiste
B. Spinoza, Éthique
Thomas d'Aquin, Somme théologique, Ia pars et Ia IIae
Voltaire, Dictionnaire philosophique
C. Wolf, Philosophia prima.


Études contemporaines[modifier]


F. Alquié, Solitude de la raison, Terrain vague, Paris, 1966
E. Barbotin, J. Trouillard, R. Vernaux et al., La Crise de la raison dans la pensée contemporaine, Bruxelles, 1960
L. Brunschvicg, Le Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, 2 vol., Alcan, Paris, 1927, 2e éd. P.U.F., Paris, 1953
E. Cassirer, Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren Zeit, 3 vol., 1906-1910
E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale (Formale und transcendentale Logik, 1929), trad. S. Bachelard, P.U.F., 1957
C. Perelman, Justice et raison, Université libre de Bruxelles, Minard, Paris-Bruxelles, 1963
P. Thévenaz, La Condition de la raison philosophique, La Baconnière, Neuchâtel, 1960
E. Weil, Logique de la philosphie, Vrin, Paris, 1950
A. N. Whitehead, The Function of Reason, Princeton, 1929
L. Wittgenstein, Tractacus logico-philosophicus (1922), trad. P. Klossowski, Paris, 1961.




Éric WEIL, « RAISON », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 19 octobre 2018. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/raison/