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SÉMANTIQUE

Catherine KERBRAT-ORECCHIONI 
agrégée, docteur d'État, professeur de linguistique à l'université de Lyon-II

« La sémantique, ou comment s'en débarrasser » : jusqu'à une époque récente, l'étude du sens était volontiers considérée comme constituant pour la linguistique une sorte de rejeton indésirable, au nom sans doute de ce réalisme naïf « qui porte à ignorer tout ce qui ne peut pas se montrer ou se toucher du doigt » (Pierre Bourdieu). Or le sens, dissimulé sous son enveloppe signifiante, ne se voit pas. Mais il n'en est pas moins, pour les sujets parlants, une donnée immédiate et fondamentale de l'expérience quotidienne. Si l'on admet que la linguistique a pour objectif d'expliciter toutes les intuitions que les locuteurs ont sur leur langue, la sémantique en fait donc partie à l'égal de la phonologie ou de la syntaxe – et même plus encore. Car le signifié n'est pas seulement la moitié du signe, c'est ce qui justifie l'existence du signifiant (cependant que le signifiant ne fait que permettre l'actualisation du signifié) : dans le langage, nous dit André Martinet, les formes et les structures ne sont qu'un moyen, tandis que la transmission des significations est une fin ; et Benveniste déclare semblablement : « Que la langue signifie, cela veut dire que la signification n'est pas quelque chose qui lui est donné par surcroît : c'est son être même. » Bref, « on ne peut longtemps jouer à cache-cache avec la signification » (Roman Jakobson), et il est proprement insensé de prétendre décrire le fonctionnement du langage sans prendre en compte le sens. Pas de linguistique sans sémantique, si l'on définit celle-ci comme la discipline ayant pour objet la description du sens des mots, des phrases et des discours produits en langue naturelle.

Précisons qu'il sera ici question de sémantique linguistique exclusivement, mais que la sémantique peut être aussi « logique », « philosophique », ou relever de quelque autre domaine de la sémiologie. Car les énoncés verbaux n'ont pas le monopole de la fonction significative : un geste ou une mimique, un marquage sur la chaussée, des nuages dans le ciel, une œuvre picturale ou musicale, et bien d'autres choses encore, peuvent aussi faire sens.

Des théories du sens[modifier]

Le sens existe donc. Mais il y a loin de l'évidence intuitive à la reconnaissance théorique. La méfiance des linguistes envers l'étude du sens apparaît d'abord dans le fait que l'acte de naissance officiel de la sémantique est relativement tardif : c'est à la fin seulement du xixe siècle que grâce à Michel Bréal, précédé il est vrai par les philologues allemands pratiquant la « sémasiologie » au sein de la linguistique comparée, se trouve affirmée clairement l'idée que la signification est une composante linguistique au même titre que les formes sonores et syntaxiques, et du même coup baptisée l'étude de cette composante : « Comme cette étude, aussi bien que la phonétique et la morphologie, mérite d'avoir son nom, nous l'appellerons la sémantique (du verbe σημα̂ινειν), c'est-à-dire la science des significations » (Essai de sémantique, 1897).

La sémantique selon Bréal possède les deux caractéristiques suivantes :

  • Son approche est essentiellement historique : la sémantique a pour but de décrire l'évolution des significations dans les langues, et les lois qui régissent cette évolution (rétrécissement, élargissement, glissement de sens).
  • Son orientation est à la fois psychologique et sociologique : le langage exprime la pensée, en même temps qu'il reflète l'organisation sociale ; les changements de signification sont le résultat de processus psychologiques, en même temps qu'ils sont soumis à des causes sociales (contacts entre populations, transformation des institutions, etc.) – ces considérations étant reprises et développées par Antoine Meillet et, à sa suite, par divers tenants de la « lexicologie sociologique », comme Georges Matoré (La Méthode en lexicologie, 1953), pour qui l'étude du vocabulaire doit servir à expliquer les faits sociaux et, en dernier ressort, à reconstituer l'histoire d'une civilisation par le repérage de « mots témoins » et de « mots clés » (tels que « honnête homme », « philosophe » ou « bourgeois » pour les xviie, xviiie et xixe siècles français respectivement).

Sur ces deux points, la sémantique structurale qui se développera dans les années 1960 s'opposera à la conception de Bréal, puisqu'elle se voudra synchronique (décrivant des états de langue, et non des évolutions) et immanente (concevant le sens comme une instance autonome, susceptible d'être envisagée « en soi et pour soi »). Mais, pour en finir avec ce survol historique, nous distinguerons les périodes suivantes :

  • Après des débuts presque exclusivement évolutionnistes, on assiste progressivement, à partir des années 1930, à la coexistence d'approches diachroniques et synchroniques (cette coexistence pacifique étant par exemple illustrée par les travaux de Stephan Ullmann, au début des années 1950).
  • Les années 1960 se caractérisent quant à elles par la coexistence, beaucoup moins pacifique cette fois (car les polémiques vont alors bon train, en ce qui concerne le statut du sens et la place de la sémantique dans les modèles linguistiques), de deux grandes tendances :

1) Une tendance à la « réduction » du sens, que l'on tente de ramener à différents phénomènes corrélatifs, mais hétérogènes : la structure du signifiant, pour les tenants de la « morphosémantique » ; dans certains cas, en effet, le contenu du mot se reflète en partie dans sa constitution en unités plus petites, mais douées de sens, que l'on appelle « morphèmes » : un mot comme « in-dé-racin-able » est ainsi constitué de quatre morphèmes, son sens global étant la résultante du sens de ses éléments constitutifs ; seuls les mots ainsi « motivés » morphologiquement pourraient dans cette perspective se prêter à une description sémantique – attitude qui oblige, absurdement, à séparer « quadrilatère » et « triangle » de « losange » ou « carré », et qui s'expose à bien des déboires, étant donné la fantaisie qui règne dans la morphologie du français, ainsi qu'il apparaît si l'on compare par exemple « chanteur » à « cascadeur », « facteur », « receveur » ou « récepteur », et « maisonnette » à « toilette », « vignette » ou « crevette »...) ; l'environnement linguistique du mot, pour les distributionnalistes ; ou encore son environnement situationnel (les « événements pratiques » qui entourent l'émission/réception de l'énoncé), pour les béhavioristes tels que Leonard Bloomfield, certains théoriciens allant même jusqu'à dénier au sens tout droit de cité dans le modèle linguistique : ainsi pour Harris en 1952, « la linguistique descriptive ne se préoccupe pas du sens des morphèmes », et l'on sait que, dans sa première version, le modèle génératif-transformationnel ne fait pas grand cas de la composante sémantique.

2) Parallèlement, on assiste à la constitution d'une véritable théorie sémantique (mais qui reste pour l'essentiel limitée au mot), à savoir la sémantique structurale.

Rappelons que la sémantique a théoriquement pour tâche de décrire le contenu de toute unité linguistique douée de sens, quel que soit son « rang » : morphème, mot, phrase ou texte. Mais, par tradition, et pour diverses raisons, la sémantique est avant tout lexicale, s'apparentant alors à la lexicologie. Celle-ci, cependant, s'intéresse à tous les aspects du vocabulaire, alors que la sémantique lexicale ne s'occupe que de son contenu ; quant à la lexicographie, on peut y voir une sorte de lexicologie appliquée, puisqu'elle traite des problèmes que pose la fabrication des dictionnaires.

La sémantique structurale[modifier]

Principes[modifier]

Il faut remonter jusqu'à Ferdinand de Saussure pour trouver l'explicitation la plus claire des fondements théoriques de la sémantique structurale moderne, même si les principes énoncés dans le Cours de linguistique générale (paru en 1916) durent attendre quelques décennies leur mise en pratique. Ces principes sont les suivants :

  • Priorité doit être accordée (pour la linguistique en général, et la sémantique en particulier) à la perspective synchronique, en vertu du fait que « la langue se constitue diachroniquement, mais [qu']elle fonctionne synchroniquement ». Ainsi, lorsque je choisis d'utiliser le signifiant « cheval », c'est en fonction du sens qu'il possède aujourd'hui (en relation avec d'autres mots apparentés dans un même état de langue), et nullement par rapport à la valeur de son étymon latin caballus (désignation argotique et péjorative du cheval).

dessin : Triangle sémiotique

Triangle sémiotique[modifier]

  • Le sens d'un mot n'existe qu'en tant que composante de ce mot, ou signe linguistique, lequel, pour Saussure, se constitue de l'association indissoluble d'un signifiant (Sa) et d'un signifié (Sé). Ajoutons que le mot a pour fonction de représenter une « chose » (ou plutôt un ensemble de choses, regroupées sous le même concept), et que tout signe vaut pour un segment particulier d'univers, que l'on appelle son référent (ou denotatum). Et voici que se constitue le fameux triangle sémiotique, qui dans la version d'Ogden et Richards, revue et corrigée par Ullmann, se présente comme suit :

Le Sé peut ainsi se définir, au moins négativement. Ce n'est :

  • ni le Sa (support du signe, actualisable phonétiquement ou graphiquement), avec lequel il ne se confond pas, comme le montrent les deux phénomènes opposés de la synonymie (« éloge »/« louange » : deux Sa pour un même Sé) et de l'homonymie (« louer1 »/« louer2 » : deux Sé pour un même Sa) ;
  • ni le référent (objet ou classe d'objets extralinguistiques, réels ou imaginaires, auxquels renvoie le signe bifacial), avec lequel il ne se confond pas non plus, puisqu'un même objet peut être désigné par plusieurs expressions non équivalentes sémantiquement (exemple de Frege : « l'étoile du soir » et « l'étoile du matin » ; exemple de Husserl : « le vainqueur d'Iéna » et « le vaincu de Waterloo »).

Le signifié d'un signe s'attache à un signifiant et renvoie à un référent tous deux déterminés, permettant du même coup l'établissement entre eux d'une relation indirecte. Si l'on admet que parler, c'est d'abord dénommer, et que dénommer, c'est faire correspondre à une chose particulière une suite de sons particulière, cette opération ne peut se faire que grâce à la médiation du signifié.

Dans le fonctionnement réel du signe, ces trois éléments sont totalement solidaires : le Sa et le Sé, nous dit Saussure, sont comme le recto et le verso d'une feuille de papier, dans laquelle ils sont découpés d'un seul et même coup de ciseau ; et le Sé n'est que l'image linguistique abstraite (« le concept de chien ne mord pas ») de la classe des objets auxquels renvoie le signe. Pour l'utilisateur de la langue, les relations qu'entretiennent ces trois ingrédients sont « nécessaires ». Mais, pour l'analyste qui décrit le signe de l'extérieur, ces mêmes relations sont en grande partie arbitraires.

  • Arbitraire du Sa dans sa relation au Sé : autant de langues, autant de signifiants différents pour un même signifié – l'arbitraire du signe est ici évident, et massif, n'étant que faiblement limité par l'existence de la motivation « phonétique » (cas des onomatopées, qui sont du reste rares dans toutes les langues, et mâtinées de convention) et de la motivation « morphologique » (cas beaucoup mieux représenté, mais où la motivation est interne au système de la langue, reposant sur l'existence de morphèmes eux-mêmes arbitraires).
  • Arbitraire du Sé dans sa relation à l'univers référentiel : une conception naïve des rapports entre langues et réalité voudrait que celle-ci se présente à celles-là comme préalablement découpée en classes d'objets, chaque langue n'ayant plus qu'à coller des étiquettes signifiantes particulières sur des signifiés en attente. Une telle conception implique que les langues disposent toutes du même stock de signifiés – or il n'en est rien : ce sont d'une langue à l'autre non seulement les Sa qui diffèrent, mais aussi les Sé, dans une proportion moindre il est vrai. On dit que les langues ne sont pas « isomorphes » sémantiquement, chacune découpant à sa manière l'univers référentiel, et le catégorisant de façon partiellement arbitraire, ainsi que l'illustre l'exemple souvent allégué des noms de couleur (mais on pourrait en mentionner bien d'autres). Arbitraire partiel toutefois : si le français dispose du seul mot « mouton » là où l'anglais oppose « sheep » (animal sur pied) à « mutton » (viande de boucherie), on peut difficilement concevoir une langue qui use du même Sa pour désigner l'animal-mouton, et la viande de bœuf... D'autre part, il va de soi que, si les Esquimaux (pour prendre un autre exemple connu) possèdent plus de cent mots pour désigner la neige, c'est à cause de l'importance extrême que revêt cet élément dans leur environnement physique et socio-économique.

On le voit, certaines différences de structuration lexicale d'une langue à l'autre sont bien motivées, quand d'autres s'expliquent beaucoup plus difficilement (ainsi, « river » anglais valant pour le couple français « fleuve »/« rivière »). L'organisation sémantique des langues est en partie arbitraire, tout comme l'est leur organisation phonologique, mais elle est aussi, à la différence de celle-ci, en partie motivée. Les débats sont d'ailleurs encore vifs aujourd'hui entre partisans et adversaires de ce que l'on appelle « l'hypothèse Sapir-Whorf » (du nom des deux linguistes américains Edward Sapir et Benjamin Lee Whorf), affirmant que, loin de refléter et d'enregistrer passivement une organisation préalable de l'univers, les langues sont au moins en partie responsables, par leurs découpages lexicaux, de cette organisation, imposant corrélativement à leurs utilisateurs une certaine « vision du monde ». Quoi qu'il en soit de l'issue de ce débat, il a le mérite de mettre en évidence le fait que les langues construisent le monde en même temps qu'elles le décrivent ; et que les signifiés ne sauraient être décrits indépendamment du système dont ils font partie, telles les mailles de cet immense filet que chaque langue projette sur le monde. Un lexique, nous dit Saussure, n'est pas une nomenclature, mais une structure ; le sens d'un mot est une valeur différentielle, entièrement déterminée par la place que ce mot occupe au sein d'un réseau de relations mutuelles.

Voilà pour le principe, tel que l'énoncent Saussure et, plus tard, Louis Hjelmslev (« Pour une sémantique structurale », 1957). Envisageons maintenant le modèle qui se charge de son application.

L'analyse « componentielle »[modifier]

Dans sa version américaine, l'analyse « componentielle » ou « sémique » fut proposée d'abord par des anthropologues cherchant à décrire et à comparer dans différentes langues le vocabulaire de la parenté, puis reprise par des linguistes comme Lamb, Nida, Weinreich, ou Katz et Fodor ; dans sa version européenne, l'analyse « sémique » est d'emblée préconisée et pratiquée par des linguistes (Pottier, Greimas, Coseriu, Prieto, Mounin). Mais son objectif est toujours le même : il s'agit de rendre compte de l'organisation structurale des contenus lexicaux. Or, si l'on veut faire une description structurale du lexique (envisagé du point de vue du contenu), il faut comparer (du point de vue du contenu) ses éléments constitutifs ; et si l'on veut comparer les différents signifiés lexicaux, il faut dégager entre eux des relations d'identité et de différence, c'est-à-dire des traits communs et des traits spécifiques ; il faut donc décomposer chaque signifié en éléments plus petits. Toute structuration implique une comparaison, et toute comparaison implique une décomposition : l'analyse componentielle consiste donc dans la « factorisation » de chaque signifié lexical en « parties de sens », que l'on appelle selon les terminologies « sèmes » ou « components », « traits » ou « marqueurs sémantiques ». La méthode est, on le voit, directement inspirée de la phonologie structurale : dans les deux cas, il s'agit de décrire un ensemble d'éléments (phonèmes/signifiés lexicaux) en lui associant un ensemble de valeurs (traits distinctifs d'expression/de contenu) dégagées par comparaison et regroupées en axes (phonologiques/sémantiques) subsumant un certain nombre (deux ou plus, selon que l'axe est ou non binaire) de valeurs incompatibles.

Mais l'application du modèle structural à la description des contenus lexicaux pose un certain nombre de problèmes qu'ignore la phonologie.

Un problème d'ordre quantitatif d'abord : il n'y a aucune commune mesure entre le nombre des phonèmes d'une langue donnée et le nombre de ses lexèmes (unités significatives minimales). Faute de pouvoir comparer deux à deux tous les contenus lexicaux, le sémanticien doit donc commencer par découper dans la masse du lexique certains sous-ensembles relativement homogènes que l'on appelle « champs sémantiques », ou « lexicaux » (par exemple, celui des noms de sièges, de véhicules ou d'habitations ; celui des adjectifs dimensionnels, ou des verbes de parole...). L'organisation de ces sous-ensembles ne se présente pas exactement, malheureusement, comme l'envisageait dans les années 1930 le linguiste allemand J. Trier : le lexique n'est pas en tous points assimilable à une « mosaïque » ; les champs sémantiques sont inclus et imbriqués les uns dans les autres, et leur découpage implique toujours un certain arbitraire de la part de l'analyste. Cette opération constitue toutefois un préalable indispensable à l'analyse sémique.

Par ailleurs, l'existence généralisée du phénomène de polysémie (plusieurs sens, liés entre eux, pour un même signifiant) oblige à considérer le signifié global d'un mot comme un ensemble de sémèmes, ou de sens différents, correspondant aux « divisions » de l'article de dictionnaire ; par exemple, le Sé de « canard », ce sera l'ensemble des sémèmes /oiseau palmipède/, /morceau de sucre trempé dans une liqueur/, /fausse note/, /fausse nouvelle/, /journal de peu de valeur/, et /journal/. Or ces différents sens ne s'inscrivent pas tous dans le même champ sémantique : ils devront donc être analysés séparément, dans leur champ respectif. Pour pouvoir mener à bien l'analyse componentielle, il faut commencer par découper un champ lexical manipulable et, pour les unités retenues, par éliminer les sens qu'elles possèdent éventuellement en plus de celui qui relève du champ considéré.

Une fois ces deux opérations accomplies, on peut procéder à l'analyse elle-même, que nous illustrerons rapidement en nous inspirant librement de la célèbre analyse du champ sémantique des « sièges », proposée par Bernard Pottier en 1963, et qui eut en quelque sorte pour l'analyse sémique valeur de manifeste :

  • Tous les termes qui composent ce champ doivent avoir un noyau sémique commun (correspondant au sens de l'hypéronyme « siège ») : ce sera quelque chose comme l'ensemble des traits : [objet matériel], [fonctionnel], [pour s'asseoir].
  • Si l'on ne retient que les quatre items « banc », « fauteuil », « chaise » et « tabouret », on sera amené en les comparant deux à deux à dégager les sèmes suivants (regroupés en axes) : [collectif] vs [individuel], axe opposant « banc » aux autres items ; [avec accoudoir] vs [sans accoudoirs], axe opposant « fauteuil » à « chaise » ; et [avec dossier] vs [sans dossier], axe opposant « chaise » à « tabouret ».

Au terme de cette analyse comparative, le contenu d'un mot tel que « chaise » apparaîtra comme étant, et n'étant que (en plus du noyau sémique), l'ensemble des traits qui l'opposent aux autres éléments du champ, à savoir : [individuel], [sans accoudoirs], [avec dossier]. Telle est l'« équation sémique » qui définit le sens structural du mot « chaise », l'organisation globale du champ pouvant être représentée par un tableau à double entrée mettant en évidence la constitution en traits de chaque item, en même temps qu'il formalise leurs relations mutuelles.

Notons enfin que ce modèle permet de calculer la « distance sémantique » qui existe entre deux unités lexicales, et de préciser le statut de certaines relations sémantiques spécifiques – synonymie, contraste, antonymie, domination, etc. Cette dernière relation (avec ses deux variantes : hyponymie et hypéronymie – « chaise » étant l'hyponyme de « siège », lui-même hypéronyme de « chaise ») met en évidence le fait suivant : c'est que, à la différence des systèmes phonologiques, les systèmes lexicaux sont partiellement hiérarchisés, et l'on peut être tenté de représenter leur structure formelle sous la forme d'un schéma arborescent. Mais ils ne le sont que partiellement : si certaines dimensions sémiques sont effectivement subordonnées les unes aux autres (ainsi l'axe [avec/sans dossier] est-il subordonné au trait [(objet) pour s'asseoir]), il arrive en revanche bien souvent que les axes dégagés soient en relation de « classification croisée ». Et l'un des problèmes majeurs que pose au sémanticien la description des structurations lexicales réside dans le fait qu'elles tiennent à la fois des systèmes « diacritiques » (non hiérarchiques) et des systèmes « taxinomiques » (hiérarchiques).

Évaluation[modifier]

Mais l'analyse sémique pose bien d'autres problèmes, que nous allons envisager, après toutefois avoir dit que personne aujourd'hui ne conteste la pertinence de l'hypothèse des traits de sens, ni la validité théorique et descriptive du modèle componentiel, qui a permis l'importation tardive dans le domaine lexical du principe structural (énonçant la primauté du rapport sur l'élément, et de la forme sur la substance), et qui rend compte efficacement des mécanismes de la dénomination, aussi bien collective qu'individuelle (comment les langues organisent-elles l'univers d'expérience ? : sur la base d'un certain nombre d'axes classificateurs ; comment les locuteurs apparient-ils mots et choses ? : en mettant en correspondance sèmes du mot et propriétés de la chose). Les sèmes sont peut-être invisibles, mais ils sont présupposés par le fonctionnement même de la dénomination.

Venons-en à présent aux incertitudes théoriques et aux faiblesses méthodologiques de ce modèle.

  • Un rôle excessif de l'intuition : pour découper les champs, pour dégager axes et sèmes, on ne dispose d'aucune procédure de découverte. Mais qu'en est-il des procédures de vérification ? Comment s'assurer que l'on tient le « bon » sème ? Reprenons l'exemple des sièges : pour opposer « fauteuil » à « chaise », on pourrait penser à la dimension [plus ou moins de confort]. Mais on peut avoir des chaises confortables et des fauteuils inconfortables, alors que, si l'on fait commuter, au sein du sémème de « fauteuil », le sème [avec accoudoirs] avec le sème [sans accoudoirs], le nouveau sémème obtenu correspond à un signifiant différent : « chaise » ; c'est donc l'opération de commutation (empruntée elle aussi à la phonologie) qui garantit le caractère véritablement distinctif des sèmes, qui n'existent qu'à la faveur des écarts différentiels du signifiant, tout comme les traits distinctifs de la phonologie n'existent qu'à la faveur des écarts différentiels du signifié.
  • Ce problème en soulève alors un autre : que faire du trait [confort], non vraiment distinctif sans doute, mais tout de même associé d'une certaine manière au Sé ? On dira qu'il s'agit là d'un trait connotatif, et non dénotatif (sème « virtuel » pour Bernard Pottier ; sème « afférent » et non « inhérent » pour François Rastier). C'est à la connotation qu'il revient de récupérer ces composantes du sens qui ne sont pas véritablement déterminantes dans le choix du Sa, mais qui, étant le plus souvent vérifiées, sont plus ou moins associées à la représentation mentale du Sé (par exemple, [qui vole] pour « oiseau » ; et, pour « tasse » : [ronde], [en céramique], [avec soucoupe], [pour boire certaines boissons chaudes]). Les mots sont du reste le support de bien d'autres types de connotations (culturelles, symboliques, stylistiques, etc.), qu'il revient à la sémantique de décrire sans pour autant leur accorder le même statut qu'aux traits dénotatifs.

Cela dit, il faut reconnaître que la frontière entre dénotation et connotation est parfois perméable – exemple macabre : une « chaise électrique » possède, toute « chaise » qu'elle est, des accoudoirs... Mais on peut penser que c'est la connotation plus haut évoquée qui vient ici bloquer l'emploi de « fauteuil » : le trait connotatif vient alors se substituer au sème usuel, et subtiliser la fonction dénotative. Ce qui tend à prouver qu'il y a en fait continuité entre les traits dénotatifs et connotatifs, nucléaires et périphériques ; et que les signifiés lexicaux ont en fait des contours flous, du fait de ce va-et-vient entre dénotation et connotation ; du fait aussi des possibilités de « conflits de sèmes » (par exemple, « fleuve » et « rivière » s'opposent, tout écolier le sait bien, selon l'axe [se jette ou non dans la mer], mais cet axe peut entrer en concurrence avec un autre principe, qui a l'avantage de ne pas exiger de connaissances géographiques particulières : l'importance du cours d'eau en question) ; du fait enfin des variations de « compétence » des locuteurs au sein d'une même communauté linguistique (le mot « rose » n'a évidemment pas le même sens connotatif, voire dénotatif, pour un botaniste, un horticulteur, un amoureux ou un militant socialiste).

Les contenus lexicaux ont des contours flous, qu'on les définisse en compréhension (par leurs traits définitoires) ou en extension (par rapport à leur classe dénotative), d'où les problèmes que pose parfois le choix du mot approprié ; problème encore aggravé par l'existence d'objets bizarres, de référents marginaux, défiant la composition sémique des mots de la langue. Notons au passage que de tels cas d'embarras dénotatif prouvent, au lieu d'infirmer, l'existence des sèmes – mis en déroute dans l'exemple suivant par la morphologie pour le moins atypique du personnage de Humpty Dumpty imaginé par Lewis Carroll dans De l'autre côté du miroir : « Quelle belle ceinture vous portez, remarqua Alice [...]. Du moins, rectifia-t-elle, quelle belle cravate, eussé-je dû dire ; non, ceinture plutôt [...]. Oh, je vous demande pardon, s'exclama-t-elle consternée [...]. Si seulement je savais, pensa-t-elle en son for intérieur, ce qui est cou et ce qui est taille. »

Ajoutons que le flou sémantique concerne les items isolés, mais aussi, corrélativement, les relations qu'ils entretiennent de synonymie, d'antonymie ou d'hypéronymie (un bateau ou un avion sont-ils ou non des véhicules ? une botte ou un chausson, sont-ce des chaussures ?). Ce problème sera repris plus loin à propos de l'approche prototypique.

  • Autre objection au modèle : on a vu qu'il dissociait les différents sémèmes d'un même mot – opération artificielle, et contre-intuitive (en cas de polysémie, laquelle s'oppose sur ce point à l'homonymie, les locuteurs ont le sentiment d'une certaine unité du Sé). La solution est alors de doubler l'analyse componentielle proprement dite (qui compare différents mots, rendus « monosémémiques », à l'intérieur d'un même champ) d'une deuxième démarche : on fait retour aux mots individuels, pour voir comment s'articulent cette fois ses différents sémèmes au sein du Sé, cela à la lumière de certaines règles générales, qui sont d'ailleurs les mêmes que celles qui régissent les évolutions diachroniques : métonymie, synecdoque, métaphore, extension/spécialisation. Pour reprendre l'exemple du mot « canard » : sémème 1 /animal/ → sémème 2 /sucre/ : métaphore ; sémème 1 → sémème 3 /fausse note/ : métonymie + métaphore ; sémème 3 → sémème 4 /fausse nouvelle/ : métaphore ; sémème 4 → sémème 5 /mauvais journal/ : métonymie ; sémème 5 → sémème 6 /journal/ : extension :

On peut opposer les schémas « irradiants » (tous les sémèmes se rattachent directement au sens propre), « linéaires » (ils découlent les uns des autres en s'éloignant progressivement du sens propre), et mixtes (comme celui-ci), la plupart des polysémies relevant de ce dernier cas de figure.

  • D'autres questions encore seraient à discuter ; on se contentera de les mentionner :

1) Les sèmes sont-ils des traits de forme ou de substance ? Les deux : ce sont au départ des traits substantiels (propriétés du référent), mais qui sont convertis en traits de forme de par leur caractère distinctif et leur valeur différentielle (on pourrait dire la même chose des traits de la phonologie).

2) Les sèmes sont-ils ou non universels ? Les signifiés et les sémèmes, on l'a dit, sont propres à chaque langue ; or les sèmes sont eux-mêmes définis à partir des relations entre sémèmes : il n'y a donc aucune raison a priori pour qu'ils soient universels (à la différence des « noèmes », ou « primitifs sémantiques », qui sont des unités non point empiriques, mais métalinguistiques, construites et postulées par l'analyste).

  • Enfin, l'analyse componentielle permet de décrire l'organisation paradigmatique du lexique, mais ne se préoccupe pas de la façon dont les mots peuvent se combiner pour former les unités de rang supérieur. Or on ne parle pas avec des mots, mais avec des phrases, et même des discours : c'est au cours seulement de l'actualisation discursive que s'accomplissent les potentialités sémantiques des unités lexicales.

Au-delà des mots[modifier]

Lexique et syntaxe[modifier]

Il n'est pas toujours aisé de délimiter les domaines respectifs de ces deux composantes. D'abord à cause de l'existence d'unités qui, tout en étant de dimension supérieure au mot, sont dans une certaine mesure « lexicalisées » : syntagmes figés (ou « lexies » : « chemin de fer » et « chemin de terre », « pomme de terre », « pomme d'api », « pomme d'Adam »...), mais aussi locutions et proverbes ; ensuite, parce que les unités syntaxiques – morphèmes grammaticaux, parties du discours, catégories, fonctions et relations grammaticales – sont elles aussi sémantisées, même si leur sens se laisse plus difficilement définir que celui des unités lexicales. Le sens d'une phrase apparaît donc comme la résultante du sens de sa construction syntaxique et de son matériel lexical, et ne peut être décrit qu'au sein d'un « modèle global » des unités phrastiques.

La sémantique de la phrase[modifier]

Ajoutons d'abord aux considérations précédentes sur l'analyse sémique qu'elle n'est pas toujours indifférente aux aspects combinatoires du sens lexical. C'est ainsi que Greimas ou Pottier admettent dans le sémème des traits particuliers, dits « classèmes », ayant pour fonction d'assurer, pour les mots polysémiques, la sélection d'un sens compatible avec le « cotexte » (leur environnement linguistique immédiat) et, du même coup, la cohésion du syntagme ou de la phrase ; proposition qui reste toutefois limitée, car elle ne s'intègre pas dans un modèle global de la phrase.

On pourrait aussi mentionner le modèle distributionnel, mais il n'est pas lui non plus « global », car se sont développées sous cette étiquette deux théories bien distinctes, l'une de nature exclusivement syntaxique (Z. Harris), et l'autre de nature purement lexicale (J. Apresjan) : il s'agit dans cette dernière perspective de ramener le sens des morphèmes et des mots à leur « distribution » (ensemble des environnements linguistiques de l'unité), estimée susceptible d'être appréhendée de façon plus « objective » que le sens lui-même, en postulant l'existence entre sens et distribution d'une relation de correspondance biunivoque. Ainsi, Apresjan montre que le paradigme des adjectifs susceptibles de se substituer à good dans la structure : « X animé + to be + adj. + at + Y inanimé », est sémantiquement homogène. Mais il n'en est malheureusement pas toujours ainsi : la communauté de distribution n'est une condition ni suffisante, ni nécessaire (par exemple, « se rappeler quelque chose » vs « se souvenir de quelque chose ») à la parenté sémantique. L'approche distributionnelle permet des observations intéressantes sur le comportement syntagmatique des unités lexicales, mais on ne saurait assimiler sens et distribution.

Enfin, s'il est un modèle qui se veut « global » (ou « intégré »), c'est bien évidemment la grammaire générative.

En 1963, Katz et Fodor se chargent d'expliciter les mécanismes de la composante sémantique du modèle défini par Chomsky à l'aide de « restrictions sélectives » dont sont marqués les items lexicaux et de « règles de projection » qui amalgament successivement deux à deux, compte tenu de leur relation syntaxique, les contenus de ces items. La démarche s'apparente à celle de l'analyse componentielle (puisque les contenus lexicaux sont décomposés en traits), mais son originalité et son succès d'alors tiennent au fait que l'analyse est incorporée à un modèle global de la phrase, qui lui impose ses propres contraintes : elle doit user d'un appareil descriptif adéquat, et formalisé (formalisation qui du reste dissimule mal le caractère « bricolé », et négligemment ad hoc, des échantillons d'analyse proposés par Katz et Fodor).

Voici donc le modèle de Chomsky doté d'une sémantique. Admise par la petite porte, cette composante va bientôt, tel le cheval de Troie, semer la zizanie dans les rangs des tenants de la grammaire générative, en désaccord sur la place qu'il convient d'accorder à la nouvelle venue – et ce sera, à la fin des années 1960, la rupture entre les partisans du modèle « standard » (bientôt « étendu ») et les schismatiques de la « sémantique générative » (Lakoff, Postal, Mc Cawley...), lesquels remettent radicalement en cause la chronologie des événements génératifs proposés par Chomsky, et l'autonomie des deux composantes sémantique et syntaxique : la structure profonde d'une phrase, ce n'est plus, dans cette perspective, une structure syntaxique ensuite interprétée sémantiquement, c'est sa représentation sémantique progressivement convertie en structure de surface ; représentation qui se caractérise par le fait qu'elle se doit d'inclure toutes les informations pertinentes, et en particulier des aspects du sens injustement négligés jusqu'alors, comme les présuppositions, le « focus », les quantificateurs, les modalités – et même le problème de la cohérence transphrastique.

Au-delà de la phrase[modifier]

Un texte écrit ou oral n'est pas une simple juxtaposition de phrases : il obéit à des règles d'organisation, dont certaines s'appliquent à toutes les formes de discours, et d'autres sont propres à certains types de textes.

Durant les années 1970, on assiste à la reconnaissance de l'unité-texte comme unité linguistique à part entière, et à l'éclosion de nombreuses grammaires textuelles, plus ou moins calquées sur les grammaires de phrase existantes. Dans ces grammaires, la cohérence sémantique d'un texte peut être envisagée au niveau local de l'enchaînement des phrases (fonctionnement des connecteurs, de l'anaphore/cataphore, etc.), ou bien global (dans le cas par exemple des modèles narratifs développés, à la suite de Propp, par Greimas et son école) ; et nous mentionnerons une notion descriptive particulièrement productive pour la sémantique textuelle : c'est la notion d'isotopie – principe de cohésion textuelle reposant sur la récurrence d'un même trait de sens, dénotatif ou connotatif –, introduite par ce même Greimas, puis affinée par des linguistes tels que Rastier.

Dès que la sémantique s'aventure au-delà du mot, elle rencontre sur sa route deux problèmes de taille, et qu'elle est loin d'avoir encore résolus : le problème de l'articulation de ces deux paliers de structuration du signifié, dont l'autonomie est toute relative, que sont le lexique et la syntaxe ; et le problème des effets du cotexte (linguistique) et du contexte (extralinguistique) sur le sens des unités de langue au cours de l'actualisation discursive, lorsque le sens se convertit en « signification ».

Le mieux connu de ces effets est la sélection : le cotexte lève la polysémie des unités lexicales (« ce café est délicieux » vs « ce café est bruyant »), et le contexte se charge de faire disparaître les ambiguïtés restantes (« je n'aime pas ce café ») ; mais le cotexte et le contexte ont sur le sens bien d'autres incidences – suspension de certains traits, activation d'autres, modification de leur hiérarchie, ajout de spécifications inédites – qui n'ont pas encore été suffisamment explorées.

De plus, si le linguiste n'est pas trop embarrassé devant l'action du cotexte, il n'en est pas de même du contexte, qui n'est pas a priori de son ressort ; contexte dont l'extension est infinie, et infiniment variable (puisque le contexte pertinent peut être étroit ou large et que, sous ce vocable, il faut admettre aussi l'ensemble des savoirs que les interlocuteurs possèdent sur le monde), et qui peut intervenir à tous les niveaux du fonctionnement de l'énoncé (par exemple, dans le mécanisme de l'anaphore dite « associative » : « Nous arrivâmes à un village. L'église était fermée »). Quelle place et quel sort convient-il d'accorder à ces informations contextuelles et « encyclopédiques » ? C'est là une question lancinante pour tous ceux qui s'occupent de sémantique – et, plus particulièrement, pour les spécialistes du traitement automatique des langues et les tenants de l'approche cognitive.

L'approche cognitive[modifier]

L'apport essentiel des sciences cognitives à la sémantique linguistique consiste dans le modèle prototypique de la catégorisation, introduit en psychologie par E. Rosch, et appliqué, à partir des années 1980, par des linguistes comme G. Lakoff ou R. W. Langacker, à l'analyse du sens, et surtout de celui des mots, même si certaines applications ont été également tentées en phonologie, morphologie, syntaxe, linguistique textuelle ou théorie des actes de langage.

La notion de prototype[modifier]

La catégorisation est pour l'être humain un processus essentiel, qui fonde toutes ses opérations perceptives, mentales ou langagières. Or ce processus pose la question suivante : sur quelle(s) base(s) range-t-on tel ou tel objet dans telle ou telle catégorie ? Quels sont les critères qui président à ces regroupements ?

La théorie classique (dite des « CNS ») considère que cette opération se fait sur la base de certaines propriétés communes, conditions nécessaires et suffisantes de l'admission de l'objet dans la classe. Mais, en fait, certains tests et expériences établissent que tous les membres des catégories constituées ne sont pas équivalents : certains objets sont de meilleurs exemplaires que d'autres, qui sont quant à eux de moins bons représentants de la catégorie. Ainsi, pour la catégorie des oiseaux, le moineau est un meilleur représentant que la poule, l'autruche ou le pingouin ; dans l'ensemble des fruits, la pomme est jugée (dans nos sociétés du moins) comme le meilleur représentant, et l'olive comme le plus médiocre. Le meilleur exemplaire est appelé « prototype », et c'est autour de cette figure centrale que s'organise toute la catégorie. Dans cette perspective, les membres d'une catégorie sont regroupés sur la base d'une ressemblance plus ou moins forte avec le prototype (c'est « l'échelle de typicalité »), et non sur la base d'un ensemble de propriétés qu'ils partageraient nécessairement tous.

Application à la sémantique lexicale[modifier]

Les mots peuvent à divers titres être assimilés à des catégories : d'une part, leur sens est un ensemble de traits (définition en « compréhension », ou « intension »), et il renvoie à un ensemble d'objets extralinguistiques (définition en « extension ») ; d'autre part, les mots entretiennent certaines relations d'inclusion (hypo-/hyperonymie).

  • En ce qui concerne le niveau « intracatégoriel » (interne au mot), notons d'abord que l'approche prototypique ne remet pas en cause le principe de décomposition des concepts en traits, mais seulement le caractère nécessaire et suffisant de ceux-ci, en introduisant la gradualité. En effet, à la question : quels sont les critères qui président au regroupement d'objets différents sous une même étiquette désignative ?, l'analyse componentielle répond : celui-ci s'effectue sur la base de propriétés communes, reflétées dans le sémème par les sèmes dénotatifs (qui sont autant de « CNS ») ; mais, dans la perspective prototypique, les différents membres de la classe dénotative n'ont pas besoin d'avoir tous les mêmes propriétés exactement : il suffit qu'ils aient avec le prototype un certain degré de ressemblance. Cette perspective permet donc de rendre compte du caractère flou des signifiés lexicaux (existence de différents degrés d'appartenance d'un élément à un ensemble), qu'on envisage ces signifiés en extension (certains objets tombent sans contestation possible sous le coup du concept, alors qu'on va pour d'autres hésiter davantage), ou en compréhension (certaines composantes du sens sont plus essentielles, plus « saillantes » que d'autres).
  • En ce qui concerne le niveau « intercatégoriel » (des relations entre mots), on a précédemment signalé que la relation d'hypo-/hypéronymie était, elle aussi, floue : une voiture est un véhicule plus authentique qu'un bateau ou un avion ; une rue est une voie de circulation urbaine plus typique qu'un boulevard ou une impasse (le terme correspondant au prototype étant aussi le terme « non marqué » dans l'ensemble des hyponymes, et pouvant à ce titre jouer dans certaines circonstances le rôle de terme générique). Notons que cette seconde application est plus restreinte que la première puisque, contrairement à ce que les cognitivistes semblent croire, le lexique n'est que très partiellement structuré de façon taxinomique.
  • Enfin, dans La Sémantique du prototype (1990), Kleiber envisage une autre application du modèle prototypique à la sémantique lexicale, mais qui ne vaut que pour la version « étendue » du modèle, laquelle s'oppose à la version « standard » en ce qu'elle ne postule plus, pour une catégorie donnée, une figure centrale à laquelle sont rapportés tous les membres, mais repose sur des liens associatifs entre les différents membres eux-mêmes : ceux-ci sont appariés deux à deux, mais tous n'ont pas forcément entre eux de traits communs. Pour Kleiber, cette conception (dite de la « ressemblance de famille ») s'applique parfaitement au problème de la polysémie (c'est-à-dire aux relations entre les membres-sémèmes au sein de la catégorie-signifié) : dans l'exemple précédemment mentionné de « canard », le sémème /journal/ n'a plus rien à voir avec le sémème /animal/, dont il découle pourtant par glissements successifs. Dans une telle conception, c'est le sens « propre » qui occupe alors la fonction de prototype, ce bon vieux sens propre que les linguistes connaissent bien, mais dont ils connaissent aussi le caractère problématique.

Évaluation de l'approche prototypique[modifier]

Cette approche introduit dans la description du sens des mots plus de souplesse, car elle permet d'accorder droit de cité à des spécifications telles que [qui vole] pour « oiseau », spécifications qui ont une indéniable pertinence empirique, mais qu'exclut le modèle structural, du moins dans sa version « dure » – car on a vu que l'analyse sémique n'était pas toujours si spartiate, et qu'elle récupérait dans la connotation les exclus de la dénotation. La différence entre les deux modèles se réduit alors au fait que l'analyse componentielle maintient une certaine distinction entre ces deux types de traits, alors que l'approche prototypique assimile traits dénotatifs et connotatifs, distinctifs et encyclopédiques.

La perspective cognitive met également un terme à l'isolement de la sémantique linguistique : pour elle, les signifiés lexicaux ne peuvent être étudiés de manière appropriée que relativement aux capacités cognitives générales de l'homme, et la sémantique lexicale doit travailler en étroite collaboration avec les autres disciplines qui étudient le fonctionnement de l'esprit humain : psychologie surtout, mais aussi neurosciences, intelligence artificielle ou anthropologie culturelle.

Mais ces deux aspects positifs ont leur contrepartie négative (sans parler des incertitudes qui pèsent sur la notion même de prototype : est-ce un exemplaire particulièrement représentatif, ou familier ? est-il unique ou pluriel, réel ou idéal ?) :

  • En premier lieu, à vouloir assouplir la représentation des contenus lexicaux, le risque est grand d'en faire des sortes de fourre-tout ; or le sens d'un mot comme « étoile », ce n'est pas la somme de tous les savoirs (scientifiques, empiriques, mythiques, symboliques...) que les locuteurs ont de la chose. Il n'est pas vrai non plus que « plus l'individu ressemble au prototype, plus son appartenance à la catégorie sera nette » : certains fauteuils ressemblent plus à la chaise prototypique que certaines chaises, seulement ils sont pourvus d'accoudoirs, et cela suffira pour les faire basculer dans la catégorie des fauteuils – où l'on retrouve la notion de distinctivité, dont il n'est pas si facile de se débarrasser. Une chaise, ce n'est pas « tout objet qui ressemble à la chaise prototypique », mais tout objet qui lui ressemble à certains égards, et ces « égards-là » (qui ne sont rien d'autre que les propriétés distinctives), il revient au sémanticien de les mettre à jour. On peut donc se demander si un modèle componentiel assoupli n'est pas plus approprié que le modèle prototypique à la description du fonctionnement du lexique. Il se peut aussi que cela dépende du champ sémantique envisagé : que les adjectifs de couleur soient utilisés par rapport à une représentation prototypique, alors qu'un terme tel que « avare » est plus vraisemblablement choisi en fonction du trait qui définit son contenu (c'est-à-dire [qui a la passion de l'argent, aime en amasser, et déteste en dépenser]), indépendamment de toute comparaison avec quelque Harpagon prototypique.

Pour trancher ce débat, plutôt que de recourir à des tests toujours sujets à caution, il serait sans doute plus judicieux d'observer, dans l'activité discursive elle-même, quelles sont les manifestations du travail de sélection lexicale : hésitations et embarras du locuteur (« c'est une chaise, enfin, une espèce de chaise un peu bizarre... »), controverses entre les interlocuteurs (« mais c'est bien trop petit pour être un fleuve ! », « c'est pas un tabouret, y a un dossier ! »), toutes ces « mini-négociations » prouvant à la fois que les choix lexicaux reposent bien généralement sur la reconnaissance de certains traits inscrits dans le signifié, et que la conception de ces traits peut varier d'un locuteur à l'autre, d'une situation à l'autre, et d'un usage à l'autre – d'où le flou sémantique des unités de langue, et la possibilité de ces affrontements discursifs si bien attestés dans les conversations quotidiennes. (Notons que les variations individuelles sont plus importantes encore en matière de prototype, sans que cela ait forcément des incidences sur l'emploi des mots : Pierre et Paul peuvent utiliser semblablement le mot « oiseau » sans en avoir la même représentation prototypique).

Il apparaît donc que ce « nouveau talisman » qu'est d'après Claude Hagège la notion de prototype ne constitue en aucun cas une solution miracle pour la sémantique lexicale.

  • En second lieu, à vouloir décloisonner la sémantique linguistique, le risque est grand de la voir se fondre dans la psychologie : François Rastier signale ce danger et dénonce la conception mentaliste du sens qui règne chez les cognitivistes : pour eux (comme pour les préstructuralistes), le contenu d'un lexème est systématiquement assimilé au concept, alors que « le coup de génie de Saussure » avait précisément consisté « à rapatrier le signifié dans les langues, en le distinguant du concept logique ou psychologique ». Mentalisme généralement aggravé par un universalisme corrélatif : comme les significations sont ramenées à des opérations mentales, et que celles-ci sont admises comme étant universelles, les significations ne peuvent être qu'universelles (alors qu'il y a autant de systèmes sémantiques différents qu'il y a de langues différentes), Rastier mentionnant tout de même l'existence de la « sémantique cognitive comparée », qui se préoccupe du rôle des facteurs culturels dans le fonctionnement du sens, et dont les débuts sont extrêmement prometteurs.

Bilan[modifier]

« Que n'a-t-on tenté pour éviter, ignorer ou expulser le sens ? On aura beau faire : cette tête de Méduse est toujours là, au centre de la langue, fascinant ceux qui la contemplent » (Benveniste). Le sens fascine aujourd'hui plus que jamais : il n'est pas exagéré de dire que ce qui caractérise principalement les développements de la science linguistique durant la seconde moitié de ce siècle, c'est une sémantisation croissante et spectaculaire des modèles qu'elle propose, et « un retour des origines d'une science (de ce dont elle a dû se séparer pour devenir ce qu'elle est) dans cette science elle-même » (Michel Pêcheux). Après le refoulement, l'expansion tous azimuts : nous voilà bien loin de Harris, déclarant en 1952 que « la linguistique descriptive ne se préoccupe pas du sens des morphèmes »... Le problème de la sémantique n'est plus aujourd'hui un problème de reconnaissance, mais d'identité : une telle diversification des tâches ne pouvait se faire sans mettre en péril l'unité de la sémantique, ni brouiller la ligne de démarcation qui traditionnellement séparait son territoire de celui des disciplines connexes, les contours de la sémantique étant devenus plus indécis encore avec l'apparition d'un nouvel acteur sur la scène linguistique : la pragmatique.

Sémantique et pragmatique[modifier]

Étant donné « la disparité et la diversité des entreprises qui se logent à l'enseigne de la pragmatique » (François Latraverse), il n'est pas commode de trouver une définition unitaire à ce qui apparaît un peu comme une auberge espagnole. Proposons tout de même celle-ci : « La pragmatique, c'est l'étude du langage en acte », et ajoutons qu'on peut entendre par « langage en acte » des choses bien différentes, telles que : le langage en situation, actualisé au cours d'un acte d'énonciation particulier : il n'y a pas de dit sans dire ; ou le langage agissant, et modifiant en permanence l'univers du discours : il n'y a pas de dire sans faire.

On comprend alors que la pragmatique se soit développée dans deux directions :

  • La linguistique de l'énonciation, qui prolonge les propositions de Charles Morris, définissant en 1938 la pragmatique comme l'étude des relations que les signes entretiennent avec leurs utilisateurs (quand la sémantique s'occupe des relations des signes à leur référent). Il s'agira donc dans cette perspective de relier l'énoncé au cadre énonciatif dans lequel il s'enracine, et de voir quels sont les lieux et les modalités d'inscription dans la trame énoncive de ses différents constituants : émetteur (problème des déictiques, des termes affectifs, des évaluatifs, axiologiques et modalisateurs, et, plus généralement, de la « subjectivité » langagière), récepteur (fonctionnement des vocatifs, impératifs, interrogatifs) et situation d'énonciation (restreinte ou large) – étant bien entendu que tous les textes sont d'une certaine manière « ancrés » situationnellement et marqués énonciativement (et, en particulier, toute séquence discursive porte la marque du sujet discoureur), mais selon des modalités et à des degrés variables.
  • La théorie des actes de langage, développée (entre autres) par Austin et Searle, dont l'hypothèse fondatrice est la suivante : parler, c'est sans doute échanger des informations, mais c'est aussi effectuer un acte, régi par des règles dont certaines seraient universelles, et qui prétend transformer la situation du récepteur et modifier son système de croyances et/ou son attitude comportementale ; corrélativement, comprendre un énoncé, c'est identifier, outre son contenu informationnel, sa visée pragmatique (« valeur illocutionnaire » de menace, ordre, promesse, orientation, argumentative...).

Mais on comprend aussi la raison des conflits frontaliers entre sémantique et pragmatique : c'est que les phénomènes pertinents en linguistique de l'énonciation comme en théorie des actes de langage peuvent être envisagés aussi bien en langue qu'en discours :

  • Il existe dans la langue certaines unités qui ont tout particulièrement vocation à permettre l'inscription dans le discours de leurs énonciateurs : expressions « déictiques » (ou « indexicales »), mais aussi modalisateurs, termes affectifs ou évaluatifs, et autres « subjectivèmes ».
  • Pour ce qui est des actes de langage : les « valeurs illocutoires » sont elles aussi inscrites en langue, dans le sémantisme de certaines formes grammaticales ou lexicales.

Deux attitudes sont alors possibles :

  • Ou l'on restreint la pragmatique à la description des effets de sens liés à l'actualisation discursive ; mais on sera alors contraint de dissocier artificiellement des phénomènes liés, comme les valeurs illocutoires des effets perlocutoires, ou, dans l'ensemble des contenus implicites, les présupposés (indépendants du contexte) des sous-entendus (tributaires du contexte).
  • Ou l'on considère que même certains faits de langue sont de sa juridiction ; mais la pragmatique vient alors chasser sur les terres de la sémantique.

Ces deux conceptions aujourd'hui coexistent, comme il apparaît dans les choix terminologiques faits de part et d'autre : pour Oswald Ducrot, l'étude de l'« argumentation dans la langue » relève de la « pragmatique intégrée », alors que, pour Vanderveken, l'étude des forces illocutoires déterminées en langue relève de la sémantique – Kleiber préférant quant à lui, prudemment, dire « pragma-sémantiques » ses propres travaux sur l'anaphore et la référence...

Cette interrogation sur les frontières de la sémantique peut se formuler autrement. D'une part, il est sûr qu'aucun linguiste ne prend plus à son compte la définition structuraliste du langage, comme « une entité autonome de dépendances internes » : « On peut dire que la thèse classique de la clôture de l'univers sémantique n'est plus l'a priori de la scientificité de la linguistique » (H. Parret). Le dogme « immanentiste » a fait son temps, et l'heure est venue de l'ouverture. Mais, d'autre part, il n'est pas question que la sémantique en vienne à se dissoudre dans la psychologie (cognitive ou non), la sociologie ou l'anthropologie. Le problème se formule donc ainsi pour elle : comment sortir de l'immanence sans renoncer à une relative autonomie ? Et la réponse ne peut être que celle-ci : la sémantique linguistique continuera d'exister tant qu'elle se souviendra de ce qui fait sa spécificité, c'est-à-dire du fait que le sens linguistique est toujours d'une certaine manière ancré dans un signifiant linguistique.

Selon Chomsky, la linguistique a pour but de rendre compte de la façon dont « les sens sont appariés aux sons ». Il s'agit bien, toujours, de faire l'anatomie d'un rapport. Mais cette entreprise s'accompagne aujourd'hui d'une double prise de conscience :

  • Que si la linguistique a pour objet de décrire des signes (quelle que soit leur dimension), le tandem Sa/Sé se trouve automatiquement engagé, dès qu'il entre en fonctionnement, dans une double relation : au référent, d'une part, et aux interlocuteurs, de l'autre ; c'est-à-dire que le problème de l'appropriation d'un signe X se pose ainsi : X doit être approprié à Y (son référent) pour Z (les interlocuteurs) dans une situation S.
  • Que l'univers sémantique se caractérise par la diversité : des types de sens (dénotatif/connotatif, explicite/implicite, propositionnel/illocutoire, en langue/en discours...) ; des types d'unités concernées par la question du sens, de la plus petite (le sème, unité de pur contenu) à la plus grande (le texte), le niveau intermédiaire du mot n'ayant plus l'exclusivité des recherches sémantiques, même s'il y tient toujours la vedette ; diversité encore des mécanismes qui permettent l'extraction du sens : ils impliquent généralement (en particulier dans le cas des contenus implicites) la prise en considération non seulement des signifiants actualisés, mais aussi de certaines données contextuelles et informations préalables, éventuellement de certaines « maximes conversationnelles » (telles que les décrit H. P. Grice), et de certaines opérations propres à la « logique naturelle » : on parle alors, à juste titre, d'un calcul interprétatif, lequel engage bien d'autres compétences que la seule compétence linguistique, et dont le résultat est d'autant plus aléatoire que le calcul est plus complexe, d'où ces infinies controverses auxquelles on assiste parfois sur le sens de tel énoncé, entre gens qui sont pourtant censés parler la même langue ; diversité, enfin, des modèles descriptifs et des métalangages utilisés, qu'ils se veulent ou non formalisés.

« Quel véritable Eldorado pour la théorie des signes que notre époque, maintenant que le signe est déchaîné ! », s'écrie Hjelmslev en 1953. Quelques décennies plus tard, le signe n'est toujours pas dompté – et il est permis de penser qu'il ne le sera jamais ; qu'aucune « théorie globale » ne parviendra à maîtriser cet incessant harcèlement des formes par le sens.

Catherine KERBRAT-ORECCHIONI, « SÉMANTIQUE », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 06 décembre 2021. URL 
https://www.universalis.fr/encyclopedie/semantique/

Bibliographie[modifier]

M. Bréal, Essai de sémantique, Hachette, Paris, 1897

O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Hermann, Paris, 1972

A. J. Greimas, Sémantique structurale, Larousse, Paris, 1965

J. J. Katz & J. A. Fodor, « The Structure of a semantic theory », in Language, no 39, pp. 170-210

C. Kerbrat-Orecchioni, La Connotation, Presses univ. de Lyon, Lyon, 1977 ; L'Énonciation, Armand Colin, Paris, 1980 ; L'Implicite, ibid., 1986

G. Kleiber, La Sémantique du prototype, P.U.F., Paris, 1990

G. Lakoff, Women, Fire and Dangerous Things, Univ. of Chicago Press, Chicago, 1987

J. Lyons, Éléments de sémantique, Larousse, 1978 ; Sémantique linguistique, ibid., 1980

P. Martin, Inférence, antonymie et paraphrase, Klincksieck, Paris, 1976 ; Pour une logique du sens, P.U.F., 1983 ; Langage et croyance, Mardaga, Bruxelles, 1987

J. Picoche : Structures sémantiques du lexique français, Nathan, Paris, 1986

F. Rastier, Sémantique interprétative, P.U.F., 1987 ; Sémantique et recherches cognitives, ibid., 1991

E. Rosch & B. Lloyd dir., Cognition and Categorization, Erlbaum, Hillsdale, 1978

J. R. Searle, Sens et expression, éd. de Minuit, Paris, 1982

S. Ullmann, Précis de sémantique française, Francke, Berne, 1952

A. Wierzbicka, Semantic Primitives, Athenäum, Francfort-sur-le-Main, 1972.

CHAMP SÉMANTIQUE ET CHAMP LEXICAL[modifier]

Écrit par

Catherine FUCHS 
directrice de recherche émérite au CNRS


En lexicologie, le terme « champ » est utilisé pour désigner la structure d'un domaine linguistique donné. Les deux notions de « champ sémantique » et de « champ lexical » sont très souvent confondues. Toutefois, lorsqu'on les distingue, on réserve généralement le terme champ sémantique pour caractériser le fonctionnement propre à une unité lexicale, et celui de champ lexical pour décrire des relations entre plusieurs unités lexicales.

Le champ sémantique[modifier]

On peut, dans cette perspective, appeler champ sémantique l'aire couverte par la ou les significations d'un mot de la langue à un moment donné de son histoire, c'est-à-dire appréhendée en synchronie.

Lorsque le mot considéré est polysémique (c'est-à-dire possède plusieurs significations différentes, mais apparentées), la description de son champ sémantique doit rendre compte tout à la fois de la parenté de sens et des différences entre les significations du mot. Ainsi le champ sémantique de « peinture » couvre-t-il les diverses significations que prend ce mot, par exemple, dans « peinture en bâtiment », « peinture à l'huile », « peinture beige », « peinture impressionniste », « peinture murale », « peinture de mœurs », etc. Diverses approches théoriques ont été proposées pour appréhender le champ sémantique des polysèmes en termes de noyau de sens commun et de différences liées à la diversité des emplois en contexte. Les unes s'inscrivent dans la perspective structuraliste de la sémantique dite componentielle (Bernard Pottier, François Rastier), d'autres dans le cadre de la psychomécanique de Gustave Guillaume (Jacqueline Picoche, Structures sémantiques du lexique français, 1986). D'autres enfin proposent des modèles formels dans lesquels le champ sémantique d'un mot est caractérisé comme un espace de sens apparentés qui se trouve construit de façon dynamique par l'interaction entre le mot considéré et les mots qui l'environnent dans l'énoncé (ainsi Bernard Victorri dans La Polysémie, construction dynamique du sens, 1996).

En revanche, en cas d'homonymie, c'est non plus un unique champ sémantique qu'il faut décrire, mais plusieurs. Ainsi le mot « grève » se verra-t-il associer deux champs sémantiques distincts : le premier correspondant à des emplois du type « se promener sur la grève », le second à des emplois du type « se mettre en grève ».

Le champ lexical[modifier]

On réserve souvent l'appellation champ lexical pour désigner un ensemble de termes lexicaux entretenant entre eux certaines relations sémantiques. Il peut s'agir de relations de synonymie (comme « bicyclette » et « vélo », ou « casser », « briser » et « rompre »), de relations d'antonymie (comme « grand » et « petit », ou « construire » et « détruire »), ou plus largement de caractéristiques sémantiques qui permettent de regrouper les mots considérés sous un même intitulé générique (comme « table », « lit », « chaise », « armoire », regroupés dans la famille des meubles).

À ce propos, on se gardera de confondre le champ lexical avec le champ conceptuel, qui désigne l'aire des concepts couverte par un mot ou un groupe de mots. Historiquement, les premières études consacrées aux champs, dans les années 1920-1930, ont été proposées dans une perspective davantage ethnologique et anthropologique que véritablement linguistique : elles portaient en réalité sur des champs conceptuels. Les pionniers dans ce domaine ont été, au début du xxe siècle, les néo-humboldtiens comme Joos Trier (à qui l'on doit la notion même de champ sémantique), Weisgerber ou Porzig, à la recherche d'une « vision du monde » globale supposée propre à chaque nation. Dans ces études, le matériau linguistique n'était guère analysé pour lui-même, il constituait un simple point de départ pour dégager des schèmes de pensée socioculturels. Il s'agissait, par exemple, d'étudier, dans une société donnée, le champ des animaux domestiques, celui des plantes, celui des couleurs, ou encore celui des relations de parenté.

Or un champ conceptuel ainsi caractérisé ne définit pas, ipso facto, un champ lexical : pour accéder au champ lexical propre à une langue donnée, il faut en effet étudier la façon spécifique dont cette langue exprime ou au contraire néglige certains concepts à travers ses ressources lexicales. C'est ainsi, par exemple, que la structuration en français du champ lexical des termes de parenté repose sur le recours à des opérateurs comme « grand », « petit » ou « arrière » pour exprimer les relations de parenté entre générations, et à des opérateurs comme « beau » ou « belle » pour exprimer les relations de parenté entre individus non consanguins.

Dans certains travaux de lexicologie récents, les deux notions de champ sémantique et de champ lexical se trouvent redéfinies dans une perspective résolument formelle. Par exemple dans l'ouvrage d'Igor Mel'chuk, André Clas et Alain Polguère intitulé Introduction à la lexicologie explicative et combinatoire (1995), le champ sémantique est défini comme « l'ensemble des lexies (mots ou locutions, considérés dans une acception particulière) qui ont une même composante sémantique identificatrice de champ, c'est-à-dire une même étiquette correspondant à un générique commun » : ainsi, les lexies « dessiner », « peindre », « sculpter », « tailler », « graver » participent du champ identifié par la composante « représenter » ; ou encore les lexies « rouge », « bleu », « vert-gris » appartiennent au champ « couleur ». Quant au champ lexical, il se définit, pour ces auteurs, à partir du champ sémantique : « nous appelons champ lexical d'un champ sémantique l'ensemble des vocables (unités polysémiques) dont les lexies de base appartiennent à ce champ sémantique ». Ainsi le champ lexical « parties du corps » est composé de l'ensemble des vocables comme « BRAS » [lui-même constitué de 14 lexies de base : bras (de Jean), bras (du poulpe), bras (d'un brancard), bras (d'une manivelle)...], « JAMBE » [lui-même constitué de 7 lexies de base : jambe (de Jeanne), jambe (de pantalon), jambe (de compas)...], etc.

Sur ces bases théoriques, le travail pratique du lexicographe consiste ensuite à construire des dictionnaires (par exemple le Dictionnaire explicatif et combinatoire du français contemporain, Igor Mel'chuk dir., 1999), c'est-à-dire à organiser les champs lexicaux, à déterminer les vocables (division et regroupement des acceptions) et à décrire les différentes lexies en les répartissant en autant d'entrées du dictionnaire.

Catherine FUCHS 
Catherine FUCHS, « CHAMP SÉMANTIQUE ET CHAMP LEXICAL », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 05 décembre 2021. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/champ-semantique-et-champ-lexical/