EU: Sémiotique

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La sémiologie ou sémiotique (du grec σημε̃ιον, « signe ») tend aujourd'hui à se construire comme une science des significations.

En tant que telle, et par conséquent, la sémiologie est la méthodologie des sciences qui traitent des systèmes signifiants, donc des «sciences humaines », puisqu'elle considère les pratiques socio-historiques qui font l'objet de ces sciences (le mythe, la religion, la littérature, etc.) comme des systèmes de signes.

La sémiologie apparaît ainsi comme l'infrastructure des sciences humaines et dévoile par là même sa vulnérabilité. En effet, lorsqu'elle transforme les pratiques socio-historiques en systèmes signifiants, lorsqu'elle en dégage des formalismes, une syntaxe, des structures, la sémiotique laisse d'habitude en suspens la question des présupposés ou de l'idéologie qui autorisent l'emploi de cette formalisation et qui décident, en dernière instance, de sa validité ou de sa vérité. Et lorsque, dans ses développements plus récents, la sémiotique est amenée à s'interroger sur cette idéologie, elle s'attaque aux matrices mêmes qui permettent le processus de la connaissance : le signe, le sujet, sa position socio-historique.

Elle rencontre alors la psychanalyse et le matérialisme historique, devient une des voies de leur pénétration dans les sciences humaines et propose son terrain pour l'approfondissement de la procédure analytique ou pour l'élaboration d'une logique dialectique matérialiste face à la complexité des pratiques sociales.

Sans quitter, donc, le terrain du signe et du système, pour autant qu'elle reste une métalangue, une théorie scientifique, la sémiotique est amenée à se pratiquer comme une critique de sa démarche traditionnelle et fondamentale, c'est-à-dire à débloquer l'enclos du signe et du système pour rendre compte de la production effective, matérielle, corporelle, sociale et historique des pratiques signifiantes.


Le problème du signe, de l'Antiquité au XVIIIe siècle[modifier]

Les stoïciens[modifier]

Un bref parcours historique permet de comprendre comment le discours sémiotique a pu se produire en suivant de près les idéologies dominantes des différentes époques et les coupures scientifiques qui s'y sont opérées.

La question du signe semble apparaître pour la première fois dans l'aire culturelle occidentale avec les stoïciens (iiie siècle av. J.-C.). Elle leur est nécessaire pour fonder

  • la théorie logique très détaillée du syllogisme (la proposition conditionnelle ou disjonctive qui dévoile le mécanisme d'une preuve),
  • articulée comme une série de signes sans signification propre,
  • comme un système déductif opérant avec des termes (éléments initiaux) d'après des règles strictes.

Or, pour que cette logique puisse fonctionner, elle doit pouvoir montrer la validité de ses termes. C'est ici que la théorie du signe intervient :

les termes sont vrais parce qu'ils sont des signes, c'est-à-dire des relations nécessaires entre le mot et la chose qu'il désigne, par la médiation du lekton, catégorie incorporelle située du côté du langage.

Le signe est donc une induction, comme l'induction syllogistique, mais, au lieu de fonctionner à l'intérieur de la formalité linguistique, il relie le discours à son dehors, les mots aux choses.

Le signe est par conséquent structuré comme la projection du syllogisme vers le dehors matériel : il a la structure d'une preuve, d'une induction fondamentale et préalable à l'induction logique elle-même.

Cette architectonique fait du monde une conjonction de langues s'interprétant mutuellement, et ouvre la voie à la science : traduire ou interpréter sera, pour les stoïciens, trouver la forme d'une totalité réglementée, c'est-à-dire d'un système, donc d'une science.

Le signe et la sémiotique qu'il engendre inaugurent la procédure scientifique qui sera désormais une traduction systématisée : les stoïciens sont les premiers à employer le mot σ́υστημα au sens de « système du monde » physique mais aussi humain (la première sémiotique est étroitement liée à l'interprétation des signes du ciel et à des signes corporels : elle est astrologie et médecine).

Les controverses médiévales[modifier]

La théorie médiévale de la signification révèle, déploie et accentue la théologie immanente à la conception stoïcienne du sens : celui-ci est une transcendance (divine ou subjective), une constance normative qui sous-tend toute manifestation verbale. Dieu en est le support essentiel qui focalise l'enchaînement diversifié de symboles (« tout est symbole de symboles ») enveloppant un univers qui ainsi se trouve toujours déjà sémiotisé.

La logique, la grammaire et la théologie médiévales manifesteront donc une complicité inébranlable, mais qui s'assouplira selon les transformations théologiques imposées par le développement des forces productives. Succédant à la Dialectique d'Abélard, les disputes entre réalistes et nominalistes, au xive siècle, concernent en premier lieu l'unité signifiante.

Rappelant la logique stoïcienne, les occamistes refusent l'existence réelle à l'universel et ne la reconnaissent qu'aux termes (ou signes) du langage individuel ; la relation entre le terme et l'objet qu'il représente est dite suppositio.

La grammaire sera le dernier maillon de la chaîne sémiotique dont Dieu est l'origine et que la logique articule : la grammatica speculativa du xive siècle transposera ses problèmes sur le fond de la théorie des modi significandi. Deux doctrines ici se succèdent :

  • dans la première moitié du xiie siècle, celle des nominales de Bernard de Chartres, qui suppose l'immuabilité de l'unité signifiante malgré ses consignifications,
  • et celle de l'intelligence, qui s'appuie sur Aristote, et, au cours du xiiie siècle, avec Albert le Grand, saint Bonaventure et saint Thomas, se donne comme extra-divine, aspirant au Sens sans se confondre avec lui.
Dans cette seconde doctrine, le rôle du sujet parlant semble accentué notamment par les modi intelligendi qui attribuent aux termes une signification relative et variable. En même temps, les unités signifiantes, qui échappent par là à l'emprise suprême de la divinité, ne subissent que la contrainte du système sémiotique dont elles font partie.
Une impulsion sera ainsi donnée à la description proprement grammaticale, qui, morphologique d'abord, deviendra syntaxique avec Port-Royal, sa Logique et sa Grammaire. La semiosis est désormais conçue comme la grille formelle du raisonnement d'un sujet qui affirme et juge.

Le réseau sémiotique de Leibniz[modifier]

Le vaste ensemble de la pensée leibnizienne, traversant de multiples domaines de la réalité et de la pensée dans un projet de mathématisation totale, d'un réseau qu'on voit se construire à la manière de ce que les mathématiques modernes appellent un « modèle tabulaire », est probablement la plus grandiose entreprise sémiotique jamais tentée.

Les références de Leibniz aux stoïciens ne manquent pas : on trouvera Chrysippe et Cléanthe dans la Théodicée, le principe des « notions communes » dans les Nouveaux Essais, etc. Mais c'est surtout la conception des mathématiques comme indissociables de leur application qui permet les fondements sémiotiques du projet leibnizien.

L'Ars combinatoria (1666) et la Monadologie (1714) justifient et pratiquent une conception de la formalité mathématique comme simultanée et indissociable des diverses manifestations du sens qui sont, en raison de cette indissociabilité et à cette condition seulement, des systèmes formels, ce qui veut dire, pour Leibniz et pour la sémiotique en général, des systèmes signifiants.

Ainsi, la combinatoire ou le calcul infinitésimal seront menés de front avec la mise en place de domaines signifiants dont ils sont la logique tout en en constituant la réalité : machine à calculer, poésie, alchimie, musique, stratégie, politique, morale, etc.

Que devient l'unité signifiante, le signe stoïcien, dans ce réseau multiple et multivalent ? L'unité n'a de sens que comme foyer dans lequel se croisent la multiplicité, voire l'infinité des chaînes. Elle abandonne donc l'univocité du signe stoïcien, et n'existe qu'en étant essentiellement polysémique, c'est-à-dire en se sémantisant dans les divers domaines que couvre le réseau.

La signification relève, on le voit, d'un double registre, et cette dialectique souligne la difficulté, voire l'impossibilité, du projet d'une sémiotique totalisante :

  • d'une part, chaque terme, tel un mot dans une encyclopédie, est chargé de sens selon ses divers usages dans les multiples domaines de la pensée ;
  • d'autre part, chaque terme se nourrit de sens selon sa place dans le réseau pluridimensionnel qui croise l'ensemble des domaines.

La complémentarité de la « spécieuse » et de la « caractéristique » devait résoudre cette dialectique.

Dans ce transfert incessant et dans cette localisation éphémère du sens propres à la sémiotique leibnizienne se dessine la place d'un indispensable support : celui d'une instance transcendantale, Dieu, condition du transport, mais lui-même éclaté par les passages infinis et multiples du réseau signifiant.

Plus encore, une difficulté apparaît, entrevue par Leibniz mais inabordée par lui, et de ce fait bloquant la réalisation du projet qui devait mathématiser l'entendement humain : la difficulté du système propre au langage.

Aussi, à côté de Leibniz, Locke consacrera-t-il ses Essais sur l'entendement humain avant tout à l'étude de la semiosis spécifique du langage humain, de sorte qu'après lui les sémioticiens du xviiie siècle s'attaqueront concrètement au matériau langagier et essaieront de fonder une théorie matérialiste de l'entendement à partir de la grammaire (ainsi W. von Humboldt et Condillac, entre autres).

Parallèlement, et dès ce moment, l'intérêt sémiotique porte sur des pratiques signifiantes organisées dans le matériau verbal, mais irréductibles à l'ordre simplement grammatical (tels la poésie, le mythe, etc.), et à d'autres qui n'empruntent pas ce matériau (la musique, le geste, etc.). La systématicité logique se voit par là même déjà mise en cause ; le sujet parlant ou signifiant, ses « passions » et ses rapports généraux à l'ordre matériel se profilent dans le raisonnement des philosophes matérialistes.

Dès qu'elle devient matérialiste, la sémiotique cesse d'être simplement une tentative de « logification » et de traduction des systèmes logiques les uns dans les autres pour essayer de se construire comme une théorie (dont le degré de scientificité dépend de l'état des sciences à l'époque) de la production de la semiosis à partir de la matérialité biologique et sociale.

Les fondateurs de la sémiotique moderne[modifier]

Peirce et le positivisme logique[modifier]

L'apparition d'une nouvelle science, l'axiomatique, appelée à assurer la compatibilité logique des différentes branches de la nouvelle géométrie qui vont se développer au xixe siècle, semble avoir déterminé la formulation explicite du projet sémiotique moderne.

  • D'abord, George Boole, en introduisant l'analyse mathématique en logique dans sa Mathematical Analysis of Logic (1847), propose un procédé mathématique permettant de transcrire les opérations signifiantes sans recourir à la philosophie ni à la psychologie, et réalise ainsi une partie du projet leibnizien : « La méthode nous permettra même d'exprimer des opérations arbitraires de l'intellect et de parvenir de la sorte à la démonstration des théorèmes généraux qui, en logique, présentent un fort degré d'analogie avec les théorèmes généraux des mathématiques ordinaires. Une part considérable du plaisir que nous donne l'application de l'analyse à l'interprétation de la nature externe provient de ce qu'elle nous offre la possibilité de contempler le caractère d'universalité de la Loi [...]. Et cette étude ne saurait que gagner en intérêt si l'on songe que chaque singularité observable dans la forme du calcul différentiel représente un trait correspondant dans la constitution de notre propre entendement. »
  • Frege mettra l'accent sur le caractère idéal, conceptuel des marques apparemment vides qu'enchaîne l'algèbre : les nombres, extensions de concepts, dérivent (avant de se combiner en algèbre) d'un dispositif logique qui, pour universel qu'il soit, n'est pas donné immédiatement dans le langage parlé, mais fonctionne à plein dans l'ordre arithmétique.
  • C'est dans cette voie, et en créant la logique des relations, qu'un des premiers axiomaticiens, Charles Sanders Peirce, revendique la nécessité d'une science traitant des significations, de leur convertibilité intersystémique et de leur relation à l'ordre matériel : la sémiotique. Pour Peirce, la sémiotique n'est qu'un autre terme pour désigner la logique dans un sens élargi, c'est-à-dire comme « la théorie quasi nécessaire ou formelle des signes ».
Il insiste sur la procédure épistémologique productrice de cette science fondée sur l'abstraction, la déduction et donc sur un certain type d'arbitraire qui pourtant est le propre de toute approche scientifique : « Nous observons le caractère de tels ou tels signes que nous connaissons et, grâce à cette observation, par un procédé que j'appellerais volontiers abstraction, nous aboutissons à des propositions, éminemment faillibles et donc en un sens nullement nécessaires, propositions dont nous inférons ce que doivent être les caractères de tous les signes utilisés par un intellect « scientifique », c'est-à-dire par un intellect capable d'apprentissage par expérience. »

La définition que Peirce donne de l'unité signifiante, le signe, n'est pas sans rapport avec celle des stoïciens :

« Un signe, ou representamen, est quelque chose
  • qui est là pour quelqu'un en vue de quelque chose sous quelque rapport ou capacité.
  • Il s'adresse à quelqu'un, c'est-à-dire crée dans l'esprit de cette personne un signe équivalent ou éventuellement un signe plus développé.
  • Ce signe qu'il crée, je l'appelle interprétant du premier signe.
  • Le signe est là pour quelque chose, son objet.
  • Il est là pour cet objet, non pas sous tous les rapports, mais comme référence à une sorte d'idée, que j'ai parfois appelée la base du representamen. »

Plusieurs divisions des signes en catégories selon divers critères sont proposées, dont on a retenu surtout celle qui distingue icônes, index et symboles :

  • « Une icône est un signe qui se réfère à l'objet qu'il dénote, simplement par la vertu des caractères qui lui sont propres et qu'il possède ; il est indifférent qu'un tel objet existe en réalité ou non [...].
  • Un index est un signe qui se réfère à l'objet qu'il dénote par le fait qu'il est réellement affecté par cet objet [...].
  • Un symbole est un signe qui se réfère à l'objet qu'il dénote par la vertu d'une loi, habituellement une association d'idées générales. »

Dans un chef-d'œuvre publié après sa mort, Existential Graphs, Peirce essaie de construire une sémiologie étendue, embrassant la systématicité logique, mais également la place du sujet parlant et notamment les modalités de son énonciation, aussi bien que les différentes formes de son rapport aux objets dénotés ; cette tentative prend la forme d'une théorie embryonnaire des graphes ou d'une sorte de topologie primitive qui éclaire mieux que tout autre travail de Peirce cette remarque qu'il inclut dans son commentaire de Hegel : « Ma philosophie ressuscite Hegel quoique en étrange costume. »

Un des impacts majeurs de la méthode axiomatique ainsi menée à son extension la plus ambitieuse par Peirce fut, en philosophie, la phénoménologie husserlienne : recherche logique, commençant par une analyse des notions de sens, expression, signe, proposant une typologie des signes pour pouvoir s'y fonder et devenir une théorie de la connaissance, la démarche phénoménologique, « complément philosophique de la mathesis pure », qui élucide et clarifie les éléments constitutifs et les lois de la connaissance, obéit à une méthodologie sémiotique (sans le projet formalisateur).


Avec le logico-positivisme, et notamment avec le cercle de Vienne et les logiciens polonais, le projet d'une construction mathématique de la logique et de tout domaine de sens atteint son apogée.

Distinguant la syntaxe, la sémantique et la pragmatique comme des régions à l'intérieur du continent sémio-logique, Carnap dépasse les limites de la réflexion plus concrètement logico-mathématique qu'il mène en même temps que Quine, Tarski, Lukasiewicz, et formule des règles essentielles de la convertibilité des deux ordres syntaxique et sémantique, en fondant ainsi sa théorie des modèles et la valeur spécifique de la notion de vérité en elle :

« Un système sémantique est un système de règles qui énoncent les conditions de vérité des phrases d'un langage-objet et, par ce moyen, la signification de ces phrases. Un système sémantique S consiste dans des règles de formation définissant l'expression « phrase dans S », des règles de désignation définissant l'expression « désignation dans S » et des règles de vérité définissant l'expression « vrai dans S ».
La phrase du métalangage « Gi est vraie dans S » signifie la même chose que la phrase Gi elle-même. Cette caractéristique constitue une condition de l'adéquation des définitions de la vérité. »

À ce passage de son Introduction to Semantics, Carnap donne cette conclusion :

« Il est important de signaler que le concept de la vérité que nous venons d'expliquer – nous pouvons l'appeler concept sémantique de la vérité – diffère fondamentalement de concepts tels ceux de « accepté comme vraisemblable », « vérifié », « bien confirmé », etc. Ces concepts appartiennent à la pragmatique et exigent la référence à une personne. »

S'appuyant sur de telles recherches, Charles W. Morris conçoit la sémiotique comme la totalisation de toutes les sciences de la symbolicité, y compris l'esthétique et la sociologie de la connaissance ou la psychologie, qui feraient partie de la branche pragmatique de la sémiotique.

« Le développement de la sémiotique, écrit-il, est en lui-même une étape dans le processus d'unification des sciences qui traitent entièrement ou partiellement des signes ; ce développement contribuerait également à combler le fossé entre les sciences biologiques d'une part et les sciences psychologiques et les sciences sociales humaines de l'autre, et à expliciter la relation entre les sciences dites « formelles » et les sciences dites « empiriques. » À cette sémiotique totalisante Morris assigne le rôle d'« organon des sciences ».

Ferdinand de Saussure[modifier]

Le point de départ de Saussure est tout autre : une réflexion sur les régularités, voire les lois, découvertes par la linguistique comparée historique le conduit à envisager

le langage comme un système dont le signe serait la matrice constitutive ou l'élément fondamental.

Reprenant ainsi le projet stoïcien sur la base de la matérialité du langage lui-même, distinguée du système proprement logique ; cherchant la spécificité du système linguistique lui-même dans un état donné de la langue, Saussure semble appliquer à l'objet « langage » une procédure somme toute phénoménologique qu'on retrouve à la même époque chez les fondateurs de la sociologie contemporaine, Durkheim et Tarde.

Il constitue ainsi la linguistique statique comme science pour autant qu'elle fait partie de la sémiologie, science générale des signes traitant de tous les systèmes signifiants verbaux ou non verbaux.

La fondation de la linguistique comme science et de la sémiologie comme théorie scientifique de la signification sont donc deux gestes simultanés et logiquement inséparables.

Partant de la langue en elle-même, Saussure précise la conception générale du signe à l'instar du signe linguistique ; ce dernier « résultant de l'association d'un signifiant et d'un signifié, nous pouvons dire plus simplement : le signe linguistique est arbitraire ».

Si la langue est un jeu de termes (de signes) entre eux,

  • la signification est une « valeur » que produit le système
  • avec ces règles propres que sanctionne en dernière instance la « force sociale », le contrat social.

Étudier les signes (linguistiques mais également extralinguistiques) implique qu'on déborde les cadres du système formel lui-même pour accéder « au sein de la vie sociale ». La sémiologie, science des signes, aura donc partie liée avec les sciences sociales en général et ne saura se contenter d'une formalité simple.

Il n'y a pas dans la sémiologie saussurienne, on le voit, cette ambition à une axiomatisation globale qu'assume la tendance logico-positiviste ; certaines remarques saussuriennes font penser davantage à la lucidité des sémiologues du xviiie siècle voulant inclure le social et le psychologique dans la théorie de la signification, même si la veine comtienne et husserlienne détermine (consciemment ou inconsciemment) la sémiologie de Saussure. Ainsi écrit-t-il :

« On peut concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale ; elle formerait une partie de la psychologie sociale, et par conséquent de la psychologie générale ; nous la nommerons sémiologie (du grec σημε̃ιον, « signe ». Elle nous apprendrait en quoi consistent les signes, quelles lois les régissent [...]. La linguistique n'est qu'une partie de cette science générale [...]. C'est au psychologue à déterminer la place exacte de la sémiologie ; la tâche du linguiste est de définir ce qui fait de la langue un système spécial dans l'ensemble des faits sémiologiques [...]. Si l'on veut découvrir la véritable nature de la langue, il faut la prendre d'abord dans ce qu'elle a de commun avec tous les autres systèmes du même ordre [...]. Par là, non seulement on éclairera le problème linguistique, mais nous pensons qu'en considérant les rites, les coutumes, etc. comme des signes ces faits apparaîtront sous un autre jour, et on sentira le besoin de les grouper dans la sémiologie et de les expliquer par les lois de cette science. »

La linguistique ayant permis la sémiotique, dans la mesure où le langage est « le plus complexe et le plus répandu des systèmes d'expression », elle peut devenir selon Saussure « le patron général de toute sémiologie, bien que la langue ne soit qu'un système particulier ».

Annotat.png  Ceci est d'autant plus vrai que la multilinguistique demultiplie la linguistique en un ensemble complexe de systèmes particulier ayant chacun son génie propre.

Les travaux contemporains[modifier]

La typologie des systèmes signifiants[modifier]

C'est dans cette perspective d'étude concrète des systèmes signifiants opérant dans le champ social, étude permise par les analogies existant entre ces systèmes et le système du langage mais s'éloignant de la linguistique pour chercher les règles propres aux systèmes de signes concrètement étudiés, qu'ont pu se construire les travaux sémiotiques les plus marquants de notre temps, tels que

  • l'étude sémiotique de la littérature
  • commencée par les « formalistes russes »,
  • poursuivie par le cercle de Prague
  • ou par les travaux sémiotiques de nombreux sémioticiens soviétiques d'aujourd'hui
  • et, de manière nouvelle et originale, par les écrits de Roland Barthes et par les sémioticiens français.
  • Il s'agit également de l'étude des structures de la parenté comme un système de communication sociale spécifique,
  • comme une sorte de « langage » assurant des formes précises de cohésion sociale ;
  • ou bien des mythes et de leurs transformations, telles qu'elles apparaissent dans l'œuvre de Lévi-Strauss.

Dans tous ces développements, qui sont autant de tentatives pour fonder une approche scientifique dans le domaine de l'humain ou du social, la sémiologie apparaît

  • comme une méthode,
  • comme une recherche de la logique cachée des pratiques signifiantes sociales,
  • comme une construction de systèmes et de leurs transformations sous-tendant la diversité et la multiplicité de la substance signifiante.

Se gardant donc de s'édifier comme une science d'un sens, la sémiotique soucieuse d'une typologie des systèmes signifiants :

  • se donne des objets parmi les pratiques sociales,
  • les envisage comme des systèmes signifiants,
  • et cherche les règles concrètes de la construction des effets de sens dans ces divers systèmes.

La méthodologie sémiotique donne ainsi lieu à des réalisations sémiotiques aussi diverses que le sont les lois de production de sens dans les divers systèmes-objets. Ainsi,

  • le cercle de Prague, et Roman Jakobson surtout, mettra l'accent par exemple sur l'étude du langage poétique et plus précisément sur le fait qu'en lui « la direction de l'intention [porte] non pas sur le signifié, mais sur le signe lui-même ».
  • Roland Barthes étudiera dans la littérature le texte qui « n'est évidemment pas une langue linguistique, une langue de communication. C'est une langue nouvelle, traversée par la langue naturelle (ou qui la traverse) » (Sade, Fourier, Loyola).
  • Pour sa part, Lévi-Strauss, après avoir parcouru les transformations des structures mythiques, constate que « les écarts différentiels exploités par les mythes ne consistent pas tant dans les choses mêmes que dans un corps de propriétés communes, exprimables en termes géométriques et transformables les unes dans les autres au moyen d'opérations qui sont déjà une algèbre » (Du miel aux cendres) : à ce point, « la pensée mythique se dépasse elle-même » sans pour autant abandonner le système mythique lui-même ni donner lieu à ce que connaîtra la Grèce, à savoir la philosophie et la science.

Annotat.png  la singularité de Thales & al.

Le procès et le système : la glossématique[modifier]

Chez Louis Hjelmslev et avec le cercle de Copenhague, le projet sémiotique prend un aspect plus théorique et davantage détaché des spécificités propres au matériau langagier et au système signifiant particulier.

Reconnaissant chez Saussure un « devancier indiscutable », Hjelmslev articule une théorie du langage qui, du fait qu'elle se présente comme plus abstraite et plus dépourvue de matérialité linguistique que la théorie saussurienne, a l'avantage de proposer une disposition sémiologique plus profonde, trans-phonétique et trans-grammaticale, du procès générateur du sens.

Hjelmslev commence par reconnaître que le langage est un procès et que la visée sémiologique devrait consister à « lui faire correspondre un système capable de l'analyser et de le décrire au moyen d'un nombre restreint de principes ».

Tout l'édifice glossématique sera mis en place, en somme, pour que le système, qui caractérise chaque approche scientifique, puisse représenter ce procès,

  • qu'il soit étroitement grammatical,
  • qu'il englobe le style
  • ou qu'il déborde même dans le monde physique, que Hjelmslev conçoit en une sorte de dialectique sinon en équivalence avec le monde linguistique.

Une stratégie subtile se déploie alors pour penser le rapport entre « expression » et « contenu », de même qu'entre « forme » et « substance », comme un rapport de solidarité et de présupposition réciproque. Un sens « non formé » est supposé qui « prend forme de façon différente dans chaque langue » et éventuellement dans les différents systèmes sémiotiques.

« Seules les fonctions de la langue, la fonction sémiotique et celles qui en découlent, déterminent la forme. Le sens devient chaque fois la substance d'une forme nouvelle et n'a d'autre existence possible que d'être la substance d'une forme quelconque. Nous reconnaissons donc dans le procès du contenu une forme spécifique, la forme du contenu, qui est indépendante du sens avec lequel elle se trouve dans un rapport arbitraire et qu'elle transforme en substance du contenu. On voit sans difficulté que c'est également vrai du système du contenu. »

Quelque soucieux que soit le projet glossématique de présenter le procès du sens et les rapports dialectiques des différents relais qui l'articulent, ce sens reste un postulat métaphysique de base, « facteur commun », grandeur extrastructurale quoique définie uniquement par la fonction qui la lie aux structures de la langue, principe unifiant et transcendantal, toujours déjà là. On trouve les développements récents de cette tendance dans l'œuvre de A. J. Greimas.

Analyser le signe : le procès de la signifiance[modifier]

C'est seulement à partir de la découverte freudienne de l'inconscient comme scène productrice de sens, comme un travail (qui « ne pense ni ne calcule ; d'une certaine façon il ne pense pas ; il se contente de transformer »), qu'il est devenu possible de penser le sens et tous ses corrélats (le signe, le système, le sujet) comme productibles, engendrables, résultant d'un procès.

Ce procès, qui n'est pas seulement une progression d'éléments discrets et de relations à la manière glossématique, mais une mise en cause de l'entité même du signe, du système et, en dernière instance, du sujet cartésien qui les soutient, est devenu ainsi pour la première fois désignable et susceptible d'une analyse.

C'est dire que le projet sémiotique inauguré par les stoïciens s'achève par une mise en cause des entités mêmes qui le fondent et, grâce à la découverte freudienne, par l'analyse de ces fondements. La sémiotique se pratique alors comme une analyse (au sens grec de « dissolution », de « critique ») du signe et du système, et peut trouver notamment dans le langage poétique ou dans toute pratique translinguistique (plastique ou mimique corporelle, etc.) l'objet privilégié opérant cette dissolution.

Ce qui apparaît alors, à travers la dissolution du signe et du signifiant bouclant son système, c'est le procès de la « signifiance » : flux hétérogène de pulsions, de rapports transsubjectifs et transsociaux sous-tendant et modifiant les formes proprement verbales. Une telle sémiotique qu'on a pu nommer une sémanalyse participe, par ce geste même, à une épistémologie de la démarche sémiotique proprement dite et, se pratiquant comme « une science critique et, ou une critique de la science », s'ajoute aux tentatives de construction d'une logique dialectique susceptible d'éclairer la constitution matérielle et historique des pratiques signifiantes, parmi lesquelles celles de l'histoire de la pensée sémiotique elle-même.

À ce moment de son trajet historique, l'élément essentiel que la sémiotique rencontre, et dont elle tient compte pour sa refonte, lui est indiqué par le travail et la dépense de l'inconscient : il s'agit du sujet et du sens comme des moments, mais seulement des moments, du procès de la signifiance qui prend en écharpe les systèmes signifiants aussi bien que les modes de production.

Annotat.png  il semble que nous sommes entrés dans l'espace intellectuel de la sémantique.

Julia KRISTEVA