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SAGESSE
Écrit par Manuel de DIÉGUEZ : écrivain et philosophe
« Sagesse » s'entend en plusieurs sens. Est-elle vertu, savoir, prudence, génie visionnaire, don de l'esprit, puissance prophétique, science politique ? « Moïse alla s'instruire dans la sagesse des Égyptiens » signifie seulement que ce grand législateur était devenu un savant. Les Grecs ont qualifié la sagesse de vertu, afin de la distinguer de la connaissance. Mais comment définir la vertu ? « Prendre les choses comme elles sont et les employer comme les circonstances le permettent, c'est la sagesse pratique de la vie », écrira Jacques de Lacretelle. Que l'on suive la pente d'une étroite gérance de la vie quotidienne, et la sagesse se réduira à la docilité envers les lois du monde. Un pédagogue se vantera d'instruire un enfant « d'une sagesse admirable ». On a écrit : « Dans les arts, la sagesse est nécessaire. » C'est condamner les Muses à une froide médiocrité. Le saint s'écrie : « Sagesse incréée, sagesse éternelle. » Toute la tradition religieuse distingue la « sagesse du siècle » ou la « sagesse de la chair » de celle de la divinité. Que penser de la sagesse du ciel ? On sait que « la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse ». Faut-il donc comprendre que le néophyte entrera dans la foi par la porte d'une frayeur salutaire et qu'il se « tiendra sage », comme les enfants, sous la menace d'un châtiment ? Est-il sage ou est-il fou de réprimer l'insurrection permanente de la raison qui, à ses risques et périls, a rendu prométhéenne la culture européenne ? Comment en décider, si la hiérarchie des valeurs du penseur en quête de la vérité « objective » est folie aux yeux d'un sage qui se voudrait seulement utile à la société et si, à l'inverse, la hiérarchie des valeurs du sage qui se veut seulement « utile » est folie aux yeux du penseur ?
Peut-être est-il sage de tenter de se faire un spectacle de la querelle sur la nature de la sagesse. Elle distingue les visionnaires des gestionnaires depuis qu'il existe des cités.
Sommaire
- 1 Sagesse et philosophie de la personne
- 2 L'intelligence visionnaire
- 3 Le fonctionnement de la raison magique
- 4 La preuve par la force ; la sagesse et la liberté
- 5 Le sage et le sceptique ; sagesse et histoire ; sagesse et politique
- 6 Ruses et candeur du sage
- 7 La sagesse dans la Bible
- 8 Le combat contre la lettre
- 9 La sagesse personnifiée
- 10 Fatalité de l'idolâtrie et sagesse pratique
- 11 Bibliographie
Sagesse et philosophie de la personne[modifier]
Le façonnement le plus répandu d'une sorte de sagesse seulement gestionnaire et strictement utilitaire s'est longtemps armé d'une pédagogie publique vigoureusement fondée sur un corps de doctrine intangible et sévère, lui-même né de l'alliance multiséculaire que la théologie chrétienne avait conclue avec les rigueurs logiciennes de la morale stoïcienne. Le produit culturel engendré par ce type d'apprentissage universel reposait sur un présupposé fort simple : l'argumentation invoquée ex cathedra était censée fournir aux individus une motivation nécessaire et suffisante à l'acquisition de la vertu. La sagesse des peuples n'était que le fruit naturel de leur connaissance rationnelle du « bien », que véhiculait une forme de moralité ayant « fait ses preuves ».
Cependant, dès l'aube grecque d'une philosophie de l'individu articulée avec une réflexion sur la nature même de la pensée, Socrate s'était donné pour tâche essentielle de contester radicalement tout mode d'acquisition automatique et traditionnel de la sagesse dans les écoles : cette vertu, disait-il, ne pouvait faire l'objet d'un enseignement facile, qui serait dispensé à tous les citoyens par une science assurée de ses méthodes ou de ses recettes. Dans le Ménon, les propagateurs grassement rémunérés de la sophia reviendront cousus d'or de Larissa, petite ville située au nord de l'Attique et réputée pour la lourdeur d'esprit de ses habitants ; mais que les Protagoras et les Prodicos aillent donc exercer leurs talents de sophistes à Lacédémone, et ils verront qu'il n'est pas aisé d'en revenir les poches pleines ! De même, dans le Théétète, Socrate renverra aux professionnels patentés de la sagesse les riches jeunes gens dont l'âme ne sera jamais « grosse de rien ».
La discipline civique qui résultera du dressage systématique des citoyens à la vertu de sagesse se révélera assurément réconfortante pour les dirigeants d'un État mené plus fermement par un corps de vérités immuables que par la pensée ; et rien n'est plus rassurant pour la cité qu'une sagesse tenue en laisse par les moyens de vérification de l'administration plutôt que livrée à l'inquiétude et à la précarité qui accompagnent la réflexion. Décrétons donc que l'inculcation systématique des valeurs jugées utiles à la bonne marche des affaires sera obligatoire ; alors nous aurons un État préservé des flottements et dont la vertu cardinale sera de perpétuer, dans son sein, les noces de la puissance persuasive attachée à la logique doctrinale avec une uniformité bienheureuse de l'opinion publique. Malheur à qui doutera des convictions obtenues par des procédés aussi infaillibles : « Si notre État est bien constitué, il doit être parfait », écrit Platon (La République, IV, 427 e).
De la république idéale du philosophe athénien à celle de Marx, fondée sur les effets paradisiaques de l'abolition de la lutte des classes ; de la république du Paraguay, qui cimentait l'union du platonisme avec le christianisme sous la férule des jésuites du xviie siècle et dont s'enorgueillissaient un siècle plus tôt les utopiens et les amaurotes de Thomas More – les candidats au suicide, s'ils survivaient, y étaient sévèrement punis d'avoir prétendu soustraire un bien public à l'État –, toute sagesse que l'Occident a coulée dans le moule métaphysique trouve son origine dans le pacte d'airain avec l'idée sacralisée qu'a scellée une philosophie infidèle à l'enseignement initiatique de Socrate, dont la sagesse était contemplative et d'une tonalité orientale. C'est ainsi que, de Pythagore à Hegel, les méthodes catéchétiques d'édification des croyants par l'enseignement obligatoire de la piété, que l'Église avait solidement mises en place depuis Dioclétien, ont trouvé l'appui de toute la tradition spéculative de la raison européenne. On sait que les épousailles d'une raison dialectique comminatoire avec le rêve d'un bonheur universel et de la sagesse officielle avec une politique tyrannique de la perfection allaient donner naissance au despotisme des « idéodicées » et des idéocraties modernes, toutes fondées sur de redoutables « logiques du concept » ou « idéo-logies ».
Cependant, qu'y a-t-il de radicalement contraire à la nature même de la sagesse véritable de prétendre la fonder non point sur l'ignorance socratique, mais sur un magnificat bimillénaire de l'idée et sur l'endoctrinement philosophique ou religieux, donc sur la formulation de préceptes jugés efficaces par eux-mêmes et censés agir ex opere operato ? Pour tenter de l'apprendre, ne faut-il pas commencer par distinguer deux formes d'ignorance si séparées l'une de l'autre qu'elles devraient porter des noms différents ?
Si j'ignore, par exemple, qu'un arbre est planté à un certain endroit, je n'ignore pas que je l'ignore ; et il me suffira d'y aller voir de ce pas pour mettre fin aussitôt à mon ignorance, non point à l'aide de mon intelligence, mais avec le seul secours de mes pieds. Telle n'est précisément en rien la pauvreté de la raison qui intéresse la pensée proprement dite et sur la nature de laquelle Socrate ne cesse d'attirer l'attention de ses disciples, à la manière des maîtres que Husserl appelait les « grands commençants » ; car l'ignorance, dont le sage est l'accoucheur et le père spirituel, est tapie dans l'inconscient du sujet. Quelle figure y fait-elle ? Celle du savoir le plus assuré. De plus, elle s'y présente si fatalement comme vérité intelligible qu'elle ne saurait en aucun cas s'y manifester autrement. En tant que maître de sagesse, Socrate est visionnaire de cette méconnaissance-là. Son enseignement est celui du premier psychanalyste de l'entendement, donc des jugements de la raison ordinaire, celle qui croit nécessairement connaître et comprendre. Sa maïeutique démasque une déraison universelle et cachée, celle que la « sagesse » même de l'ignorant sécrète aveuglément et triomphalement à l'appui de ses prétentions, celle dont il ne cesse de démontrer le bien-fondé à l'aide de preuves construites d'avance, de telle sorte que l'expérience semblera venir confirmer ses dires sans relâche. Mais quelle sera donc l'espèce de sagesse qui inspirera une pensée rendue visionnaire des arcanes de la déraison ?
L'intelligence visionnaire[modifier]
Pour toute la tradition idéaliste, la sagesse véritable reposait sur la prétention à la connaissance de l'« être » ; et l'« être » passait pour l'« essence » locutrice de la chose. De cette fameuse essence parlante, l'Idée était censée porteuse. Si Lachès est jugé peu sage, dans Platon, c'est parce qu'il prétendait faire la guerre sans savoir, au juste, ce qu'est le courage militaire en son principe, donc en son être logophore. Quant à la déraison d'Hippias, elle se manifestait par la confusion d'esprit qui l'empêchait de distinguer les choses belles du Graal censé les rendre telles, et qui n'était autre que la « beauté idéale » conçue en elle-même et pour elle-même. Il existait donc des signifiants quintessentiels, des dieux idéaux du réel. Mais le concept est-il un temple naturel dans lequel retentirait la parole du sens ? Qu'y a-t-il de trompeur dans le concept ? Cet oracle serait-il piégé à son tour ? Quel serait alors le démon de l'erreur qui se terrerait en lui ?
C'est ici qu'apparaît un nouveau maître de sagesse. Il enseigne que les hiérarchies des valeurs prédéfinissent l'ignorance et la rendent tour à tour innocente ou coupable. Veut-on honorer l'individu comme valeur dominante et en faire la clé du sens ? Alors on remarquera que l'idée d'homme ne sera jamais que l'ombre du « véritable Socrate » ; car Socrate est un « être » infiniment plus riche que le terme abstrait d'humanité, qui prétend inclure ce sage irremplaçable dans l'empire superficiel du concept, mais qui ne fait jamais briller que le faux éclat d'une universalité toute verbale. Pourquoi amputer « Socrate » de sa réalité objective, de sa densité, de son élévation, pour lui substituer une réalité d'autant plus creuse qu'elle sera plus générale ? C'est ainsi qu'avec Abélard, puis avec les nominalistes du xive siècle, il est apparu que la connaissance du monde par le relais des idées est nécessairement pauvre et toute partielle, au lieu de plénière et glorieuse. En vérité, le soleil véritable – celui qui resplendissait hors de la caverne – était déjà, aux yeux de Platon, une lumière dont la valeur brillait « au-delà des idées ». De son côté, le christianisme, bien que fondé sur l'incarnation, donc sur une hégémonie du sujet, considéré comme le fondement de toute véritable hiérarchie des valeurs, a toujours refusé de désacraliser l'idée, parce qu'elle est le véhicule par excellence des principes et parce que les principes sont les armes naturelles de l'autorité publique. Tout pouvoir ne se fonde-t-il pas sur un filtrage du réel par les soins attentionnés du concept ? L'abstrait a grand intérêt à arborer la bannière de la plénitude du sens, afin de plier tous les hommes sous son joug égalitaire. Aussi identifie-t-il à son règne la notion de justice. Mais y a-t-il sceptre plus pauvre de contenu que le concept ? Ce César excelle à sélectionner dans le monde les traits qui serviront sa puissance et qui lui permettront d'exercer le commandement en son propre nom, sous les beaux masques du « beau », du « juste » et du « bien ».
Le sage observe donc les comportements des théories de la connaissance. Il voit les actes du savoir. Les systèmes sont des personnes à ses yeux. Il ne s'arrête pas aux explications que la raison ordinaire élabore ; car il sait que ces explications n'ont pas pour fondement véritable les principes qu'elles invoquent en public, mais les motivations profondes que leur inspire en secret la hiérarchie des valeurs de leurs concepteurs. Les doctrines sont des héros ambitieux de s'emparer de la totalité de l'univers. Elles font flèche de tout bois pour construire le dur empire de leur domination. Leur éclectisme superficiel est truffé de synthèses sonores, de conciliations illusoires et euphorisantes, d'exploits du seul vocabulaire, de compromis naïvement camouflés sous les beaux plumages d'une rhétorique des songes. Le visionnaire des exploits de l'esprit est un spectateur des productions de l'entendement humain. Il les voit se promener devant lui comme des êtres non moins réels que des acteurs sur la scène d'un théâtre.
Le fonctionnement de la raison magique[modifier]
Quelle sera donc l'erreur que pèsera le « discernement des esprits » qu'ont invoqué, aux côtés des sages, certains grands confesseurs et certains mystiques ? Ce sera la confusion que fait le cerveau ordinaire entre les faits et leur prétendu sens. La raison piégée mélange si bien le monde réel avec les signifiants magiques qu'elle projette sur lui par le relais du langage qu'elle en vient à les confondre – et c'est ainsi qu'elle produit de l'ignorance en forme de savoir.
Les signifiants, en effet, insufflent sans cesse à l'existence des discours habiles. Le monde semblera ensuite venir docilement apporter la preuve du signifiant illusoire sous le pavillon duquel il aura été arbitrairement placé d'avance par le sorcier. Mais une si grave confusion de l'esprit ne sera jamais que l'effet visible et tout extérieur d'une folie de la « raison » autrement profonde que celle de faire tenir un langage rationnel aux choses inertes. Car cette démence-là du cerveau n'est autre que l'idolâtrie.
Qu'est-ce à dire ? Les idoles n'ont-elles pas été de tout temps des objets rendus parlants ? Et un cosmos autoparlant n'est-il pas une idole par définition ? Et aussi le dieu qui prétendra le rendre signifiant et qui servira de haut-parleur à son fabricant ? C'est la découverte que l'inconscient de la raison est la proie des idoles du langage qui arme la sagesse visionnaire de Francis Bacon ; c'est elle qui jette tous ses feux dans l'Éloge de la folie d'Érasme, où l'auteur décrit les princes de l'Église enivrés de leur fausse parole ; c'est d'elle que témoigne le sourire du Buddha, dont il est dit qu'il est « le sourire de la sagesse la plus profonde » ; c'est elle qui éclate dans le Zarathoustra de Nietzsche ; c'est elle encore qui est présente dans Les Questions de Milinda au maître Nāgatena, dans lesquelles on voit le « sujet » se dissoudre dans l'énumération patiente des innombrables concepts qui se chargent en vain de le saisir ; c'est encore elle qui se montre dans les dernières pages du Théétète de Platon, où la notion générale de « nez camus » se révèle totalement impropre à cerner la spécificité de nez camus de l'individu unique qu'est Théétète.
Que les systèmes d'explication du monde puissent donc se révéler des créatures aussi inconscientes de leurs actes que de leur complexion ne découle-t-il pas de leur multiplicité même ? Montaigne et Pascal ironisent sur le « combat si violent et si âpre qui se dresse sur la question du souverain bien de l'homme, duquel, par le calcul de Varron, naquirent deux cent quatre-vingt-dix-huit sectes ». Quant à Descartes, il évoque « des palais fort superbes et fort magnifiques, qui n'étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue ». Les personnages cérébraux que le sage voit défiler devant ses yeux sont tous nés de l'idole unique dont l'ambition est de faire écouter un discours que tiendraient des corps morts.
Il apparaît donc qu'il serait bien impossible de jamais dénoncer le manque de sagesse des doctrines censées enseigner la sagesse s'il n'existait pas une forme visionnaire de l'entendement, et si l'intelligence était incapable d'observer les constructions de l'esprit qui se sont rendues serves de leurs « explications » du monde. Car ce sont des êtres leurrés par les mirages qu'ils ont attachés à leur propre loquacité. Si les idoles sont aveugles à la forme de savoir que prend leur ignorance, c'est parce qu'elles se sont enfermées d'avance dans les preuves sûres d'elles-mêmes qu'elles se sont données. Ce sera donc cette preuve même qu'il deviendra nécessaire de psychanalyser si l'on veut démontrer comment elle a été construite, de telle sorte qu'elle en viendra à s'imaginer qu'elle teste des vérités signifiantes, et qu'elle les teste au banc d'essai des performances qu'elle invoquera à l'appui de ses dires.
Mais l'expérience portant sur les comportements de la nature n'est jamais que l'expression des rencontres aveugles des choses muettes avec le mutisme qu'expriment leurs rites. Spinoza a dit : « Le concept de chien n'aboie pas. » Les choses non plus. La subjectivité des savoirs parlants est celle d'une idole de l'entendement. C'est pourquoi, à partir de Socrate, toute la philosophie occidentale s'est divisée entre l'élan d'une exploration sans limites de la subjectivité de l'esprit humain, inspirée par le mot d'ordre : « Connais-toi », d'une part, et la tradition cosmologiste, d'autre part, ambitieuse de conférer une intelligibilité en soi au monde physique, selon la tradition du vieil Anaxagore, lequel prétendait dans le Phédon, deux millénaires avant que Descartes et La Mettrie eussent pris le relais de la pensée mécaniciste, « expliquer » Socrate par la description minutieuse des rouages et poulies de sa « machine corporelle ».
Une analyse visionnaire des constructions de l'imaginaire humain censées conférer l'intelligibilité aux rencontres régulières du monde avec ses propres pistes et ses propres routines conduit le sage à découvrir le dernier ressort des idoles : car, si des prophéties matérielles, fidèles au rendez-vous du calcul, convainquent immanquablement le fou que le réel serait rationnel, c'est seulement parce que prévoir, c'est pouvoir. C'est donc le pouvoir qui convainc en réalité l'idolâtre quand il se croit convaincu par la logique qu'il attribue aux régularités de l'univers. C'est pourquoi Socrate demande ironiquement à Anaxagore qu'il lui explique par des « raisons de mécanique » qu'il ne se soit pas enfui et qu'il ait décidé de se laisser tuer par les Athéniens. Le servant de l'idole dit que la puissance de l'idole est la preuve de la « vérité » de son savoir, alors que ce savoir n'est jamais que le fruit naturel de la prévisibilité des choses, donc de leur monotonie, qu'Ockham appelait des « habitudes » de la nature.
La métamorphose du mesurable en parole du sens règne sur toutes les sciences de la nature, dans lesquelles les notions, toutes politiques et civiques de loi, de règle, de rationalité, sont projetées par une théorie inconsciemment anthropomorphique sur les constances chiffrables de la matière.
La preuve par la force ; la sagesse et la liberté[modifier]
Le sage ressemble au prophète en ce qu'il pense le « politique » au plus profond. Car le politique est fondé sur des preuves par le pouvoir ; et tout pouvoir se sert de preuve à lui-même à l'aide de sa propre force. Quand le sage observe donc les idoles du langage qui, jusqu'au cœur des théories scientifiques, font reposer la sagesse sur des déités verbales appelées principes, il observe que les systèmes de pensée fondés sur la prévisibilité payante sont césariens par nature. Les idoles de la raison organisent toujours un commandement tantôt dans l'univers inanimé, tantôt dans la cité ; et les deux commandements sont calqués l'un sur l'autre, parce qu'ils découlent du même modèle – celui que fournit une raison en laquelle il est admis d'avance que le pouvoir dit le sens. Les idoles de l'esprit qu'évoquait Francis Bacon sont donc ignorantes en tant qu'elles sont inconscientes de la volonté d'autorité qui les anime et qu'elles exercent sous la bannière de leur pseudo-vérité.
Tout l'Occident pensant s'est donné une intelligibilité du monde fondée sur les prestiges de la parole politique, dans laquelle des rendez-vous vérifiables avec les événements sont censés rendre intelligibles aussi bien la nature que la société. Mais la raison fondée sur la preuve par la force est inquiète. Elle croit toujours manquer de pouvoir. C'est pourquoi elle se met perpétuellement en quête d'une autorité supérieure, qu'elle voudrait rendre si redoutable que ce serait folie, pense-t-elle, de prétendre se soustraire à sa férule. C'est ainsi que la Raison suprême, la Cause suprême, le Bien suprême sont accourus tout au long de l'histoire du savoir pour soutenir, pareilles à des Atlas, des idoles qui se jugeaient insuffisamment éléphantesques et qui voulaient renforcer leur omnipotence en se mettant sous la protection d'un supérieur hiérarchique encore plus majestueux qu'elles-mêmes.
Mais comment se fait-il qu'elle se sente si fragile, la preuve du « sens » du monde – « rationnel » ou « divin » – qui lui serait conféré par le relais d'une parole de la force, qu'elle soit immanente au monde ou transcendante à lui ? Cette fragilité ne vient-elle pas de ce que la notion de fondement, même flanquée de la solennelle cohorte des « fondements suprêmes », sera condamnée à produire de la sagesse sur le mode coercitif, dit « causal », de telle sorte que l'action prétendument sage s'expliquera pitoyablement comme la conséquence nécessaire de la puissance impérative qu'exercerait tel ou tel fameux « fondement de la sagesse » sur la liberté du sage ? Or elle ne vaudra jamais rien, la sagesse qui serait motivée par une « nécessité logique », à la manière dont la chute des corps passe, dans l'imaginaire du savant, pour rationnellement motivée par la « loi de la chute des corps ». Quand Socrate réfute Anaxagore, il refuse de se soumettre à une sorte d'instance locutrice, réputée servir d'instance raisonnable aux objets inanimés et en quelque sorte fournir le verbe à la nature. S'il a refusé de sauver son corps, c'est que la liberté du sage est dans sa volonté ; et sa volonté de subir le verdict des Athéniens dit que la force ne peut agir que sur la matière de son corps, non sur le « vrai Socrate ». Celui-ci est un tout autre être que celui dont Criton s'imagine qu'il va « le soulever, le transporter, l'enfouir en terre ».
Plus on expliquera au sage sa sagesse par quelque « nécessité morale », qui s'époumonnerait à se proclamer suprême, plus il sourira de voir les fous « à pompettes, à pilettes, à sonnettes » qu'évoquait Rabelais brandir leurs entités magiques. Raison, Dieu ou Souverain Bien, personnages pleins d'une majesté et d'une sérénité empruntées, qui prétendent dispenser leurs commandements intéressés à une humanité agenouillée devant eux. Il n'y a de sagesse véritable que celle qui se réclame d'une autonomie absolue. Les théologiens l'ont si bien compris qu'ils ont attribué aux Célestes la faculté d'être eux-mêmes la cause et le fondement de leur sagesse, tellement toute déité qui se verrait soumise à quelque puissance capable de la rendre sage serait entièrement privée de sagesse véritable.
Quelle est donc la source du regard incapturable que le sage porte sur les idoles de l'avoir et du pouvoir, sinon le néant qui « fonde » la conscience de « soi » sur sa propre insaisissabilité ? C'est le néant qui nourrit l'angoisse ontologique du sage. Car l'angoisse qu'il ressent devant son propre être, il l'assume, tandis que l'idolâtre la conjure ou l'exorcise avec le secours de l'idole qu'il invoque à l'appui de son prétendu « être », et afin de se conférer l'« être ». Alors que l'idolâtre s'agrippe compulsionnellement à un objet sacralisé et qu'il croit sauveur, le sage sait que la conscience véritable n'a pas d'« être » et s'évanouit dans le néant. C'est pourquoi il voit l'ignorant dans son ignorance la plus profonde, celle d'ignorer comment il aliène son absence à lui-même au plus profond de sa conscience par le moyen d'interlocuteurs imaginaires, à l'aide desquels il prétend devenir à son tour un objet discernable, à l'instar des haut-parleurs cosmiques auxquels il demande précisément ce grand service-là, les appelant sans relâche à son secours afin qu'ils lui permettent enfin de se cerner lui-même, de se définir et d'échapper au néant.
Tandis que les savoirs ordinaires enclosent l'homme dans ses diverses possessions visibles – et en font le détenteur, par exemple, du savoir du législateur, de l'homme politique, du bon citoyen –, la « science » du sage dissout l'« être » du sujet dans le rien. Saint Bernard s'apitoyait sur une dévote couverte de bijoux ; c'était de chaînes, disait-il, qu'il la voyait couverte. C'est que le sage est dépossédé non seulement du « monde », mais de son propre « être ». Il est dissous dans le néant qui l'habite et qui lui donne la terrible liberté en laquelle il cesse de paraître à lui-même comme un « objet » de connaissance. Le sage sait qu'il est « chu » dans le monde. Mais il sait, depuis Socrate, qu'il peut refuser de « se rendre à Mégare » pour « exister ».
Le sage et le sceptique ; sagesse et histoire ; sagesse et politique[modifier]
On voit que le visionnaire n'a rien de commun avec le sceptique. Si les savoirs trompeurs qui enivrent les doctrines font les hommes liges, le scepticisme apparaît au sage comme une simple inversion des asservissements que forgent les idoles conquérantes ; car, en lieu et place de la fausse souveraineté que donne la sclérose de la conscience dans un dogmatisme fossilisé par sa propre omnipotence, le scepticisme jette l'esprit dans le désert d'un monde rempli d'idoles désenchantées, pleurant sur elles-mêmes et inconsolables d'avoir perdu leurs atours. Le sceptique vit de ses regrets. Il ne connaît qu'un vide stérile, né de l'écroulement des systèmes. Alors que le sage boit à la source vive de l'intelligence élévatoire qu'est un néant nourricier de la conscience visionnaire, le sceptique gémit de ce que l'évanouissement des ombres auxquelles il rêvait de s'arrimer solidement le livre à la délectation morose d'un désabusement complaisant à lui-même. Il ne parle que naufrages et désastres, mais avec une secrète satisfaction ; et il affiche la vanité de n'être plus dupe de rien. Le monde a été réduit en cendres à ses yeux quand les fétiches qui le soutenaient autrefois se sont effondrés – il s'imagine avoir perdu le paradis, non être sorti de l'enfer de l'illusion. Il n'aperçoit jamais les êtres en l'acte même de leur allégeance à l'erreur, en l'aliénation de leur transcendance, en leur soif de s'enchaîner à leurs exorcismes. C'est seulement du monde, dont les prestiges le fascinent toujours, qu'il est le spectateur. S'il est savant, il demeure tout entier à l'écoute des oracles par la voix desquels la nature, à force de donner aveuglément rendez-vous à ses propres redites, était censée « parler raison ». Il est l'idolâtre dépité d'un cosmos qui l'a trahi à cesser de se montrer logophore. Son doute porte entièrement à faux, parce qu'il continue d'ignorer la nature de son ignorance. Il ne sait pas que les preuves expérimentales qui l'ont si vilainement trahi étaient fausses non en ce que leurs observations n'auraient pas été fiables, mais en ce que leur fiabilité prouvait tout autre chose que ce qu'elles étaient censées démontrer : le mutisme d'un monde certes prophétisable, donc payant, et non son intelligibilité. Le sceptique est incapable de radiographier la preuve par la force. C'est un avare qui a perdu sa cassette. La nature a fait faux bond aux filières imperturbables qui rassuraient la théorie et par la grâce desquelles le modèle devenait loquace à force de se répéter. Du coup, le sceptique croit avoir perdu, avec la prévisibilité, la « causalité » et le « déterminisme », comme si ces mots avaient jamais été porteurs de rationalité, et comme si une nature imprévisible et fantasque était nécessairement moins « causale » et « déterminée » qu'une nature routinière. L'ignorance du sceptique est étroitement attachée à l'imprécision de son vocabulaire, qui lui fait qualifier de rationnel et de parlant tout ce qui veut bien se révéler généralisable, donc conceptualisable, dans la nature et dans la société.
Le pacte spirituel que la sagesse occidentale a scellé avec un néant fécond, qui rend l'intelligence visionnaire des pièges de l'avoir sous les savoirs, remonte au vieux Parménide, le voyant originel, qui refusait qu'on dotât le non-être d'une nature observable, donc qu'on le cernât à l'aide du concept d'existence et qu'on éteignît ainsi le feu de son vide inspirant. C'est Parménide, le « père » de Socrate, qui a vu dans le néant la demeure abyssale de la conscience, tandis que Platon, le « parricide » dans Le Sophiste, voulait déjà qu'on conférât l'existence au néant et qu'on « assassinât » de cette façon le vieux Parménide. Mais l'« existence » du néant, telle que la dialectique idéaliste prétendra la démontrer, ne sera jamais qu'intramondaine. Ce néant-là pourra inspirer de beaux traités aux philosophes étrangers à la dimension contemplative de la sagesse. Socrate, méditant à Potidée du lever au coucher du soleil, n'est pas un dialecticien ; et il ne traite pas de la nature « objective » du néant – il vit en lui et par lui.
C'est la transcendance de la conscience qui rend heuristique le regard du sage sur la politique. Observons donc le rapport qu'entretient le regard visionnaire avec le spectacle de l'histoire rendue « objective », et demandons-nous ce que les esprits nés pour voir le monde à partir de la nuit qui le fonde ont à apprendre au sociologue, au moraliste, au législateur. Ces spécialistes du plein jour ne voient-ils pas fort bien, eux aussi, que les orthodoxies travaillent jour et nuit à leur autoconsolidation ? Qu'elles renforcent sans cesse leurs moyens d'assujettissement à leur empire ? Que leurs sbires sont chargés de maintenir les traditions du commandement qu'elles ont forgées tout au long des siècles ? Qu'elles sont armées jusqu'aux dents et qu'elles brandissent des signes d'adhésion et d'exclusion redoutables ? Qu'elles mettent en place des tribunaux chargés de frapper d'anathème les exclus et de bénir les fidèles ? Que l'excommunication et la canonisation sont leurs arguments par excellence ? Que la science, l'art, la philosophie sont alors sommés de faire allégeance à leur souveraineté ? Que leur logique passionnelle, leur académisme, leur conformisme généralisé ruinent les sociétés tout autant que le scepticisme, qui dissout toute hiérarchie des valeurs dans un « tolérantisme » dégradé ?
Mais ce n'est pas ainsi que le visionnaire, s'il est habité par les ténèbres, pèse le politique. Ici encore, il ne voit que des hommes dans la déroute de leur liberté la plus secrète, celle dont ils fuient avec terreur la solitude. L'intelligence du sage voit constamment réunis dans un même spectacle la scène brillante du monde et l'homme qui veut se donner figure sur ce théâtre. Cet agité fait sonner le monde haut et fort, alors que c'est seulement sa propre image dans le monde qui façonne sa parole. « Je me suis colleté avec le néant », écrit Stendhal. « J'ai arraché des idées à la nuit et des mots au silence », écrit Balzac. Les Balzac et les Shakespeare de la connaissance ressemblent à l'Éveillé. C'est la condition humaine qu'ils gardent sans cesse et tout entière devant les yeux ; et ils ne peignent l'histoire qu'au travers de ce puissant et tragique réflecteur. Au moraliste benoît de peser les systèmes de pensée à la balance de leurs propres performances sociales et politiques ; au sage de spectrographier la « comédie humaine » en sa logique interne et à l'écoute de la résonance que lui confèrent le faible degré de liberté véritable et la forte dose de servitude volontaire dont elle est l'exacte réplique.
Ce ne sera donc pas principalement en raison de leur inefficacité que le sage condamnera les hiérarchies sociales censées garantir l'ordre public et les appels fétichistes à l'autorité des traditions, car il porte un jugement sur le monstre politique que Platon appelait le « gros animal » et dans le ventre duquel les individus ne sont jamais que les esclaves d'une machine aveugle. Mais, en même temps, le sage voit bien clairement que les assujettis à la bête mettent toujours eux-mêmes en place – et nourrissent sans cesse de leur dévotion assidue – un commandement qui les asservira en retour à leur triste piété ; et ce sera toujours vainement qu'ils accuseront ensuite le système de les condamner à la servitude, alors que celle-ci ne survivrait pas une seule heure au refus intérieur et absolu des citoyens de reconnaître son autorité. Aussi l'idole abattue se reconstruit-elle instantanément. Tout esclavage est consentant et même désiré aux yeux du sage, parce que les esclaves, comme La Boétie l'a montré dans son traité De la servitude volontaire, acceptent de recevoir les offrandes que l'idole leur présente en échange de sa légitimation par ses servants. C'est pourquoi toute idole n'est jamais que le portrait en pied de ses adorateurs. Peu d'hommes politiques ont possédé la sorte de sagesse qui est aussi le sommet du « courage propre à la raison et à elle seule » qu'évoquait Socrate dans le Lachès.
Quand l'homme politique est un sage, tels Lycurgue, Solon ou Marc Aurèle, c'est qu'il est visionnaire de la peur des hommes ; mais ce n'est pas d'une peur tout ordinaire qu'il est le spectateur : c'est d'une peur ontologique et qui confine à l'effroi. Qu'est-elle donc, cette terreur, sinon l'expression de l'angoisse la mieux cachée au cœur de tous les savoirs sûrs d'eux-mêmes, celle qui naît de ce que jamais aucune autorité autre que celle de l'homme, habilement déguisé en Dieu par les devins, se soit fait entendre dans le cosmos ?
De même, la raison politique pourra bien sceller alliance avec une morale toute pratique, dont elle se fera une fidèle servante. Cette sorte d'intelligence des affaires publiques se révélera largement suffisante pour analyser les chemins de la décadence des nations et même de la décomposition des sociétés quand elles ont eu l'imprudence de se fonder sur un dogmatisme politique ou religieux. Elle condamnera donc l'erreur politique à bon droit, en faisant valoir une lapalissade : à savoir qu'une société qui s'effrite ou se dissout n'est pas bâtie sur des fondements solides. Mais la sagesse visionnaire va bien au-delà de ce genre de constat, dont la platitude même garantit la solidité. Ce qu'elle observe dans les sociétés construites sur quelque orthodoxie intellectuelle ou mythique, c'est que des règles statistiques, à force de conjurer la solitude dernière de la conscience humaine par la fausse sécurité qu'elles dispensent, engendrent progressivement une dictature de la lettre tellement désastreuse que les citoyens, hier encore rassurés par l'idole inébranlable de leur foi triomphalement immobile, commencent de souffrir, dans leur inconscient, de refouler leur liberté et leur responsabilité au plus profond d'eux-mêmes et de renier leur dignité véritable. Ce sera bientôt sans conviction vivante qu'ils obéiront à leur idole ; ce sera bientôt du bout des lèvres qu'ils se soumettront à ses rites ; ce sera bientôt à la lettre seulement de ses commandements qu'ils feront allégeance. Les sociétés fermées s'écroulent d'avoir voulu conjurer à l'aide de leurs prêtrises la vie héroïque et dérélictionnelle de l'intelligence, qui demeure obstinément béante sur le vide, l'ignorance et l'abîme.
De même, l'homme politique et le moraliste pourront parfois donner l'illusion qu'ils sont capables d'observer réellement l'autre forme de la sclérose des esprits et du dessèchement des âmes, celle qu'entraîne la victoire du scepticisme. Car une civilisation qui jette à bas ses idoles confites en dévotion peut tomber dans la licence, provoquer une indifférence mortelle des citoyens et pervertir la hiérarchie des vraies valeurs au point d'éteindre le feu de l'intelligence et de provoquer le retour du dompteur-sauveur. Telle est bien souvent l'oscillation fatale des sociétés entre l'anarchie et l'ordre policier.
Mais c'est bien autre chose que voit la sagesse visionnaire. Par-delà le triomphe ou l'échec des divers systèmes de respiration politique de l'humanité selon les types « ouverts » ou « fermés » d'organisation et de commandement des nations, ce qu'elle observe, c'est l'errance de la conscience humaine quand elle est sevrée du feu dévorant de la quête comme de la soif qui désaltère dans la « nuit de l'entendement ». C'est précisément à demeurer inassouvie que l'âme du sage s'éprouve éveillée et obstinément vivante. Elle sait que, si la vérité n'est pas l'apanage d'une idole bavarde, censée posséder le savoir et en dispenser l'enseignement, elle est non seulement « fuyante », mais « inexistante ». Or c'est cette « inexistence » qui livre les sages à un feu secret et dévorant. « La sagesse est la forme la plus dure et la plus condensée de l'ardeur, la parcelle d'or née du feu, non de la cendre » (Marguerite Yourcenar).
Ruses et candeur du sage[modifier]
Comment se fait-il que des sages aient soutenu, bien au-delà du raisonnable, des régimes politiques fondés sur des fétiches et des polices ? C'est que la raison visionnaire, observant les relations mi-apeurées, mi-triomphales que l'infirmité de la raison humaine entretient depuis des millénaires avec la pensée magique, en a quelquefois conclu que les idoles ont joué dans le passé un rôle civilisateur. N'ont-elles pas arraché les premiers hommes à leur léthargie animale ? N'ont-elles pas permis de fonder des cités encore barbares sur un minimum de solidarité ? N'y fallait-il pas le moyen fascinatoire d'un totem central ? Un rassembleur verbal à adorer provisoirement n'était-il pas nécessaire à l'origine ? Comment une parole fondée sur l'autorité d'un homme serait-elle aussi facilement acceptée de tous que celle d'un être certes imaginaire, mais entouré de mystère ?
Il semble cependant que certains sages aient cru sincèrement qu'ils parlaient au nom d'un dieu qui se serait emparé de leur esprit. Mais comment ne pas voir que les poètes du ciel qui s'exercent à faire discourir un oracle à leur place ne cessent pas un instant de juger leur oracle, tantôt sévèrement, à la manière d'Abraham, tantôt avec plus d'indulgence ? On observe que le sage créateur enjoint inlassablement à la divinité de bien dire au public ce qu'elle doit lui dire et de bien faire ce qu'elle doit faire si elle tient à se montrer digne de la haute sagesse politique que seul le sage s'efforce vaillamment de lui attribuer. C'est pourquoi on voit le dieu changer constamment de sapience et de raisonnement au cours des siècles et se soumettre docilement à la logique de ceux qui le font parler. Il suffit donc d'observer les métamorphoses de la sagesse divine que l'histoire des peuples lui a imposées pour assister au déroulement d'un film passionnant – celui qui retrace l'histoire du rêve de la parole humaine de donner un sens au monde, et qui est aussi l'histoire de la conscience. Si la théologie est une forme éprouvée et prestigieuse de la littérature fantastique, comme J. L. Borges l'a écrit, ce fantastique-là offre aux Champollion de la parole sacrée le plus riche des hiéroglyphes à déchiffrer.
On observera d'abord que le dieu cosmique se montrera toujours divisé, sur le modèle du sage qui lui sert de ventriloque, entre une sagesse transcendantale et une sagesse qui est seulement de ce monde. Le visionnaire s'adressera donc à l'oracle tantôt comme à l'écho de sa propre liberté – donc en apostrophant le néant insaisissable qui symbolise son être même –, tantôt comme au père législateur, au chef politique de l'humanité, au précepteur, au policier suprême, au fondateur et au garant de la moralité publique. Alors le dieu-idole se révélera aveugle à l'idole qu'il est à lui-même, puisqu'il ne possédera pas la sagesse, mais seulement les qualités d'un bon gestionnaire ; mais, quand il possédera la sagesse, il disparaîtra aussitôt du champ de la conscience de son poète et s'évanouira dans l'abîme, aux côtés du sage qui l'aura invoqué, tant il est vrai que la conscience chue dans le monde et « y prenant figure » n'y peut prendre que figure d'idole. Entrons donc un instant dans cette histoire.
La sagesse dans la Bible[modifier]
Les Anciens avaient représenté la sagesse sous les traits d'Athéna. C'était pensivement appuyée sur sa lance que la déesse-guerrière, née tout armée du crâne de Zeus, surgissait aux regards des mortels sous le ciseau du sculpteur ou le pinceau du peintre. Mais la reine des batailles tenait un rameau d'olivier à la main ; car la sagesse politique enseigne que la paix n'est jamais que la récompense du plus fort. La déesse incarnait également l'intelligence ; car sagesse et raison cheminent de conserve. Il ne manquait à la déesse aux bras blancs, protectrice de l'astucieux Ulysse, que d'avoir dicté des ouvrages. L'idée de transformer les Célestes en écrivains n'est apparue qu'avec le judaïsme. Le bénéfice le plus précieux que l'art de la politique a retiré de ce génial artifice a été de permettre au sage de paraître confier publiquement au ciel lui-même le soin de rédiger, par la main de ses fidèles secrétaires, les préceptes de la morale élémentaire et pratique qui assure la bonne marche des sociétés.
Aussi, dans la Bible, le sage et la divinité se partagent-ils équitablement les mérites qu'ils s'attribuent généreusement l'un à l'autre. C'est ainsi que la sagesse de Salomon est proclamée « plus grande que celle de tous les Orientaux et que toute celle de l'Égypte » (I Rois, v, 9-14 ; cf. x, 6 s., 23 s.) ; mais elle passe pour un don particulier que le roi aurait obtenu par les prières répétées qu'il n'a cessé d'adresser à son alibi et support invisible, dont il est censé tenir la plume avec le moins d'indignité possible. De même, Joseph est salué comme un administrateur avisé, mais il tient toute sa sagesse de l'inspirateur tout-puissant dont il est réputé n'être que le docile scripteur (Gen., xli-xlvii).
Le combat contre la lettre[modifier]
Ce dédoublement de la personnalité est constant chez les Prophètes, qui se laissent tellement habiter par leur double littéraire qu'ils se sentent devenir comme un objet entre ses mains. Les Grecs appelaient « enthousiasme », c'est-à-dire possession intérieure par les dieux, et les Romains divinus afflatus (Cicéron) l'état de transe inspiré par une aliénation créatrice. Une religion fondée sur l'écriture va révéler toute sa fécondité spirituelle quand les sages commenceront d'oser proférer une parole jaillie des profondeurs du néant qui est l'hôte abyssal de la conscience. Aussi la manière dont les rédacteurs de l'Ancien Testament ont progressivement imposé une séparation entre la forme pratique de la sagesse, d'une part, et la hauteur visionnaire, d'autre part, est-elle fort révélatrice. Car il est dit que le sage devra posséder un « cœur capable de discerner le bien et le mal » (I Rois, iii, 9) – mais, précisément, la distinction traditionnelle entre un bien et un mal autrefois prédéfinis de manière immuable par la divinité sera profondément revivifiée par le génie des grands visionnaires du politique que seront les Prophètes. La sorte de sagesse trop bien apprise et qu'un long usage a fétichisée sera dûment disqualifiée. La parole de l'oracle était tombée entre les mains des gardiens de la lettre, les scribes. Or toutes les sociétés croient se consolider à se donner pour armure un corps de préceptes rigoureux et éternels, qui soumettront les consciences à la poigne d'un ritualisme sévère. C'est ainsi que meurent le sens et la finalité véritables des lois. Cicéron disait déjà : Summum jus, summa injuria – pour signifier aux conservateurs dans le Sénat que la stricte application de la lettre des Douze Tables conduisait au comble de l'injustice par le triomphe absurde d'une liturgie judiciaire formaliste, chargée d'étouffer l'équité, qui est la loi suprême de la sagesse politique.
Quand le sage selon l'Ancien Testament combattra donc la sclérose du droit théocratique avec le secours d'un bon sens supérieur, il proclamera que l'espèce de psittacisme sacré des serviteurs de la lettre en a fait des usurpateurs éhontés de la parole divine (Gen., iii, 5 s.). Ce sera la ruse du serpent qui sera censée avoir attiré ce genre de lettrés et leur avoir inspiré une sagesse fallacieuse (Gen., iii, 1). Les scribes se verront accusés de suivre des voies tout humaines qui « changent en mensonge la Loi de Jahveh » (Jér., viii, 8). Ils préféreront leurs propres vues à celles de la divinité. « Malheur à ceux qui sont sages à leurs propres yeux, avisés selon leur sens propre » (Is., v, 21). Leur « sagesse tournera court » (Is., xxix, 14). Pour avoir méprisé la parole de Jahveh, ils seront pris au piège (Jér., viii, 9). Ce sera par la rigueur du châtiment du ciel que la sagesse véritable sera alors enseignée à ces esprits égarés (Is., xxix, 24). Les raideurs du sens littéral donnent un vêtement simpliste à la sagesse et la font paraître d'autant plus convaincante aux ignorants qu'elle sera momifiée davantage. Aussi s'agissait-il de désacraliser la sottise et de diviniser l'intelligence. Jésus et saint Paul ne feront que reprendre le combat contre les scribes. « La foi venue, écrira l'Apôtre des gentils, nous ne sommes plus sous un pédagogue. Car vous êtes fils de Dieu » (Gal., iii, 25-26) ; et « celui qui vit sous un pédagogue est encore un esclave » (Gal., iv, 1-2). La sagesse nouvelle conjurera le danger de paralysie que l'hyperdévotion à l'égard de la loi faisait courir à l'humanité. Certes, dit le sage, les peuples périssent dans l'indiscipline ; mais ils étouffent dans le culte des règlements aveugles, qui ne les renforcent qu'en les fossilisant. On voit que la sagesse biblique n'est pas encore visionnaire du jeu des idoles dans les profondeurs de l'inconscient. Le Prophète se contente de supplier le peuple d'Israël, au nom d'une divinité menaçante, de comprendre enfin ses intérêts à longue échéance. Ce sera davantage une crainte dissuasive que la liberté des « enfants de Dieu » qui rendra salutaire la divinité (Prov., ix, 10 ; Sir., i, 14-18 ; 19-20).
Les nouveaux écrivains sacrés, qui ont assuré l'ascension politique des scribes dits inspirés – ceux qui donneront naissance à la littérature sapientielle –, pensent que la sagesse à courte vue des conseillers royaux conduira le pays à la catastrophe ; mais ensuite, la « vraie sagesse » pourra enfin imposer son empire. Son fondement sera la « loi divine ». Elle fera d'Israël la seule nation sage et intelligente. Mais sa sagesse demeurera terre à terre. Les Socrate d'Israël ne sont encore que des citoyens mieux organisés et plus équilibrés que les autres. Leur nouvelle maturité politique aura le mérite de garantir la stabilité de l'État et de préserver du moins le peuple des aventures inconsidérées. Le sage n'est encore qu'un homme à la recherche des biens (Prov., viii, 21 ; Sag., vii, 11), de la sécurité (Prov., iii, 21-26), de la grâce et de la gloire (Prov., iv, 8 s.), de la richesse et de la justice (viii, 18 ss.).
La sagesse personnifiée[modifier]
Mais une nouvelle révolution littéraire va dédoubler la divinité en personnifiant la sagesse. Devenue un être autonome, une sorte de déesse, qui relaiera la parole céleste, la sapience sera une bien-aimée qu'on cherchera avidement (Sir., xiv, 22 s.), une mère protectrice (xiv, 26 s.), une épouse nourricière (xv, 2 s.), une hôtesse hospitalière (Prov., ix, 1-6). Promue au rang de « souffle » et d'« haleine » de Dieu lui-même, mais dotée d'une existence séparée, sa gloire sera une effusion directe de celle du Tout-Puissant et un reflet de sa lumière éternelle. À ce titre, la nouvelle Athéna sera comblée d'honneurs ; elle habitera dans le ciel (Sir., xxiv, 4) où elle partagera le trône de Jahveh (Sag., ix, 14) et vivra dans son intimité (viii, 3). Elle préfigurera le Saint-Esprit des chrétiens.
L'identification du sage au relais « divin » qui lui sert de prête-nom ne cesse cependant de progresser. Le dernier prophète d'Israël jettera enfin le masque sacré sous lequel le sage cachait jusqu'alors sa parole. Jésus osera déclarer : « Qui vient à moi n'aura plus faim, qui croit en moi n'aura plus soif » (Jn, vi, 35 ; cf. iv, 14 ; vii, 37 ; Is., lv, 1 s. ; Prov., ix, 1-6 ; Sir., xxiv, 19-22). Il ira même jusqu'à évoquer sa propre préexistence dans le sein de la divinité, et cela dans les termes mêmes qui définissent la sagesse divine : car il se dit le premier-né avant toute créature et l'artisan de la création (Col., i, 15 ss. ; cf. Prov., viii, 22-31).
Naturellement, la « sagesse divine », désormais confondue à celle du premier sage qui a eu l'audace et le génie d'incarner carrément le dieu censé l'habiter, continuera de s'exprimer dans les termes traditionnels des maîtres de sagesse de l'Ancien Testament : comme eux, elle édictera des règles de la vie pratique (Mt., v-vii) et s'exprimera par proverbes et paraboles. Mais le sage, désormais complètement identifié au relais oraculaire qui lui a si longtemps servi de haut-parleur littéraire, et devenu, par conséquent, « Dieu » en personne, proclamera que tout homme devra incarner « Dieu » et se rendre à son tour consubstantiel à lui. Il dira, dans la patristique latine : « Deus homo factus est ut homo deus fieret – Dieu a été fait homme afin que l'homme devînt Dieu. » Toute la patristique des Églises d'Orient fera de ce message l'essence même du christianisme, tandis que la théologie romaine édifiera le puissant corps doctrinal dans lequel l'homme tendra à devenir un simple sujet, entièrement subordonné au pouvoir hiérarchique de l'Église.
Certes, la sagesse de l'Église orthodoxe ne proclamera pas que la divinité n'a jamais eu d'existence objective autre que celle de l'homme capable de la faire parler ; et qu'il y a seulement de grands et de petits poètes du ciel. C'est qu'il serait irréaliste d'anéantir un personnage qui a conquis une existence politique mondiale et dont la vie protéiforme et les œuvres innombrables ont embrassé trois millénaires de l'histoire des hommes sous la plume des visionnaires qui n'ont cessé non seulement de développer et d'approfondir sa personnalité, mais d'en adapter sans relâche les traits principaux aux circonstances fluctuantes de l'histoire, lesquelles exigent des métamorphoses et des enrichissements perpétuels de ce haut représentant du destin objectif de l'humanité. De même qu'Unamuno a pu écrire une admirable Vie de don Quichotte et de Sancho Pança, les écrivains sacrés ont écrit la biographie d'un Dieu qui conservera éternellement la sorte de beauté et de sagesse que ses Cervantès lui ont attribuée et qu'Adam, se reconnaissant en lui d'âge en âge, ne cessera de lui conférer.
Fatalité de l'idolâtrie et sagesse pratique[modifier]
La conservation d'un oracle qui fasse entendre sa voix dans quelque empyrée n'est-elle pas politiquement plus rationnelle que le renoncement pur et simple au puissant instrument d'autolégitimation de l'autorité de l'État qu'est un pouvoir proférateur censé venir d'ailleurs et tenu pour transcendant au monde ? Le Buddha lui-même qui, cinq siècles avant Jésus, alors que les Grecs commençaient à peine de rire de leurs dieux, rejeta toutes les idoles dans les ténèbres pour fonder la sagesse sur la seule conscience spirituelle du sage n'a pas tardé à se métamorphoser à son tour en une nouvelle idole ; et, depuis plus de deux millénaires, les moulins à prières tournent devant la statue de l'Éveillé. La sagesse pratique n'a-t-elle pas raison de rappeler que les dieux ne manquent pas de s'incarner en des chefs sanglants sur la terre quand ils ont cessé de descendre dans leurs images sacrées, et qu'il vaut mieux canaliser l'idolâtrie naturelle de l'esprit humain vers les temples que de la laisser ravager la terre sous les traits redoutables des Césars ? Si l'espèce humaine n'est décidément pas mûre pour conquérir la liberté du sage, est-il sage de l'armer prématurément d'une lucidité dangereuse, ou est-il plus sage d'attendre qu'Adam soit devenu digne du Buddha ?
C'est pourquoi l'écrivain sacré chrétien, ayant conquis la dignité d'assistant du ciel aux côtés de Jésus, ne va pas cacher qu'il partage avec le dieu le commandement de tout l'univers. Paul proclamera, en coadjuteur du Christ, qu'il a « reçu grâce et mission d'apôtre » pour conduire « toutes les nations » à la foi, donc à l'obéissance nouvelle. Aussi la Lettre aux Romains est-elle un traité politique complet, de même que le Coran, dont la première sourate dira : « Hommage à Dieu, souverain de l'univers. » Car islam signifie « soumission ». Le césarisme céleste pourra se reconstituer entièrement. Bourdaloue pourra s'écrier : « Quand Dieu se montrera pour la seconde fois au monde, ce sera sous le visage le plus effrayant, et la foudre à la main. » Le jugement de Dieu sera « sans grâce et sans compassion ». « Une justice sans miséricorde ne lui convient pas tandis que nous sommes sur la terre ; mais elle lui conviendra quand le temps des vengeances sera venu. » Alors « aux dépens des pécheurs, lui-même juge et arbitre dans sa propre cause, il entreprendra de se satisfaire ». Ce Dieu qui exercera « sa justice toute pure à peu près comme nous l'exerçons envers nos plus déclarés ennemis » sera tel que « ce qui est en nous dureté, dans Dieu sera sainteté : ce jugement sans miséricorde que la charité nous défend et dont on nous fait un crime, c'est ce qui fera sa gloire. »
Si le sage nouveau, quoique inspiré par la consubstantialité de Jésus avec la divinité, continue cependant de rendre loquace le ciel punitif ancien, c'est qu'il n'a aucune raison de renoncer aux attributs politiques irremplaçables de l'Olympe. Aux yeux de saint Paul et de saint Pierre, « omnis auctoritas a Deo – tout pouvoir vient de Dieu ». « Soyez soumis à cause du Seigneur à toute institution humaine ; soit au roi comme souverain ; soit aux gouverneurs comme envoyés par lui » (I Pierre, ii, 13-14). Mais la croix est aussi un Janus politique : signe d'obéissance à Dieu dans le sacrifice, signe de victoire sur tous les Césars par la résurrection, elle engendre des théologies obédientielles et des théologies de la libération en vertu même de la géniale ambiguïté des mythes religieux.
Seule une certaine balance, qu'on appellera « hiérarchie des valeurs », permettra de savoir s'il est sage de dire la solitude cosmique de notre espèce et si le genre humain doit devenir tellement intelligent qu'il osera regarder sa déréliction sans périr d'angoisse dans les « espaces infinis » qu'évoquait Pascal, ou bien si, notre espèce se révélant décidément incapable d'un tel exploit de sa raison sur son « île déserte », il faudra la bercer éternellement de songes profitables à son aveugle contentement intellectuel. Cette question n'a jamais été résolue depuis que Socrate comparait les hommes à des enfants qui préfèrent des mets succulents qui leur gâtent l'estomac, et que leur préparent d'habiles cuisiniers, aux amers remèdes, mais excellents pour la santé de l'intelligence, que de sages médecins voudraient leur faire prendre. Mais qui dira si la sagesse véritable est celle des Prométhée de la conscience éveillée ou celle des miséricordieux qui rappellent que « les grandes pensées viennent du cœur » ? Depuis les origines de la philosophie, on cherche en vain la juridiction suprême qui fonderait la valeur capable de peser la valeur de ces valeurs si opposées.
C'est à Lucifer que Goethe fait dire, dans Faust : Am Anfang war die Tat (Au commencement était l'acte), donc la puissance politique. Ce serait alors folie d'immoler l'intelligence critique sur l'autel du « mensonge utile » (Nietzsche). Mais Montesquieu a dit, de son côté, que c'est « une grande folie de vouloir être sage tout seul ». Et pourtant, seuls des sages voués à la solitude de l'esprit ont écrit le long martyrologe des combattants de la conscience. Ceux-là n'ont-ils pas lutté contre la folie des puissants et de leurs idoles ? Ceux-là n'ont-ils pas été les guerriers d'une dignité humaine véritable ? Ceux-là n'ont-ils pas jugé que l'homme ne serait digne de sa divinité que s'il devenait pensant ? Ceux-là n'ont-ils pas écrit que l'homme est à lui-même son propre inventeur ?
- Voici : d'entre les feuilles une Figure vint. Une figure vint à la lumière, dans la lumière, [...] Et celui-ci n'était « Ni Ange ni Bête ». [...] homme fut cet événement : Tel est le nom que je te donne.Paul Valéry(« Paraboles pour accompagner douze aquarelles, de P.-A. Lasart)
Mais, si le visionnaire pense qu'il se fera mieux comprendre à dire la sagesse par la bouche d'un alter ego olympien, pourquoi ne ferait-il pas prononcer au ciel ces belles paroles : « Je ne t'ai donné ni visage, ni place qui te soit propre, ni aucun don qui te soit particulier, Adam, afin que ton visage, ta place et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. Nature enferme d'autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t'ai placé, tu te définis toi-même. Je t'ai placé au milieu du monde, afin que tu pusses mieux contempler ce que contient le monde. Je ne t'ai fait ni céleste, ni terrestre, ni mortel, ni immortel, afin que, de toi-même librement, à la façon d'un bon peintre ou d'un sculpteur habile, tu achèves ta propre forme » (Pic de La Mirandole, Oratio de dignitate hominis, trad. de Marguerite Yourcenar).
Il faut croire que l'identification du dieu au sage a progressé avec les siècles, puisque Pic a été jugé impie par l'Église pour avoir, le premier, parlé de « théologie poétique », alors que Claudel a pu, sans subir les foudres de l'excommunication, substituer tranquillement au Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même de Bossuet un Traité de la co-naissance de Dieu et de soi-même.
— Manuel de DIÉGUEZ
Bibliographie[modifier]
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Chen-Houei, Entretiens du Maître de Dhŷana Chen-Houei du Ho-Tsö (668-670), trad. J. Gernet, publ. de l'École franç. d'Extrême-Orient, t. XXXI, Hanoï, 1949
Cicéron, « De natura rerum », in Opera Omnia, Amsterdam, 1724
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Eckhart (Maître), Traités et sermons, trad. P. Petit, 5e éd., Gallimard, 1942
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S. Kierkegaard, Traité du désespoir, trad. R. Ferlow et J.-J. Gateau, Gallimard, 1932
É. de La Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, Payot, 1976
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M. de Montaigne, Les Essais, in Œuvres complètes, Bibl. de la Pléiade, Gallimard, 1963
F. Nietzsche, Die fröhliche Wissenschaft (Le Gai Savoir, trad. A. Vialatte, Gallimard, 1950) ; Also sprach Zarathustra (Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G. Bianquis, Aubier, Paris, 1953) ; Zur Genealogie der Moral (La Généalogie de la morale, trad. H. Albert, Gallimard, 1964) ; Morgenröte (Aurore, trad. J. Hervier, Gallimard, 1970)
B. Pascal, Pensées, in Œuvres complètes, éd. Brunschvicg, Hachette, Paris, 1905, éd. Lafuma, Seuil, Paris, 1963
Platon, Théétète, Phédon, Criton, La République, Ménon
Livre de la Sagesse, Ancien Testament.