EU: Saint Thomas d'Acquin - MD Chenu
Saint THOMAS D'AQUIN
(1224 ou 1225-1274)
Marie-Dominique CHENU
docteur en théologie, ancien professeur à l'université de Paris
Thomas d'Aquin, ainsi appelé du nom de la petite ville d'Aquino, sur la route de Naples à Rome, où ses parents détenaient dans le premier quart du xiiie siècle un très modeste pouvoir féodal, ne peut être enfermé dans le crédit que lui accorde depuis sept siècles l'Église catholique ; il est le haut témoin de la novation culturelle qui, dans la longue période dite du Moyen Àge, détermine, à la faveur d'une évolution économique et sociale, et avec l'essor des universités, une conception inédite de l'homme, en lui-même, dans son rapport avec l'univers, et, pour le croyant, dans l'intelligence de sa foi. Ce professionnel de la théologie ne peut être compris qu'à l'intérieur de ce très complexe renouveau tant de l'Antiquité que de l'Évangile, en même temps que ce siècle n'obtient sa pleine intelligence, dans son économie et dans son art, que par une théologie en laquelle se noue la cohérence des phénomènes de civilisation, sous le règne de l'empereur Frédéric II (1215-1250) et du roi Saint Louis (1226-1270). La comparaison entre la somme de théologie du xiiie siècle et la cathédrale gothique n'est pas qu'un lieu commun romantique ; elle exprime l'étonnante fécondité d'une communion audacieuse et fragile entre la raison et le mystère, entre la culture et la foi. Par bien des aspects, cette « chrétienté » est dissoute dans un monde désacralisé ; elle s'inscrit cependant dans la ligne qui, à travers la Renaissance et la Réforme, commande, en sous-œuvre, la plus actuelle vision du monde, de l'homme, de l'histoire, à ce point que certains font commencer là les « Temps modernes », entendez l'âge de la raison et de la liberté, dans une conscience politique naissante.
Sommaire
De l'Évangile à la théologie[modifier]
Thomas naquit près d'Aquino, à Roccasecca, au moment où, sur cette frontière de l'Empire et du domaine du pape, les mœurs et les conflits féodaux étaient mis en cause par l'émergence de besoins nouveaux, à la fois contredits et exploités par les pouvoirs en place. Thomas, qui avait reçu sa première éducation dans le monastère voisin du Mont-Cassin, à la fois puissance féodale et haut lieu de culture, fut ensuite envoyé à la nouvelle université de Naples, où sans doute il eut une première initiation à la science arabe et à la raison grecque. Mais, à dix-neuf ans, il entra dans les nouvelles équipes d'un ordre religieux récemment constitué (à Naples en 1231) et déjà en plein essor, celui des Frères prêcheurs, dont l'Espagnol Dominique de Guzman avait été, dans le midi de la France, puis à Bologne, le fondateur. Vocation apparemment banale, mais dont la signification est manifestée par l'opposition vive de sa famille, laquelle fit enlever Thomas sur la route qui le conduisait à Paris : non pas simple conflit affectif, mais rupture de l'adolescent avec son univers natal, pour s'engager, à l'encontre des structures traditionnelles, dans la cité nouvelle. Les universités, celle de Paris en tête, donnaient un lieu culturel aux générations qui, dans une urbanisation intense, peuplaient désormais les corporations de métier et les assemblées des communes. La vie de Thomas s'est jouée là : elle se déroule tout entière dans les universités, à Paris, à Cologne, à Rome, en Italie, selon le régime du métier de professeur, mais non sans l'emprise technique et spirituelle, voire politique, de ce temps.
La vocation religieuse de Thomas n'est donc pas un épiphénomène pieux sur une conjoncture humaine hétérogène : elle l'a engagé dans un mouvement de réveil évangélique qui, depuis cinquante ans, secouait l'édifice féodal de l'Église et, par un retour aux sources vives de la foi, provoquait, comme toujours, une contestation des appareils de la chrétienté et des structures de l'ordre établi. De Pierre Valdo à François d'Assise, de Dominique aux humiliés, les variantes sont notables, mais l'effervescence des projets est la même. Thomas d'Aquin est, parmi « les prophètes des temps nouveaux » (ainsi le pape), celui qui va donner à cet Évangile concept et institution, dans une interprétation et dans des énoncés à la mesure des émancipations sociales et intellectuelles. Par une convergence apparemment paradoxale, c'est cet évangélique qui sera le plus sensible et le plus ouvert à la renaissance des œuvres de l'Antiquité, scientifiques et philosophiques, alors traduites en Occident. L'entrée d'Aristote, depuis les premières infiltrations jusqu'à un enseignement public vainement contrarié par l'Église, est le symbole de cette opération, que mène, parmi d'autres, à la suite de son maître Albert le Grand, à Paris (1240-1248), le jeune Thomas. Les violentes controverses engagées en 1270, la condamnation en 1277 après sa mort demeurent des épisodes chargés de sens, hors desquels la pensée de saint Thomas serait fâcheusement détemporalisée, fût-ce sous les honneurs d'un patronage d'orthodoxie.
Thomas fut donc d'abord étudiant à Paris (1245), sous la direction de l'Allemand Albert le Grand, alors en haut prestige, au collège universitaire des Dominicains. Il suivit son maître à Cologne, où se fondait une nouvelle université, puis revint à Paris en 1252, pour y suivre la carrière de professeur, jusqu'à la maîtrise, qu'il reçut prématurément (1256), et l'habilitation à diriger l'une des deux écoles de ce collège, dit de Saint-Jacques, du nom de la rue où il se situait. De là, il partit pour l'Italie, où il enseigna en plusieurs villes, puis revint à Paris en 1268, où l'appelait la plus vive controverse sur les problèmes du temps, concernant la nature de l'homme et le rapport de la foi à la culture, problèmes alors posés dans une ivresse que l'on a pu rapprocher des grandes heures du Quattrocento à Florence et à Padoue. En 1272, Thomas est appelé à Naples, où Charles d'Anjou remonte l'université. Il meurt en se rendant au Concile de Lyon, où il avait été convoqué comme expert.
La raison théologique[modifier]
Dans cette perspective, et sans détriment pour chacune des pièces de cette théologie, qui seraient à situer dans l'histoire des doctrines chrétiennes, c'est l'inspiration générale de l'entreprise qu'il faut déterminer. On pourrait la ramener à deux axes qui, chacun selon son dynamisme, se recoupent à travers les divers domaines de leur développement : la théologie de saint Thomas s'articule, se construit, sous la lumière d'une confiance active en la raison et d'une référence constante à la nature. On aura reconnu là l'imprégnation de la culture grecque, dont on a mentionné la découverte : logos et phusis, double dimension de la foi du chrétien, qui incarne ainsi la Parole de Dieu dans le tissu de l'esprit comme dans les causalités de la nature. Optimisme surprenant pour beaucoup et, dès ce moment, contesté sous l'influence alors dominante de la théologie de saint Augustin, beaucoup plus sensible à la détresse de l'homme et à la faiblesse de la raison, en tout cas, polarisée par une nécessaire référence aux « idées » divines, non sans dommage pour l'autonomie des réalités terrestres. Ce fut là précisément l'enjeu des controverses que mena Thomas à Paris, dans une crise dont on ne peut réduire la portée à une querelle de professeurs.
Certes, depuis toujours, les docteurs chrétiens avaient fait honneur à l'intelligence de l'homme, et leurs pires sévérités contre l'orgueil de l'esprit ne les empêchaient pas de voir en cet esprit une participation à la lumière de Dieu. « Aime beaucoup l'intelligence », disait Augustin dans l'une des plus capiteuses formules de l'intellectualisme chrétien. Mais cette estime laissait une grande marge au jeu de la confiance et de la réserve, dès lors que la raison s'affrontait organiquement au mystère auquel l'esprit n'adhère que par une communion dans l'obscurité de la foi. Dans la transcendance des objets comme dans la réaction du sujet connaissant, le dénivellement épistémologique provoquait des comportements et des décisions fort variables. Au xiie siècle, Abélard avait appliqué méthodiquement aux textes bibliques les procédés de la dialectique, technique profane s'il en fut, qui prenait alors dans la culture la préséance sur la grammaire et la rhétorique. Cette audace avait scandalisé saint Bernard, pour qui la communion au mystère de Dieu excluait toute intempérante curiosité et dont la diatribe fameuse contre les écoles de Paris avait manifesté sa répulsion pour une telle curiosité instituée.
Avec la lecture des œuvres d'Aristote, devenu « intelligible aux Latins » comme l'avait souhaité Albert le Grand, l'entreprise prit une redoutable dimension, dans la mesure où les Analytiques non seulement fournissaient un outillage perfectionné, mais présentaient dans toute sa rigueur l'exigence rationnelle de l'esprit, commandée par les règles de l'évidence et de la démonstration, en vue de découvrir les « raisons » des choses. C'était condamner la foi, certitude sans évidence, impénétrable aux raisons, et la réduire à la débilité méprisable des opinions. Bien plus, les philosophies grecques procuraient, en même temps, que cette épistémologie, une vision du monde et de l'homme dans un savoir physique et métaphysique, vision qui était étrangère à l'histoire sainte et entrait en concurrence avec ses objets mêmes. Jamais le croyant, le théologien n'avaient été ainsi affrontés à la rationalité scientifique, à sa densité humaine, à sa séduction, au moment précisément où les progrès techniques faisaient passer l'homme d'une économie rudimentaire de subsistance agraire à la civilisation urbaine, avec la production organisée des corps de métiers, avec l'économie des marchés, avec une sensibilité communautaire exaltée. Les générations nouvelles, dans le monde et parmi les clercs, réagissant contre la mystique du mépris des réalités terrestres, éprouvaient la vérité rationnelle de la maîtrise du monde. La philosophie d'Aristote structurait de l'intérieur cette promotion de l'intelligence. La téchnè elle-même était une voie d'accès à la vérité ; les arts mécaniques étaient des puissances d'humanisation dans le cosmos. Ainsi dépassait-on l'enjeu de la vieille « querelle des universaux », déjà très suggestive, et s'élaborait, en parfaite cohérence, une métaphysique du savoir et du monde.
Pour mesurer l'intensité de cette découverte de la raison, pour discerner les risques que court alors la foi, il faut les voir en action dans la position du philosophe arabe Averroès (1126-1198), le commentateur par excellence d'Aristote, dont les œuvres pénètrent alors à point dans les écoles parisiennes. Il ne paraît pas qu'on puisse suspecter la sincérité de la foi coranique du cadi de Cordoue ; mais, en disciple lucide et déclaré du Stagirite, il croit à la vérité de la raison, partout où la raison s'exerce et peut s'exercer. Il est, de tout son esprit, « rationaliste », ce qui explique la vive opposition qu'il rencontre, d'une part, parmi les siens et, d'autre part, dans l'Occident chrétien chaque fois qu'il y pénètre, et ce jusqu'en pleine Renaissance. La controverse se noue, sur la solution qu'il propose, opposant la foi et la raison, sources de « deux vérités », disparates et, à la limite, inconciliables. Pas de commune méthode, pas de commune mesure, pas de commun objet, même sous des vocables identiques. L'autonomie de la raison ne s'accorde pas avec l'obéissance de la foi, avec le projet de l'espérance, avec la subjectivité de l'amour. L'opposition paraît radicale entre ces deux savoirs, au point que les forces de l'un constituent les faiblesses de l'autre. L'homme qui les pratique l'un et l'autre ne peut trouver l'unité de son intelligence. Ainsi peuvent-ils en venir à se contredire, par exemple dans le destin de l'âme, qui, pour le croyant, est immortelle, mais qui, selon l'analyse du pur philosophe, meurt avec le corps auquel elle est substantiellement unie.
Énoncée de manière abrupte, cette thèse est déconcertante. Elle déconcerta effectivement les théologiens, à Paris, à Rome, à Naples, à Cologne. Le croyant ne peut évidemment consentir à ce dualisme, lui qui attribue au même Dieu créateur les vérités de la raison et la révélation du mystère. Il reste que ne peut ni ne doit être résorbée la spécificité des deux domaines, dont le chrétien éprouve les différences, entre l'objectivité des savoirs et le subjectivisme de sa croyance, entre l'universalisme de la science et l'incommunicable intériorité de la foi, entre une certitude d'expérience et la communion à un témoignage. C'est sur la courbe de cette tension que s'inscrit la thèse averroïste d'un jeune maître de la Faculté des arts à Paris, Siger de Brabant, suivi par quelques-uns de ses collègues. Thomas, qui rentre alors d'un long séjour en Italie (1259-1266), s'oppose vivement tant aux thèses averroïstes de Siger qu'à son interprétation d'Aristote. Cette opposition n'empêchera pas Dante de placer Siger parmi les douze « lumières » du quatrième ciel de son Paradis, ni de mettre dans la bouche de saint Thomas l'éloge, devenu fameux, « de la lumière éternelle de Siger, qui, en enseignant dans la rue du Fouarre, syllogisa des vérités importunes ». Sous ces vers énigmatiques, Dante, partisan de la séparation des pouvoirs, signalait parmi les grands esprits le maître péripatéticien qui proclamait l'autonomie de la raison.
Lorsque Thomas d'Aquin mourut, les maîtres ès arts de l'Université de Paris demandèrent l'honneur de conserver son corps : leur émouvante requête exprime leur estime et leur reconnaissance pour un théologien qui, à l'encontre de beaucoup, avait compris la valeur de leurs sciences profanes et les exigences de leurs raisons.
C'est de cette santé rationnelle que fait preuve la théologie de Thomas : au titre de la cohérence de la foi et de la raison, il tient que la raison a titre à parler dans la foi, et à parler selon ses propres lois et selon ses divers registres, depuis les techniques grammaticales et les formes de l'imagination jusqu'aux axiomes métaphysiques. Ainsi la foi s'élabore et se construit en un savoir, en une théo-logie, au sens propre du mot. La théologie est l'intelligence de la foi. Thomas d'Aquin théologien se définit ainsi lui-même. Si la Parole de Dieu s'est énoncée en termes et en concepts humains, il est dans la logique de cette humanisation que l'intelligence humaine, sans irrévérence pour le mystère transcendant, mette en jeu ses ressources, dans une élaboration active, consciente, organique, au point de constituer, au sens aristotélicien du mot (non au sens moderne), une « science ». Il y avait de quoi provoquer la résistance de nombreux partenaires, sur cette frontière où les mystiques refusent de passer. L'augustinien Bonaventure, collègue et ami de Thomas, lui reprochera de mettre l'eau de la raison dans le vin pur de la sagesse divine ; à quoi Thomas répondra avec humour que, comme à Cana, l'eau se trouve changée en vin. L'intrépidité de sa grâce évangélique lui fait reconnaître à la raison sa vigueur. La période de 1190 à 1260 est « l'âge de raison », a-t-on dit, au carrefour des idées, des lettres et des arts : Thomas est le docteur, mieux, le prophète de cet âge, celui des cathédrales gothiques et des sommes de théologie.
La pédagogie « scolastique »[modifier]
En vérité, c'est en cette période que prend racine et essor la théologie dite « scolastique » : parce qu'elle est élaborée dans les écoles, mais plus radicalement parce qu'elle trouve sa forme littéraire et sa pédagogie dans cet usage organique de la raison. Ainsi se présentent les textes de saint Thomas, dont le style est devenu étranger au lecteur d'aujourd'hui. Ses œuvres, en effet, se répartissent sur les divers paliers d'un enseignement qui va de la lecture des textes de base, en chaque discipline, à la controverse publique. En première zone, la lectio s'attache à l'interprétation littéraire et conceptuelle, qu'il s'agisse de l'Écriture pour le théologien, et déjà dudit Livre des sentences de Pierre Lombard († 1160), manuel devenu officiel (ce fut la première œuvre de Thomas, alors chargé de cours), mais aussi des œuvres des philosophes, Aristote, Platon, Boèce, le pseudo-Denys. Pareille lecture est d'un tout autre genre littéraire que la lecture pieuse, meditatio, qui jusqu'alors, sauf exception, constituait la trame de la théologie monastique, et même celle des grandes œuvres des Pères de l'Église.
Puis, provoquée par une investigation plus rigoureuse et plus critique, se dégage une mise en question du contenu de ces textes, d'où procèdent les quaestiones comme forme littéraire de ce travail, selon les procédés de la dialectique. Sur quoi, par la divergence des interprétations et des solutions, s'organise la « dispute », quaestio disputata, qui est l'acte universitaire par excellence, dans le haut enseignement : les questions disputées sont la grande œuvre de Thomas d'Aquin. Enfin, dans des séances solennelles, se tenaient deux fois par an des disputes d'un genre particulier, où l'initiative de la discussion ne venait pas d'un professeur sur un sujet préétabli et annoncé, mais de l'assemblée des assistants, qui, à leur gré et selon leur caprice, jetaient sur le tapis les problèmes les plus disparates. Thomas tint à Paris douze disputes de quolibet.
C'est hors son enseignement que Thomas rédigea ses deux sommes, Summa contra Gentiles (1259-1264), analyse critique des philosophies et des théologies antérieures, puis la Summa theologica (1267-1274), dont la prestigieuse portée se mesure autant par les articulations de sa vision chrétienne du monde et de l'homme que par les déterminations particulières des problèmes abordés. En tout cas, l'unité de travail et de rédaction est l'« article », schéma réduit de la question disputée et de ses divers éléments. D'un bout à l'autre, c'est là une entreprise de conceptualisation dans laquelle jouent les options religieuses et philosophiques les plus personnelles.
La nature[modifier]
Il était dans la logique de ce rationalisme chrétien de reconnaître aux lois de la nature leur consistance spécifique, jusque dans la vie de la grâce : c'est parce qu'il y a une phusis, avec la nécessité de ses lois, que la science peut se construire en un logos. Telle est la cohérence de toute renaissance, celle du xiiie siècle comme celle du Quattrocento. Thomas écarte ainsi la tentation de sacraliser les forces de la nature, dans une sensibilité ingénue au merveilleux et dans un recours infantile à la providence de Dieu. Tout un monde surnaturel qui projetait son mirage sur les choses et sur les hommes, à travers l'art roman et les mœurs sociales, s'estompe dans les imaginations ; c'est par d'autres voies que la nature, découverte en sa réalité profane, prendra sa valeur religieuse et conduira à Dieu.
C'est encore la philosophie grecque, celle du Timée de Platon et celle de la Physique d'Aristote, qui est mise en œuvre pour établir l'intelligibilité du cosmos. Mais le recours à l'Antiquité déborde de beaucoup une curiosité académique ; il s'inscrit dans un naturalisme qui pénètre partout, dans les esprits, dans les mœurs, dans la conduite politique. Jean de Meung, ce parfait bourgeois des villes nouvelles, le voisin de frère Thomas dans la rue Saint-Jacques, à Paris, manifeste dans son Roman de la Rose, vers 1270, le réalisme le plus cru, tant pour observer l'univers physique que pour décrire les lois de la procréation. L'Ars amandi d'Ovide est diffusé dans d'innombrables manuscrits ; et André le Chapelain, dans son De Deo amoris (1180), en accommode pour le grand public les recettes raffinées. L'amour courtois introduit jusque dans la culture des sensibilités de séduisantes ambiguïtés. La renaissance du droit romain, de son côté, fournit son appareil aux aspirations qui portent les nouvelles générations à organiser la société et déjà l'État, au-delà d'un paternalisme désuet, selon les procédures juridiques de la justice, au lieu du recours mystique aux ordalies et aux jugements de Dieu.
Ces découvertes de la nature et de la société n'allaient pas sans exercer une séduction qui menaçait et la liberté de l'homme et la providence de Dieu et, plus encore, la gratuité de la grâce dans l'économie chrétienne. Dans sa théologie de la création et du gouvernement divin, Thomas donne leur intelligibilité à ces hautes valeurs chrétiennes, dans la ligne de saint Augustin ; mais, contre lui, il ménage l'autonomie de la nature et de la liberté. « Soustraire quelque chose à la perfection de la créature, dit-il, c'est soustraire à la perfection même de la puissance créatrice. » Axiome métaphysique, mais aussi principe mystique, qui est la clef de la spiritualité de saint Thomas.
L'homme[modifier]
À ce point, la philosophie du monde se développe en une philosophie de l'homme, nature dans la grande Nature et, selon le terme grec en circulation, microcosme. Ici encore, Thomas affronte la commune opinion de son temps, qui, par la pente d'un spiritualisme alimenté de platonisme, tendait à déprécier la place et le rôle de la matière dans l'être de l'homme comme dans le destin de l'univers. Le monde matériel ne se présentait plus, dans sa sphère physique et biologique, que comme une sorte de scène sur laquelle se joue l'histoire des personnes spirituelles, de leur culture, de leur salut ou de leur damnation. Cette scène restait elle-même insensible à l'événement spirituel, et l'histoire de la nature n'était que par hasard le théâtre de cette histoire spirituelle. L'homme, dans cette histoire de la nature, serait un étranger, dont la vraie patrie est au-delà de ce monde, dans un royaume de pur esprit, tandis que l'histoire de la nature suivrait imperturbablement sa route d'airain.
À l'encontre, Thomas d'Aquin observe l'inclusion de l'histoire de la nature dans l'histoire de l'esprit, tout en même temps que l'importance de l'histoire de l'esprit pour l'histoire de la nature. L'homme est situé ontologiquement à la jonction de deux univers, « comme un horizon du corporel et du spirituel » ; en lui se réalise, par-delà les distinctions, une homogénéité intrinsèque de l'esprit et de la matière. Aristote procure à Thomas les catégories nécessaires à l'expression de cette conception ; mais aussi les docteurs grecs chrétiens, particulièrement Denys, avec sa philosophie de la participation hiérarchique et de l'illumination : l'intelligence est la « forme » du corps ; et l'expérience sensible est la seule voie d'alimentation des œuvres de l'esprit. À qui connaît la densité du vocable d'Aristote un tel énoncé provoque l'hésitation du chrétien : ménage-t-il assez la transcendance de l'esprit, au point que l'âme puisse survivre après la mort du corps ? au point que soit sauvegardée la personnalité de l'intelligence dans cette sociologie cosmique ? Ce fut à Paris, autour des années 1270, une dure crise, qui donna à Thomas l'occasion de définir adéquatement sa doctrine. Le conflit se poursuivit d'ailleurs et trouva son épisode violent, en 1277, après la mort de Thomas, dans l'intervention des maîtres de Paris, alors la plus haute juridiction théologique de l'Église. Dans un syllabus de deux cent dix-neuf propositions, ils rejetaient, non sans raison, mais dans une confuse précipitation, tous les naturalismes, et aussi une dizaine d'énoncés de Thomas d'Aquin. Ce fut là, sans doute, la condamnation la plus grave du Moyen Âge, dont la répercussion fut durable dans le mouvement des idées : elle a donné consistance, pendant plusieurs siècles, à un certain spiritualisme, en permanente résistance au réalisme cosmique et à l'anthropologie de Thomas d'Aquin. Sa canonisation, en 1323, purgera sa mémoire ; mais cet honneur ne rendra pas, sur ce point, son efficacité au « thomisme ».
« Frère Thomas, dit son premier biographe, Guillaume de Tocco, soulevait dans son enseignement de nouveaux problèmes, inventait une nouvelle méthode, employait de nouveaux réseaux de preuves ; et à l'entendre ainsi enseigner une nouvelle doctrine, avec des arguments nouveaux, on ne pouvait douter que Dieu, par l'irradiation de cette nouvelle lumière, et par la nouveauté de cette inspiration, lui avait donné d'enseigner, en parole et en écrit, de nouvelles opinions et un nouveau savoir. » C'est là, dans son ingénuité, le témoignage du saisissement que provoqua en son temps l'enseignement du jeune maître.
Marie-Dominique CHENU