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SUBLIMATION, psychanalyse

Baldine SAINT GIRONS 
maître de conférences en philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre


Invoquer la « capacité de sublimation » pour expliquer en quoi tel individu a échappé à la névrose, comment tel grand homme s'est trouvé produire telle œuvre géniale, n'est-ce point une façon bien dérisoire de répéter la question du pourquoi de la destinée – comme si à cette question une autre réponse était possible, hors l'accomplissement de la vie ? N'est-ce point – pour reprendre l'expression de Nietzsche à propos de la théorie kantienne des « facultés » – effectuer une simple « réponse de comédie » ? La psychanalyse, à laquelle semble revenir de nos jours le privilège d'utiliser cette notion, a-t-elle pu faire autre chose qu'enregistrer le constat de Hölderlin :

Les mortels vivent de salaire et de travail ; dans [l'alternance du labeur et du repos tous sont heureux ; pourquoi donc ne s'endort-il [jamais,l'aiguillon que je porte en mon sein ?

Aussi bien la sublimation se caractérise-t-elle tout d'abord comme un certain type de mutation rapide et admirable. Tel le passage de l'état solide à l'état gazeux, sans phase liquide intermédiaire : les propriétés du corps sublimé demeurent intactes ; bien plus, l'opération apparaît comme un procédé de purification, visant à libérer le corps de ses parties hétérogènes.

Le terme, à la veille du développement de la chimie, était ainsi prédestiné à une transposition dans le registre moral. L'initiative devait en revenir au poète – et commerçant – hambourgeois Brockes, auteur d'une théodicée de la vie quotidienne, Les Plaisirs terrestres en Dieu, dont furent nourris les romantiques allemands. Mais Goethe, le premier, sut dépasser cet usage tout métaphorique, en vue de caractériser la création poétique : les états d'âme, les sentiments, les événements ne sauraient être rapportés au théâtre avec leur naturel originaire ; ils doivent être « travaillés, accommodés, sublimés » (verarbeitet, zubereitet, sublimiert). De même, Victor Hugo, dans La Bouche d'ombre, s'autorise de l'origine chimique du terme, pour réclamer :

La sublimation de l'être par la flamme,de l'homme par l'amour.

La sublimation paraît ainsi une certaine forme de catharsis, celle de l'auteur et non du public, un travail difficile et nécessaire, une conversion de l'être entier à ce qu'il a d'essentiel et de plus vrai.

Esquisser une théorie de la sublimation, ne serait-ce pas alors à bien des égards réassumer l'héritage hégélien, dont on sait d'ailleurs qu'il fut notamment transmis à Freud par l'intermédiaire de James Marck Baldwin, dès 1897 ? De fait, le mouvement de la dialectique, qualifié par Hegel d'aufheben, un critique comme Mure lui donne pour équivalent l'anglais to sublime. Et comment ne pas reconnaître que de la notion anthropologique d'Esprit Freud propose une nouvelle version ? L'Esprit hégélien conçu comme « pouvoir magique de convertir le négatif en être », s'avère « d'autant plus grand qu'est plus grande l'opposition à partir de laquelle il retourne en soi-même ». De même, l'énergie pulsionnelle, susceptible de se conserver tout en niant ses buts primitifs, acquiert par cette négation une puissance d'autant plus haute.

Néanmoins – et telle est la divergence essentielle – la théorie de la sublimation se donne chez Freud un contenu spécifique ; elle s'appuie sur ce que son auteur qualifie cependant lui-même de « mythologie », à savoir une théorie des pulsions. La sublimation consiste à substituer à un but et à un objet sexuels primitifs de nouveaux buts et de nouveaux objets, « éventuellement » plus élevés dans l'estime des autres hommes.

On ne saurait donc comprendre la sublimation indépendamment d'une conception génétique et historique de la subjectivité, pas plus qu'on ne pourrait en constituer la théorie si l'on faisait abstraction du « jugement de valeur » qu'elle enveloppe. Ce dernier, comme on s'efforcera de le montrer, implique la référence de toute conception de la sublimation au champ de l'art et de la religion, référence attestée par la parenté même des termes français « sublime » et « sublimation ». Notons ici leurs correspondants allemands Erhabene et Sublimierung, pour souligner à quel point le sublime paraît tout autant le germe que la fin dernière de ce procès d'arrachement perpétuel à soi et de vibration à la limite du tolérable qui caractérise pour nous la sublimation.

De la purification des traces à la parousie mythique[modifier]

De l'usage chimique Freud retient la notion de dialyse ; mais d'emblée le concept est rendu solidaire d'une théorie de la mémoire. Et dix ans avant les Trois Essais sur la théorie de la sexualité (1905), les lettres à Fliess laissent présager l'évolution ultérieure, dans une double référence aux registres de l'éthique et de l'esthétique. Plus précisément, la sublimation est alors conçue non seulement comme principe de purification des souvenirs dans l'élaboration des fantasmes, mais encore comme « privilège » des « grands » hommes, capables seuls de conférer leurs lettres de noblesse aux ombres surgies du passé. Que le désir vise au cœur de la réalité l'inexistence comme telle, c'est en même temps dire sa nature nostalgique. Le souvenir voit alors son existence réduite à celle d'un « signe », clignotant étrange issu de traces mnésiques, caractérisées par l'extrême labilité tant de leur teneur que de leur mode d'ordination.

Cependant, certains signes s'avèrent plus efficaces que d'autres, ou plutôt les inscriptions sont susceptibles d'un travail de transposition plus ou moins heureux. Certes, le souvenir est déjà sublimé dans la mesure où il donne lieu, non à une impulsion, mais à un fantasme ; néanmoins, il faut encore établir une hiérarchie entre les fantasmes, puisque certains d'entre eux ont le pouvoir de prémunir contre les conséquences de l'histoire propre du sujet. Ainsi Goethe, prêtant à Werther son propre amour pour Lotte Kästner, parvient à trouver une issue à son désir de mort passionnel en s'identifiant fantasmatiquement à Jérusalem, dont il avait appris la mort tragique. Goethe a « vraisemblablement joué » avec l'idée de suicide, dit Freud, ce dont on trouve confirmation dans le récit autobiographique Poésie et Vérité : l'admiration du poète pour « la grandeur et la liberté d'esprit » avec laquelle l'empereur Othon se donna la mort engendra chez lui une si haute idée de cet acte que la tentative vaine et répétée d'imitation qu'il en fit déboucha sur un éclat de rire. Et la vie, pour reprendre l'expression de Hegel, se mit à « supporter la mort », c'est-à-dire cette crucifixion démente des désirs inassouvis pour un plus libre épanouissement du désir. Dans cet engrenage d'un désir de mort sur un désir de mort sublime s'effectue ainsi la première sublimation, celle où l'instance d'éternité révèle au désir sa carence constitutive, touchant l'obtention d'une satisfaction immédiate.

Goethe résolut donc de vivre ; mais pour que ce rire puisse perdre de son caractère abrupt, il fallait qu'il puisse s'inscrire dans la continuité de l'existence, de sorte que la claire conscience du burlesque fût transformée en raison de gaieté. « Pour pouvoir vivre avec sérénité, écrit Goethe, il me fallait accomplir une tâche poétique, où serait exprimé tout ce que j'avais ressenti, pensé et rêvé sur ce point essentiel. » Aussi bien la tragi-comédie du désir prétend-elle se ressaisir elle-même, dans une œuvre qui en exprime non point tant la réalité historique que la vérité.

La création artistique ne saurait, en effet, résulter d'un retour au passé ; c'est bien plutôt la résurrection de ce même passé impuissant à soutenir son être et effectuant une ultime et dérisoire tentative pour échapper au néant, en se liant dans une « forme » universelle, celle de la réalité effective d'une œuvre. Qu'est-ce alors que la création, sinon la parousie éclatante de ce qu'aurait été, tel un vieux mythe, le premier amour ou la première amitié ? Cités à deux reprises par Freud, les vers de la dédicace du Faust prennent à cet égard une valeur exemplaire :

Vous voici donc à nouveau, formes vacillantes,Qui apparûtes naguère à mes regards encore [troubles.Tenterai-je, cette fois, de vous saisir et fixer ? [...]Comme une vieille légende à demi effacée,Remontent à votre suite les premières amitiés[et le premier amour.

Cependant – Freud le disait lui-même – les propos de Goethe pourraient servir d'exergue à toute analyse. « Trouver l'objet sexuel n'est en somme que le retrouver. »

Mais encore faut-il expliquer comment l'objet ne peut se constituer que dans cet écart décisif qui, du souvenir immatérialisant, conduit au rêve typique : les origines du processus de sublimation sont à chercher dans la période de latence sexuelle chez l'enfant. À cet égard, les Trois Essais sur la théorie de la sexualité peuvent être considérés comme la première tentative systématique d'ancrage historique des pulsions sexuelles : il s'agit, en effet, de mettre en évidence les différents courants constitutifs de ce qui est recouvert du terme générique de « sexualité ». L'hétérogénéité des objets et des buts pulsionnels marquée au niveau de l'étude des perversions trouve son fondement génétique dans le repérage d'une triple source de l'excitation sexuelle : la réitération dans l'accomplissement d'une fonction non sexuelle, l'excitation violente, mécanique ou non, enfin le simple jeu des pulsions de voir et de tourmenter, dont l'opération semble indépendante de l'activité sexuelle localisée. C'est ce qu'il est d'usage de désigner comme la théorie de l'étayage des pulsions sexuelles sur les fonctions non sexuelles, la théorie des zones érogènes, et celle de l'autoérotisme. Mais notons bien ici les mécanismes qui nous intéressent au premier chef : la répétition, l'effraction brusque engendrant une rupture sans précédent, enfin l'attraction et la concentration des forces pulsionnelles faisant suite à leur divergence originelle.

Les caractéristiques de la sexualité infantile, on s'efforcera de le montrer, relèvent ainsi d'une théorie du sublime, au sens où – comme l'a souligné Burke – la terreur en est le « principe fondamental ». Est, en effet, terrible ce qui d'une façon ou d'une autre met en danger de mort, c'est-à-dire éveille les passions les plus fortes, puisque liées à la conservation de soi. Si l'excitation brutale semble dangereuse, toute dépendance à l'égard d'autrui le sera encore davantage. Bien plus, chez le sujet qui en prend conscience, l'obscurité des forces en jeu dans l'émotion sexuelle peut seulement renforcer le sentiment de crainte et de douleur éprouvé. Ce sublime courant dont l'impétuosité l'entraîne irréversiblement vers l'autre, que le sujet en garde à jamais l'empreinte, quoi de moins étonnant ?

Les sources infantiles et l'excès de plaisir[modifier]

L'exigence de sublimation des pulsions sexuelles paraît ainsi liée au caractère exceptionnel des circonstances qui en rendent possible l'éveil. Dès 1892, Freud introduit la notion de « contre-vouloir », qui, à l'intérieur même de la sexualité, contredit le sujet, et ronge en profondeur l'élan érotique. Quelles sont alors les forces susceptibles d'entamer ce que Hegel appelle le « travail du négatif » et qui est l'âme du procès de sublimation ?

« À mon avis, écrit Freud le 1er janvier 1896, il doit se trouver dans la sexualité une source indépendante de déplaisir ; si cette source existe, elle peut stimuler les sensations de dégoût et conférer sa force à la moralité. » Freud n'a cessé de souligner l'importance de la « préformation organique », sur laquelle s'étaie l'éducation, lors de la « construction » de digues psychiques, capables de réfréner les pulsions sexuelles. L'action différée de représentations mnémoniques et l'incompatibilité des différentes pulsions sexuelles sont ainsi les symptômes de l'impuissance du désir à s'« interpréter », c'est-à-dire à sortir de la prison spatiale d'un souvenir déterminé ou d'une zone érogène particulière, pour « se dire » et s'assumer tout au long d'une existence. C'est ainsi que Freud décrit l'opposition entre la réalité d'« un » désir et son accomplissement comme le germe même de toute notre vie psychique, doublet, paire contrastée, sceau d'un conflit originaire, dont la marque ambiguë ne cesse de réapposer ses vides et ses pleins sur le fil de notre destinée.

Qu'est-ce à dire, sinon que le désir surgit de la non-satisfaction même de la pulsion ? Il importe effectivement qu'un vide soit creusé pour que l'objet, de par sa perte, éveille le désir, c'est-à-dire la pulsion qui auto-engendre son objet, pour autant que l'objet n'existe que sur le mode du perdu. Telle est la signification non seulement de la théorie de l'étayage – où l'érogénéisation est fonction de la non-satisfaction d'une pulsion du moi –, mais aussi du mythe d'Œdipe, dans lequel seul l'interdit du père révèle à lui-même le désir comme désir de la mère.

Le désir apparaît ainsi dès l'origine comme visant non seulement l'absent, mais l'impossible. Autrement dit, la sublimation, qui semblait d'abord un procédé privilégié destiné à ennoblir les souvenirs, s'avère une métamorphose essentielle à l'homme, de par son historialité ; bien plus, la condition sine qua non de sa naissance à lui-même. Si chacun d'entre nous était dans son enfance un pervers, il fut également un individu sublimant ses premiers objets et premier buts sexuels. Et l'on pourrait dire que la sublimation est à la sexualité ce que la sexualité est à l'instinct : une perversion de l'énergie initiale, qui emprunte toute sa force à l'énergie déplacée. La question est alors de savoir pourquoi la sublimation est plus intense dans un cas que dans l'autre, et sur quels mécanismes elle repose.

Si l'on considère la sublimation comme un procédé pour normaliser et rendre tolérable la sexualité, la « normalité » dans le domaine sexuel apparaît tout aussi mystérieuse. « Pour la psychanalyse, écrivait Freud, l'intérêt exclusif de l'homme pour la femme n'est pas une chose qui va de soi [...], mais bien un problème qui a besoin d'être éclairci. » Dans les cas dits normaux, on constate la concentration de toutes les formes de désir sur un même objet, obtenue grâce à la conjonction du courant tendre issu de la sexualité infantile et du courant sensuel, propre à la puberté, courant qui implique la répudiation des objets sexuels de l'enfance. Deux types de plaisir d'inégale intensité sont alors conjugués : le « plaisir terminal », lié à l'accomplissement entier de l'acte sexuel, est rendu possible par le plaisir qui lui est préliminaire, et consiste en la répétition de satisfactions déjà obtenues dans l'enfance : plaisir de voir, d'entendre, de toucher... Un effet de plaisir plus grand est ainsi obtenu grâce à une sensation de plaisir moins forte, qui agit à la manière d'une « prime de séduction ».

Mais la prime de séduction a la même fonction ambiguë que le ϕ́αρμακον du Phédon, « drogue » constituée en l'occurrence par le discours tentateur, amorce trop pleine de charme pour que le danger ne soit pas imminent de se laisser envoûter par le plaisir de l'apparence formelle. Le « plaisir préliminaire » ou prégénital demeure, en effet, lié à la représentation (Darstellung) de l'acte, non à son accomplissement. Si certes ce plaisir est la preuve de ce que Fechner appelle le « concours » apporté par l'esprit dans la production de la jouissance, l'on ne saurait permettre à la pulsion détournée de son but initial un certain mode de satisfaction sans risquer une déperdition énergétique. « On attend pour aimer de connaître, écrit Freud à propos de Léonard de Vinci, mais alors se produit un ersatz. Parvenu à la connaissance, on ne peut plus ni bien haïr ni bien aimer ; on demeure par-delà la haine et l'amour. On s'est livré à l'investigation au lieu d'aimer. » De même en va-t-il dans le domaine intellectuel, lorsque le goût de la connaissance vient à entraver celui de l'action.

Les dangers de la sublimation apparaissent ainsi liés au caractère excessif d'un plaisir éprouvé durant l'enfance, plaisir que la répétition ne cesse d'accroître, sans pour autant autoriser, semble-t-il le passage à l'acte. Aussi bien Freud parlera-t-il en l'occurrence de « constitution sexuelle anormale », la sublimation formant une voie ouverte entre la perversion et la névrose.

La même constitution anormale peut, en effet, conduire à trois types de développement différents. Lorsque les pulsions sexuelles infantiles sont conservées et renforcées, par suite de circonstances favorisant leur « fixation », elles engendrent une compulsion qui s'oppose à l'insertion du plaisir préliminaire dans un nouveau contexte – celui du génital – et détermine ainsi le cours ultérieur de l'existence. Tel est le mécanisme de la perversion. Mais si les excitations sont détournées de leur but et dirigées vers d'autres voies, l'on assiste soit à la formation de symptômes névrotiques, soit à la production de sublimations. Dans le premier cas, les composantes sexuelles excessives subissent un refoulement ; dans le second, au contraire, une voie d'écoulement est trouvée aux excitations trop fortes ; bien plus, celles-ci conquièrent une utilité dans d'autres domaines, de sorte que, pour reprendre l'expression de Freud, « un accroissement non négligeable de l'aptitude à l'activité psychique effective (psychische Leistungsfähigkeit) résulte de dispositions dangereuses en soi (an sich) ».

Économique du dépouillement[modifier]

Comment ne pas reconnaître ici la description laïcisée de ce que Maître Eckhart dans ses Sermons désignait comme la vertu la plus haute, à savoir le « détachement », c'est-à-dire le refus de toute consolation, de toute récompense, de toute « prime » ? Mais ce détachement ne peut être que le fruit de la « grâce », et l'amour apparaît seul capable de tuer réellement la vie de convoitise et d'égoïsme, d'arracher l'homme non seulement aux joies corporelles, mais aux délices spirituelles qu'il goûtait dans la prière, la vertu et l'extase. Fortis est ut mors dilectio. L'amour est fort comme la mort, délicieux de par sa violence même. Pris dans le « filet » de l'amour, l'homme « sort de toute récompense et de tout mérite qu'il pourrait encore gagner [...]. À quoi qu'il s'occupe et s'adonne, c'est l'amour qui le fait, c'est exclusivement son œuvre – qu'il fasse quelque chose ou rien, cela n'a aucune importance. »

Une nouvelle force apparaît donc libérée, une aptitude sublime, c'est-à-dire telle qu'on ne dispose d'aucun critère objectif pour l'apprécier. L'amour se retourne alors contre l'amour, allant jusqu'à exiger qu'on se dépouille de l'autre et de soi-même. Arraché au temps, l'individu hurle sa suppression, parce qu'il la sait transitoire et invivable, ininscriptible dans le cours de l'existence. « L'amour est dur et inflexible comme l'enfer », disait sainte Thérèse d'Avila ; il faut à chaque moment recommencer à en nouer le lien, et s'y reconnaître trompeur de par l'incapacité constitutionnelle à jeter l'ancre.

Ce que nous signifie le procès irrésistible de la sublimation est ainsi au premier chef l'impossibilité de l'amour. Cette logique impitoyable, comment le sujet parvient-il à la vivre ? Comment l'énergie libidinale peut-elle être appliquée dans d'autres domaines ? Tel demeure le grand mystère du déploiement de l'énergie. Aussi bien est-on amené à se demander ce qui se produirait si l'analyse d'un individu pouvait effectivement avoir une fin. La répétition perdrait alors son caractère singulier et original ; et chaque action se réduirait à l'effet particulier d'une loi. Mais il n'est point vrai – du moins dans le domaine psychique – que effectus integer aequipollet causae plenae ; et ce que Freud a voulu montrer contre Leibniz, c'est l'irréductibilité de l'effet à la cause : si le ressort énergétique de la sublimation est la répétition d'un plaisir particulièrement vif éprouvé durant l'enfance, cela ne saurait suffire à expliquer pourquoi ce plaisir ne peut s'inscrire dans le contexte de l'acte sexuel, et tend à se représenter lui-même dans des réalités effectives d'une nouvelle sorte.

La sublimation, avoue Freud à la fin des Trois Essais sur la théorie de la sexualité, est un processus qui nous est « complètement inconnu quant à son mécanisme intérieur ». Certes, elle peut se produire par « formation réactionnelle », c'est-à-dire par investissement de la tendance opposée à la motion pulsionnelle jugée indésirable. Mais la formation réactionnelle n'est qu'un « substitut » de la perversion, alors que la sublimation consiste en une véritable métamorphose des pulsions sexuelles. Il faut par conséquent supposer quelque chose de positif, par quoi la sublimation entrave les effets morbides de la répression instinctuelle.

Le sujet sublimant apparaît doté d'une « capacité » particulière. La tenacité avec laquelle la libido adhère à certaines directions et à certains objets est en effet variable d'un sujet à l'autre : « viscosité » et labilité caractérisent dans des proportions imprévisibles les pulsions sexuelles. Aussi bien la sublimation apparaît comme la force qui met en échec l'entropie, selon laquelle l'annulation du passé serait rendue impossible. « Tout dépend donc, écrit Freud dans l'Introduction à la psychanalyse (1915-1917), de la quantité de libido inemployée qu'une personne est capable de contenir à l'état de suspension, et de la fraction plus ou moins grande qu'elle est capable de détourner de la voie sexuelle pour l'orienter vers la sublimation. » Autrement dit, on ne saurait comprendre les raisons pour lesquelles la sublimation réussit ou avorte sans faire entrer en ligne de compte le point de vue économique, c'est-à-dire la considération des quantités d'excitation ayant leur siège dans l'appareil psychique, et les lois suivant lesquelles elles peuvent être ou non maîtrisées.

Que les conditions dynamiques soient données chez un chacun, cela paraît évident ; mais il n'en va pas de même des conditions économiques. Seule une minorité d'êtres humains semble agir dans le sens de ce que Max Scheler appelle le « prolongement ascensionnel des valeurs positives données ». Cependant, l'économie ne saurait avoir pour Scheler le même sens que dans la théorie freudienne.

Précisons donc la nature de cette économie freudienne, en liaison avec la deuxième théorie des pulsions proposée aux alentours de 1920. Lorsque Freud opposait les pulsions sexuelles aux pulsions du moi, c'était pour mettre en évidence la divergence de leurs buts et de leurs objets. Mais introduire la distinction entre pulsions de vie et pulsions de mort lui permit de montrer la vérité du conflit au niveau des forces vitales elles-mêmes.

Si la vie est marquée par la tendance à l'inertie et à la régression, l'évolution est à chaque moment requise par le jeu des excitations extérieures : seul le retour en arrière donnerait la satisfaction complète ; mais, cette voie étant barrée, il ne reste à l'individu d'autre solution que de poursuivre dans la direction encore libre : en avant. La différence entre la satisfaction obtenue et la satisfaction cherchée, entre la satisfaction égoïste et l'impossible satisfaction sexuelle, constitue ce que Freud après Hölderlin appelle l'« aiguillon », la force motrice qui empêche l'homme de se contenter d'une situation donnée, si bien que, tel Faust :

Nul objet, proche ou lointain, N'apaise son cœur tumultueux.

Mais qu'est-ce à dire, sinon que, dans l'incapacité où il se trouve de se donner un objet extérieur, le sujet se prend lui-même pour objet d'amour ? Le Prométhée de Goethe fait ici écho au premier Faust :

N'as-tu pas seul tout accompli, Cœur où brûle un feu sacré ?

La sublimation, vérité de l'expérience amoureuse[modifier]

Dans son essai Le Moi et le Ça (1923), Freud décrit, en effet, la sublimation comme l'œuvre du moi soulageant le ça de ses premiers investissements d'objets. Rappelons que le ça représente ici le rôle de l'hérédité, et l'ensemble de ce que l'être apporte en naissant, tandis que le moi est déterminé par ce qu'il a lui-même vécu. L'objet des pulsions sexuelles du ça peut être abandonné au profit d'une identification du moi avec ce même objet : le moi s'incorpore en quelque sorte l'objet extérieur et parvient ainsi à se poser comme seul objet d'amour. Tel est, par exemple, le mécanisme décrit par Freud à propos de Vinci : le sujet, s'identifiant à sa mère, aime autrui comme sa mère l'aimait lui-même.

Si l'identification constitue, par suite, la première des sublimations, on ne saurait sous-estimer l'importance de la régression qui s'y adjoint : c'est, en effet, sur le mode de l'identification qu'a été constitué le premier choix d'objet ; et cela au cours de la période préœdipienne, pendant laquelle la distinction des sexes n'était point acquise. Résultat des identifications pré- et postœdipiennes, le surmoi formé dans ce temps où le moi se caractérisait par sa particulière faiblesse infantile risque de se retourner contre le moi. L'enjeu de la désexualisation est dès lors évident : il réside dans une dissociation entre les forces érotiques demeurant dans le ça et, d'autre part, les exigences émanées d'autrui, qui contribuent à former ce que Freud appelle l'« idéal du moi ». Au cas où les éléments érotiques ne sont plus assez forts pour lier et immobiliser les pulsions destructives, l'agressivité détachée du monde extérieur fait retour sur le moi, lequel forme dès lors le plus ambivalent des objets d'amour.

Ainsi, tandis qu'Éros apparaît l'origine du procès de sublimation, la mort semble paradoxalement le but poursuivi, au sens où elle représente l'assouvissement ultime des tensions. La sublimation au même titre que la satisfaction sexuelle devrait constituer un moyen lutte contre Éros et ses stimulations. Et le moi aurait pour tâche de faciliter au ça sa lutte contre la libido, en sublimant une partie de celle-ci. Qu'en est-il cependant ? Il semble que la sublimation tende, au contraire, à accroître l'excitation, augmentant l'asservissement de l'homme à son passé, alors même qu'est diminuée sa dépendance à l'égard d'autrui, réellement existant. « Moins l'homme devient agressif par rapport à l'extérieur, dit Freud, plus il devient sévère, c'est-à-dire agressif dans son moi idéal. » Et c'est en réalité le surmoi qui prend en charge la contestation des intérêts libidinaux.

Comment alors échapper à son destin ? « Et si effectivement le concept de sublimation comporte un jugement de valeur – ainsi que l'écrit Freud à Marie Bonaparte –, dans quelle mesure le choix est-il permis à un sujet qui voit les conditions rendant possible la sublimation inscrites dans la nature même de ses pulsions ? »

Or ce que Freud a voulu dire, c'est que de l'émotion amoureuse nous pouvons retrouver dans la sublimation non pas l'équivalent ou le substitut, mais la plénitude et la vérité : en ce tressaillement insoutenable et irrésistible de l'être, telle une vibration continue où l'être spasmodiquement chancelle, sentant sa perte qui le frôle ; sa mort aux circonstances, à la joie, à l'amour. La « beauté qui tue » – pour reprendre cette expression de Hegel –, promesse trop effrayante, celle de cet instant ininscriptible, naît alors dce temps hors du temps, assumant sa naissance.

Cependant, tâche impossible à accomplir et à supporter, la sublimation avorte, culbute l'être qui s'effraie de surgir et s'asphyxie de sagesse acquise. Davantage : je refuse de sublimer ; je dénie toute valeur à ce mouvement du feu hors du temps, où l'individu si près de sa brisure aspire à cette bascule, cette perdition qui ne sauraipas apparaître comme salut.

Mais aussi fragiles que le mouvement où ils s'originent, apparaissent alors les « produits de sublimation » : à l'image de l'acte sexuel, source éventuelle d'angoisse, tant par le plaisir où s'affirme notre dépendance que par l'indifférence ou l'impuissance, lesquelles font peser sur nous la menace de l'isolement. Les produits de sublimation semblent ou trop près ou trop loin du sujet ; et ce dernier ne cesse d'osciller entre la peur de l'ennui et l'angoisse d'un bouleversement trop radical.

Et cependant, quel serait le sérieux de la civilisation, sans cette prise de possession effectuée par toute grande œuvre d'art, cet effort exigé pour entrer dans un système scientifique, cet accaparement de l'intérêt engendré par la religion ?

« Il est donc bien remarquable (merkwürdig), écrivait Kant, que, lors même que nous n'avons aucun intérêt pour l'objet, c'est-à-dire que son existence nous est indifférente, la simple grandeur de celui-ci même quand l'objet est considéré comme dépourvu de forme, puisse toutefois susciter une satisfaction, qui est universellement communicable. » L'intérêt peut être perdu qui est lié à l'existence de l'objet et à la proximité du but ; le désir se transforme alors en un goût d'autant plus vif qu'il est fondé sur l'appréhension du total, lequel, dans l'absence de forme, se donne comme illimité. L'homme s'avère alors capable de saisir – sinon de produire – un nouvel univers, dans lequel les objets s'agrandissent d'eux-mêmes à la mesure de la faculté qui se les représente. Il n'est point d'objet si petit, rappelle Kant, qu'il ne puisse être accru par notre imagination « jusqu'à la dimension d'un monde ».

La sublimation s'avère, à ce niveau, la promotion géniale d'un nouveau type de certitude amoureuse, promotion qui permet l'accès à ce que Leibniz appelait la « communauté des esprits ».

Le fondement de la passion apparaissait comme étant l'incertitude quant au lieu d'incarnation, au signe salvateur et à la parole conductrice. Celui de la sublimation semble être la compréhension de cette nécessité pour l'homme d'être incertain, grâce à laquelle est retrouvée ce que Hegel appelle sa « capacité de mort ». L'interdit qui frappait la passion était transgressé du côté de l'objet ; c'est au contraire la jouissance narcissique qui est appelée à se dépasser dans la sublimation. Enfin, alors que la seule garantie des jouissances était mise par la passion au-dessus des jouissances réelles, tout effort vers une sublimation plus totale est susceptible d'entraîner l'effondrement des sublimations déjà acquises : est en effet en jeu non la possibilité idéale de la satisfaction, mais son effectivité même.

Sublimer, c'est retrouver le mouvement qui affranchit de la psychologie collective, passer de l'action exécutée en commun à l'acte individuel. Pour être héros, disait Otto Rank, il faut être seul à tuer le père. Généralisons : en toute sublimation s'opère une prise de conscience de ce qui sape et fait éclater la consistance du monde ; de nouvelles configurations apparaissent alors, indices des divers degrés de porosité de l'être.

Il appartient au philosophe de discerner le manque, écrivait Nietzsche, et à l'artiste de le créer. C'est dire que l'objet de la philosophie reçoit ses contours de l'opération qui le « reconstruit » : la philosophie apparaît avoir pour tâche de reconnaître que toute action et toute perspective sont des « sublimations, selon le mot de Nietzsche, dans lesquelles l'élément fondateur (Grundelement) apparaît presque volatilisé, et se trahit seulement à la plus fine observation ».

Or la pulsion de connaître, issue de la mutation œdipienne, ne cesse de proclamer l'indigence de la vie, par le même mouvement qu'elle en repère les failles. Aussi, comment ne pas voir dans la sublimation tant l'instrument de promotion que la pierre d'achoppement de la culture ? Celle-ci ne peut échapper aux normes de la sociabilité commune ; celle-là, fondée sur la triple exigence de la particularité, de la mort, et donc, peut-être, à la limite, de l'ineffable, semble transcender toute tentative de réduction aux normes collectivement reçues. Et, certes l'ambiguïté s'avère essentielle au chef-d'œuvre, comme si l'homme ne devait qu'au caractère partiel de son écoute de parvenir à célébrer la seule véritable fête : celle où l'impossible devient tolérable, en ce nouveau rituel où l'excès de jouissance se trouve reconnu et « normalisé », grâce à la pensée de son appartenance au monde de la culture.

Particulièrement significative à cet égard est la possibilité d'apprécier une œuvre d'art, si total que soit notre état d'ignorance quant à son origine et à son sens premier. Bien plus, cette méconnaissance s'avère essentielle à la jouissance, dans la mesure où la jouissance n'est possible que de l'autre objectivé. De ce fait, l'œuvre géniale nous apparaît marquée du sceau de l'éternité, par son caractère « intempestif » même : elle fonde en faveur d'un temps à venir une illusion – qui apparaîtra à rebours – nécessaire et fructueuse.

Certes, il suffit que la pulsion de connaître devienne sévère et difficile pour que la beauté puisse à nouveau émerger comme puissance. La vie reprend alors ses droits, la polysémie métaphorique se substitue à la neutralité du concept et la roue du temps semble enfin s'arrêter, tandis que s'élève l'espoir insensé qui se fait jour dans le cri de Nietzsche :

Pouvoir retenir le sublime !

Car l'essentiel peut-être est ce qui ne parvient point à prendre forme.

— Baldine SAINT GIRONS

Pour citer l’article[modifier]

Baldine SAINT GIRONS, « SUBLIMATION, psychanalyse », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 4 décembre 2021. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/sublimation-psychanalyse/

Bibliographie

J. M. Baldwin, Le Développement mental dans l'enfant et dans la race (Mental Development in the Child and the Race, 1895), trad. M. Nourry, Paris, 1897

C. Baudoin, « Sublimation et synthèse », in Rev. de théologie et de philosophie, 1935

B. H. Brockes, Irdisches Vergnügen in Gott, Hambourg, 1721

E. Burke, A Philosophical Inquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and the Beautiful, Londres, 1757

J. Eckhart (dit Maître), Œuvres. Sermons, traités, trad. P. Petit, Gallimard, Paris, 1942