EU: Utopie informationnelle

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INFORMATION : L'UTOPIE INFORMATIONNELLE EN QUESTION

Écrit par Armand MATTELART : professeur en sciences de l'information et de la communication, à l'université de Paris-VIII-Saint-Denis-Vincennes


Société de l'information/société de savoir : les deux notions, depuis le début du millénaire, s'inscrivent en tension dans les débats qui se sont ouverts dans les grandes institutions internationales autour de l'aménagement du cyberespace planétaire. Chacune d'elles renvoie à des projets de société contrastés, et dont la genèse l'est tout autant. La première relève des utopies technologiques ou techno-utopies. La seconde s'enracine dans les utopies sociales.

Seule l'absence de précaution épistémologique peut laisser tracer un trait d'équivalence entre les deux. D'où l'importance que prend la bataille des mots, à plus forte raison en ces temps où l'appauvrissement de la langue qui sert à désigner le monde et spéculer sur son futur à la lumière du progrès technique se conjugue avec le foisonnement de néologismes plus proches du logotype que du concept. À preuve, le rôle que le lexique du « global », véritable boîte noire mise en circulation dès la première moitié des années 1980 dans le contexte de la déréglementation des réseaux de la finance et des télécommunications, a joué et continue de jouer dans la représentation d'un inévitable réordonnancement de la planète. Le mouvement multiséculaire vers l'unification du monde s'est ainsi trouvé dépouillé de son histoire et de sa géopolitique conflictuelle, et réduit à un phénomène remontant à quelques décennies tout au plus. Le problème est que, par cette nébuleuse de catégories toutes faites, passent les glissements de sens des concepts de démocratie et de liberté, en même temps que s'imposent à nous sur le mode de l'évidente nécessité ce qui est et, surtout, ce qui est censé advenir.

La différence entre la notion de société de l'information et celle de société de savoir consiste en ceci : l'une obéit au régime que les historiens dénomment le présentisme, une vision inféodée au pragmatisme de l'actualité ; l'autre implique de penser le devenir du monde au regard de l'histoire et de la mémoire collective.



Vers une nouvelle Atlantide ?[modifier]

Il n'y a de citoyen que par l'instruction et par l'information, affirmait en 1793 Condorcet dans son Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. De la langue à l'écriture puis à l'imprimerie, le philosophe et mathématicien révolutionnaire tissait dans cet ouvrage, médiologique avant la lettre, un lien entre l'évolution des techniques de transmission et le façonnement des institutions, le changement des modes de savoir et des formes de société qui leur correspondent. L'« illumination générale des esprits », prédit-il, devrait garantir à travers la planète la formation de la démocratie des opinions et l'expansion de l'idéal de l'égalité réelle. Le « Fragment sur l'Atlantide » par lequel s'achève l'ouvrage et qui est un hommage au récit utopique de Francis Bacon est une évocation surprenante de l'avenir de l'humanité. Condorcet y dessine les contours d'une « république universelle des sciences », symbole de la « fraternité des nations » par le biais du savoir.

Un siècle plus tard, en 1895, c'est-à-dire bien avant que ne se définisse la notion cybernétique d'« information », la croyance utopique en une société-monde construite grâce au partage des connaissances et à l'accès universel au savoir oriente les premiers pas de la formalisation scientifique des concepts de « document » et de « documentation ». Le moment marque en fait deux naissances : celle d'une discipline scientifique ou d'un champ d'études que l'on connaît aujourd'hui comme « science de l'information » et celle de la notion de « mondialisme ». Deux avocats pacifistes belges, Henri La Fontaine (1854-1943), Prix Nobel de la paix en 1913, et Paul Otlet (1868-1944), fondent à Bruxelles l'Institut international de bibliographie. Leur projet est de constituer le « Livre universel du savoir », une vaste « encyclopédie documentaire embrassant l'univers », qui serait le fondement d'une « Cité mondiale », garante de la paix dans le monde. Otlet, en particulier, travaille la notion de « document », qui ne se limite pas aux textes mais embrasse les images et les « objets eux-mêmes ». Il normalise la fiche qui permet de le classer dans les fichiers des bibliothèques. Il crée le Mundaneum, un centre de documentation à vocation universelle. Dès 1908, le mot de « réseau » apparaît dans le domaine à l'occasion de la Conférence internationale de bibliographie et de documentation organisée à Bruxelles : « Les résultats de la coopération universelle doivent être mis à la plus large disposition de tous. C'est pourquoi l'organisation doit couvrir tous les pays d'un vaste réseau de services de documentation, établis dans tous les grands centres, par des groupes autonomes (associations ou administrations, institutions officielles ou privées), adhérant à un plan d'ensemble et le réalisant, selon les méthodes unifiées. » Otlet définit le livre comme un « livre-machine » : un instrument d'abstraction, une force intellectuelle, « accumulateur d'énergie », intensificateur de la puissance de l'humain, à l'image de la vapeur, de l'électricité et de la poudre. Dans son livre-testament, Traité de documentation. Le livre sur le livre (1934), Otlet anticipe le réseau des réseaux. Il imagine l'architecture du « réseau universel d'information et de documentation » : un réseau qui relie centres producteurs, distributeurs, utilisateurs, de toute spécialisation et de tout lieu. La télé-consultation de la grande bibliothèque, grand livre universel, se fait par les technologies de l'image relayées par le téléphone et le télégraphe. Ce projet d'établissement d'un « cerveau du monde » va de pair avec une vision « mondialiste », ancrée dans l'idée et l'idéal de la solidarité que matérialise un vaste réseau d'associations. « Mondialisme » et « mondialiste » sont les termes que le juriste belge utilise et que, en fait, il popularise, parce qu'il estime que ceux d'« internationalisation » et d'« international » connotent trop les rapports entre États-nations. Cette vision mondialiste qui englobe la multitude des acteurs non étatiques de la sphère planétaire le porte même à proposer en 1919 à la Société des Nations (S.D.N.) d'intégrer à la gestion solidaire des affaires mondiales les représentants de la société civile organisée en associations, une « Société intellectuelle des nations ». Aux États-Unis, à la même époque, le philosophe John Dewey lance la même idée. Propositions restées, on le sait, lettre morte, la S.D.N. se montrant même incapable de rassembler tous les États.

Un demi-siècle plus tard, l'écrivain argentin Jorge Luis Borges, dans ses Autres Inquisitions (1952), moquera l'initiative de l'Institut international de bibliographie et y verra une de ces nombreuses expressions des « imaginations arbitraires » qui ont motivé la quête de la « bibliothèque universelle », celle qui cherche à résoudre le chaos des savoirs en classant l'univers. Et pourtant, ce projet des premiers bibliologues est l'œuvre de visionnaires. Et c'est ainsi que le reconnaissent aujourd'hui les tenants des sciences de l'information et de la documentation qui voient dans l'œuvre de Paul Otlet un des fondements de leur champ disciplinaire.

Le partage du savoir fait entendre plusieurs voix et dessine plusieurs voies. Techniquement, aujourd'hui, l'humanité n'a jamais été aussi près de pouvoir réaliser cette utopie sociale entrevue par les tenants des Lumières et les précurseurs du mondialisme solidaire. Mais la distance reste grande entre les capacités virtuelles du cyberespace et la faisabilité géo-politico-économique de sa mobilisation au service de la lutte contre les inégalités réelles face aux savoirs. Certes, les luttes pour le contrôle des macro-usages des technologies de l'information et de la communication, l'hégémonie sur les normes et les systèmes ont historiquement formé une donnée récurrente des modes d'implantation sociale des diverses générations des dispositifs de transmission à distance. Mais aujourd'hui les enjeux de pouvoir et de puissance sont sans commune mesure avec ceux d'hier. Ce dont il s'agit, c'est ni plus ni moins que de « restructurer le monde » (« Reshaping the world », disent les géostratèges des États-Unis), politiquement et économiquement, à travers cette nouvelle matière première immatérielle qu'est la ressource informationnelle. De ce point de vue, la tendance à parler non plus de « société » et d'« ordre mondial », mais bien de « société de l'information » et d'« ordre mondial informationnel » est significative de la nouvelle donne.

« Notre mission est d'organiser l'information du monde et de la rendre universellement accessible et utile ». C'est ainsi que la firme Google annonçait en décembre 2004 son méga-projet d'une nouvelle bibliothèque d'Alexandrie en numérisant les fonds de quelques-unes des plus grandes bibliothèques du monde anglo-saxon et en les mettant gratuitement en ligne. « Laisser à d'autres, c'est-à-dire à quelques grandes sociétés transnationales, le soin d'organiser la „mémoire collective“ en se contentant d'y puiser, équivaut à accepter une aliénation culturelle », prévenaient déjà en 1978 Simon Nora et Alain Minc dans leur rapport devenu classique sur l'informatisation de la société. Sur un mode plus théorique, la réflexion du philosophe Jacques Derrida sur la « fièvre » de l'hyper-archive numérique nous rappelle que l'archive, quelle qu'elle soit, ne constitue pas un simple dépôt d'informations. Elle est toujours l'accessoire de l'autorité, liée à une arkhê, et par là destinée à le rester. Cette affinité avec l'autorité et le gouvernement des choses et des individus ne se révèle pas seulement à travers le déni ou la restriction de l'accès du public à l'information, mais aussi en instituant une « mort de la mémoire », l'oubli des suppressions et des répressions qui accompagnent la sélection, la préservation et l'organisation de l'information.

Le risque d'emprise de la mémoire sélective sur la structuration des connaissances est d'autant plus réel que, dans la « société globale de l'information », ne devient légitime que ce qui est plébiscité par les audiences.

L'« information », une technologie de gouvernement[modifier]

La fortune fulgurante, avec l'accès du public au réseau des réseaux, des vocables société de l'information et société globale de l'information au sein des représentations collectives ne doit pas faire oublier le cheminement sinueux des notions correspondantes, à l'ombre de la géopolitique.

Dès la première décennie de la guerre froide, le décor est planté pour la construction des concepts chargés d'annoncer, sinon d'expliquer, que l'humanité est au seuil du nouvel âge de l'information et, partant, d'un nouvel universalisme. S'ébauchent alors, au sein de l'establishment sociologique des États-Unis, les prémices théoriques de la « société post-industrielle » qui, à partir des années 1970, se métamorphosera en « société de l'information ». Se met en place un discours d'accompagnement sur la promesse d'une société future orientée par le primat de la science et des techniques de l'intelligence artificielle : le discours des « fins ». Fin de l'idéologie, fin du politique, fin des classes et de leurs affrontements, fin de l'intellectualité contestataire, et donc de l'engagement, au profit de la légitimation de la figure de l'intellectuel positif, tourné vers la prise de décision. La thèse des fins fait alors jeu avec celle de la « société managériale ». À travers la prise en mains de la société par les organization men, on assisterait à la convergence des deux grands systèmes politiques antagonistes vers le régime de la technocratie. La rationalité managériale devient la version technique du politique. Le concept matrice de cette idéologie qui n'avoue pas son nom, c'est celui d'information.

Sous le regard de l'humaniste Norbert Wiener, inventeur de la cybernétique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l'information couvrait un large éventail de pratiques et d'agents, de contenus et de contenants : les télécommunications, les postes, les médias, les activités éducatives et culturelles, les religions, etc. Or le concept d'information, à la base de la notion de société de l'information, souffre d'un tropisme originel. Celui que lui confère une vision purement opératoire. Dès son introduction dans les sciences sociales, toute une tradition de pensée critique, philosophique et historique, a dévoilé les présupposés et pointé les effets de sens incontrôlés que nourrit la confusion entre le concept d'information et celui de savoir, entre le concept d'information et celui de culture. L'information est ainsi l'affaire de l'ingénieur des télécommunications. Son problème est de trouver le codage le plus performant, en termes de vitesse et de coût, afin de transmettre un message d'un émetteur à un destinataire. Seul le canal importe, la production du sens n'est pas au programme. L'information est coupée de la culture et de la mémoire. Sa valeur est essentiellement déterminée par le temps. Elle « court après l'actuel », comme disait l'historien de la longue durée Fernand Braudel. La forme de temporalité qu'elle implique tranche sur le temps d'élaboration du savoir. Le schéma mécanique du processus de communication qu'elle inspire est consubstantiel à la représentation linéaire et diffusionniste du progrès. L'innovation se diffuse du haut vers le bas, du centre vers les périphéries, de ceux qui savent vers ceux qui sont censés ne pas savoir.

Cette origine technicienne du concept s'estompera avec le temps dans le langage ordinaire. Le flou l'entourera et se propagera à la notion de société de l'information. Le fait est que, aujourd'hui, c'est l'origine instrumentale de la caractérisation de l'« information » qui explique en pratique pourquoi un organisme technique des Nations unies comme l'Union internationale des télécommunications (U.I.T.) peut être promu amphitryon du sommet mondial sur le devenir de la société de l'information et de ses réseaux planétaires, et pourquoi l'Organisation mondiale du commerce (O.M.C.) peut lorgner vers la « culture », considérée comme un « service marchand » à l'égal des autres. Le découplage de l'information et de la culture permet également de saisir les raisons pour lesquelles la société de l'information, en tant que paradigme du devenir postindustriel, fait jeu avec l'idéologie déterministe de la connectivité. Le contenu des messages importe moins que le branchement lui-même.

Le contrôle de l'information et de ses réseaux ne se révèle un enjeu géopolitique majeur que vers la fin des années 1960, années de la mise en place du premier système international de satellites civils, Intelsat. Aux États-Unis, les géostratèges explicitent les fondements du nouvel ordre mondial qu'annonce la convergence des technologies de l'information et de la communication, l'articulation entre l'informatique, la télévision et les télécommunications. Les voici : la planète est en train de devenir une « société globale » ; jusqu'à présent, cependant, le seul pays qui, par son pouvoir d'irradiation planétaire, mérite le nom de société globale est les États-Unis, avec John F. Kennedy comme premier président de l'ère globale. Grâce à la maturité de ses réseaux d'information et de communication, cette société est devenue le phare qui indique la voie aux autres nations ; ses industries de la culture et de l'information sont les vecteurs d'un nouvel universalisme, elles proposent des modèles de vie et d'organisation à imiter. La société globale sera donc l'extrapolation de l'archétype né aux États-Unis. De même que l'âge de l'idéologie s'estompe, le temps de l'impérialisme est révolu et la « diplomatie des réseaux » est en passe de remplacer la « diplomatie de la canonnière », celle de la force et de la contrainte.

Avec la première crise du pétrole, en 1973, le discours sur la société informationnelle devient performatif dans les grands États industriels. Il est au principe de la formulation de politiques publiques. Les technologies de l'information sont érigées en outils de sortie d'une crise diagnostiquée comme une crise du modèle de croissance et de gouvernabilité des démocraties occidentales. Une « crise de civilisation », dit le rapport Nora-Minc. Les notions d'âge et de société de l'information entrent dans les discours à l'O.C.D.E. et au sein de l'Europe communautaire, où l'on propose des programmes d'action et de recherche pour la construire. Mais, dès la décennie suivante, les processus de déréglementation et de privatisation déstabilisent le concept de politique publique en même temps que la base juridique des services publics en matière de télécommunications. Les années 1984 et 1985 marquent l'orientation de l'économie mondiale vers les principes de l'économie néo-libérale. L'onde de choc de la déréglementation des télécommunications se propage des États-Unis au reste du monde.

La fin de la guerre froide et l'irruption d'Internet comme réseau d'accès public propulsent l'information au cœur des doctrines sur la construction de l'hégémonie mondiale. La nouvelle ressource immatérielle se mue, dans le langage géostratégique, en pivot de trois « révolutions » : dans les affaires militaires, les affaires diplomatiques et les affaires commerciales. La suprématie réticulaire, la global information dominance, commande de nouvelles façons de faire la paix et de faire la guerre (une « guerre propre » avec ses « frappes chirurgicales »), de nouvelles stratégies (le soft power, l'absence de recours à la force et à la contrainte) pour l'intégration de l'ensemble des nations dans le marché mondial vu à travers la grille néo-libérale. Ce dont il s'agit, c'est de contrôler l'agenda des priorités de telle façon qu'elles s'imposent naturellement aux autres pays ; d'amener ces derniers à désirer et accepter des normes et des institutions convenant aux intérêts de la seule hyperpuissance qui ait survécu ; et, à cette fin, d'utiliser à plein le potentiel des nouveaux réseaux pour activer les investissements culturels réalisés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale par les multiples vecteurs de la culture et de la communication. Trois décennies après la thèse des géostratèges américains sur la fin de la « diplomatie de la canonnière », la « diplomatie des réseaux » fait donc son retour.

En 1995, les sept pays les plus industrialisés (G7) entérinent, au sommet de Bruxelles, la notion de « société globale de l'information ». Les « autoroutes globales de l'information » sont promues vecteur d'un « nouvel ordre mondial de l'information », titre d'un discours à caractère messianique prononcé par le vice-président des États-Unis, Al Gore. La technologie semble en passe de réaliser le vieux rêve de l'unification de la « grande famille humaine » dans une nouvelle agora athénienne à l'échelle de la planète et d'aplanir les grands déséquilibres sociaux.

La crise de l'utopie technologique[modifier]

Avec la crise de la bulle Internet et celle de la « nouvelle économie », comme on l'appelle alors, la fin du siècle révèle les premiers indices du décalage entre la réalité et le discours salvateur sur les vertus de la société globale de l'information. La bulle discursive sur les paradis réticulaires s'est conjuguée avec la bulle spéculative sur les valeurs boursières. La première, en porte-à-faux avec la réalité des « fractures numériques », reflets des fractures socio-économiques ; la seconde, avec l'économie réelle. L'explosion des deux bulles va remettre les pendules à l'heure. Les autres indices de l'ébranlement des mythes se précipitent dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001 et la global war sans fin contre le terrorisme qui s'ensuit. Crise de la croyance dans le tout-technologique, de cette foi exagérée dans les capacités des dispositifs orwelliens d'intelligence électronique, tant civils que militaires, de contrôler les flux de la planète. Perte de crédibilité du leitmotiv de la fin de l'État et de l'État-nation, pierre d'angle des visions techno-utopiques de la société globale de l'information : la puissance étatique a recouvré la place centrale qui lui est échue dans l'emploi des instruments de la violence légitime, ses pouvoirs régaliens, et dans l'aménagement du cadre de l'économie, à commencer par celle des réseaux. Ébranlement des bases doctrinales du soft power, qui s'est effacé devant le retour des versions hard du pouvoir. La force s'affiche comme agent essentiel dans la réalisation du projet économique d'intégration globale et de mise en forme du monde. Le témoignage de Francis Fukuyama est ici d'autant plus notable que ce théoricien des relations internationales avait proclamé, au sortir de la guerre froide, que le monde vivait la fin de l'histoire et que la démocratie planétaire adviendrait fatalement par l'incorporation de plus en plus de sociétés au marché global. « Un des principaux problèmes, confiait-il au journal Le Monde du 14 janvier 2007, concerne la redéfinition du soft power. À l'origine, il était fondé sur l'image, les principes, les valeurs. Sur ces points, les dommages sont considérables. Dans le Tiers Monde, le modèle américain, le marché, la démocratie ne sont plus pris au sérieux. Quand nous parlons des droits de l'homme, on nous répond Abou Ghraib. »

L'obsession sécuritaire a mis en évidence la face cachée des technologies de l'information et de la communication appliquées à la gestion des sociétés : la surveillance et ses dispositifs panoptiques. Ce qui a changé, c'est le fragile équilibre démocratique entre la règle et l'exception, la liberté et la sécurité, le consentement et la contrainte, la transparence et le secret. Le mouvement de défense des libertés civiles aux États-Unis l'a bien compris qui a protesté contre le Patriot Act (26 oct. 2001) et autres législations antiterrorisme adoptées au lendemain des attentats, qui autorisent le profilage des individus à travers les écoutes et les perquisitions des ordinateurs. Plus globalement, le resserrement des institutions autour de l'objectif de la sécurité nationale a réactivé les schémas du temps de la guerre froide de complexe militaro-industriel et de coopération entre la recherche universitaire, l'industrie et les organismes de renseignement militaire et civil. Comme au temps de l'invention d'Internet. La D.A.R.P.A. (Defense Advanced Research Projects Agency), berceau de ce dernier, redevient l'épicentre de la construction du système intégré des réseaux de banques de données qui a pour but de centraliser et de croiser l'ensemble des données personnelles sur les citoyens. Le maître d'œuvre, cette fois, n'en est plus seulement le Pentagone, créé en 1947, mais le tout nouveau ministère, l'U.S. Department of Homeland Security, établi en novembre 2002. Quant au mythe de la « guerre propre » et des « frappes chirurgicales », on n'en a plus entendu parler.

Accrochés à leur doctrine de la global information dominance, les États-Unis s'opposent systématiquement à la réforme du « gouvernement de l'Internet » proposée par une ample alliance entre les gouvernements du Sud et l'Union européenne, mûs chacun par des intérêts différents. Le Réseau est en effet géré par l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (I.C.A.N.N.). Doté d'un statut singulier (société de droit californien à but non lucratif), cet organisme contrôle l'accès à tout domaine virtuel, qu'il soit générique (.com, .org., .gov., .edu., etc.) ou national. En fait, il relève en dernière instance du département américain du Commerce. Le levier qui permet à l'administration américaine d'exercer son emprise géopolitique sur Internet et qui lui confère, en théorie, la prérogative d'exclure un pays du Réseau mondial est avant tout technique : il réside dans les « serveurs-racines », tête de pont du système d'adressage. La solution de compromis a été la création d'un Forum d'Internet, instance intergouvernementale de dialogue mais non de décision, composée des porte-parole du secteur privé et de la société civile organisée.

Pour le Pentagone, Internet est plus que jamais un « système d'armes vulnérable », selon les termes du rapport remis en octobre 2003 au secrétaire de la Défense, alors Donald H. Rumsfeld, sur la « feuille de route des opérations d'information ». S'il convient d'en utiliser toutes les potentialités, il n'en faut pas moins aussi « le combattre » dans ses dérives. D'autant plus que les besoins en communication électronique des armées ont grimpé vertigineusement avec les interventions au Moyen-Orient. Pendant la première guerre du Golfe (1990-1991), les quelque 500 000 combattants disposaient de 100 mégabits par seconde. Dix ans plus tard, lors de l'opération Enduring Freedom lancée en 2001 en Afghanistan, un dixième de ces forces ont disposé d'au moins sept fois cette capacité. Ce qui faisait dire au lieutenant-général Harry D. Raduege, directeur de la Defense Information Systems Agency : « Cela met clairement en évidence que nous sommes en train de sauter dans l'âge de l'information et de la guerre centrée sur les réseaux et que le contrôle de l'espace est devenu d'une importance critique. »

L'ubiquité des enjeux et des acteurs[modifier]

Les technologies de l'information et de la communication investissent tous les interstices de la société. Jour après jour ne cesse de se manifester cette omniprésence attestant à la fois la globalité des enjeux et leurs spécificités, qu'ils soient politiques, économiques, scientifiques ou militaires, qu'ils soient locaux, nationaux ou transnationaux. Preuve de la transversalité du numérique, la diversité des institutions appelées à jouer un rôle central dans la structuration de l'ordre mondial de l'information, lieux où aujourd'hui se débat, se négocie et se décide le statut de l'information, de la culture, de la communication et du savoir... L'U.N.E.S.C.O., l'organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture, a inscrit au nombre des lignes prioritaires de ses programmes sur la diversité culturelle la démocratisation du cyberespace. L'Union internationale des télécommunications (U.I.T.) est le centre de gravité des débats sur la société de l'information. L'Organisation mondiale du commerce (O.M.C.) est compétente en matière de déréglementation des réseaux de télécommunications et de libéralisation des services audiovisuels et culturels, à travers l'Accord général sur le commerce des services annexé à l'accord de Marrakech (1994). L'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (O.M.P.I.), agence intergouvernementale rattachée au système des Nations unies en 1974 seulement, a pour fonction de définir à travers ses traités les normes qui réglementent la production, la distribution et l'usage des savoirs et connaissances.

L'opposition entre projets différenciés de réaménagement du monde à travers les technologies numériques a, depuis le début du siècle, donné à voir les différences qui séparent un projet pluriel de partage des connaissances, dans la sphère de la circulation comme de la production, et celui d'une société globale de l'information. Le fait que l'U.N.E.S.C.O., elle-même, tende à substituer l'idée de sociétés de la connaissance ou de savoir à celle de société de l'information est un indice parmi d'autres de cette prise de conscience. D'une part, à la différence de la notion de société de l'information, guidée par la seule technologie, les sociétés de la connaissance sont mind-driven, guidées par l'esprit. D'autre part, le refus de recourir à la notion singulière de « société globale » et le choix d'adopter la notion plurielle de « sociétés » entérine le fait que les modes d'appropriation des technologies sont fonction de la diversité des configurations d'acteurs inscrits dans des contextes institutionnels, culturels, industriels et politiques. Bref est reconnue la spécificité des régimes épistémiques. Mais la notion de connaissance n'en continue pas moins de faire problème, comme l'a souligné Philippe Quéau, à la fois ingénieur et philosophe du virtuel, et surtout le premier directeur de la Division de la société de l'information de l'U.N.E.S.C.O., mise en place à la fin des années 1990. Elle est calquée sur le terme anglais knowledge, linguistiquement lié à l'auxiliaire can, deux mots qui renvoient à l'utilité et au pouvoir. Dans les langues latines, en revanche, il existe un terme alternatif, « savoir », dont l'étymologie renvoie à la racine indo-européenne sap, « goûter », dont sont issus des mots comme sapientia, « sagesse ». Le savoir renvoie à la théorie. La bataille sémantique est loin d'être anecdotique. Elle est, remarque Quéau, « symptomatique de la différence qu'il y a entre des visions philosophiques quant au rôle de la connaissance. Enfin, elle peut révéler des différences quant à la finalité sociale que poursuit le remodelage des fondements d'une société ». Dans la réalité, au fil des dernières années, l'U.N.E.S.C.O. a préféré ne pas se prononcer, conservant la dénomination de société de l'information pour désigner sa division ad hoc, même si les grandes conférences ou rencontres entre savants ou intellectuels qui se tiennent périodiquement sous ses auspices relèvent le plus souvent de la conception des sociétés de savoir et des savoirs.

Parallèlement, le choc entre projets de société contrastés a mis en évidence que la construction des macro-usages sociaux des technologies s'inscrit forcément dans un champ de forces politiques dont on ne peut s'abstraire. Et qu'à ce titre elle est aussi l'affaire des citoyens. Une nouvelle configuration d'acteurs sociaux et professionnels est apparue qui a commencé à contester le bien-fondé du déterminisme technique qui fonde la vision univoque et abstraite d'une société globale de l'information où tendent à se dissoudre les rapports de force entre les cultures et les économies. En font foi non seulement l'évolution des problématiques débattues par le mouvement altermondialiste dans les forums sociaux, inaugurés début 2001 avec celui de Porto Alegre, mais aussi les contributions des organisations non gouvernementales, aux débats ouverts dans les grands organismes de la communauté internationale. L'exemple du Sommet mondial sur la société de l'information organisé en deux phases par l'U.I.T. en est une illustration (2003, Genève ; 2005, Tunis). L'objectif déclaré était de réduire la « fracture numérique » en résolvant, à l'horizon de 2015, la question de l'intégration des laissés-pour-compte du numérique aux réseaux de l'e-éducation, de l'e-santé et de l'e-gouvernement. Dès sa première édition, le sommet a vu s'affronter des projets de société qui renvoient à des architectures et à des usages fort différents des réseaux d'information et de communication. Cela est apparu avec d'autant plus d'évidence que les Nations unies avaient invité le secteur privé et les représentants de la société civile organisée à s'exprimer dans les conférences préparatoires à l'assemblée intergouvernementale. Regroupé dans le Comité de coordination des interlocuteurs commerciaux, le secteur privé, sous la présidence de la Chambre de commerce internationale, a revendiqué d'emblée la position de mentor et de maître d'œuvre de la société de l'information, l'État devant, selon lui, se limiter à aménager l'« environnement propice » au déploiement des réseaux : la fonction des politiques publiques est de supprimer les entraves à l'investissement et de libérer la compétitivité ; le respect de la diversité culturelle et linguistique est, certes, reconnu comme au principe de la société de l'information, mais la promotion de contenus locaux ne doit pas « engendrer des barrières irraisonnables au commerce » ; il revient au marché de créer la diversité de l'offre.

Aux antipodes de cette position, la société civile organisée regroupait des organisations non gouvernementales aussi diverses que les réseaux des villes et des autorités locales, les syndicats, les associations universitaires, féminines, les groupes autochtones, le mouvement social, les handicapés, etc. Pour elle, il ne peut y avoir de diversité sans diversité des acteurs, des sources de création et des contenus du savoir, des expressions culturelles et médiatiques. Bref, sans participation active des citoyens.

Si le principe de diversité culturelle s'est installé dans les références des agences des Nations unies, de nombreuses réticences caractérisent le débat sur les conditions qui permettraient de mettre celle-ci en œuvre. D'où l'absence d'un réel questionnement sur le phénomène général de la concentration, qui entrave l'appropriation de l'espace informationnel et communicationnel par les citoyens et creuse le fossé entre ceux qui émettent et ceux qui reçoivent, ceux qui savent et ceux qui sont censés ne pas savoir. Les sommets de Genève et de Tunis n'ont pas échappé à ce tropisme : pas de prise de position sur la concentration capitalistique et les logiques financières des grands groupes de communication, des envolées de tribune et de techno-utopie, des déclarations officielles sur de grands principes, tandis que, dans les faits, est à l'œuvre l'idéologie déterministe de la connectivité qui fait le lit de la raison marchande.

Pourtant, le principe de diversité est le fil rouge qui lie les questions que posent les formes sociales prises par le cyberespace mais aussi l'évolution structurelle des industries des médias et de la culture. Là encore, le mot « concentration » est absent des ordres du jour. C'est la leçon que l'on peut tirer des négociations autour de la Convention pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, élaborée, cette fois, dans le cadre de l'U.N.E.S.C.O. et adoptée par ses membres à l'unanimité (moins deux voix, celles des États-Unis et d'Israël) en octobre 2005. Une convention qui, indubitablement, a représenté un moment important des débats sur le statut de la culture et de la communication au sens large. On y trouve deux allusions à la « diversité des médias » : l'une au point 12 du Préambule, qui rappelle que « la liberté de pensée, d'expression et d'information, ainsi que la diversité des médias, permettent l'épanouissement des expressions culturelles au sein des sociétés » ; l'autre à l'article 6 qui, parmi les mesures à prendre, évoque « celles qui visent à promouvoir la diversité des médias, y compris au moyen du service public de radiodiffusion ». Ce que serait cette « diversité des médias », on ne le saura point. Aucune référence non plus à la concentration sans précédent de la propriété dans le secteur, aucune à l'intégration croissante de l'industrie des télécommunications, des microprocesseurs et de l'industrie des médias, voire de la culture elle-même, ni à l'intégration horizontale, verticale et multimédiatique croissante des groupes de communication, ni à la dérégulation de l'industrie des médias et des télécommunications au cours du dernier quart de siècle, à l'origine d'une concurrence renforcée qui se joue des frontières nationales et culturelles. Tout se passe comme si la culture et les « expressions culturelles » évoluaient en surplomb par rapport à la société. Et pourtant, comme pour les deux sommets sur la société de l'information, la question de la nouvelle base matérielle de la production culturelle et celle de ses logiques financières n'a cessé d'être mise en avant par de nombreux collectifs de la société civile, par exemple, la Coalition internationale pour la diversité culturelle, composée des organisations professionnelles de la culture, ou le réseau C.R.I.S. (en français : Campagne pour les droits à la communication dans la société de l'information). Et pourtant, la concentration est à l'œuvre dans l'ensemble des industries des contenus. En matière de savoirs, que l'on pense par exemple au cas de l'édition scientifique au niveau mondial ; le poids des critères de la légitimité scientifique, définis par la « scientométrie », cette discipline qui dénombre à des fins de classement les occurrences de citations d'articles et d'ouvrages, ne peut que convier à la prudence. D'autant plus que le marché inégal des sciences se conjugue souvent avec un « marché des langues » tout aussi peu égal qui contribue à introniser le monolinguisme comme vecteur de la globalisation.

Un des apports de la nouvelle configuration d'acteurs sociaux et professionnels est d'avoir recentré le débat sur les enjeux de l'appropriation démocratique des univers techniques, dans un monde de plus en plus marqué par les logiques inégalitaires qui vont de pair avec la patrimonialisation privée du champ de la communication, de la culture et du savoir. Ce plaidoyer fonde leurs interventions et propositions devant les instances internationales les plus diverses. Leur mérite est de montrer l'articulation des champs abordés par chacune de ces dernières. Ainsi une véritable politique culturelle apparaît comme indissociable d'une politique de communication, elle-même indissociable d'une politique d'enseignement et de recherche scientifique. En d'autres termes, il ne semble pas qu'il puisse s'instaurer de « sociétés de savoir » dignes de ce nom sans interrogation sur les processus de concentration capitalistique dans tous les secteurs de production des ressources immatérielles. Si l'on n'y prend garde, l'évolution des industries des médias et de la culture risque de préfigurer des logiques structurelles dans les modes d'implantation des nouveaux dispositifs du savoir.

Tous passeurs de savoir ?[modifier]

Quelle philosophie d'action émerge de la critique adressée par les nouveaux sujets de l'espace public à la société de l'information ? Deux principes articulent leur positionnement face aux logiques marchandes qui poussent à la patrimonialisation.

Le premier est celui des « droits à la communication », quel que soit le support de cette dernière. Ironie de l'histoire, il s'agit là du retour en force d'un concept apparu dès 1969. Il a été avancé publiquement par le Français Jean d'Arcy, alors directeur de la division de la radio et des services visuels au Service de l'information de l'O.N.U. à New York, à un moment où se nouait à l'U.N.E.S.C.O. le débat sur les libertés dans le domaine de l'information. Dans un article publié dans la revue de l'Union européenne de radiodiffusion, celui qui fut aussi un des pionniers du service public de télévision en France et membre du premier Haut-Conseil de l'audiovisuel déclare sans ambages : « La Déclaration universelle des droits de l'homme qui, il y a vingt et un ans, pour la première fois, établissait en son article 19 le droit de l'homme à l'information aura un jour à reconnaître un droit plus large : le droit de l'homme à la communication [...] Car, aujourd'hui, les peuples savent, et s'ils sont plus difficiles à gouverner, c'est peut-être que l'instrument de communication, d'information et de participation qu'on leur offre ne correspond plus au monde actuel et à l'avance de sa technique. » Prit ainsi forme au cours de la décennie suivante à l'U.N.E.S.C.O. l'idée de la caducité du modèle vertical du flux d'information à sens unique où l'on se contente de livrer des contenus : rejet d'une communication depuis l'élite vers les masses, du centre vers la périphérie, des riches en matière de communication vers les pauvres. Mais, à partir des années 1980, les processus de dérégulation, qui ont rendu possible la constitution des bases du nouveau complexe techno-informationnel marqué par les logiques de la financiarisation et de la concentration, conduisirent à remiser le concept encore embryonnaire.

Le second principe est issu de la philosophie balbutiante des biens publics communs. Si l'information, la connaissance et le savoir sont de plus en plus traités comme un bien immatériel appropriable, c'est qu'ils ont acquis un rôle décisif dans la formation de la valeur économique. C'est à cette captation monopolistique des biens immatériels que s'oppose le concept de biens publics communs : culture, information, savoir et éducation, mais aussi santé, environnement, eau, spectre des fréquences de radiodiffusion, etc., tous domaines qui, pour les contestataires des logiques à l'œuvre, devraient constituer des « exceptions » par rapport à la loi du libre-échange. Comme le proclame un de leurs manifestes : toutes ces « choses auxquelles les gens et les peuples ont droit, produites et réparties dans des conditions d'équité et de liberté qui sont la définition même du service public, quels que soient les statuts des entreprises qui assurent cette mission. Les droits universels humains et écologiques en sont la règle, les institutions internationales légitimes le garant, la démocratie l'exigence permanente, et le mouvement social la source ». Les principes qui permettraient la formulation d'un droit mondial apte à enrayer le grignotage par les logiques privées du champ de compétence des concepts de bien collectif et public sont en place : ils sont inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948) et dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté dix-huit ans plus tard. Mais la définition de ce patrimoine commun est toujours, et plus que jamais, l'objet de disputes dans les institutions internationales, de la Banque mondiale au Programme des Nations unies pour le développement. Une bataille politique autour d'un concept qui en augure d'autres, comme l'attestent les contestations sur la brevetabilité croissante des biens publics communs et la façon dont l'O.M.P.I. a, depuis l'origine, géré son domaine de compétence. Mise en place pour encourager l'activité créative en protégeant la propriété intellectuelle, cette institution a épousé une culture qui a conduit à l'installation et à l'expansion des privilèges des monopoles, souvent sans considération de leurs conséquences sociétales en termes de coûts sociaux et économiques, entravant ou menaçant d'autres systèmes de créativité et d'innovation. Sont ainsi directement concernés aujourd'hui par le renforcement de l'appropriation privée de biens communs tout aussi bien les codes informatiques que les semences génétiquement modifiées, les médicaments ou le vivant.

C'est cette philosophie des biens communs qui anime le mouvement des logiciels libres contre les formats propriétaires et, au-delà, des initiatives plus morcelées qui cherchent à étendre les modèles de coopération ouverte, à favoriser le partage volontaire de créations : accès libre des publications scientifiques à travers la Public Library of Science (PLoS) ; projet polyglotte Wikipédia, qui se définit comme une encyclopédie multilingue libre et collaborative, où chaque internaute est invité à créer ou à améliorer les articles sous la supervision des autres...

Cela fait-il de tous des passeurs de savoir ? Pas si sûr, si l'on retient le constat des artisans anglo-saxons de la cyberculture qui, après avoir mis tous leurs espoirs dans le potentiel libertaire du réseau des réseaux, ont, au moment de l'explosion de la bulle Internet, dû admettre que le « capitalisme de la connaissance » engendrait aussi de nouvelles précarités, un nouveau prolétariat de la cognition – un « cognitariat » –, ainsi qu'un retour aux formes les plus élémentaires et les plus classiques d'exploitation, avec l'implication contrainte, l'intensification du travail et même l'allongement de la durée du travail. Pas si sûr non plus si l'on se réfère aux interrogations des spécialistes des sciences de l'information et de la documentation sur le mode de fonctionnement de Wikipédia dont les pages inondent les références du principal moteur de recherche, Google, cachant parfois la richesse d'autres sites : source d'information extraordinaire ou savoir d'amateurs fait de copier-coller qui ne participe nullement à la production d'un nouveau type de savoir ? Nouveau type d'encyclopédie ou pseudo-encyclopédie que son manque de vision critique et sa plasticité rendent peu fiable ? Une abondante liste des évaluations critiques et autocritiques figure d'ailleurs sur le site même de Wikipédia, qui joue la transparence.

Des chantiers, de toutes tailles, attendent pour la mise en actes de la nouvelle utopie du partage du savoir enracinée dans la philosophie des droits à la communication. Le besoin est pressant de remettre en cause les rapports de savoir et de s'interroger sur la possibilité de nouvelles alliances entre la science et la société, d'un nouveau contrat entre chercheurs et société. Seules des « sciences citoyennes » qui échappent à l'élitisme tout en se gardant de faire le jeu du populisme peuvent faire contrepoids au projet de société globale de l'information porté par les monopoles cognitifs, leur culture du résultat et du retour sur investissement à court terme. C'est là une condition nécessaire à l'essor de nouveaux usages démocratiques du potentiel du réseau des réseaux.

— Armand MATTELART

Bibliographie[modifier]

D. Bell, The Coming of Post-Industrial Society, Basic Books, New York, 3e éd. 1999

F. Braudel, « Histoire et sciences sociales : la longue durée », in Annales, vol. 13, no 4, oct.-déc. 1968

Z. Brzezinski, Between Two Ages. America's Role in the Technetronic Era, Viking Press, New York, 1969

N. Garnham, « La Théorie de la société de l'information en tant qu'idéologie », in Réseaux, vol. 18, no 101, 2000

A. Gorz, L'Immatériel, Galilée, Paris, 2003

G. Lovink, Dark Fiber, The M.I.T. Univ. Press, Cambridge, 2002

S. MacBride dir., Voix multiples. Un seul monde, U.N.E.S.C.O., Paris, 1980 ; Histoire de l'utopie planétaire. De la cité prophétique à la société globale, La Découverte, Paris, 2000

A. Mattelart, Histoire de la société de l'information, ibid., 3e éd. 2006 ; La Globalisation de la surveillance. Aux origines de l'ordre sécuritaire, ibid., 2008 ; « Utopies et réalités de la communication », in Universalia 1997, Encyclopædia Universalis ; « Vers une société globale de l'information ? », in Universalia 2002, ibid.

S. Nora & A. Minc, L'Informatisation de la société, La Documentation française, Paris, 1978

P. Otlet, Traité de documentation. Le livre sur le livre, Mundaneum, Bruxelles, 1934.

Pour citer l’article

Armand MATTELART, « INFORMATION : L'UTOPIE INFORMATIONNELLE EN QUESTION », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 31 octobre 2019. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/information-l-utopie-informationnelle-en-question/