Enseigner l’informatique? Sans ordinateur!
Une opinion de Luc de Brabandere, philosophe d'entreprise, conférencier, auteur.
L’enjeu n’est pas tant d’apprendre aux élèves à informatiser le monde mais bien de leur apprendre à penser dans un monde informatisé. Mode d’emploi de cette pédagogie qui nécessite un professeur.
Trop souvent, la question de l’enseignement de l’informatique à l’école devient une question de budget, de choix de matériel ou de langage de programmation.
Mais c’est passer à côté de l’essentiel, et je soutiendrais même aujourd’hui la thèse qu’enseigner l’informatique devrait se faire sans ordinateur !
Car l’enjeu n’est pas tant d’apprendre aux élèves à informatiser le monde, l’enjeu est beaucoup plus de leur apprendre à penser dans un monde informatisé.
Cette pédagogie devrait être articulée autour de deux grands axes : la théorie de l’information et les lois de la logique.
Sommaire
- 1 Qu’est-ce qu’une "information" ?
- 2 Les lois de la logique
- 3 Il faut des professeurs
- 4 Commentaires
- 4.1 Fioge Tikai
- 4.2 Liegi Paparazzo
- 4.3 Fioge Tikai
- 4.4 Christophe Bodart · Namen, Namur, Belgium
- 4.5 Marie Jaspers · ULG
- 4.6 Philippe de Croisenois
- 4.7 Marie Jaspers · ULG
- 4.8 Fioge Tikai
- 4.9 Yves Duwelz · Région de Bruxelles-Capitale
- 4.10 Alain Bertrand
- 4.11 JM Dutillieux · UFSIA, University of Antwerp
- 4.12 Jacques De Bilde · Bierges, Brabant, Belgium
Qu’est-ce qu’une "information" ?[modifier]
On parle trop d’informatique et pas assez d’information. De quoi s’agit-il finalement ? Quelle est la nature profonde de cette nouvelle ressource autour de laquelle tourne l’économie aujourd’hui ?
Une analogie avec l’énergie est intéressante, parce que l’information elle aussi se conserve ou se dégrade, et il existe des principes "d’infodynamique", comme il existe des principes de thermodynamique.
En français le mot parce est toujours suivi du mot que, pourquoi ne dit-on pas alors simplement parce ?
Pourquoi une phrase en français est-elle en général plus courte que sa traduction en flamand, alors qu’elles disent la même chose ? Le "rendement" peut donc varier d’une langue à l’autre…
Poursuivons le parallèle. L’unité de mesure de la chaleur est la calorie, comment mesure-t-on alors l’information ?
On le sent intuitivement, l’annonce d’un tirage du Lotto contient plus d’information que l’annonce d’un pays choisi pour organiser les prochains Jeux olympiques. Pourquoi ? Parce qu’il y a un lien direct entre la quantité d’information et l’incertitude qu’elle lève. Si la probabilité d’un événement est grande, l’information contenue dans son annonce est petite. A la limite, si un événement est certain, son annonce ne contient pas d’information du tout. Dire que le soleil se lèvera demain, c’est parler pour ne rien dire…
Vu sous cet angle, la plus petite quantité d’information possible est alors le résultat communiqué d’une expérience où seules deux issues sont possibles. Il n’est pas possible de donner une quantité d’information inférieure au résultat du lancement d’une pièce de monnaie. Et le chiffre binaire (bit), cette entité qui ne peut valoir qu’1 ou 0 et qui nous sert à mesurer l’information en est donc aussi son minimum absolu. Dès que l’incertitude augmente, la quantité d’information fournie augmente. Si je lance par exemple un dé et vous dis que c’est un 5, cette annonce "mesure" plus de 2 bits.
Les lois de la logique[modifier]
Si l’information est le nouveau pétrole à découvrir, le deuxième domaine à explorer est alors le moteur. Comment est-il construit ? Quelles sont les différentes étapes de la combustion de l’information ? Un étudiant en informatique doit pouvoir décomposer une action en étapes élémentaires. Avant de coder, il faut savoir décoder.
Une première situation est simple, lorsque pour arriver au but poursuivi il suffit de parcourir les étapes une à une, et aligner les opérations dans l’ordre. Que fait-on quand on fait ses lacets ? Que fait-on quand on fait une pâte à crêpes ? A aucun moment, il n’y a de "Si… alors…". La route est toute droite.
Mais la plupart du temps, le chemin est une succession de choix à faire. Comment choisit-on son repas au restaurant ? Viande ou poisson ? Comment remplit-on le coffre d’une voiture ? Quelle valise en premier ? Dans ces cas-là, on utilise une méthode que les informaticiens appellent algorithme.
Si l’on vous demande quel jour de la semaine était le 10 octobre 1949, comment allez-vous procéder ? Il n’y a pas de formule élémentaire disponible, la réponse ne se calcule pas comme une simple division dont on regarderait le reste. Et comment un ordinateur fait-il ? En suivant une série d’étapes qu’on lui indique. 1949 est-elle une année bissextile ? Oui ? Non ? Etc.
Un étudiant en informatique doit pouvoir dessiner les lois de la logique. Même les objets de la vie quotidienne peuvent les initier à cette pratique des arbres de décision.
Prenez une lampe que l’on souhaite pouvoir allumer au moyen de deux interrupteurs différents A et B. Comment faire pour qu’un même mouvement, par exemple tourner le bouton A, puisse être suivi de deux effets différents ? Ce même geste est en effet destiné à éteindre la lampe si elle est allumée, et à allumer la lampe si elle est éteinte.
Autre exemple, comment fonctionne un thermostat ? A tout instant, il compare la température ambiante avec celle qui est souhaitée. Si elle est supérieure, il coupe le chauffage et inversement. Là aussi il faut pouvoir représenter graphiquement la logique de son fonctionnement.
Il faut des professeurs[modifier]
La théorie de l’information et les lois de la logique sont intemporelles, et elles ne nécessitent pas de compétences techniques, ni même mathématiques. Il n’est pas utile que tout le monde apprenne à programmer, et ceux qui aiment cela se feront un plaisir de le faire. Par contre un apprentissage de la pensée dans un monde numérique s’avère indispensable pour montrer les limites de l’outil et les responsabilités qu’implique son utilisation.
Et que les choses soient claires, si l’informatique peut s’enseigner sans ordinateur, c’est bien parce qu’il y a des professeurs !
P.S. : la thèse de cet article est une actualisation de celle défendue dans Petite Philosophie des Mathématiques vagabondes (Eyrolles). Parfois les calculs empêchent de voir la beauté des maths ! Ceux qui en doutent encore devraient sans tarder aller visiter la Maison des Mathématiques à Quaregnon (www.maisondesmaths.be)
(*)Dernier livre paru : "Homo Informatix" (Editions le Pommier)
Benoit Macq · Professor à Université catholique de Louvain
Tout à fait d'accord: nous défendons cette hypothèse depuis longtemps avec nos collègues de l'Académie Hughes Bersini et Pierre Wolper. Il est indispensable de développer la pensée algorithmique, de préférence avec un papier, un crayon et une gomme.
Commentaires[modifier]
Fioge Tikai[modifier]
Papier, crayon, gomme, pourquoi pas.
Mais il y a aussi des outils de modélisation.
Dans mon temps on utilisait déjà Software Through Picture (StP d'Aonix), et c'était bien avant l'OO et UML-machin.
Pensée algorithmique, ça vient tout seul, avec la pratique, c'est comme jouer aux échecs, c'est en jouant qu'on se développe.
Pour les jeunes, il faut que ça leur parle. Si pour certains jeunes, papier-crayon-gomme leur suffisent, alors c'est tant mieux, ça ferait des économies. Que fait-on pour les autres, qui à 10 ans, maîtrisent déjà tous les périphériques modernes que nous connaissons?
Liegi Paparazzo[modifier]
Fioge Tikai La vérité est que les initiations informatiques des écoles depuis 20 ans sont à côté de la plaque ... et nos politiciens ont trouvé dans les "classes informatiques" , "les réseaux Internet", "les tablettes du fondamental", ... autant d'occasion de lancer de plantureux marchés publics pour des entreprises qui leur rendent de multiples services ...
Voilà un bon sujet de commission parlementaire d'enquête ...
Fioge Tikai[modifier]
Liegi Paparazzo
Dans ce cas-là, il ne faut pas écrire un papier sur comment enseigner l'informatique.
Il faudrait plutôt écrire un papier sur comment éduquer les enfants belges pour qu'ils ne deviennent pas comme leurs parents qui sont magouilleurs, forts en copinage, et extrêmement doués pour mettre la faute sur les autres.
Les politiciens sont à l'image du peuple.
Christophe Bodart · Namen, Namur, Belgium[modifier]
Vraiment intéressant, merci :-)
Philippe de Croisenois
Je soutiens cette vision : j'ai appris l'algorithmique avec un papier, un crayon et une gomme.
De plus, ce n'est pas le sujet du texte mais il serait bon de revenir aux humanités traditionnelles : logique, dialectique, rhétorique, ...
Marie Jaspers · ULG[modifier]
Je partage votre avis à 100 %.Avec les humanités traditionnelles, les élèves étaient autonomes car on avait exigé d'eux qu'ils apprennent et maîtrisent les matières.Les neurosciences nous apprennent que pour respecter la structure du cerveau et le développer au maximum, l'enseignement doit être structuré, cohérent et exigeant, "Les méthodes d'apprentissage", Stanilas Dehaene, chercheur en neurosciences, directeur de Spin-Up, professeur de psychologie cognitive au Collège de France,membre de l'Académie des Sciences française, auteur notamment de "Les neurones de la lecture" et "La bosse des mat...Voir plus
Philippe de Croisenois[modifier]
Marie Jaspers Merci pour la réponse et les références. Je commande de suite les livres de M. Dehaene, j'ai un garçon de 18 mois et mon épouse et moi comptons faire du "homeschooling".
Marie Jaspers · ULG[modifier]
Philippe de Croisenois Comme vous avez un petit garçon de 18 mois, je vous recommande "Les neurosciences et la petite enfance", Catherine Guegen, Youtube, ainsi que les conférences connexes qui se trouvent sur le site.Je les ai recommandées à ma fille , médecin, qui a un petit garçon de 3 ans.Bonne chance dans l'éducation!
Fioge Tikai[modifier]
Comment font-ils, dans les autres pays, où l'éducation n'est pas trop naze?
J'avais déjà des cours d'informatique au début des années 80. Depuis, j'imagine que ça a évolué, que des spécialistes en la matière ont bossé la méthodologie dix milles fois. Et qu'ils n'ont pas attendu qu'un philosophe se mettre à s'intéresser à l'informatique et penser pouvoir réinventer la roue.
Une feuille et un crayon?
UML, modélisation, ça ne dit rien?
Le mec croit que tout le monde commence le cours informatique en codant l'assembleur ou quoi.
Yves Duwelz · Région de Bruxelles-Capitale[modifier]
Merci, tout à fait d'accord
Alain Bertrand[modifier]
Je ne suis pas certain qu'il faudra adapter sa pensée à un monde informatisé. Les outils informatiques sont 100% de la logique pure... mais pas davantage que la mécanique d'arrière grand-papa. Contrairement à l'horlogerie, l'informatiqe est dématérialisée mais la logique est la même.
La logique est un des deux moteurs de la pensée et il n'est certainement pas inutile de pratiquer sa muculature. Nous manquons tous de logique. Toutes nos erreurs révèlent une faute de logique (très facile à faire).
Pour ces séances d'entrainement (salutaires), nous pouvons construire une horloge astronomique ou u...Voir plus
JM Dutillieux · UFSIA, University of Antwerp[modifier]
J'ai travaillé dans l'nformatique depuis 1971.Les algoritmes sont fort importants mais faut d'abord avoir une connaissance des problèmes qu'on veut résoudre: fiscalité, chémie, mécanique, comptabilité, droit, transport, finances.
Un ordinateur ne connais rien et n'a aucune logique.Il faut tout l'apprendre.
Jacques De Bilde · Bierges, Brabant, Belgium[modifier]
Tout à fait d'accord. Mais j'irais plus loin encore que Luc de Brabandere. Il est indéniable que l'utilisation des nouvelles technologies change notre manière de produire, de consommer, de s'informer, de créer de nouveaux liens sociaux... L'organisation de la société n'en tient pas assez compte : il existe un parti pris idéologique selon lequel la technologie en elle même est constitutive de progrès. Alors que, pour utiliser une analogie avec la voiture, j'ai le sentiment que l'on donne au conducteur lambda une formule 1 sans lui avoir appris à la conduire. Le premier ordinateur que j'ai utilisé (1985) est un Ibm PC acheté au prix de 220.000 bef soit 5.500 euros actuels. Pas de disque dur, écran noir et blanc, floppy 5" 1/4 pour charger le système d'exploitation (MS-Dos) et puis les applis. Faites la comparaison aujourd'hui par rapport au prix la puissance de calcul, les fonctionnalités, les applications, la connectivité... Que dire aussi de la miniaturisation de la technologie informatique qui nous permet de posséder des appareils de plus en plus puissants, petits et légers (smartphone, tablette), de l'augmentation des débits pour accéder au réseau des réseaux (l'internet) alors que ma première connexion s'est faites avec un modem à 2.400 bauds...
Mais sommes nous vraiment formés en vue d'appréhender l'utilisation de ces nouvelles technologies? Je ne le cois pas. Et pourtant. Elles s'insinuent de plus en plus dans notre vie quotidienne (courriel, réseaux sociaux, musique et vidéos en ligne, e-commerce, TV-numérique, voitures intelligentes, PC banking, Tax on web...). Evolution inéluctable à laquelle nous sommes priés de nous adapter.
Avant de conduire une voiture, vous devez passer un examen théorique et pratique pour obtenir votre permis.
Il serait temps de penser que la formation, au sens large du terme, constitue une voie indispensable pour comprendre que la possession de tels outils ne constitue pas seulement une sorte de nécessité devenue naturelle, commune mais un formidable outil de connaissance, d'émancipation... Encore faut-il s'orienter dans ce sens.