Estimative
L'estimative
Comte Domet de Vorges
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Domet de Vorges . L'estimative. In: Revue néo-scolastique. 11ᵉ année, n°44, 1904. pp. 433-454 ;
doi : 10.3406/phlou.1904.1857
http://www.persee.fr/doc/phlou_0776-5541_1904_num_11_44_1857
Document généré le 25/05/2016
L'ESTIMATIVE.
Il est dans la philosophie scolastique une donnée obscure que nous voyons rarement étudiée de près. Nous voulons parler de Y estimative. La plupart des manuels se contentent de nommer l'estimative avec un ou deux exemples traditionnels. Il y a environ deux ans, dans une séance publique de l'Institut catholique de Paris, nous avons entendu une dissertation sur ce sujet. Elle nous a paru insuffisante, ne faisant guère autre chose que de rappeler, sans les approfondir, les textes du Docteur angélique.
Cependant l'étude de l'estimative, s'il existe une telle fonction, doit avoir une grande importance. Elle est la faculté supérieure attribuée aux animaux, le complément nécessaire de la vie sensible. Dans l'homme elle devient la cogitative qui est le principe de nos jugements particuliers.
Étudier l'estimative, c'est par conséquent étudier la manière dont se forme la notion de l'individu, notion ébauchée dans l'animal et qui arrive à sa plénitude dans l'intelligence humaine.
Nous croyons donc utile de remonter à' l'origine de cette notion, de rechercher si elle représente une faculté ou plusieurs facultés différentes et de préciser autant que possible son rôle dans la vie animale.
I.
D'où vient la notion de l'estimative ? Ce terme ne se rencontre ni dans Aristote, ni clans saint Augustin, tes deux maîtres de la philosophie scolastique. Nous ne le trouvons point davantage dans les écrits des docteurs antérieurs au xme siècle. Par quelle voie s'est-il introduit dans l'école traditionnelle l
Nous rencontrons dans le'itspi <\>»yf& d'Aristote (1. 3, ch. 3) une faculté qui s'appelle ôirdXii<; et que les traducteurs du moyen âge dénomment parfois existimatio. Il n'y a là toutefois qu'une correspondance nominale. Aristote distingue, en effet, dans l'oTrdXiruK plusieurs degrés : la science èrurc^iAir), l'opinion 8o'5a, la prudence cpdvijmc Les deux premières facultés sont déclarées par lui essentiellement humaines ; .la troisième seule est attribuée à un petit nombre de vivants, ijA-ziw dxfyotç xwv Çtiwv (ibid.). C'est donc là seulement que l'on pourrait découvrir un germe de la notion d'estimative. Saint Thomas fait observer en effet que la prudence ?pdvij<n; appartient aussi à quelque degré aux animaux supérieurs. Mais chez lui l'estimative comprend encore beaucoup d'autres choses. De plus, Aristote paraît faire de la «ppdv^i; une faculté intellectuelle. Il la met dans la partie de l'âme que l'on considère comme separable du COrpS ; Ttspl ôè toû [xopt'oo tou tyj<; tyuyjis w yi'viocr/.E'. O'tj "^u^tj xal cppovst, eïxs /wptffToû àivTo; eVxe fidvov xdyv (1. 3, ch. 4). Ce n'est pas assu- rément la place de l'estimative.
L'indication d'Aristote est donc bien vague, mais chez; ses commentateurs elle se précise.
Alexandre d'Aphrodise, au ne siècle de notre ère, nous parle d'un voû<; ûXixd<;, intellect matériel qui ne serait autre chose que l'aptitude, due à une heureuse complexion du corps, à recevoir les formes intelligibles, qui par conséquent ne serait point separable du corps. Albert le Grand a combattu cette théorie. Ce n'en est pas moins un premier indice d'une faculté intermédiaire entre les sens et l'intelligence pure.
Galien, qui vivait sous Marc-Aurèle, complète la pensée d'Alexandre. Ce médecin philosophe donne une place dans le cerveau à cet intellect inférieur, autrement dit, au juge- ment sur les choses sensibles. Il loge l'imagination dans les lobes frontaux, le jugement au sommet de la tête, la mémoire dans les lobes occipitaux. La preuve qu'il met en avant est l'existence d'un certain genre de folie, sans trouble des sens, de l'imagination ou de la mémoire. Cette localisation, un peu modifiée, est devenue traditionnelle jusqu'aux temps modernes.
Plus tard, sous les premiers empereurs chrétiens, Thé- mistius définissait le vou; icaOïittJtd; comme une faculté sensible.
Il suivait en cela les vues d'Alexandre et de Galien. 11 est probable d'ailleurs que Thémistius ne mettait pas une grande différence entre l'âme intellective et l'âme sensible.
Nous lisons dans ses commentaires que la mémoire n'est ni la sensation, ni l'imagination, ni quelque autre espèce de "Eoxt fjiiv oov ^ fAvifojiT) ouxs ala67)?iç, outs (pavxaaîa, o'Sxt xtç ktépct de (memoria).
On voit dans Thémistius l'origine de cette expression intelleclus passivus dont les scolastiques se sont servis quelquefois pour désigner la cogitative.
Jusqu'à cette époque les penseurs chrétiens s'étaient peu occupés d'Aristote. Le docteur Kaufmann cite, il est vrai, saint Anatole, évêque de Laodicée en 270, qui aurait fondé une école péripatéticienne à Alexandrie. Mais cette école n'a guère laissé de trace. Les pères de l'Eglise préféraient Platon dont la doctrine est plus en harmonie avec les enseignements évangéliques. Nemesius, évêque d'Émèse au ve siècle, fut le premier à essa}rer une sorte de syncrétisme entre Platon et Aristote. Pour la question qui nous occupe, il reproduisit les solutions péripatéticiennes. II admit les localisations de Galien : l'imagination <pavca<mx<iv dans le cerveau antérieur, la connaissance 8«vok dans le cerveau moyen, la mémoire m-v^tj xaî àv3t,avT,at<; dans le cerveau postérieur. Toutefois, et en ceci il était plutôt platonicien, il plaçait au-dessus de la connaissance sensible une connaissance supérieure, la pensée par excellence, ^ xopîax; voViç.
Il ne faudrait pas identifier cette division de l'intelligence avec celle cfÂristote entre intellect possible et intellect agent. L'évêque d'Émèse paraît plutôt partisan des idées innées (rapl tpuaeio; avOptîmoo, C. XÏI).
Après Nemesius le péripatétisme pénétra de plus en plus dans la pensée des philosophes chrétiens de l'Orient. Il se forma comme une première scolastique dont le représentant le plus illustre fut saint Jean Damascene.
La Grèce païenne, suivant la remarque d'Horace, conquise par les armées romaines, avait à son tour conquis le génie romain par ses arts et ses sciences. La Grèce chrétienne fit de même vis-à-vis des Arabes. La brillante civilisation du khalifat de Bagdad fut due en grande partie à l'influence des Grecs. Le labeur intellectuel, si dédaigné par les premiers disciples de Mahomet, acquit chez les générations suivantes une grande intensité. La philosophie en particulier se développa dans le cours du ixe et du xe siècles avec une fécondité extraordinaire. Les premiers philosophes arabes prirent naturellement la science au point où ils la trouvaient chez les Grecs ;' c'était alors un péripatétisme mêlé de quelques traces de platonisme.
Ils y ajoutèrent cette tendance au mysticisme et h la subtilité qui est comme la marque propre du génie oriental.
M. le baron Carra de Vaux, dans son excellent ouvrage sur Avicenne, a mis à la portée du public lettré, l'histoire de cette philosophie si puissante et si peu connue. Nous y avons trouvé des indications très importantes sur le développement de la notion d'estimative.
C'est d'abord Alkindi qui fait au ixe siècle une étude spéciale de la connaissance. Il existe de lui un traité sur l'intelligence et un autre sur les rêves. Alkindi distingue quatre espèces d'intellect : l'intellect agent, l'intellect possible, l'intellect agissant, l'intellect démontrant. Il fait deux parts dans l'imagination, l'imagination simple ou phantasia et la vertu formative ou imagination créatrice.
Pour la première fois, nous trouvons chez lui des expressions équivalentes à cogitatio et aestimatio. .Aestimatio ou pulatio désigne pour Alkindi une faculté d'appréciation qui tantôt est justifiée, tantôt tombe à faux.
Alfarabi au xe siècle développe la théorie de l'intellect agent. D'après cet auteur, l'intellect agent éclaire et rend intelligibles les formes sensibles, mais il possède en lui- même des formes purement intelligibles.
C'est surtout dans les œuvres d'Avicenne, Ibn Sina, que nous trouvons une théorie complète des facultés cogni- tives.
Ce puissant penseur qui écrivait vers la fin du xe siècle, étudia avec un soin très particulier les facultés sensibles.
Il reconnaissait quatre facultés sensibles internes :
Premièrement, l'imagination, el khaiâl, qu'il appelait encore el mosawirah, ou formative. C'est la faculté qui conserve les formes sensibles. Elle a pour organe la partie antérieure du cerveau.
Secondement, la cogitative, el mofakkirah, ou collective, el mohallidah ; son rôle est de grouper et associer les données et de produire les généralisations élémentaires.
Elle se place dans la partie antérieure de la région moyenne du cerveau.
Troisièmement, la faculté appelée par Avicenne el wahm, mot que M\ de Vaux traduit par opinion. Cette faculté réside dans la partie postérieure de la région moyenne du cerveau. Elle forme les jugements primitifs ; elle cause les instincts et les impulsions irraisonnées. C'est la faculté la plus élevée de l'animal. Quelques auteurs l'ont rapprochée de la 8o';a d'Aristote, à tort, selon nous, car Aristote déclare que la 86-a ne peut se trouver dans aucun animal. Nous la rapprocherions plutôt de la ?prfvi)<n<; d'Aristote ou de la putative d' Alkindi.
Quatrièmement enfin, la mémoire, el hâfizah ou ez zâkU rah, qui conserve les jugements de l'opinion et loge dans la partie postérieure du cerveau.
Quant aux facultés intellectuelles, Avicenne les a encore plus mutipliées. Il nous indique l'intellect en puissance ou matériel, premier principe d'intellection, l'intellect possible possédant les vérités nécessaires, l'intellect en acte doué des formes intelligibles, l'intellect acquis qui opère la connaissance, l'esprit qui donne l'intuition immédiate des vérités supérieures, l'intellect agent, extérieur à l'âme, qui lui communique les formes intelligibles par lesquelles elle comprend. En tout, six facultés contre les deux proposées par Aristote.
Les scolastiques en épurant et simplifiant cette théorie de la connaissance, en ont retenu principalement ce qui touche aux facultés sensibles internes. C'est dans Avicenne que nous trouvons pour la première fois explicitement développées les notions de cogitative et d'estimative. C'est aussi Avicenne que cite saint Thomas à propos de la classification des facultés sensibl.es.
Il est à remarquer que la faculté dite cogitative est celle qui a été déterminée la première, comme déviation du vous icaeijxixrfç du philosophe de Stagire. Nous disons déviation, parce qu'à lire sans préjugé le texte d' Aristote, il paraît bien difficile de considérer cette expression vos? Tt^v.^ jetée à la fin d'un chapitre, comme désignant autre chose que cet intellect possible capable de tout devenir qu'il vient d'opposer à l'intellect agent. Nous croyons peu probable, malgré d'imposantes autorités, qu' Aristote ait voulu désigner par ces simples mots une autre faculté dont il n'avait expliqué nulle part ni le rôle ni le but..
Quant à l'estimative, elle n'a été nettement distinguée que par les Arabes, qui semblent s'être plus préoccupés de la psychologie animale que les commentateurs grecs.
IL
Nous venons de voir l'origine de la notion d'estimative ; suivons maintenant sa fortune chez les philosophes occidentaux.
Les travaux d' Avicenne furent connus en Europe vers le.
l'estimative 439 milieu du xne siècle par la traduction de Gérard de Crémone. Quelques années plus tard, Gonzalez, Gundissalinus , archidiacre de Tolède, citait l'estimative dans un ouvrage assez considérable, de divisione philosophiae, des parties de la philosophie. Gonzalez n'était pas un homme de génie, mais un habile vulgarisateur, toujours à l'affût des idées nouvelles pour les répandre dans le public. Il se servit de la traduction de Gérard de Crémone dont on retrouve chez lui des fragments entiers. Son traité est une compilation de renseignements pris de toutes mains, mais particulièrement dans les œuvres d'Avicenne, d'Alfarabi et d'Algazel. Gonzalez définissait l'estimative « une faculté d'appréciation indiquant à l'animal ce qui est bon ou mauvais pour lui ».
Bien supérieur est Guillaume d'Auvergne qui ouvre le xme siècle.
Guillaume d'Auvergne fut maître es arts à l'École de Saint- Victor. Il enseignait vers 1213. Il devint évêque de Paris en 1228 et mourut en 1249.
Comme Nemesius, il était .surtout platonicien. Il connaissait toutefois le wepi ^y^ç, d'Aristote par une traduction faite sur l'arabe. Il connaissait les grands travaux de Maï- monides, d'Avicenbrol, d'Averroës et d'Avicenne, et il leur fit plusieurs emprunts. C'est ainsi qu'il donna place dans son enseignement à la classification des sens intérieurs par Avicenne. Il distinguait le sens commun, l'imagination, l'estimative, la ratiocinative et la mémorative ; ce sont bien, en y ajoutant le sens commun, les quatre facultés comptées par le philosophe arabe. Il leur donnait aussi les localisations indiquées par Avicenne. Quant à. l'intelligence, il distinguait avec celui-ci l'intellect matériel contenant les formes en puissance, l'intellect acquis ou en acte, l'intellect agent plein de formes intelligibles. Il n'admettait pas toutefois que cette dernière faculté fût extérieure à l'âme.
Enfin, comme Avicenne, il attribuait à l'âme deux regards, l'un vers les choses sensibles, l'autre vers les vérités éternelles.
Il connaissait la théorie d'après laquelle l'intellect agent doit tirer l'idée de l'image, mais il la repoussait. Il considérait l'image comme un simple excitant sous l'influence duquel l'intellect agent réalise des formes en puissance dans l'intellect matériel.
C'est à Albert, le Grand surtout que l'on doit l'admission définitive dans la philosophie scolastique de la théorie de Y estimative. Albert consacre aux facultés internes plusieurs chapitres de son traité sur l'âme. Il ne fait pas mystère des sources où il a puisé et cite fréquemment les Arabes.
Il sépare, comme Avicenne et Algazel, l'imagination du sens commun, mais il n'accepte pas la distinction de l'imagination et de la vertu formative, telle que nous l'avons rencontrée chez Alkindi. Il donne d'ailleurs les localisations proposées par les Arabes, après Galien. Il n'admet dans la partie moyenne du cerveau qu'une faculté, l'estimative, celle-ci devenant dans l'homme la cogitative, nom impropre, ajoute-t-il, car cogilare, penser, est l'acte essentiel de la raison.
Il définit soigneusement l'estimative, qu'il appelle aussi phantasia. Cette faculté dégage les intentions suggérées par les formes sensibles. Elle est placée, suivant Albert le Grand, entre l'imagination et la mémoire et unit ou sépare les données de l'une et de l'autre. N'est-ce pas, sous un autre nom, l'association des idées des psychologues modernes? Nous reviendrons plus loin sur ce point de vue.
Enfin, il marque avec une grande précision la limite de l'estimative et de l'imagination. L'estimative est à l'imagination ce que l'intellect pratique est à l'intelligence spéculative. L'imagination garde les données des sens, l'estimative y découvre des buts pratiques que les sens n'indiquent pas. Ce n'est pas à proprement parler une puissance cognitive, mais une force motrice. Aussi, ajoute le grand docteur, plusieurs philosophes l'ont identifiée à l'opinion, mais cette identification n'est pas exacte. L'opinion est spirituelle, l'opinion n'envisage que les idées générales ; l'estimative, au contraire, ne s'occupe que des individus.
L'estimative a une force de décision. Ce n'est pas qu'elle fasse un choix à proprement parler, choisir n'appartient qu'à la raison ; mais elle fait quelque chose d'analogue en portant vers un acte ou vers un autre.
Albert le Grand a donc approfondi d'une manière toute spéciale cette notion de l'estimative. On peut remarquer qu'il en parle comme d'une donnée qui n'est pas encore familière aux docteurs. Il accuse plusieurs confusions qu'il cherche à démêler. Il juge qu'Aristote a souvent traité de plusieurs facultés, comme si elles étaient une même chose1).
Nous ne tenons pas à innocenter complètement Aristote.
Nous croyons cependant devoir faire observer que plusieurs de ces confusions peuvent être mises au compte des traducteurs du moyen âge qui n'emploient pas toujours le même terme latin pour le même terme de l'original. Albert eût peut-être été moins sévère pour le philosophe de Sta- gire, s'il avait pu lire ses livres dans le texte grec.
L'attitude de saint Thomas est très différente de celle de son maître. Moins psychologue, mais plus métaphysicien, il ne s'attarde pas à une étude minutieuse de l'estimative.
Il y fait seulement appel à l'occasion comme à une donnée parfaitement connue. Dans les endroits où il en parle plus spécialement, il lui attribue deux fonctions très différentes.
Dans le de anima (1. 2, lect. 13), il la présente surtout comme le moyen donné à l'animal pour distinguer les individus : « in animait irrationali fit apprehensio intentionis individaalis per aestimativam naturalem ». Dans la Somme théologique au contraire, elle est définie comme la faculté qui dirige l'animal vers les buts pratiques nécessaires à sa conservation : « necessarium est animait ut quaeral aliqua vel fugiat non solum quia sunt convenienlia vel non con-
1) De anima, \. 2, tract. 4, ch. 7 ; liv. 3, tract. 2, cb. l, 2 et 8,
venientia ad sentiendum, sed eliam pr opter alias commodi- tates vel utilitaies l). Ces deux fonctions sont évidemment distinctes. Mais il n'y a pas lieu de s'étonner que la théorie de l'estimative soit assez complexe, puisque nous venons de voir que cette notion a une double origine.
Et ce n'est pas tout. Il ne suffit pas que l'animal connaisse le monde matériel et s'y donne des buts. Ces buts ne sont pas toujours immédiatement réalisables ; il faut trouver les moyens d'y atteindre. L'homme y arrive par le raisonnement ; il faut donc qu'il y ait dans l'animal quelque chose qui ressemble au raisonnement. Les docteurs ne paraissent pas s'être préoccupés particulièrement de cet ordre de faits. Si quelque cas de ce genre se présentait à eux, ils le mettaient sans distinguer au compte de l'estimative. Mais la science moderne a beaucoup développé la psychologie animale. Elle a observé avec un soin méticuleux les actes de ces êtres qui nous sont inférieurs et qui cependant nous touchent par tant de côtés. Par suite, s'est posé un nouveau problème qui se rattache étroitement au sujet de notre étude : l'animal raisonne-t-il et comment raisonne-t-il ? Une théorie de l'estimative ne saurait être complète aujourd'hui sans répondre à cette question.
Nous voici donc en présence de trois interrogations, si nous voulons nous rendre un compte exact de la faculté supérieure animale : Comment et dans quelle mesure l'animal connaît-il les autres êtres ? Comment est-il capable d'un certain raisonnement ? Comment les fins lui sont-elles suggérées? Ces trois questions feront l'objet des trois paragraphes suivants et leur solution donnera, nous l'espérons, une idée assez complète des fonctions de l'estimative.
III.
Jusqu'à quel point l'animal connaît-il les autres êtres ? Saint Thomas a très nettement répondu : l'animal ne con-
l) Sum m- theol , p. la, q. 78, a. i.
naît pas les autres êtres comme des individus existant sous une nature commune, non apprehendit individuum secun- dum quod est sub natura communi1). Essayons d'apprécier toute la valeur de cette assertion.
Qu'un objet se présente à moi, il m' apparaît immédiatement comme un être ayant une certaine nature. Mes yeux ne voient que des couleurs, mes mains ne sentent que des résistances; cependant, ce que j'ai conscience de voir, cène sont pas seulement des couleurs ou des résistances, mais un certain être coloré et résistant. Tous les phénomènes que mes sens perçoivent se groupent autour de cette donnée unique. Si l'on en demande la raison, les docteurs répondent que l'homme, outre les sens, a cette faculté spéciale qu'ils appellent la cogitative, laquelle recueille et réunit en un faisceau tous les caractères individuels, collativa intentionum singularium 2), et les soumet à la lumière de l'intelligence, per aliquam affinitatem et propinquitatem ad rationem uni- ver salcm 3). Sous cette influence ils acquièrent leur valeur définitive.
L'animal ne peut atteindre au même résultat. Ses opérations sensitives n'ont point l'appui de l'intelligence. Mais, à cela près, l'estimative est au fond la même faculté que la cogitative4). L'estimative doit donc aussi grouper les données sensibles. Elle découpe des parts dans le continu de l'univers matériel, suivant l'expression d'un penseur contemporain. Elle forme ainsi des ensembles individuels.
D'après quelle règle s'opère ce découpage ? Il est indispensable, quand des objets sont groupés, qu'il y ait un point central autour duquel ils soient réunis. L'homme perçoit la notion de substance autour de laquelle il rattache les indications des sens. L'animal n'est point capable de cette notion, mais il a des besoins ; il groupe les données qui se rattachent à un besoin concret et précis.
1) De anima, 1. 2, lect. 3.
a) Ibid.
8) Sumtn. theol., p. la, q. 78, art. 4, ad 6, 4) Wd.
Ainsi, tandis que l'homme voit dans l'herbe des champs des êtres organisés dont il étudie la nature, l'animal y voit simplement l'objet qui satisfait son appétit. La brebis ne voit pas dans son agneau un être de même nature qu'elle, elle voit ce qui la soulage de son lait. On pourra trouver cette assertion excessive ; nous ne faisons cependant que reproduire mot pour mot la déclaration de saint Thomas : « Ovis cognoscit hune agnum non in quantum est hic agnus, sed in quantum est ab ea lactabilis v T). La connaissance dos individus, autrement dit, les groupements formés par l'estimative sont exclusivement déterminés par les besoins de l'animal, par ce qu'il craint ou ce qu'il désire.
On voit combien profondément le Docteur angélique a séparé la connaissance animale de la connaissance humaine.
L'animal peut à l'aide des sens se mettre en rapport avec ce dont il a besoin, mais il ignore profondément cette notion si familière à l'homme : ceci, cela, hic, hoc. Quelques-uns disent que le langage s'est formé peu à peu en montrant les objets, hune agnum, hanc arbor em, etc. Je ne sais si cette origine suffit à tout expliquer, car le langage exprime aussi des choses qui ne se montrent pas. Toutefois, rien que de montrer suppose que les choses nous apparaissent comme des individus naturels existant en face de nous et aussi des autres. C'est déjà la cogitative éclairée par.
l'intelligence : « cogitativa . . . in quantum unitur inielleclivae in.
eodem subjeclo. . . cognoscit hune hominem prout est hic homo et hoc lignum prout est hoc lignum » 2). L'animal qui n'a que l'estimative passe à côté de cette notion, comme le sourd passe à côté d'une voix qui l'appelle.
Aussi, tandis que l'homme a cet instinct sublime de la curiosité — je dis sublime parce qu'il est la source des sciences les plus hautes, — tandis que, dès son enfance, il veut tout voir et tout connaître, uniquement pour connaître, pour savoir de chaque chose si elle est et ce qu'elle est,
l) De anima, 1. 2, lect. 13.
i) Ibi4,
l'animal n'a point de pareils soucis, son utilité est son seul guide. Sa connaissance des individus est tellement bornée aux satisfactions qu'il en tire, que les objets qui n'ont point un rapport immédiat et concret avec ses besoins, lui sont complètement inconnus : « alia individua ad quae se non eœtendit ejus aciio vel passio nullo modo apprehendit » 1). Ils sont pour lui comme s'ils n'existaient pas. Sans doute ses sens en perçoivent comme les nôtres les propriétés, mais que fait à l'animal la beauté pittoresque de cette gorge sauvage, cette montagne qui dresse orgueilleusement sa cime neigeuse, ce ciel étoile qui élève nos âmes aux pensées éternelles? Tout cela n'est pour lui qu'un tableau mouvant et confus, qu'il voit sans voir, sans y rien distinguer autre que ce qui peut lui servir ou ce qu'il a appris à redouter.
M. Le Roy, dans sa Philosophie de l'action, dit que les objets du monde extérieur sont distingués et délimités par nous suivant nos besoins. Entendue d'une manière absolue, cette proposition est certainement fausse en ce qui concerne l'homme, mais elle s'applique très bien à la brute. Saint Thomas l'avait parfaitement compris et, voulant retrancher de la connaissance animale tout élément intellectuel, il est arrivé exactement aux mêmes résultats que M. Le Roy prétend appliquer à l'homme. A vouloir supprimer partout les données métaphysiques, on constitue de fait une excellente psychologie animale. L'animal est précisément cet être qui vit et connaît en dehors de toute métaphysique.
Ici se pose une difficulté qui inquiétait peu les philosophes du xme siècle, mais dont nous sommes obligés de tenir compte aujourd'hui. Si l'estimative a pour rôle de grouper les données sensibles en une notion individuelle, est-il besoin pour cela d'une faculté particulière, d'une force, vis, suivant l'expression des docteurs, qui semblerait impliquer une propriété spéciale et distincte de toute autre ? Nous pensons qu'une telle conclusion n'est pas néces-
1) De anima, 1. 2, lect. 18.
saire, et que les lois de l'association peuvent suffire à expliquer les faits.
De quoi s'agit-il en effet ? L'estimative, dans la fonction que nous étudions ici, ne procure pas de nouvelles données.
Albert le Grand nous a déclaré qu'elle n'est pas cognitive.
Elle ne fait que réunir les indications fournies par les sens.
Il n'y a donc qu'association d'images. Albert en a bien eu le sentiment : il disait que l'estimative use des données de l'imagination et de la mémoire en les unissant ou en les séparant, utitur utrisque componendo et dividendo 1). Avi- cenne de même l'appelait très justement la collective. Comme ces anciens philosophes ne connaissaient point toute la
portée des lois de l'association qui n'ont été bien étudiées que dans le siècle dernier, en présence d'un fait aussi nouveau, ils présupposaient naturellement une faculté nouvelle.
Nous pouvons nous en passer aujourd'hui, conformément à l'axiome qu'il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité.
Il est vrai que ce genre spécial d'association serait un peu différent des associations étudiées par les psychologues anglais. Ceux-ci s'occupaient surtout d'associations dépensées s'appelant successivement l'une l'autre : c'est à celles-là que s'appliquent les lois célèbres de ressemblance et de contiguïté. Ici, il s'agit de données réunies en un tout comme intéressant une même passion, un même besoin. Ces données se trouvent ainsi concentrées sur un même objet, celui qui attire ou effraie l'animal. Il y a là comme une première notion de l'être individuel, notion encore toute relative, mais qui deviendra pour l'homme sous l'influence de l'intellect une notion ferme et absolue.
IV.
Le raisonnement est aussi un mode d'association d'idées.
Quand nous raisonnons, nous enchaînons des idées suivant les rapports d'identité ou de convenance que nous décou-
1) De aninta, 1. 2, tract, i, c. 7.
vrons en elles. Nous allons ainsi de vérité en vérité jusqu'à une dernière vérité qui forme la conclusion de tout }e raisonnement.
L'animal ne possède point la notion de vérité, il ne peut donc raisonner comme nous ; mais il accomplit une opération analogue. Il va simplement d'image en image, de fait - en fait, jusqu'à ce qu'il arrive au but de ses désirs. C'est une sorte de raisonnement pratique, conduisant souvent au • même terme que le nôtre, quoique d'une autre nature.
Nous reconnaissons facilement la différence à ce que le même animal qui obtient parfois un bon résultat dans des cas assez compliqués, se trouve tout à coup impuissant dans un cas qui nous semble fort simple. Évidemment, nous ne nous servons pas de la même échelle. Où nous pouvons monter facilement, certains degrés lui font défaut.
Aussi Leibniz voulait-il que l'on donnât un nom spécial au raisonnement animal, il l'appelait consecution.
On a beaucoup étudié depuis deux siècles la psychologie animale ; elle est devenue une science distincte. On a constaté un grand nombre de faits manifestant ce que l'on appelle l'intelligence des animaux.
Le mot intelligence a été appliqué assez malheureusement par les naturalistes à tout ce qui témoigne de l'habileté des animaux à se débrouiller. Le mot estimative valait mieux. Celui & intelligence a donné ouverture en plus d'un cas à des confusions regrettables. Onti paru croire que cette intelligence animale avait quelque rapport avec la nôtre et on en a profité pour soutenir, qu'entre les animaux et nous il n'y a qu'une différence de degré.
Les journaux et les revues ont été pleins pendant plusieurs années de preuves de cette soi-disant intelligence animale. On se rappelle l'histoire de ce chat qui, voulant prendre une côtelette à la cuisine, faisait aller la sonnette de la porte d'entrée et profitait pour commettre son larcin du moment où la bonne allait ouvrir. Assurément ce chat était un génie parmi les chats. * Je veux la côtelette; pour la prendre je suis empêché par la bonne, il faut donc détourner là bonne : or quand on sonne la bonne va ouvrir, donc je ferai aller la sonnette, et profiterai de son absence momentanée. » Le sorite n'est-il pas complet ? Ne pouvons- nous pas nous écrier avec La Fontaine : Quel autre art de penser Aristote et sa suite Enseignent-ils par votre foi ?
Le malheur est que l'es choses ne se passent point tout à fait de cette manière. Sans doute l'homme et l'animal se servent souvent des mêmes pierres pour construire le pont entre le désir et sa réalisation, souvent encore ils les mettent à la même place. Mais le ciment est autre.
L'expérience va nous le montrer.
A côté des observations vulgaires, il y a eu des observa- tions scientifiques sur les mœurs des animaux. On peut citer particulièrement celles de M. Fabre sur les insectes, de M. Letellier sur les abeilles, de M. Piéron sur les fourmis, de M. Kinnaman sur les singes, de M. de Curel, de M. Vaschide, de M. Rousseau, etc. Toutes sont d'accord à faire voir l'embarras des animaux devant des circonstances absolument insignifiantes, s'ils agissaient selon notre mode de raisonnement.
Mais nous voulons appuyer principalement sur les expériences d'un savant américain, M. Thorndike, parce qu'elles montrent très nettement la différence essentielle du procédé humain et du procédé animal. Ces expériences ont été racontées l'année dernière par M. Vaschide dans la Revue scientifique (revue rose, 20 juin et 12 sept. 1903).
M. Thorndike enfermait un chat à jeun dans une cage formée de barreaux de bois, dont la porte pouvait s'ouvrir en tirant sur un cordon. Il plaçait un appât en dehors et observait comment le chat s'y prendrait pour sortir et saisir sa nourriture.
L'animal commençait par s'agiter furieusement et faisait de vains efforts pour briser les portes de sa prison. Finale- ment une patte appuyait par hasard sur le cordon, la porte s'ouvrait et le prisonnier sortait. Renfermé de nouveau, dans la cage, il se livrait au même manège, mais il arrivait plus vite au cordon. Après un certain nombre d'expériences, il arrivait à tirer le cordon presque immédiatement.
L'association était faite, il savait sortir.
Mais, s'est dit M. Thorndike, comment cette association s'est-elle faite ? S'est-il formé dans ce cerveau de chat une idée que tirer le cordon était le moyen de sortir \ Pour s'en éclaircir, il prit un chat qui n'avait pas encore subi la claustration; il mit sa patte sur le cordon, le lui fit tirer et lui fit voir la porte s'ouvrir. Cette leçon, qu'aurait comprise un enfant de deux ans, fut absolument inutile. L'animal enfermé agit absolument comme ses camarades, se démenant jusqu'à ce qu'un heureux hasard lui fît appuyer la patte sur le cordon. M. Thorndike en conclut très justement que ce n'était pas l'idée du but qui s'était unie dans le cerveau des chats avec le mouvement à faire ; c'était le mouvement lui-même qui était arrivé à s'associer avec le désir. La leçon faite au dernier chat n'avait pas réussi, parce que, le mouvement n'ayant pas été fait par l'animal lui-même en accord avec son désir, le lien ne s'était pas établi.
Aussi, même après des succès répétés, l'animal ne réussit pas à coup sûr. Quelquefois, il paraît aussi embarrassé qu'au premier moment. Ce n'est point une donnée mentale qui le dirige, c'est uniquement l'union du sentiment kines- thésique avec l'impulsion du désir.
De même, un chien enfermé dans une cage vis-à-vis d'un chat qui savait sortir, n'a jamais eu l'idée de regarder comment s'y prenait son camarade pour eii faire autant *).
Ces ingénieuses expériences nous ont paru très intéressantes, parce qu'elles sont de nature à confirmer l'ensei-
1) Cette dernière expérience est critiquable, en ce sens que le chien, n'ayant pas les mêmes moyens de préhension, que le chat, ne pouvait profiter de ton exemple»
gneinent dé saint Thomas que toute opération de la vie sensible est organique. Elles montrent bien l'immense différence qui existe entre le raisonnement humain et les consecutions animales.
On pourrait trouver qu'elles accusent un certain automatisme. Mais nous sommes bien loin de l'automatisme tout mécanique de Descartes. Dans l'enchaînement de cet automatisme, de vrais sentiments et de vrais désirs entrent comme éléments constitutifs. On pourrait trouver chez l'homme lui-même des exemples de cette manière de procéder. C'est ainsi que dans la rue j'évite un obstacle tout en pensant à autre chose. Il suffit que mon œil ait été frappé par l'image de l'obstacle pour que mes pas se portent à le tourner. Il n'est pas nécessaire que cette image soit arrivée à ma conscience réfléchie. La vue a directement déterminé le mouvement convenable en vertu des habitudes prises.
Il en est ainsi de l'animal.
V.
Venons à la troisième question : Quels buts se propose l'animal ? En quoi ces buts supposent-ils une faculté distincte ? Ces buts peuvent tous se ramener à un but général qui dirige partout la nature vivante et sensible : chercher la jouissance, éviter la souffrance. Examinés en détail, ils ont des caractères différents et réclament des causes diverses.
Tout d'abord beaucoup d'objets plaisent par eux-mêmes aux sens ou leur déplaisent. L'animal cherche les uns, repousse les autres. Pour cela, il n'est besoin, saint Thomas en convient, d'aucune faculté particulière : « Si animal mo- veretur solum propter deleclabile et contristabile secundum sensum, non esset necessarium ponere in animalinisi appre- hensionem formarum quas percipit sensus »l).
l) Sumtn. theol.y la, 76, 4. • *
Mais il en est d'autres que l'animal doit rechercher ou.
fuir, bien qu'ils ne semblent pas avoir sur les sens une action particulière. Comment expliquerons-nous les dispositions qu'ils provoquent ! Il est un exemple classique, cité par saint Thomas et répété un peu machinalement par tous les manuels : L'agneau fuit le loup. Pourquoi fuit-il le loup ? Cet animal n'a rien de choquant dans sa forme ou dans sa couleur.
L'agneau ne l'a pas encore vu déchirer ses congénères.
Pourquoi donc le fuit-il dès qu'il le voit ? N'est-ce pas le cas de faire appel à l'estimative ? Nous croyons que saint Thomas, s'il vivait de nos jours, ne choisirait plus un pareil exemple. Les progrès de la psychologie comparée montrent en effet que cet exemple pèche par plusieurs points.
Tout d'abord, il n'est nullement certain que le loup n'ait pas en lui-même quelque chose qui offusque les sens de la brebis. Nous savons que l'odeur de certains animaux est désagréable à d'autres. Ainsi l'odeur du chat éloigne les souris d'un lieu par où il a passé. Cette répugnance paraît dans certains cas une harmonie providentielle. Elle préserve certains êtres trop faibles que leurs ennemis dédaignent d'attaquer ; elle signale à d'autres un ennemi contre lequel ils ne pourraient lutter. Il est très possible que le loup ait quelque chose dans sa nature qui répugne à la brebis et la porte à s'éloigner.
En second lieu, la peur n'est pas chez la brebis un sentiment exceptionnel. La peur est un sentiment très général dans la nature animale. Tout jeune commence par fuir dès qu'il voit quelque chose de nouveau. Comment expliquer cela ? L'animal a dès ses premiers moments l'expérience qu'il y a des choses agréables et d'autres désagréables, et comme il a horreur de la peine, il commence par éviter tout ce qu'il ne connaît pas dans la crainte d'une impression qui déplaise. Il n'est donc pas nécessaire que l'agneau soup- çonne dans le loup un ennemi, il peut le fuir d'abord comme il fuirait tout être inconnu.
Enfin, il y a lieu de tenir compte de la tendance à l'imitation. Cette disposition est très développée chez les animaux. Ils n'imitent pas,, comme nous, en observant la manière dont l'artisan procède sous nos yeux pour y prendre une idée qui dirigera nos démarches ; ils sont portés naturellement à reproduire les mouvements qu'ils voient faire et qui entrent dans leurs aptitudes. L'agneau, quand il a vu le loup la première fois, n'était pas seul. Il était avec sa mère, il était au milieu du atroupeau. Il a vu le troupeau fuir, il a fui.
On voit qu'il y a bien des manières d'expliquer pourquoi l'agneau fuit devant le loup sans recourir à une faculté spéciale.
On pourrait, croyons-nous, rendre compte d'une manière analogue de la plupart des actes des animaux relatifs à leur propre conservation. Les choses qui leur conviennent plaisent généralement à leurs sens ; les choses qui leur nuiraient leur répugnent. On ne voit jamais les animaux se méprendre sur un fruit qui les empoisonnerait, tandis qu'on les empoisonne très facilement avec des composés artificiels.
Mais il est une autre série d'actes relatifs à la conservation de l'espèce ; ici une cause spéciale paraît s'imposer.
Saint Thomas en cite un exemple : l'oiseau qui recueille des pailles pour construire son nid.
Nous ne pouvons supposer que l'oiseau agit en vue d'une conception mentale ; nous avons vu plus haut que la brute est incapable de telles conceptions. Il n'agit point par imitation ; il n'a pas vu sa mère préparer le nid où il a passé ses premiers jours. Les pailles qu'il ramasse n'ont rien qui plaise particulièrement à ses sens. Ajoutons qute le nid qu'il va construire ne correspond à aucun besoin qui lui. soit personnel : il sait bien passer ses nuits sur une branche d'arbre. Quelle est donc l'action secrète qui le porte à des efforts inutiles à son bien-être ? Nous chercherions volontiers cette cause dans une habitude innée de l'appétit qui fait, à certains moments, que l'animal trouve plaisir à agir de telle manière. La saison nouvelle, le changement physiologique, occasionné par l'approche de la ponte, réveille cette disposition. 11 est à noter que l'oiseau est enclin à faire un nid d'une forme qui varie suivant l'espèce ; mais il a une certaine latitude pour le choix des matériaux. Il paraît tenir compte, moins de la nature de ceux-ci, que de certaines qualités. Il ramasse des pailles parce que ce sont des objets longs, minces et flexibles ; il ramasse aussi bien, quand il les rencontre, des bandes de papier.
Le fait de l'oiseau n'est pas unique. Si saint Thomas vivait de nos jours, il pourrait trouver dans les livres de nos zoologistes un grand nombre de faits équivalents ou plus merveilleux encore : le castor qui, en compagnie de camarades, construit un véritable village ; l'abeille qui prépare sa ruche avec une admirable régularité géométrique ; le sphex qui frappe la proie destinée à sa larve avec tant de précision qu'il l'engourdit sans la tuer. Son confrère le rhyncite s'adresse à une feuille d'arbre ; il la pique de manière à ce qu'elle se roule sans se faner complètement. Ce sont des tours de force que nous aurions grand'peine à accomplir. Ces êtres inférieurs ont-ils donc une science qui dépasse la nôtre ? Non, évidemment. Mais une intelligence qui sait tout a mis en eux ces tendances dont la sûreté et la complexité nous confondent.
Tous ces faits supposent une aptitude spéciale à laquelle le sens populaire a donné depuis longtemps un nom : on l'appelle Yinstincl. Ce nom paraît heureusement choisi.
L'instinct suppose une impulsion secrète qui dirige l'animal à certains actes. Le mot à! estimative est plus vague et indique plutôt une sorte de jugement rudimentaire. Sans doute saint Thomas réservait l'estimative aux animaux supérieurs, selon la pensée probable d'Aristote. Il faut bien convenir cependant que la vie a, dans ses plus modestes représentants, des faits plus admirables encore que chez nos oiseaux et nos quadrupèdes. La psychologie animale doit embrasser tous ces degrés.
VI,
Que conclure de toute cette enquête ? Il nous semble en résulter trois assertions.
La première est que l'estimative est moins une faculté spéciale, qu'un nom sous lequel on a groupé toutes los opérations supérieures des animaux, fauté d'expériences suffisantes pour en démêler les conditions diverses.
La seconde est que l'estimative dépend particulièrement de l'appétit sensitif. C'est en effet l'appétit qui fournit un point d'appui à toutes ses opérations. Ces opérations ne sont produites qu'en vue d'une satisfaction à obtenir. C'était bien le point de vue où se plaçait Albert le Grand déclarant cette propriété avant tout motrice.
La troisième est que l'on peut distinguer dans l'estimative deux parts. Dans la première, c'est l'aptitude aux associations qui agit ; la seconde est représentée par l'instinct des modernes. Cette division avait été pressentie par Avicenne qui, au lieu d'une faculté, en comptait deux : la collective créant les associations, et l'autre, qu'il appelait el wahm, causant les impulsions irraisonnées. Cette dernière faculté, appelée vulgairement Y instinct, n'est probablement autre chose qu'une tendance innée de l'appétit vers certains actes spéciaux.
Tels sont, suivant notre modeste avis, les correspondants modernes de l'estimative.
Cte DOMET DE VORGES.