F.-E. Nabe - interview : L'Homme qui arrêta d'écrire
«Sacrer le couple Houellebecq-Despentes, c'est dramatique»
Par David Caviglioli
Publié le 19 novembre 2010 à 09h48 · Mis à jour le Mis à jour le 19 novembre 2010 à 10h47
Retour sur la saison des prix avec le grand perdant du Renaudot : Marc-Edouard Nabe, qui ne mâche pas ses mots sur le milieu littéraire
«L'Homme qui arrêta d'écrire» dans la liste du Renaudot : ce fut la surprise de la saison des prix. Il n'avait pourtant rien à y faire : il est signé Nabe le maudit, et il n'a pas d'autre éditeur que celui-ci. D'ailleurs, le prix lui a échappé. Nous avons rencontré l'ancien voisin et frère ennemi de Michel Houellebecq, l'écrivain qui a touché 70% sur la vente des 5000 exemplaires de son livre, l'homme qui, même privé de prix littéraire, continuera d'écrire.
Né en 1958 à Marseille, Alain Zannini, dit Marc-Edouard Nabe, est écrivain et peintre. On lui doit notamment "Zigzags", "Je suis mort", "la Marseillaise" ou "Alain Zannini".
Le Nouvel Observateur. -Le prix Renaudot est finalement allé à Virginie Despentes.
M.-E. Nabe. - C'était écrit : on s'est servi de la pauvre Virginie pour me bloquer. Sinistre cuisine des prix. Tant pis pour le Renaudot, pas pour moi qui ne demandais rien. Franz-Olivier Giesbert, Patrick Besson et Le Clézio m'ont soutenu. Un prix Nobel derrière moi, ça suffit à ma joie. Ce fut une triste journée pour l'anti-édition, mais pour l'édition aussi. Sacrer le couple Houellebecq-Despentes, c'est dramatique.
N.O. -Comment aviez-vous réagi en apprenant votre présence dans la liste du prix?
M.-E. Nabe. - Ce fut une bonne surprise. Le roman est sorti en janvier, il a eu six mois pour vivre. Et bien vivre. Dans le circuit normal, un livre dispose au plus de quelques semaines. Là, ça n'a pas arrêté pendant six mois. On a atteint les cinq mille exemplaires. J'ai eu beaucoup d'articles, peu dans la presse, surtout sur Internet. Tant mieux cela dit, ça faisait partie de l'aventure, puisque c'est là qu'il se vendait. Je ne pensais pas être présent à la rentrée : la rentrée était à Michel Houellebecq. Michel Ier empereur de la rentrée littéraire. On remet rarement en piste un livre de janvier, même chez les grands éditeurs. Je ne pouvais qu'être surpris.
N.O. -Vos parutions reçoivent un certain écho. Vous sentez-vous toujours ostracisé?
M.-E. Nabe. - Ce que vous dites est peut-être vrai ces dernières années, mais j'écris depuis vingt-cinq ans. Avant cela, je n'avais rien. Je ne parle même pas de critiques, mais d'une simple mention comme quoi ces livres existaient. Quant à mes soutiens, ce sont toujours les mêmes : depuis vingt cinq ans, c'est toujours le même groupe de médiateurs qui jette la lumière sur moi. Ardisson, Taddeï, Giesbert, Delfeil de Ton, ce n'est pas nouveau.
N.O. -Qu'appelez-vous l'«anti-édition»?
M.-E. Nabe. - Remettre l'auteur au centre. J'ai réfléchi après avoir été évincé des éditions du Rocher - non pas par Jean-Paul Bertrand comme je l'ai parfois lu, mais par les repreneurs de la maison. Je n'avais plus d'argent, plus de portable. L'alternative, c'était arrêter d'écrire, ou écrire un livre sur un type qui arrête d'écrire. Un peu comme dans «Je suis mort» : je me flingue, ou je raconte ce qui se passe quand un mec se flingue. Pour l'instant, j'ai toujours choisi la deuxième solution. Il a fallu monter une microstructure pour le publier.
La situation était particulière pour moi parce que je n'étais pas complètement inconnu. Ça n'avait rien à voir avec l'autoédition classique du débutant qui essaie de faire publier son livre. Il y a eu tout un tas de démarches à faire. Avec Audrey Vernon, on a recherché un numéro ISBN, on a fait les choses légalement. Le roman lui-même était particulier : je l'ai écrit en faisant semblant d'arrêter d'écrire. Il a donc fallu travailler concrètement dans l'ombre à édifier cette structure et à la fois continuer le livre, pendant quatre ans. Sachant qu'il n'y aurait pas de retour en arrière possible. Je n'allais pas le proposer à une maison d'édition. Il y avait la tentation d'Internet. Mais je ne voulais pas d'un livre numérique. Je préférais une autoédition à l'ancienne, inspirée des pratiques de Tolstoï, de Dostoïevski, de Pouchkine.
La grande faiblesse du milieu littéraire, c'est son ignorance. Beaucoup ignorent que c'est Madame Dostoïevski qui a lancé l'édition des œuvres de son mari à partir des «Possédés», ou que c'est la femme de D.H. Lawrence qui s'est occupé de la publication de «Lady Chatterley». On apprend beaucoup de l'histoire littéraire : Mallarmé voulait créer une bourse pour aider les jeunes poètes à écrire et à publier, financée par l'argent des best-sellers. On a regardé : les choses n'avaient pas tellement changé depuis le XIXème siècle. On s'est surtout intéressé à Dostoïevski. Anna Dostoïevski vendait directement les romans de son mari aux libraires, à partir du moment où elle s'est rendu compte qu'ils étaient dans une situation matérielle difficile alors même que les livres se vendaient bien.
N.O. -Il y a toutefois une différence ici : votre démarche contourne le réseau de la librairie...
M.-E. Nabe. - On dit que je suis contre les libraires : je suis contre les libraires qui me boycottent. D'ailleurs le livre était sur Internet depuis le début. Ce n'était pas à moi d'aller le leur proposer. C'était à eux de venir me le demander. Et d'accepter mes conditions : je fixe moi-même le rabais. C'est l'auteur qui écrit, c'est à lui de fixer les règles. Je ne vois pas pourquoi le créateur devrait être le plus lésé. Un auteur touche 10%, les libraires 34%, et les éditeurs prennent le reste. Ce sont des intermédiaires dont on peut se passer : je l'ai fait. Avec mon système, l'auteur gagne 70%, le libraire, s'il le veut, touche 20%. Tout le monde a l'air de trouver ça horrible.
N.O. -Vous partagez cette colère contre les libraires avec Michel Houellebecq.
M.-E. Nabe. - Oui, mais pour d'autres raisons. Je leur en veux de me boycotter. Houellebecq leur reproche de mettre en avant de mauvais livres. C'est vrai qu'entre les journaux qui font des critiques dithyrambiques de romans nuls et les libraires qui sont derrière, le lecteur se décourage. A un moment donné, il faut quand même se révolter. Cela dit, je comprends parfaitement qu'un libraire touche de l'argent pour vendre des livres. Mais il y a des métiers inutiles. L'éditeur, le fameux «papa éditeur» qui infantilise l'auteur, qui lui dit exactement ce qu'il doit écrire, ça n'existe que depuis très peu de temps.
Il y a 150 ans, Victor Hugo n'avait pas besoin de quelqu'un pour lui dire ce qu'il devait écrire dans «les Misérables». Il traitait avec lui, et il prenait 50% d'ailleurs. Pourquoi accepter ces éditeurs qui maternent, «paternent» les petits bébés écrivains? Je sais quoi écrire, je n'ai pas besoin de ça. Ils ont toute une structure de correcteurs, d'imprimeurs, etc. Mais je m'en passe très bien. J'ai mes correctrices, j'ai mes composeurs. Et vous avez vu la qualité technique du livre. L'imprimeur, je le trouve moi-même et j'y mets le prix. Ça m'a coûté très cher, surtout les 1000 premiers exemplaires, parce que moins vous imprimez, plus vous payez. Je l'ai fait entièrement à mes frais, avec l'argent tiré de mes expositions de peinture. Je n'ai pas demandé à un éditeur de m'aider. J'ai eu des propositions, mais je ne retournerai pas dans l'édition. Ils font trop de mal à la littérature.
N.O. -Le livre en lui-même est une déclaration de divorce. Vous vous en prenez à pas mal de monde dans le milieu littéraire.
M.-E. Nabe. - Mais dégommer tous ces gens n'était pas le premier but. Les sites internet et les magazines dans votre genre s'attachent à ça parce que les gens sont connus, et que je sais le faire, mais c'est anecdotique. Il y a eu un gros travail littéraire. J'ai étudié «la Divine comédie». J'ai exploré personnellement chaque univers que je voulais décrire. C'est facile de dire que l'art contemporain, c'est de la merde. Mais il faut arriver à le prouver, à établir les différences entre Jeff Koons, Damien Hirst et Murakami, ce qui n'est pas le cas de mon voisin Michel. C'est un livre de rupture, jusqu'en dans l'écriture, dans le style, le travail du non-langage. Ce que j'appelle la sous-écriture. Mon personnage n'écrit pas. Ce que vous lisez, c'est de la pensée en action. A aucun moment, le personnage n'a conscience d'écrire, ou plutôt d'être écrit.
N.O. -Votre livre raconte la semaine d'un écrivain qui découvre le monde moderne, à travers le prisme de «la Divine Comédie». Le Paris des années 2000, c'est l'enfer?
M.-E. Nabe. - Certainement. C'est aussi le purgatoire. Ça peut être le paradis à un moment donné. C'est une mise en scène de l'écrivain, jadis confiné dans sa tour d'ivoire. Parce qu'il était isolé dans ses livres, il sort et il découvre tout. Le portable, Internet, la mentalité des jeunes gens pour lesquels il est une sorte de mascotte, les différents univers qui constituent le monde contemporain.
N.O. -En même temps, vous décrivez le monde de façon colorée, absurde, mais joyeuse. A l'opposé de «la Carte et le territoire», qu'on a beaucoup comparé à votre roman, et qui donne dans le lugubre.
M.-E. Nabe. - Oui, mais je propose une analyse. L'art contemporain par exemple est décrit dans chacune de ses nuances. Houellebecq, lui, ne connaît pas bien le sujet. Il n'utilise que des informations de seconde main : Wikipédia ou autres. Je me réfère toujours à l'art moderne. Lui, il est resté au XIXème siècle, il déteste Picasso. Or, il ne peut pas comprendre les escroqueries de l'art contemporain s'il ne comprend ni Picasso, ni Marcel Duchamp. Moi, c'est l'inverse : c'est parce que je les adore que je peux me permettre de critiquer Jeff Koons, pas parce que j'aime Rubens. Pareil pour la télévision, pareil pour les boîtes de nuit. Ça ne m'a pas amusé d'aller au Baron, mais il fallait bien que j'y aille. Voir comment ça se passe. J'y ai rencontré beaucoup de jeunes gens, qu'on retrouve dans le livre, et qui m'ont fourni leurs arguments de défense du monde contemporain.
N.O. -Autre point commun entre vos deux livres, on y revient, la présence de personnalités publiques...
M.-E. Nabe. - Là aussi, j'écorche les noms, mais la personnalité est réelle. C'est vraiment eux. Dans la scène où toutes les huiles de la presse se réunissent pour créer un journal, lorsqu'Edwy Plenel ou Jean-François Kahn parlent, on pourrait presque les entendre. Dans le livre de Houellebecq, il garde les vrais noms mais les personnages n'ont rien à voir avec leurs modèles. Par exemple, Patrick Le Lay est l'exact inverse de ce qu'il décrit. Et même les gens qu'il connaît intimement : Beigbeder, dans son livre, n'est pas Beigbeder.
N.O. -En «n'écrivant pas», comme vous le dites, vous rejoignez en quelque sorte la sécheresse de l'écriture de Houellebecq...
M.-E. Nabe. - Lui aussi a changé de style pour «la Carte et le territoire». Il appelle ça de l'ironie douce. J'y verrais plutôt de la sous-écriture. La différence, c'est que je suis arrivé à cette sous-écriture dans un but romanesque, pour donner de la crédibilité à mon narrateur. Lui, il l'a fait dans un but stratégique et mercantile, pour avoir le Goncourt. Il s'est adouci, lissé - ça se voit dans ses prestations télévisées - et ça se ressent dans son écriture. C'est étonnant qu'on nous associe ainsi. Notre ancien voisinnage vire au mythe. Nous avions le même âge, nous vivions dans le même immeuble. Il n'était rien, à l'époque, et moi j'étais un peu plus que rien. J'étais en quelque sorte la star de l'immeuble, puisque j'étais en pleine activité. Ça s'est inversé, il est parti. Voilà tout. Avec l'argent qu'il avait, il n'allait pas rester toute sa vie dans le XVème arrondissement.
N.O. -Vous êtes en quelque sorte devenus des pôles opposés de la vie littéraire...
M.-E. Nabe. - C'est vrai. Il est édité chez Fayard et Flammarion, il a fait ses entretiens avec Bernard-Henri Lévy. C'est mon contraire, c'est sûr. Notre seul point commun, c'est d'avoir été détestés. Mais pour des raisons différentes : lui, en jouant le jeu du système, et moi en ne le jouant pas.