François Euvet : Eloge de l'autre

De JFCM
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Éloge de l'autre : entretien avec François Euvé

François Euvé, rédacteur en chef de la revue Études, vient de publier Au nom de la religion ?, ouvrage dans lequel il s’interroge sur une barbarie qui se réclame de Dieu et nous invite à reconsidérer le rapport des religions à la vérité.

On avait cru la question religieuse enterrée ou du moins reléguée. Or, nous constatons qu’il n’a jamais été autant question de religion, et pas toujours pour le meilleur. Comment comprendre cela ?[modifier]

Il y a effectivement plusieurs meilleurs et plusieurs pires, si je puis dire. Pour commencer par les pires, le pire du pire, c’est le terrorisme, et le moins pire, mais inquiétant tout de même, le conservatisme. Dans une époque où tout va très vite, on voit s’exprimer une sorte de nostalgie face à des mutations fortes dans tous les domaines, mais en particulier sur le plan anthropologique : le rapport de l’homme à la nature, le rapport hommes/femmes, le rapport au temps avec des existences de plus en plus longues.
Toutes ces questions sont en train de changer notre monde de manière très rapide, de sorte qu’on peut comprendre que beaucoup de gens éprouvent la nostalgie d’une époque ancienne qui, par définition, est stable. De fait elle ne l’a pas été, mais vue du présent mouvant et de l’avenir incertain et inconnu, le passé, lui, est figé. Il devient donc stable et peut figurer un âge d’or. Ainsi, la famille d’autrefois, les manières de faire d’autrefois se retrouvent associées à la religion et à la conservation. Est-ce le coeur du message chrétien ? Je ne crois pas.
Associer la religion au conservatisme peut être vrai pour les religions en général mais certainement pas pour les chrétiens. Ont-ils intérêt à enfourcher ce cheval ? Je n’en suis pas persuadé. Mais quelle tentation, n’est-ce pas, l’église au milieu du village, ce qu’on désigne par la civilisation paroissiale. Un temps remémoré comme paisible, tranquille, sécurisant que le catholicisme a incarné pendant un certain temps. Alors, on se dit : ce serait quand même bien si on pouvait revenir un petit peu à ça.

Mais vous pensez que le christianisme a une autre proposition à faire ?[modifier]

C’est une question qui m’habite depuis longtemps : en quoi l’Évangile peut-il inspirer (donner du souffle) non seulement la vie privée, mais aussi la vie publique, c’est-à-dire la vie sociale et politique aujourd’hui ? Des penseurs du politique comme Jürgen Habermas se sont mis à s’intéresser au christianisme parce qu’ils ont eu l’intuition qu’il y a quelque chose d’intéressant qui ne va pas dans le sens, justement, d’un simple conservatisme ; je pense qu’il y a là un chantier qui est encore largement à explorer. Bien sûr, il y a des valeurs, comme le souci des autres, mais pas seulement dans son caractère caritatif, aussi dans la direction de la rencontre d’autrui, du dialogue, de l’altérité. Michel de Certeau m’a beaucoup marqué.
Il me semble que le coeur de l’identité chrétienne, c’est vraiment le rapport à autrui, l’ouverture à autrui, le « Pas sans toi » comme disait Certeau : je ne peux pas vivre sans l’autre et sans l’autre vraiment autre. À sa suite, je pense qu’il n’y a pas d’humanité accomplie sans une véritable relation à l’autre. Un autre que je ne ramène pas à moi, que je ne convertis pas, qui ne devient pas un autre moi-même. Je crois qu’il y a cette intuition forte dans le christianisme, qui peut être féconde pour une société déjà plurielle et qui le sera de plus en plus, par le biais des migrations et des échanges internationaux. Il va bien falloir savoir comment on fait société, avec et à travers cette pluralité.
Les mouvements conservateurs tentent, semble-t-il, de restaurer une transcendance pour faire société. C’est aussi une des raisons de la nostalgie qui veut qu’autrefois il y ait eu un ordre, divin ou naturel, s’imposant à tous et toutes. Et on recherche cet ordre ancien. Or, vous dites qu’il n’est pas dans la nature du christianisme.[modifier]
L’une des accusations classiques à l’égard des religions est d’être un système d’aliénation. Le croyant entre en dépendance complète de l’instance divine et n’a plus d’autonomie. Or, précisément, l’apport chrétien, l’intuition chrétienne, c’est de remettre debout la personne en tant que personne, non pas de la persuader qu’elle est dépendante d’un autre, mais d’abord de la relever et de la faire vivre en tant qu’individu, de la faire parler à la première personne. Pour moi, l’une des scènes fondamentales de l’Évangile est la guérison du paralytique qui est remis debout, ou celle du muet qui reparle. C’est très fort, symboliquement. La personne retrouve son autonomie et Jésus lui dit : « Va ! » Dans quelle mesure la relation à un Autre, avec un « A » majuscule, va-t-elle dans le sens de cette autonomie ?
La dépendance aliénante, c’est l’idole, le Dieu qu’on se bâtit, dont on devient dépendant. Au contraire, je crois qu’il y a dans le christianisme, s’il faut conserver le mot, une transcendance qui libère, qui fait devenir autonome. C’est une altérité relationnelle, qui me permet d’être moi-même. Il faut pour cela écarter l’idée d’une transcendance de surplomb, d’une instance de puissance dont je serais purement et simplement dépendant. Ce qu’on a nommé le « dieu du regard ». Il y a une scène extraordinaire dans Les Mots de Sartre. Il est enfant et il prend conscience qu’il y a un « oeil » qui est sur lui. Il faut absolument qu’il s’en débarrasse pour pouvoir vivre. Il a raison, cette instance-là, il faut s’en débarrasser, mais le Dieu de l’Évangile, ce n’est pas ça.
On voit bien à quel point on a une grande difficulté à énoncer quelque chose de ce qu’est le christianisme. La richesse des deux mille années qui sont derrière et aussi quelque chose de lourd.[modifier]
En effet, l’héritage peut sembler assez chargé. Ce qui m’a frappé, dans l’histoire de la Compagnie de Jésus, c’est que si je prends les trois Jésuites les plus inventifs du XXe siècle que sont Pierre Teilhard de Chardin, Henri de Lubac et Michel de Certeau, ils sont tous des héritiers au plein sens du terme, issus de familles aristocratiques, de longue tradition chrétienne, et ce sont eux qui ont pu créer des choses nouvelles. C’est pourquoi je puis être assez critique sur le courant conservateur dans le catholicisme. Je peux comprendre que de jeunes étudiants qui ont connu une enfance difficile, tourmentée, aient besoin de points de repère un peu stables et qu’au moins dans un premier temps ils les trouvent dans le passé.
Je vois aussi de jeunes convertis élevés complètement dans l’athéisme qui découvrent le christianisme et qui vont tout prendre, aussi bien l’Évangile que l’encens, les processions et les bannières. Ce n’est pas grave car s’il y a quelque chose de trop, le temps permettra de faire le tri et de privilégier l’essentiel, qui n’est pas l’encens ! Mais à condition de ne pas encourager ces pratiques nostalgiques. Quand ce sont les responsables d’Église qui regardent cela en disant : « Voilà enfin le catholicisme authentique », j’ai un problème.
Pour demeurer dans le questionnement autour de la résurgence du fait religieux, il me semble qu’il faut aussi y lire une soif spirituelle.[modifier]
Ce besoin de spiritualité atteint aussi des catégories de personnes mal à l’aise à l’égard des rituels, de la religion, des dogmes, des normes morales, qui éprouvent un besoin de transcendance, d’altérité. On le voit aussi autour de l’écologie, à travers le rapport à la nature, dans la critique, voire le rejet d’une civilisation technicienne, matérialiste. Les formes en sont diverses et ne conduiront pas nécessairement vers le christianisme, qui apparaît comme étant encore trop marqué de formalisme juridique. De ce point de vue, le bouddhisme et les spiritualités orientales sont attractifs.
Quand on vit dans une ville polluée, encombrée, bruyante, et qu’on se retrouve seul face à un paysage grandiose, on en est bouleversé. Pour le coup, la tradition biblique est plus anthropologique, plus sociale. Même si nous l’avons parfois oubliée. On se plaint de l’individualisme moderne, mais le christianisme a véhiculé une tradition très individualiste: Dieu et moi, mon âme qu’il faut sauver. Il faut regarder nos traditions et discriminer, discerner – un travail de jésuite. Depuis le Concile, et même un peu avant, on a intégré la dimension de solidarité sociale, mais nos arrière-grands-mères allaient à la messe le dimanche sans beaucoup se préoccuper de leurs voisins et de leurs voisines. Aujourd’hui, il nous faut de surcroît intégrer la solidarité avec la nature.
Un point qui est assez aveugle dans la spiritualité catholique traditionnelle et protestante. Il faut aussi que nous soyons capables de relire honnêtement notre histoire. C’est important dans un contexte pluriel, pour engager un dialogue avec l’islam ou avec l’incroyance.
En effet, nos sociétés sont plurielles et, au-delà de l’interreligieux, on parle aujourd’hui de dialogue interconditionnel.[modifier]
Il y a là quelque chose de vraiment nouveau. Bien sûr, la chrétienté médiévale, par exemple, n’était pas complètement homogène ; il y avait des communautés juives. Mais, au fond, jusqu’à une date récente, on n’avait pas de regard positif sur les autres. C’est le cas entre le christianisme et l’islam, mais aussi entre le christianisme et les religions orientales, avec le bouddhisme par exemple. (Avec une petite exception, si je peux me permettre, représentée par certains jésuites avec la Chine et le Japon. Mais on sait que Rome n’a pas retenu leur option, c’est l’histoire des rites chinois.) Finalement, c’est au XXe siècle qu’on a commencé à se dire qu’il pouvait y avoir quelque chose de positif dans d’autres religions, d’autres convictions, et que ça valait la peine d’entrer en relation avec elles.
Nos contemporains demeurent cependant méfiants sur la question des religions. Ils pensent que ça porte à la violence. L’histoire n’est d’ailleurs pas avare d’exemples. Pensez-vous que les guerres religieuses sont effectivement religieuses ou qu’elles cachent d’autres motifs. C’est une question qui est à l’ordre du jour avec Daech.[modifier]
Si je crois que c’est Dieu qui me dit d’aller tuer l’adversaire, alors, effectivement, je suis tenu d’obéir. Il y a là une dimension de sacré tout à fait terrible. Une radicalité s’installe. On parle d’ailleurs de radicalisation. Est-ce que les instances médiatrices de la religion justifient cette violence ? C’est l’un des problèmes. Si on lit la Bible, on se rend compte que la question de la violence y est omniprésente et, parfois, il semble bien que Dieu justifie cette violence, c’est très troublant. Mais, si on lit la Bible dans son intégralité, on comprend qu’il y a un chemin pour en sortir. Il faut du temps, il faut parcourir toute l’épaisseur du livre et toute cette longue histoire qui est rapportée pour comprendre que, en fin de compte, ce n’est pas Dieu – le vrai Dieu – qui veut la violence, mais un Dieu que l’humanité se fait à son image – c’est ce que la Bible appelle une idole – et qui la rend esclave.
Par rapport aux Écritures saintes, la tradition juive est depuis très longtemps très interprétative… Le christianisme a pris lui aussi le chemin de la critique des textes depuis le XIXe siècle. Est-ce que l’islam peut s’engager sur cette voie ?[modifier]
Ce serait plutôt à un musulman de le dire. Il a existé la tradition, qu’on appelle mutazilite, qui était une tradition d’interprétation et qui, de fait, a disparu (au XIIIe siècle) ou est devenue très marginale. Des intellectuels musulmans comme Ghaleb Bencheikh ou d’autres voudraient réhabiliter cette voie. Que sera l’islam dans le futur ? Je n’en sais rien, mais je ne vois pas pourquoi, a priori, le Coran ne se prêterait pas au même parcours que la Bible. Mais nous n’avons pas à prendre la place des intellectuels musulmans, dont certains sont tout à fait sensibles à cette affaire-là.
Dans votre livre, vous parlez de la « faillibilité ». Joseph Moingt, jésuite lui aussi, écrit: «Face aux mystères divins, aucune expression, fut-elle reconnue canonique, ne peut prétendre à une totale adéquation avec l’objet qu’elle vise.» C’est un courant peu honoré dans la théologie catholique, celui de la faiblesse, du dessaisissement.[modifier]
C’est tout le travail de François Varillon, encore un jésuite. On a du mal, effectivement, avec cette théologie de la vulnérabilité divine. Les résistances tiennent au fait qu’on est toujours dans un schéma de puissance. Or, la vraie puissance, la puissance évangélique, c’est précisément cette vulnérabilité, cette capacité de se laisser toucher.
Finalement, au bout de ce petit livre très riche, on revient à cette religion incarnée, à cette logique de l’incarnation, qui, au fond, est à la fois la chose la plus difficile et la meilleure des bonnes nouvelles chrétiennes ?[modifier]
C’est la meilleure des bonnes nouvelles, parce que, justement, elle nous fait quitter ce chemin de toute puissance, de maîtrise, pour renouer avec ce que je dis sur la rencontre d’autrui et l’accomplissement de moi. La rencontre d’autrui suppose cette vulnérabilité. Si je n’ai besoin de personne pour exister, il n’y a pas d’humanité, pas de communion. Or cette communion est l’horizon du christianisme, même s’il est difficile de le faire percevoir. Il y a le poids de l’histoire, ne serait-ce que les églises ! Les églises ne sont pas des crèches, pas des étables. Elles marquent le paysage, s’imposent au coeur des villes. Il ne s’agit pas de les détruire, mais il nous faut défendre cette démarche de vulnérabilité. Conserver cette capacité d’être touché, d’être atteint ; c’est là que se manifeste la vraie puissance. Ce n’est pas nous qui apportons la vie aux autres, elle se révèle justement dans la rencontre qu’on fait avec autrui. Les vrais maîtres spirituels ne sont pas ceux qui vous font un grand discours et qui nous impressionnent, mais ceux auprès de qui on se sent grandir.
Une dernière question, pour conclure : « Comment voyez-vous l’Église de demain ? »[modifier]
Pour moi, la question va être comment faire tenir ensemble, d’un côté des catholiques au profil classique, qui veulent garder les choses en l’état, et de l’autre des gens qui sont sensibles à l’Évangile et à l’histoire du christianisme, mais à qui les pratiques religieuses ne disent pas grand-chose. Entre ces deux côtés, il y a toutes les nuances. Comment tout cela peut-il faire Église ? Il est important que le clergé ne néglige pas tous ceux qui sont plus loin ; je pense à la filière des cathos de gauche, des gens très engagés dans les années 1960-1970, dont la deuxième génération ne va plus tellement à l’église et la troisième génération n’est pas baptisée. De fait, beaucoup continuent à vivre avec des valeurs humanistes quasi évangéliques, mais ne sont pas à l’aise, de moins en moins à l’aise avec certaines images de l’Église, même si le pape François est en train de changer leur perception.
L’identité chrétienne, ce n’est pas simplement une affaire de pratique dominicale. Quel est le critère évangélique de l’union au Christ ? C’est donner à manger à celui qui a faim, vêtir celui qui est nu, visiter celui qui est en prison, c’est ça le critère (Évangile de Matthieu, chapitre 25). C’est même le critère du salut. Et les sociologues ont pris comme critère aller à la messe. Bien sûr, c’est un critère mesurable, etc. Mais qu’est-ce que ça dit de la vie selon l’Évangile ?
Le théologien Karl Rahner, toujours un jésuite, parlait de chrétiens anonymes. On peut discuter le terme, mais l’idée demeure que celui ou celle qui vit en union avec le Christ dans la pratique de ce que nous avons dit, celui-là, celle-là est chrétien même s’il ne le confesse pas explicitement. L’intuition était intéressante et mériterait d’être creusé. Cette piste nous éviterait de revenir à une position étroitement identitaire, où l’Église serait le rassemblement de ceux qui vont à la messe au moins une fois par mois.
N’est-ce pas au fond ce que dit un autre jésuite, le pape François, lorsqu’il dit que l’Église doit être un hôpital de campagne ?[modifier]
Bien sûr, il a raison. L’Église, c’est ceux qui sont au service des autres, à commencer par les plus souffrants, les plus délaissés. Souffrants, dans tous les sens du terme. C’est Jésus dans l’Évangile qui va vers les souffrants, quelles que soient leurs souffrances. Oui, que l’Église soit le service du monde, c’est cela qu’on peut espérer !