Frege, du nombre au concept

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F. Schmitz

2000

1 Introduction[modifier]

L’œuvre logique de Frege, presque entièrement contenue dans la Begriffsschrift de 1879, présente un cas particulièrement saisissant de surgissement brusque d’une théorie ou d’une doctrine nouvelle dans un état d’achèvement remarquable. L’histoire retient ainsi quelques ouvrages qui ont fait date, comme la Géométrie de Descartes ou l’article de 1905 d’Einstein, non seulement parce qu’ils ouvrent un nouveau chapitre de l’histoire des sciences correspondantes, mais parce que leur contenu semble sans véritable précédent. Devant ce genre de nouveauté, on est toujours tenté de poser la question de savoir ce qui a pu y conduire, même si on ne peut complètement négliger les témoignages de leurs auteurs faisant état de brusques révélations lors de nuits d’insomnie ou de froides journées d’hiver !

S’agissant de la Begriffsschrift , la situation semble délicate : Frege n’a pas laissé beaucoup d’indications sur son itinéraire intellectuel, de sorte que l’on trouve dans l’abondante littérature secondaire que son œuvre a suscitée des appréciations par- faitement contradictoires. C’est ainsi que dans son article célèbre Sur l’histoire du

calcul des propositions, Lukasiewicz s’émerveille 1 : "C’est un phénomène unique dans

l’histoire de la logique : tout d’un coup, sans aucune explication historique possible, la logique des propositions sort dans un état d’achèvement quasi-absolu du cerveau génial de Gottlob Frege, le plus grand logicien de notre temps." A l’opposé d’un tel enthousiasme, d’autres, comme Hacker et Baker affrment que "les avancées réali- sées par Frege étaient dans l’air à la fin du XIXème siècle". "Les mathématiques", ajoutent-ils, "étaient tout à la fois prêtes à faire main basse sur la logique et, semble- t-il, désespérement en quête d’une imprimatur logique. Si Frege n’avait pas fait la percée décisive en 1879, d’autres l’auraient fait de la même manière à l’époque où il vivait. . ." [1]

Il ne s’agit pas ici de trancher entre ces deux types d’opinion, mais d’essayer d’éclairer un point qui ne semble pas avoir retenu suffsamment l’attention des com- mentateurs de l’œuvre de Frege alors même qu’il peut sembler tout à fait central. Une des doctrines fregéennes les plus discutées est celle qui concerne le "concept". La métaphore de l’insaturation du concept (et plus généralement des fonctions), l’affrmation répétée inlassablement de l’objectivité du concept et le refus de tenir l’extension du concept pour la référence d’une expression conceptuelle, la thèse que seul un concept "strictement délimité" est scientifiquement acceptable, l’opposition radicale entre concept et objet ainsi que le semblant de paradoxe qui semble s’en- suivre, autant de points, parmi les plus saillants, qui ont suscité la perplexité pour ne pas dire l’hostilité de maints lecteurs des ouvrages de Frege.

Pourtant, on voit bien qu’il s’agit là d’une doctrine logiquement et philosophique- ment centrale, sans laquelle la théorie de la quantification dont on fait gloire à Frege n’aurait sans doute pas vu le jour ; sans laquelle, non plus, la définition du nombre n’aurait pas été possible. C’est précisément ce dernier point qui semble crucial pour la compréhension de la nouveauté fregéenne. On s’en va répétant, à juste titre du reste, que la logique classique issue des Analytiques du vieil Aristote, ne permet- tait pas de formaliser les mathématiques classiques au double sens où 1) beaucoup d’inférences utilisées par les mathématiciens ne s’y trouvaient pas prises en compte et où 2) les contenus des propositions mathématiques ne pouvaient s’exprimer dans le moule extrêmement étroit des formes du jugement prédicatif. Tout cela est bien exact et on comprend bien l’importance qu’il y avait à élargir, comme le faisaient à la même époque de Morgan ou Peirce, la logique des propriétés (concepts) à une logique des relations.

Toutefois, en ce qui concerne Frege, cela supposait une nouvelle théorie du concept, esquissée dans la Begriffsschrift et qui trouvera son expression achevée dans les ar- ticles des années 90. L’acquis essentiel, bien connu, de l’opuscule de 1879 réside dans la manière de concevoir la mise en évidence d’un concept à partir de l’expression d’un "contenu de jugement". Si dans la proposition "Napoléon est mort à St. Hélène", on substitue "Nelson" ou "Wellington" à "Napoléon", on fait apparaître l’expression conceptuelle ". . .est mort à St. Hélène" ; il est clair alors que si, de plus, on substitue "Pagalu" ou "Santa Luzia" à "St. Hélène" on fait alors apparaître l’expression pour la relation ". . .est mort à. . .". L’élargissement de la logique des propriétés (concepts) à celle des relations s’effectue ainsi naturellement à partir d’une considération toute nouvelle du concept que n’épuise évidemment pas l’indication qui précède mais qui en constitue le cœur.

Une part considérable de la logique fregéenne est suspendue à cette révolution, dont les conséquences philosophiques n’ont pas fini d’être explorées. La question que l’on a envie de poser est alors de comprendre ce qui a pu amener Frege à une telle conception. La thèse que nous voudrions développer est, tout simplement, que cette conception résulte du projet initial de Frege, à savoir : assurer aux attributions numériques un statut logique clair. "Statut logique" ne veut pas dire ici, "définition en termes purement logiques du nombre" ; une telle définition n’est éventuellement possible que si l’on a clarifié la forme logique des attributions numériques, autrement dit si l’on a précisé les catégories logiques auxquelles appartiennent les constituants d’une attribution numérique. On sait à quoi aboutissent les analyses préliminaires des Fondements de l’Arithmétique : "la donnée d’un nombre enferme une assertion sur un concept" [2] . Ce n’est qu’après un tel résultat que l’entreprise de définition pourra être menée à bien.

Frege avait bien conscience que ce résultat impliquait une conception nouvelle de ce l’on doit entendre par concept, ce dont témoigne le fait qu’il consacre les paragraphes 47-54 des Fdts. à la préciser. Cela n’est pas très surprenant : malgré une terminologie qui peut sembler familière, la formule du paragraphe 46 n’a guère de sens dans la perspective classique héritée d’Aristote, perspective dans laquelle une analyse logiquement satisfaisante des attributions numériques n’a jamais pu être fournie. En portant son attention sur cette question, Frege ne pouvait donc que se détourner d’une tradition multiséculaire et se trouvait dans la nécessité de repenser complètement la notion de concept.

Nous voudrions donc mettre en évidence les diffcultés que rencontrait l’analyse logique des attributions numériques et, par contraste, montrer comment la doctrine originale du concept que développe Frege permet non seulement d’échapper à ces diffcultés, mais plus généralement d’éclaircir la forme logique de ce genre d’attribu- tion.


2 L’introuvable analyse des attributions numériques avant Frege[modifier]

2.1 " Les apôtres sont douze "[modifier]

Revenons sur l’exemple bien connu des apôtres, auquel on peut donner deux

formes voisines : "les apôtres sont douze" ou "tous les apôtres sont douze" [3]. A la différence de ce que l’on peut tirer de "tous les apôtres sont des disciples du Christ", à savoir que Pierre est un disciple du Christ, on ne peut évidemment tirer des attributions numériques précédentes que Pierre est douze ou que Jean est douze. Cette diffculté avait déjà été aperçue par Platon dans l’ Hippias Majeur , lorsqu’il fait dire par matière de plaisanterie à Socrate [4] : ". . .mais tu viens de nous expliquer que, d’une part, si ensemble nous sommes deux, il est nécessaire que chacun de nous soit deux, et que, d’autre part, si chacun de nous est un, il est nécessaire qu’ensemble nous soyons un."

Ce sophisme, que Socrate impute à Hippias, a été le plus souvent rangé par les médiévaux sous la rubrique aristotélicienne des sophismes "de la division" que l’on peut définir comme suit [5] : "La division fait sophisme lorsqu’une proposition comprise en division est fausse cependant qu’elle est vraie comprise en composition". Comprendre "les apôtres sont douze" au sens divisé revient à "l’exposer" sous forme d’une conjonction ("Pierre est douze et Jean est douze etc."), ce qui n’est plus possible si on l’entend au sens composé (ou conjonctif, comme on dit parfois). Fausse au sens divisé, la proposition devient vraie au sens composé, mais alors il n’est plus possible d’en faire la majeure en A d’un syllogisme et donc d’en tirer, via la mineure singulière "Pierre est un apôtre", que Pierre est douze.

Notons que cette solution à la diffculté soulevée par Socrate s’applique à des cas qui peuvent sembler assez éloignés, au moins par leur formulation. Dans les Réfutations Sophistiques[6], Aristote avait introduit cette distinction entre sens divisé et sens composé à propos d’une proposition que les médiévaux reprendront sans se lasser, à savoir "cinq sont deux et trois" ("quinque sunt duo et tria") dont, au sens divisé, on pourrait tirer que cinq est pair et impair. A ce type de sophisme se rapportent également ceux que l’on pourrait faire avec "la pie est blanche et noire" ou "le drapeau est bleu, blanc et rouge" si l’on s’avisait d’en tirer "la pie est blanche et la pie est noire, ou "le drapeau est bleu et le drapeau est blanc et le drapeau est rouge" [7].

Les médiévaux avaient une autre manière de faire face à cette petite diffculté lorsque la proposition est formulée en utilisant le signe universel "tous" ( omnis ). Dans "tous les apôtres sont douze", "tous" ne joue pas le même rôle que dans "tous les apôtres sont disciples du Christ" : dans ce dernier cas "tous" distribue (ou divise) le sujet, de sorte qu’il est possible de "descendre aux inférieurs", —ici les indivi- dus—, alors que dans le premier cas, "tous" est pris collectivement et a plutôt le sens de "tous ensemble" [8], mais alors, comme le remarquera Jungius dans la Lo- gica Hamburgensis , "cette particule n’est pas un signe d’universalité" [9]. A ces deux acceptions de "tous", correspondent mais approximativement seulement Erreur de référence : Clôture </ref> manquante pour la balise <ref>.. Il n’y a syllogisme que si cette descente est possible, or c’est précisément ce que l’on ne peut faire lorsque l’on a affaire au sujet d’une attribution numérique : "apôtre", moyen dans le pseudo syllogisme incriminé, n’est pas pris pour ses inférieurs de sorte qu’il n’est pas possible de prédiquer de ces derniers ce dont on le prédique, à savoir "douze".

Ce phénomène n’est du reste pas exceptionnel puisque, comme on l’a vu, tout sujet "complexe" peut être compris de telle sorte que la descente ne soit pas possible. On peut même remarquer que le sophisme " homo est species " relève de la même im- possibilité de descendre puisque dans cette proposition "homo" n’est évidemment pas pris pour ses inférieurs ; il est donc impossible de prédiquer " species " de Socrate 13 .

Les logiciens médiévaux rencontraient ainsi des propositions qui malgré leur allure d’universelles étaient telles qu’il n’était pas possible de syllogiser à partir d’elles. Les "solutions" comme on le sait, consistaient à élaborer toutes sortes de distinctions dans les manières de signifier des termes ou dans leur significata, de manière à dres- importance dans la question de l’infini.


ser une sorte de cordon sanitaire logico-grammatical autour des seules propositions pouvant entrer dans les inférences syllogistiques.

Dans les termes de la théorie de la supposition, les syllogismes classiquement ré- pertoriés ne peuvent comporter que des termes ayant une supposition personnelle, qu’elle soit déterminée ou confuse ; les termes sujets ont soit une supposition (com- mune) personnelle déterminée s’ils sont indéfinis ou précédés de "signes de particula- rité", ce qui est le cas des sujets d’une proposition catégorique particulière, soit une supposition (commune) personnelle confuse, distributive et mobile s’il s’agit du sujet d’une proposition catégorique universelle. Quant au prédicat, il semble qu’on en soit arrivé à admettre qu’il a une supposition personnelle, mais celle-ci peut varier selon

qu’il s’agit d’une universelle ou d’une particulière (ou indéfinie) 14 .

D’une manière générale, un terme commun suppose personnellement lorsqu’il est "pris pour ses inférieurs" 15 , ou, comme le dit Ockham lorsqu’il "suppose pour son (ou ses) signifiés" 16 . La distinction entre supposition personnelle déterminée et supposition confuse, distributive et mobile se traduit par des possibilités de descente différentes : de "quelque homme est stupide", on peut descendre disjonctivement à "Alfred est stupide ou Octave est stupide ou Jules est stupide. . ." alors que de "tout homme est stupide", on peut descendre conjonctivement à "Alfred est stupide et Octave est stupide et Jules est stupide. . .". Dans le cas du prédicat, les choses sont un peu plus compliquées : dans une universelle affrmative, par exemple, on peut descendre de "tout homme est animal" à une proposition à prédicat disjoint tout homme est chien ou chat ou éléphant ou. . . 17 ; dans une universelle négative, on peut descendre conjonctivement : "aucun homme n’est un cheval" donne "aucun homme n’est Bellerophon, et aucun homme n’est Rossinante et. . .".

L’important, pour ce qui concerne notre propos, est que le sujet des prémisses d’un syllogisme, étant toujours accompagné d’un signe d’universalité ou de particu- larité (les indéfinis étant assimilés aux particuliers), supposent nécessairement pour leurs inférieurs, que ce soit de manière confuse mobile et distributive ou de ma-

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nière déterminée. C’est là une caractéristique essentielle des toutes les propositions pouvant servir de prémisses qui donne son allure particulière au raisonnement syllo- gistique : il s’agit toujours de montrer que ce qui vaut du supérieur, vaut également de l’inférieur, et cela est plus large que la simple transitivité de la relation d’inclusion à quoi on ramène peut être trop simplement la liaison prédicative. Il est clair en effet que ce qui vaut de l’animal, vaut de l’homme, tout comme ce qui vaut des choses blanches vaut de certains cygnes ("tout ce qui est blanc est visible par faible lumière, quelques cygnes sont blancs, ergo. . ."). Dans le vocabulaire de la suppositio 18 , cela peut s’exprimer en disant que le grand terme suppose pour tout (ou pour rien de) ce pour quoi suppose le moyen qui lui même suppose pour tout ou partie de ce pour quoi suppose le petit terme : on en tire donc que le grand terme suppose (ou ne suppose pas) pour tout ou partie de ce pour quoi suppose le petit terme 19 .

Cette manière de présenter les choses n’est certes pas la seule possible et nous l’adoptons pour ne pas avoir à entrer dans les débats philosophiques concernant les universaux. Elle a surtout l’avantage de faire apparaître de manière simple les restrictions que la considération du seul raisonnement syllogistique 20 impose aux termes qui peuvent entrer dans un raisonnement et qui interdit de mettre en position de sujet ceux qui ne peuvent être pris pour leurs inférieurs de sorte que le terme en position de prédicat vaut également des inférieurs (de tous ou de certains). Cela revient à admettre que les termes supérieurs ne font que supposer pour les mêmes choses pour lesquelles supposent les termes inférieurs, la seule différence véritable étant que les premiers supposent pour des choses en plus grand nombre que ne le

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Ce genre d’inférence ne peut être justifiée que dans le cadre d’une logique des relations. sont celles pour lesquels supposent les seconds qui peuvent, en fin de compte ne supposer que pour une seule chose. On sait, du reste, que si Aristote ne considère pas le cas de syllogisme avec une prémisse singulière, ces successeurs ne s’en sont pas privés 21 .

Il y a donc derrière le raisonnement syllogistique, cette thèse que les termes avec lesquels nous raisonnons ne sont que des noms de choses, qu’il s’agisse de noms propres (termes singuliers) ou de noms communs (termes communs), étant entendu qu’il n’y a des uns au autres aucune différence de nature : un nom propre, ou terme singulier, pour reprendre le langage des médiévaux, n’est prédicable que d’un seul, alors qu’un terme commun est prédicable de plusieurs 22 . "Socrate" nomme Socrate, comme "homme" ou "animal", à cela près que les derniers termes nomment aussi Platon ou Brunellus. On voit bien qu’il importe peu, du seul point de vue du logicien, de savoir si un terme commun signifie une "nature commune" ou une "forme, ou la "nature du genre", etc. La seule chose qui importe est que l’on puisse le prédiquer de ce de quoi l’on prédique un de ses inférieurs, c’est à dire de ces "choses" que ce dernier nomme aussi 23 . Le parti pris "nominaliste" d’Ockham est bien sûr une prise de position philosophique, mais il est rendu possible et même plausible, par ce fait qu’il se contente de prendre en considération le fonctionnement "logique" des termes dans le syllogisme.

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C’est à ce fonctionnement des termes dans les syllogismes que s’accroche ce leit- motiv philosophique que les "concepts" ou les "universaux" sont des abstractions au sens où ils "représentent" les choses en faisant abstraction de tels ou tels de leurs aspects 24 . Sur ce point les logiciens de Port Royal ne font que répéter, dans le voca- bulaire des "idées", ce que tant d’autres ont dit depuis Aristote : "Quoique toutes les choses qui existent soient singulières, néanmoins par le moyen des abstractions que nous venons d’expliquer, nous ne laissons pas d’avoir tous plusieurs sortes d’idées dont les unes ne nous représentent qu’une seule chose, comme l’idée que chacun a de soi-même, & les autres en peuvent représenter également plusieurs, comme lorsque quelqu’un conçoit un triangle sans y considérer autre chose sinon que c’est une figure à trois lignes & à trois angles, l’idée qu’il en a formée lui peut servir à concevoir tous les autres triangles. . .Les noms qui servent à marquer les premières s’appellent noms propres, Socrate, Rome, Bucephale. Et ceux qui servent à marquer les derniers, communs & appellatifs, comme homme, ville, cheval." 25 .

On voit bien que, de la même manière qu’un terme commun nomme ou se pré- dique de plusieurs individus, en ce que ces individus présentent un aspect commun, un "concept" est une manière de se rapporter ou de concevoir ces mêmes individus par ce qu’ils partagent en commun. Dans les termes de la vieille logique, une espèce, un genre, une définition, un propre, ou un accident, en un mot un "prédicable", fonc- tionnent comme des concepts en ce sens. Comme on le sait bien, ce ou ces aspects communs exprimés par un terme commun constituent ce que les logiciens de Port Royal appellent la "compréhension" 26 du concept correspondant, l’ensemble des in- dividus nommés ou dont se prédique le même terme, l’ "étendue" ou "extension" du concept 27 .

Cela étant, revenons à la question des attributions numériques. Lorsque le logicien distingue le sens divisé de "tous" de son sens "composé" ou

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collectif, ou qu’éventuellement, il distingue "tout distributif" et "tout collectif", il ne fait rien d’autre que d’exclure des propositions comme "les planètes sont sept" du régime normal des propositions à partir desquelles on peut syllogiser. Ce faisant il n’a plus rien à en dire puisque cela revient à marquer que le sujet de telles pro- positions n’est ni un terme commun pris soit universellement soit particulièrement ni un terme singulier puisqu’il ne suppose pas pour une chose numériquement une. Ce dernier point mérite que l’on s’y arrête car il permet de mettre en évidence les diffcultés redoutables que rencontrait qui cherchait à entrer plus avant dans l’ana- lyse des attributions numériques. Rien de plus instructif à cet égard que de relire les pages que Suarez consacre à la quantité discrète dans sa 41ème Disputatio 28 .

2.2 F. Suarez et la quantité discrète[modifier]

On pourrait résumer de manière un peu provocante la thèse que défend Suarez, en disant que, pour lui, le sujet d’une attribution numérique n’est rien de réel pas plus que ne l’est le nombre qu’on lui attribue. Dans les termes de la scolastique finissante, cela tient à ce que le sujet n’est qu’un agrégat de sujets qui n’a aucune unité véritable et qui ne peut donc compter comme ens per se , —de ces entia dont l’unité se réciproque avec l’être. En tant que sujet d’une attribution numérique, le sujet ne peut qu’être divisé et ne peut comporter aucune composition ou union réelle puisque le nombre qui lui est attribué "requiert la négation d’une telle union" 29 .

L’important, dans l’argumentation de Suarez est que ce à quoi le nombre est at- tribué, n’est pas une multitude quelconque, au sens où l’on peut parler de multitude "transcendantale" par opposition à l’un transcendantal qui se réciproque avec l’être ; c’est une multitude quantitative, c’est à dire une multitude composée d’unités quanti- tatives. Suarez admet que l’un quantitatif n’est qu’une sorte d’unité transcendantale dans le genre de la quantité : "Il faut dire ensuite que dans la quantité elle-même, l’unité par laquelle elle-même [sc. la quantité] est une, n’est rien d’autre que l’unité transcendantale appliquée à un tel ens , à savoir à la quantité" 30 ; en tant que telle, l’unité quantitative n’ajoute donc rien à une quantité singulière, c’est à dire à une quantité continue dont toute l’unité tient à l’indivision actuelle, ce qui est une pure privation et n’est donc rien de positif.

Qu’ajoute alors le nombre à ce à quoi il est attribué 31 ? rien, aucun accident réel

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positif, ni aucun mode réel. Suarez raisonne par parité de raison : pas plus que l’unité quantitative n’ajoute quoi que ce soit à la quantité continue en tant qu’indivise, le nombre n’ajoute rien à toutes les unités prises ensemble ( omnibus unitatis simul sumptis 32 ). Citons le passage dans lequel il expose ses arguments en faveur de cette thèse : "La conséquence est sans conteste évidente d’abord parce que les unités étant posées et toute autre chose supprimée, soit par l’intellect, soit par la puissance divine, le nombre ne peut pas ne pas être ; ensuite, parce que le nombre proprement dit est comparé aux unités quantitatives comme une multitude de choses aux unités transcendantales ; enfin, parce que cette chose ajoutée soit serait une absolument et la même dans toutes les unités prises ensemble et en chacune d’elles, soit serait une seulement dans la collection, posant quelque chose dans chaque unité ( vel esset tantum una collectione aliquid ponens in singulis unitatibus ). La première [hypothèse] est simplement impossible ; comment en effet une entité simple pourrait-elle être dans des sujets réellement distincts et distants et de nulle manière unis ? La deuxième, d’autre part, s’oppose à la première supposition 33 ; car si le nombre pose quelque chose dans chaque unité, distincte de sa quantité et de toute entité des autres unités, alors cette entité appartient à la raison d’une telle unité en plus de la quantité ; ce qui a été prouvé faux."

Cette dernière alternative est particulièrement intéressante : que le nombre qui nombres : 1. un nombre est une pluralité (multitude, multiplicité. . .) d’unités, vieille définition euclidienne (et même pythagoricienne), reprise par Aristote ; 2. le nombre est issu de la division de la quantité continue, thèse qui est attribuée à Aristote ( Physique III, chap 6 et 7) et qui aboutit aux pittoresques considérations sur la numérabilité des anges : peut-on nombrer les anges alors qu’en tant que substances spirituelles, ils n’ont aucune masse corporelle et donc aucune quantité continue ? D’un autre côté, comme il n’est pas inintéressant de pouvoir dire que les anges sont très nombreux, beaucoup plus nombreux que les substances matérielles, puisque les myriades d’anges concourent à la perfection de la création, St. Thomas, par exemple, admet qu’on peut les compter. Suarez, pour sa part, estime qu’il n’y a pas grand sens à nombrer les anges, mais que si l’on ne considère que le nombre "selon la raison" alors pourquoi pas ! On sait que "selon la raison" on peut dire et faire à peu près n’importe quoi. Par ailleurs, Suarez rejette avec raison, la thèse prêtée à Aristote (cf. Cat. 5a30), selon laquelle l’unité dernière d’un nombre joue le rôle de forme pour les unités qui le précèdent, de sorte que par là un nombre pourrait être considéré comme un ens per se puisqu’il y a un certain ordre en lui. St. Thomas avait repris et exploité cette suggestion pour comprendre la formule d’Aristote au livre H de la Métaphysique , 1044a 3-5 : "il faut qu’il y ait dans les nombres un principe qui les rende un". Suarez considère que, en tant que le nombre existe dans les choses, c’est à dire dans des multitudes réelles, il n’est que nombre cardinal, l’ordinal ne se trouve "que dans notre opération ou numération" (§2) ; c’est pourquoi il ne traite que du nombre cardinal.

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[27] titative et continue ( supra rem quantam et continuam ) en tant que telle.

est dans une multitude réelle de choses, ne puisse ajouter une "entité simple" à la multitude et aux unités qui la constituent tient à la division de la multitude en tant que telle, division qui est précisément ce qui fait qu’elle est quantité discrète et donc nombre. D’une certaine manière, s’agissant d’un accident véritable que l’on rapporte à un ensemble de singuliers ("les Ethiopiens sont noirs"), à l’unité per se et simple de l’accident répond dans la multiplicité des sujets au moins une ressemblance qui, si l’on peut dire, les rapproche en tant qu’ils partagent la même qualité. C’est tout le contraire qui se passe s’agissant d’une attribution numérique : celle-ci s’effectue en ne prenant en compte que la division des sujets entre eux, le fait, comme on le dit et le répète après Aristote, qu’il n’y aucun terme commun en quoi ils soient joints 34 .

Le nombre ne pose donc aucune entité une de simplicité dans une multitude dont il n’exprime en réalité que la pure et simple multiplicité ; dire que les apôtres sont douze ou les planètes sept, n’implique donc que la seule prise en compte des individus dans leur unité quantitative, indépendamment de toute autre détermination. La seconde branche de l’alternative n’est pas moins interdite puisqu’elle revient justement à supposer qu’il faudrait que les sujets possèdent une quelconque pro- priété en plus de leur seule unité quantitative pour constituer une quantité discrète qui "fasse nombre" ; ce qui n’est pas le cas comme le montre d’abord l’argument général selon lequel l’unité quantitative n’est que l’un transcendantal dans le genre de la quantité, et n’ajoute donc rien à la quantité continue en tant qu’indivise ; cela se montre également de l’argument utilisé au début du passage cité, et que Suarez développe de diverses manières : supposons que l’on supprime (que l’on fasse abs- traction) toutes les propriétés ou déterminations que les choses comptées puissent avoir, mise à part la seule unité quantitative, le nombre reste et reste le même. On peut argumenter aussi de la manière suivante : supposons qu’il n’y ait qu’une seule chose dans le monde et que vienne à être créée une autre chose de sorte que le "bi- naire" surgisse de leur collection ; il est clair pourtant que, dans ce surgissement du "binaire", l’apparition de la deuxième chose n’ajoute absolument rien à la première. Si elle ajoutait quelque chose (comme la similitude de couleur ou de dureté, ou toute autre chose du même genre), cela n’aurait rien à voir avec le nombre en tant que tel 35 . En d’autres termes, une multitude, pour faire nombre, n’a besoin d’aucune unité de composition que le nombre serait supposé ajouter à chacun des éléments de ladite multitude.

La conclusion de Suarez est que la quantité discrète, et donc le nombre, n’est en

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rien un ens per se , ce qui revient donc à admettre que "le nombre considéré dans la réalité même, n’est pas une espèce propre et particulière d’être ou d’accident, parce que, dans la réalité, il n’y a pas d’être ou d’accident, mais une collection d’êtres ou d’accidents" (cf. ibid.). Que faire alors de l’arithmétique qui ne peut être science, c’est-à-dire avoir un objet-un dont elle montre les propriétés, qu’en considérant que les nombres ont une certaine unité, une certaine essence ? La réponse peut sembler désinvolte : comme l’arithméticien ne se soucie pas des profondes recherches du mé- taphysicien concernant l’"essence vraie" du nombre, cela n’est pas trop grave, car il sufft que les nombres soient conçus per modius unius , à la manière d’un, ce que l’es- prit peut faire, puisqu’il peut "concevoir les choses qui sont en elles-mêmes plusieurs, à manière d’un" 36 . C’est pour une raison semblable que, même s’il rechigne visiblement à ranger la quantité discrète dans le genre de la quantité, le Doctor Eximius , se ralliant à la manière commune de parler 37 , admet que l’on peut "faire comme si" tel était le cas.

Ces considérations sont bien évidemment d’ordre métaphysique et peuvent sem- bler ne pas concerner le statut logique des attributions numériques. Ce n’est pas tout à fait le cas, car, même si elles s’appuient sur la définition (si pauvre) du nombre comme pluralité d’unités, elles mettent en évidence la diffculté proprement logique qu’introduit la notion de nombre. C’est en partant de ce qu’une attribution numé- rique requiert du, ou plutôt des sujets qu’ils soient à la fois divisés et pris hors de toute autre propriété que leur seule unité quantitative, que l’on peut mettre en évi- dence que, dans cette circonstance, le nombre en tant que "propriété" n’exprime rien de réel, rien qui soit distinct du simple fait de prendre ces sujets collectivement et divisivement. Si la conséquence est bonne, c’est bien parce que, pour qu’une attri- bution, en général, exprime quelque chose de "réel", il est nécessaire que le sujet présente ce minimum d’unité sans lequel il ne peut être un "ce de quoi" il est dit quelque chose, ou, si l’on veut, dans les termes utilisés précédemment, une entité

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pour lequel peut supposer le prédicat.

Or le sujet d’une attribution numérique, par le fait même que c’est un nombre qui est attribué, n’a même pas cette unité d’emprunt qu’est l’unité par accident et que possède, par exemple, un peuple ou une armée ; plus même, il est encore moins un que les moins uns de ces entia per accidens , que sont les simples agrégats : ". . . dans l’ ens uno per accidens , il y a de la variété et en elle du plus et du moins. En effet, il y a ce qui est un seulement par agrégation en lequel plusieurs entia , parfaits et entiers par eux-mêmes, sont rassemblés sans aucune union ni nul ordre, et cela paraît être au maximum per accidens , parce qu’entièrement opposé à l’ ens per se proprement dit et c’est de cette manière qu’est un tas de grains de blé ou un tas de pierres" 38 .

Moins un, en effet, car en attribuant un nombre à un tas de pierre, on ne prend même plus en considération qu’il est formé de pierres et qu’il a une certaine unité de lieu. Bref, à de tels sujets "si désunis et si distants", comme dit Suarez, aucun prédicat véritable ne convient. Le métaphysicien, même s’il traite avec dédain le dialecticus , ne fait que prendre acte de l’impossibilité de faire entrer une attribution numérique dans le moule habituel des propositions catégoriques dans lesquelles on doit pouvoir identifier ce de quoi l’on dit quelque chose, exprimé par le prédicat 39 .

En revenant au vocabulaire des logiciens, cela revient bien à dire que le terme sujet de l’attribution numérique n’est ni un terme commun, ni un terme singulier, autrement dit ni un terme qui puisse être prédiqué de plusieurs, —puisqu’il n’y aurait aucun sens à prédiquer les sujets pris tous ensemble ( simul sumpti ) de chacun d’eux ; ni un terme qui puisse être prédiqué d’un seul, —puisque ce n’est pas à l’agrégat comme un (de la misérable unité per accidens ) que convient le nombre d’où il suit que ce n’est pas de lui (ou plutôt d’une désignation pour lui) que peut être prédiqué le sujet de l’attribution numérique (puisqu’un terme singulier est ce qui se prédique d’un seul).

2.3 L’indétermination numérique du concept[modifier]

Toute la diffculté réside donc dans le fait que la vieille logique ne peut faire leur place à des expressions qui désignent des collections déterminées prises en tant que plusieurs : ni seulement unes, ni seulement multiples, mais multiples circonscrites, si l’on veut, ou peut-être mieux, multiples "bien délimités". Des jongleries verbales de ce genre n’apportent évidemment aucune lumière sur la question ; elles ne font que

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mettre en évidence que le jeu de l’un et du multiple tel qu’il est envisagé dans le cadre de la conception habituelle du concept est distinct de celui auquel on a affaire dans une attribution numérique.

De ce point de vue, on pourrait avoir le sentiment que l’explicitation de la dis- tinction compréhension / extension par les logiciens de Port-Royal, permettait, pour une part, de dépasser les diffcultés rencontrées par les médiévaux, en suggérant de faire des extensions de concept les sujets des attributions numériques. L’extension d’un concept n’a-t-elle pas cette double caractéristique de constituer une multiplicité de choses distinctes et cependant de recevoir du concept une certaine unité ? Dans ce cadre, il pourrait même sembler que la "découverte" de Frege ne fait guère plus qu’exploiter cette possibilité.

Il n’en est rien car l’innovation de logiciens de Port-Royal se fait bien évidemment sur le fond de la manière dont la vieille logique conçoit les concepts et n’en affecte donc pas une caractéristique remarquable, étroitement liée à ce que nous venons de rappeler, à savoir qu’ils sont numériquement indéterminés ; autrement dit qu’ils ne déterminent en rien le nombre qui convient à leur extension. Il n’est pas diffcile de montrer pourquoi : un terme commun, ou, si l’on veut, un terme conceptuel, comme "homme" ou "âne", ne se prédique de plusieurs que parce qu’il est "indifférent" aux particularités individuelles de Socrate ou de Brunellus et qu’il peut donc être prédiqué de n’importe quel individu présentant une "ressemblance" avec Socrate ou Brunellus. De lui-même, un universel ne détermine pas quantitativement son extension ; dès lors qu’il a été formé, il vaut pour un nombre indéfini d’individus, non seulement au sens où ce nombre n’est pas prévisible, mais plus fondamentalement au sens où il ne dépend en rien du concept lui-même.

La tendance des modernes à assimiler l’extension d’un concept à une "classe", tout comme l’usage, par exemple chez Leibniz ou Euler, de diagrammes pour repré- senter les concepts, comme si l’on pouvait circonscrire l’ensemble des individus qui entrent dans l’extension du concept, ne doit pas faire illusion. En tant qu’exprimé par un terme commun, un concept s’applique eo ipso à toute chose présentant le trait commun que retient le terme commun en question, et ce "toute chose" reste indéfini ; il doit même le rester si tant est que l’on ait affaire à un véritable universel. Un terme commun n’est pas tant ce qui s’applique à tout ce qui présente un certain trait, mais ce qui peut s’appliquer : comme le dit Kant, le "concept (. . .) est une représentation de ce qui est commun à plusieurs objets, donc une représentation en tant qu’elle peut être contenue en différents objets ." 40 .

La liste est longue des auteurs qui, en des termes variés, ont souligné ce point. Voilà ce que St. Thomas déclare à propos de la question de savoir si nous pouvons

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connaître l’infini : "[L’intellect] connaît l’universel qui est abstrait de la matière individuelle, et par conséquent il n’est pas limité à quelque chose d’individuel mais de lui même s’étend à une infinité d’individus." 41 . C’est ainsi, par exemple, que le nom "Dieu", en tant qu’il désigne la nature divine, est de droit communicable, même si en fait il ne l’est pas, car en général, " être dans un ou dans plusieurs est en dehors de la définition ( intellectum ) de la nature de l’espèce" 42 .

Six siècles plus tard, J.S. Mill exprimera la même idée, en des termes certes différents : une classe, à savoir l’ensemble des objets ou des choses qui ont tel ou tel attribut, n’est liée à l’attribut en question que de manière accidentelle et Mill ne cesse de rappeler qu’un "nom général" ne dénote ni ne connote une classe : il connote l’attribut au nom duquel on prédique d’une chose ce nom général et a comme dénotation les objets qui ont cet attribut et qui sont, souligne Mill, en nombre indéfini et ne constituent, collectivement qu’une classe indéfinie 43 . Il se peut qu’il n’y en ait qu’un, ou même aucun. Dans une telle perspective, à une classe, et donc a fortiori, à un attribut ne correspond évidemment aucun nombre.

Il est plus intéressant encore de noter que c’est de nouveau au nom d’une telle thèse que Cantor critique le recours que fait Frege, dans les Fondements , à la notion d’extension de concept : "L’auteur en vient à l’idée malheureuse (. . .) de prendre pour fondement du concept de nombre ce que la logique de l’Ecole appelle "l’exten- sion d’un concept" ; il néglige complètement le fait qu’en général l’"extension d’un concept" est quelque chose de complètement indéterminé quantitativement. Ce n’est que dans certains cas que "l’extension d’un concept" est quantitativement détermi- née. . ." 44 .

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On ne s’étonne pas alors que certains qui s’interrogent sur les "actes de l’esprit" ou de la "raison" qui conduisent à la formation du "concept" de nombre (ou des "concepts" de nombre particulier), y voient des actes allant dans des directions tout à fait distinctes de celles qui conduisent au concept au sens habituel. Le concept que l’on peut dire "générique", celui que prend en compte la vieille syllogistique, est une manière d’unifier et d’abolir les différences qui produisent la diversité des individus dans l’expérience. Tout à l’encontre, le nombre ne surgit que de la division (ce que soulignaient du reste les scolastiques, dont Suarez n’est qu’un représentant parmi d’autres sur ce point) et suppose que ce qui est comme confondu dans le concept générique, soit maintenu distinct. La "collection" que forment les individus soumis à un même concept, n’est pas ce qui supporte le nombre, parce qu’en elle, on ne prend en compte que ce qui, en tant que commun à plusieurs, permet justement de ne pas les différencier. Au contraire le nombre ne vaut d’une collection que parce que l’on n’y considère seulement ce par quoi elle est constituée d’individus pris comme des unités non spécifiées, toutes distinctes, n’ayant entre elles aucun "point commun", sinon ce simple fait d’être rassemblées. Le rassemblement est ici le fait seulement d’un acte de l’esprit qui en décide ainsi et qui ne semble pas avoir grand chose en commun avec la "synthèse" qu’effectue le concept "générique" qui vise au contraire à ressaisir ce par quoi les individus font une espèce. Les choses ne sont cependant pas si simples ; entrons plus avant dans ce point capital. Brunschvicg soulignait, dans les Etapes 45 , l’irréductibilité du nombre au concept, en notant les deux directions contraires qui président à la formation de chacun d’eux : "Si le concept générique est considéré comme le concept proprement dit, le nombre (. . .) aura un rôle inverse et complémentaire de celui du concept. Mis en présence d’objets fondus dans l’unité d’un genre, nous ne retenons qu’une seule image concep- tuelle. Or, le nombre est l’instrument qui, en dépit de cette identité (. . .) sera capable de faire obstacle à la fusion mentale." Cela signifie-t-il, toutefois, que l’on peut pen- ser ces deux directions comme se rapportant à un même terme, point d’arrivée de la synthèse qu’effectue le concept, et point de départ de la division qu’opère le nombre- ment ? Autrement dit, s’inquiéter du nombre d’une collection suppose-t-il que cette collection ait été obtenue sur le fond d’une unification conceptuelle ? La remarque de Brunschvicg le laisse entendre mais les développements qui l’accompagnent sont trop allusifs et trop métaphoriques pour apporter une clarté suffsante sur ce point. de l’intelligence. On ne pourrait la connaître que par énumération ; or l’énumération de ces sujets singuliers est impossible parce qu’ils sont sans nombre ." (italiques de F.S.)

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Cette question fut au cœur des débats portant sur les rapports du nombre au concept à la fin du XIXème siècle. Les termes de ce débat peuvent être donnés en partant d’une remarque de Spinoza, exploitée au cours de ces discussions, dans la lettre 50 à J. Jelles : "Celui qui, par exemple, a en main un sesterce et un impérial ne pensera pas au nombre deux s’il n’est pas en mesure d’appeler ce sesterce et cet impérial d’un seul et même nom, pièce d’argent ou peut-être pièce de monnaie : alors seulement, il peut affrmer qu’il a deux pièces d’argent ou deux pièces de monnaie." 46 .

Pour dénombrer les choses il importe préalablement de les rendre homogènes, comme disait Leibniz, et cela, seul un concept sous lequel elles tombent toutes, peut le faire, de sorte qu’alors elles deviennent "égales" d’un certain point de vue. Cependant, on voit bien que par là on néglige que l’on ne peut dénombrer que ce qui reste distinct tout en formant une collection. Dans cette deuxième perspective, l’important n’est pas l’homogénéité des unités mais leur différence, ce qui conduisit St. Jevons à la définition du nombre comme "forme pure de la différence". Ce débat apparaît rétrospectivement largement insoluble, précisément parce qu’il est mené sur le fond de la conception traditionnelle du concept (et, en particulier, de l’opposition entre extension et compréhension).

=2.4 La Philosophie de l’arithmétique , un effort désespéré[modifier]

Pour mieux mettre en lumière ces diffcultés, il n’est pas sans intérêt de revenir sur le point d’aboutissement historique de ces débats, tout à la fin du siècle, dans la Philosophie de l’Arithmétique du jeune Husserl. Même si Husserl fut conduit par la suite à se détourner de la démarche trop psychologisante de cette étude, elle témoigne d’un effort remarquable pour essayer de penser dans les termes de la théorie abstractivante habituelle du concept, la formation du concept de nombre et des concepts de nombre particulier. Cela nous permettra, par contraste, de mieux mettre en lumière l’originalité des conceptions fregéennes.

Rappelons sommairement quelle est, d’après Husserl, la genèse psychologique du concept d’un nombre déterminé 47 .

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Le point de départ de l’abstraction, ce sont des "touts" (collectifs) qui ont en commun que leurs constituants ne sont considérés que comme liés par leur relation à l’acte psychique qui les "tient ensemble" et que l’on n’en considère que le fait d’être des "quelque-choses" ( Etwas ) , sans prendre en compte leurs caractéristiques particulières 48 . On obtient ainsi le concept de "pluralité" en général, ce que l’on peut formuler comme suit : on ne prend en compte, dans un tout, que le fait qu’il s’agisse d’objets (de "quelque-choses") sans relation entre eux, mais cependant "mis ensemble" par l’acte psychique qui les embrasse. Soit, par exemple, ma pipe, la Lune, la bataille de Waterloo, le syllogisme en Camestres : négligeons ce qui fait la particularité de chacun de ces "objets", n’en considérons que le fait qu’ils sont des "quelque-choses", mais des "quelque-choses" dont nous avons simultanément conscience ; autrement dit ces quelque-choses, même s’ils n’entretiennent entre eux aucune relation effective que nous pourrions remarquer, sont pourtant liés par le simple fait que nous nous les représentons simultanément dans un acte psychique unitaire. On appellera cette ombre de relation "liaison collective". Ce tout : <ma pipe, la Lune, la bataille de Waterloo, le syllogisme en Camestres> tombe maintenant sous le concept "pluralité" ( Vielheit 49 ), ou, si l’on veut, on peut dire : "<ma pipe, la Lune, la bataille de Waterloo, le syllogisme en Camestres> est une pluralité". Ce dernier concept vaut de n’importe quel tout particulier, par exemple, une maison doit d’abord être considérée comme une simple pluralité avant que l’on ne prenne garde à la nature particulière des parties et des relations qu’elles entretiennent 50 .

L’expression adéquate de la pluralité est donc "un quelque-chose et un quelque- chose et un quelque-chose et un quelque-chose, etc." la conjonction "et" marquant la "liaison collective", alors que les "un" symbolisent les constituants en tant que simples "quelque chose". Pour obtenir le concept d’un nombre particulier, il sufft de supprimer le "etc." et de considérer alors, dans les pluralités concrètes, le fait d’être pluralités déterminées de "quelque-choses", liés, comme précédemment, par la et de "partage" que l’on peut faire avec ces nombres ne correspondent que lointainement aux opérations arithmétiques habituelles. Husserl est donc amené à surimposer aux nombres "propres", des nombres "symboliques" (systématiquement formés dans un système de notation "par position") et aux opérations primitives d’ "addition" et de "partage", les opérations habituelles sur ces nombres "symboliques". Cette diffculté est propre à toute conception abstractivante des nombres, comme l’est celle de Husserl, dont la proximité à J. S. Mill sur ce point est grande.

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relation de "liaison collective" 51 . Le concept de nombre en général, s’obtient alors par le fait de considérer ce qu’il y a d’"analogue" dans tous les concepts de nombre déterminé 52 . Dans cette perspective, un nombre particulier se comporte relativement à une pluralité concrète comme une espèce relativement à un de ses sujets, tout comme le nombre en général (mais aussi, sans doute, la pluralité en général) se comporte relativement aux nombres particuliers comme un genre relativement à ses espèces.

Dans cette genèse, on peut donc distinguer deux moments. Le premier conduit, à partir des pluralités concrètes à la formation du concept de "pluralité", au tra- vers des deux sous-moments que sont la subsomption des unités entrant dans une pluralité sous le concept de quelque-chose et la mise en évidence, par réflexion, de cette forme particulière de relation qu’est la "liaison collective" des unités-quelque- choses. Le deuxième conduit, par détermination du concept de pluralité en général aux concepts des nombres particuliers puis au concept de nombre en général. Nous ne considérerons que le premier moment en lequel se logent les diffcultés les plus caractéristiques, liées au concept de quelque-chose.

Un tout, comme on l’a vu, n’est une pluralité que parce que nous ne considérons dans ses parties que le simple fait d’être des "quelque-choses". Nous devons donc d’abord faire abstraction de toutes leurs particularités et les "ranger", comme dit Husserl, sous le concept générique le plus général, sans nous arrêter à des concepts plus bas (par exemple celui de "substance corporelle", comme le faisaient les scolas- tiques). La raison fondamentale, aux yeux de Husserl, pour laquelle nous ne pouvons ranger les parties dernières du tout sous un concept inférieur à celui de "quelque chose", est que les touts nombrables, plus exactement les touts en tant que point de départ d’un processus d’abstraction conduisant à un concept de nombre déterminé, peuvent être constitués de parties (unités) parfaitement hétérogènes, comme dans l’exemple ci-dessus.

C’est pourquoi Husserl refuse l’idée, qu’il trouve chez Herbart et chez Frege 53 ,

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que l’on n’attribue un nombre qu’à des collections d’objets présentant des propriétés communes, c’est à dire tombant sous des concepts inférieurs au concept "quelque- chose". Certes, le nombrement se fait parfois en prenant en considération ce que les objets de telle ou telle collection peuvent avoir en commun, ou, si l’on veut, en passant par leur concept, mais cela n’est qu’un accident psychologique qui n’a pas à voir avec ce qui constitue le véritable sujet de l’attribution numérique. L’"attention", dans l’opération de nombrement, ne porte que sur les Etwas en tant qu’il sont ras- semblés par la relation de "liaison collective", et c’est donc la pluralité ou l’ensemble des quelque-choses qui se voit attribuer un nombre, non le concept sous lequel, éven- tuellement, ces quelque-choses tombent 54 . Une autre remarque conduit à la même conclusion 55 : d’un ensemble de pommes nous abstrayons tel nombre, que nous pou- vons abstraire également d’un ensemble de billes ; lorsque nous prenons ces ensembles pour point de départ du processus d’abstraction qui conduit au nombre, ce ne sont donc pas les pommes ou les billes en tant que pommes ou billes qui nous intéressent, mais les pommes ou les billes en tant que simples "quelque-choses". En retour, le nombre n’est pas attribué à l’ensemble des pommes en tant que pommes, mais à l’ensemble des quelque-choses qui se trouvent être des pommes.

On voit cependant que la position de Husserl est ambiguë : certes, il n’est pas nécessaire que les unités, ou objets, entrant dans une pluralité soient "rangées" sous un même concept pour pouvoir être dénombrées, mais cela ne concerne que des concepts ayant un degré de généralité moindre que celui de "quelque-chose". Husserl ne récuse donc pas, en son fond, l’idée exprimée par Spinoza dans la lettre citée un peu plus haut, seulement il considère qu’il n’y a qu’un concept qui fasse l’affaire, si l’on peut ainsi s’exprimer, à savoir le concept de quelque-chose.

Ce concept fonctionne d’une manière très particulière. Plus que d’exprimer une propriété possédée par les objets entrant dans une pluralité, il s’agit plutôt de mar- quer que ces objets sont dépouillés de toutes leurs déterminations, autrement dit ne sont plus considérés comme tombant sous un concept (au sens ordinaire) quel- conque. Ce que révèle le fait que les objets entrant dans une pluralité puissent être parfaitement hétérogènes, est que ce qui fait d’un tout une pluralité tient essen- (qui en reproduit plusieurs passages in extenso ). On sait que bien plus tard, en 1936, alors qu’il avait 77 ans, Husserl dira à Scholz, à propos de sa correspondance avec Frege : "Je n’ai pas connu personnellement Frege et je ne me souviens plus de la raison de cette correspondance. Il passait pour un esprit subtil, mais un original improductif tant en mathématiques qu’en philosophie." (extrait d’une carte postale à Scholz du 19 février 1936, cité par les éditeurs de la correspondance de Frege (G. Frege, Briefwechsel , Hambourg, F. Meiner, 1976) p. 92. Cette critique témoigne que Husserl n’avait pas compris le sens de la thèse fregéenne, ce que l’on verra par la suite.

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tiellement au fait que les contenus partiels sont "pris ensemble", sans que cela ait un quelconque support dans ces contenus ainsi réunis. Dans un autre vocabulaire, ce qui "fait nombre" dans un tout quelconque, résulte du seul fait de la réunion d’unités distinctes dont les particularités sont indifférentes. Dans la perspective hus- serlienne, c’est la "liaison collective" qui est la ratio essendi de la pluralité, les "uni- tés" ainsi liées n’apparaissant plus que comme des spectres ou fantômes dont toute la consistance est d’être les termes anonymes de cette relation 56 . En ce sens, le (pseudo) concept de "quelque-chose" n’est introduit que pour signifier l’indétermi- nation conceptuelle des contenus partiels d’une pluralité. En "rangeant" les contenus partiels sous un tel (pseudo) concept, loin de leur attribuer une propriété quelconque, on leur enlève toutes leurs propriétés en ne les laissant subsister qu’à titre de termes indifférenciés de la relation de liaison collective.

A prendre les choses en toute rigueur, on voit donc que ce n’est qu’en jouant sur les mots, que l’on peut encore dire qu’il s’agit d’un concept, et même du concept le plus "élevé". Du reste, Husserl lui-même souligne que ce n’est pas le concept d’un "contenu partiel", que l’on peut abstraire des singuliers au terme d’une comparai- son qui ferait ressortir ce contenu partiel (ou "marque distinctive interne") comme commun à plusieurs 57 . Il s’agit d’un concept obtenu par réflexion et qui ne fait que marquer le fait que tout "objet" est un contenu de représentation, autrement dit qu’il n’y a d’objet que "représenté dans notre conscience" (ibid). Etre quelque-chose ne tient qu’au fait d’être représenté et cela ne concerne donc pas le contenu de la repré- sentation , ce n’en est qu’une marque "externe" et relative (au fait d’être représenté, justement) 58 .

En fait, l’introduction d’un si étrange "concept" doit permettre de comprendre que dans une pluralité concrète, les objets n’ont rien en commun, ne sont unifiés par aucun concept et sont laissés dans leur pure diversité. En regard de cela, la réunion qu’effectue la "liaison collective" ne relève que d’un acte de l’esprit qui n’a aucun fondement dans les objets rassemblés. En insistant à juste titre sur le fait que les "touts" nombrables peuvent être composés d’objets complètement hétérogènes, Husserl ne peut pas recourir à ce qui pour Mill constitue la base empirique du nombre, à savoir des agrégats physiques dont le tas de cailloux est l’exemple typique et dans lesquels une relation "primaire" est déjà donnée (par exemple, la contiguïté spatiale).

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Pourquoi alors traiter "quelque-chose" comme un concept qui logiquement subsume des objets, au même titre que le concept de pomme ou celui de cheval ?

La réponse immédiate, implicite déjà dans la remarque de Spinoza, est que l’on ne peut faire d’une pluralité concrète le support de l’abstraction qui conduit au nombre, ou, en retour, on ne peut lui attribuer un nombre, si l’on ne considère que les objets qui entrent dans cette pluralité, présentent au moins un point commun par lequel ils peuvent être admis comme égaux 59 . Une des raisons qui conduisent à faire d’un concept au sens ordinaire, ("pièce de monnaie", par exemple) le passage obligé pour arriver à une détermination numérique, est que lorsque l’on attribue un nombre, on doit admettre que les objets que l’on compte sont égaux entre eux et comptent chacun "pour un" ; or les objets dénombrés sont tous différents les uns des autres si on les prend avec leurs particularités. Il faut donc ne les considérer qu’en ce qu’ils ont de commun et en quoi ils sont égaux, à savoir précisément en ce qu’ils tombent sous un même concept. Cette égalité des objets dénombrés permet alors de les traiter comme des unités égales entre elles, et donc de reconnaître dans l’ensemble qu’ils forment, une "pluralité d’unités", autrement dit, un nombre, selon la vieille définition pythagoricienne.

Même si Husserl, au nom du disparate des objets entrant dans une pluralité concrète, n’admet pas que le concept sous lequel il faut subsumer les objets à dé- nombrer, doive être un concept générique ordinaire, comme celui de poire ou de cheval, il n’en maintient pas moins "que les choses à dénombrer doivent être ame- nées sous un concept de genre" (i.e. sous le concept de quelque-chose), et cela au nom du fait que, s’agissant de la formation du concept de nombre, "l’égalité des unités est un fait qu’il est impossible de nier" 60 . Il sufft alors d’admettre que "être quelque-chose" et "être un" sont deux concepts réciproquables 61 , pour qu’il revienne

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au même de subsumer la Lune ou la bataille de Waterloo sous l’un ou l’autre de ces deux concepts. Si l’on veut comprendre comment on peut attribuer un nombre à une multiplicité concrète, par exemple à <ma pipe, la Lune, la bataille de Waterloo, le syllogisme en Camestres>, il faut faire abstraction de ce qui distingue la bataille de Waterloo, la Lune, etc. et ne considérer que ce en quoi ces objets sont, si l’on peut dire, homogènes l’un à l’autre. Il faut donc les ranger sous un même concept —celui de quelque-chose— relativement auquel ils ne se distinguent plus en tant qu’identiquement subsumés par lui.

On arrive alors à une situation étrange. D’une part, on peut reconnaître à Husserl le mérite d’avoir reconnu que, d’une certaine manière, nombre et concept, au sens ordinaire n’ont rien à voir : les objet dénombrés sont pris hors de toute détermination conceptuelle et les touts que forment les pluralités ne sont tels que par la grâce d’un acte psychique qui les maintient ensemble et qui n’est pas du même ordre que celui par lequel un concept forme un "tout" (que les médiévaux appelaient "tout universel"). Ce qui revient bien à remarquer que l’indétermination numérique d’un concept, que nous évoquions plus haut, ne permet pas de constituer une collection en tant que support d’un nombre, et que, quoiqu’il en soit, ce qui fait nombre dans une collection ne dépend en rien de la "nature" des objets collationnés 62 . On pourrait exprimer cette double remarque en disant qu’au contraire des concepts ordinaires qui ne peuvent se former que sur la base d’objets et dont le fonctionnement logique est précisément de valoir, ultimement, des objets dont ils expriment une propriété, une pluralité se forme dans l’indifférence à l’égard des objets qui entrent en elle. Cependant, à en rester là, il semble vain de chercher à décrire la formation du concept de nombre dans les termes qui servent à décrire celle d’un concept ordinaire, à savoir en terme d’abstraction. Que peut-il y avoir de commun entre la pluralité concrète <ma pipe, la Lune, la bataille de Waterloo, le syllogisme en Camestres> d’une qualité sensible, telle le rouge ou le chaud." De l’Infini Mathématique , p. 340, voir également p. 515.

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et cette autre pluralité <la chute de l’Empire Romain, l’amour de Julien pour Mme de Rénal, la Légende des Siècles, l’équateur> ? Si l’on admet, comme Husserl, que quatre est le concept sous lequel tombent ces deux pluralités, il faut donc d’abord les faire apparaître sous une forme qui manifeste que les objets qui les composent ne sont pris que comme ayant la propriété commune d’être des uns, ce qui permet tout à la fois de voir ces pluralités comme des liaisons collectives d’unités indifférenciées et de saisir qu’ainsi elles sont des exemplaires du même concept de nombre déterminé (<un et un et un et un>) auquel nous pouvons donner (ou nous avons déjà donné) le nom "quatre". L’embarras est évidemment que, même si, dans la perspective hus- serlienne, ce sont les touts qui sont à l’origine des concepts de nombre et qui ont une propriété commune, —celle d’être des liaisons collectives— cette dernière relation, malgré qu’elle soit "relâchée et extérieure" 63 , ne peut être saisie que si l’on range simultanément les objets entrant dans les touts sous le concept du "quelque-chose un". Il faut donc admettre que, dans l’acte qui conduit à extraire d’un tout concret son caractère de pluralité (de liaison collective), le moment consistant à faire abs- traction de toutes les propriétés des objets, pour ne garder que celle d’être des uns, en est une condition nécessaire.

Cela ne revient-il pas, alors, à considérer que c’est dans une propriété commune des objets entrant dans la pluralité concrète que se trouve, pour une part au moins, le fondement des concepts de nombre ? Que cette propriété soit la plus vide et la plus insipide qui soit importe peu ici : il s’agit bien d’admettre qu’il y a dans les objets un trait par lequel ils se font nombrables, et sur lequel le processus abstractivant conduisant aux concepts de nombre peut prendre appui. Il est du reste significatif que Husserl, après avoir cité la remarque de Frege, selon laquelle on peut voir dans une troupe, quatre compagnies ou cinq cents hommes 64 , en vienne à admettre que même si les objets ne sont pas les "supports" des nombres, "le nombre doit sa forma- tion à un certain processus psychique qui s’attache aux objets dénombrés et est en ce sens "supporté" par eux" 65 . Il ressort de cette réponse à Frege, que les objets qui composent ultimement les pluralités concrètes sont déterminés univoquement, même si l’on peut, selon "l’orientation de l’intérêt", former des sous ensembles et les dénom- brer pour eux-mêmes. Autrement dit, les hommes (en tant qu’unités) qui constituent

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la troupe sont bien "objectivement" ( ?) les parties "naturelles" de cette pluralité 66 ; les compagnies et autres sections sont des formations secondaires, possibles certes, mais qui présupposent la donnée du tout des hommes-unités.

On a souvent soutenu qu’il y a dans l’attribution d’un nombre à une collection, cette sorte de contradiction que nous relevions plus haut : comme le dit Couturat 67 , pour dénombrer des objets donnés, il faut les considérer à la fois comme identiques et comme différents. Comme identiques", ajoute-t-il, "en tant qu’unités équivalentes, pour qu’ils puissent former un nombre par leur réunion ; et comme différents, car autrement, comment pourrait-on les distinguer les uns des autres et dire qu’ils sont plusieurs ?" On se souvient évidemment des critiques dévastatrices que Frege avait émises contre le recours au mot "unité" pour tenter de masquer cette diffculté 68 .

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Que, du seul point de vue logique, la théorie de Husserl tombe sous le coup de cette diffculté, est bien évident et les "solutions" psychologiques qu’elle tente d’apporter apparaissent largement comme des subterfuges ad hoc .

L’intérêt toutefois de cette théorie est de mettre pleinement en lumière la source de la diffculté : si Husserl avait été complètement fidèle à son point de départ, il aurait dû remarquer que le sujet d’une attribution numérique présentait des caracté- ristiques telles qu’il était impossible de comprendre les attributs numériques comme des concepts "abstraits" au sens habituel. Cela conduisait inévitablement à chercher dans les objets une propriété qui les rendisse aptes à être nombrés alors même que, dès le départ, il était admis que les objets, liés collectivement, étaient pris dans la plus parfaite indifférence à leurs propriétés. Certes, la base du processus d’abstrac- tion n’est pas à chercher dans les objets eux-mêmes mais dans les pluralités en tant que liaisons collectives, et on voit bien qu’il s’agit là de trouver un type d’entité dans lequel la considération de la nature des objets n’ait plus à intervenir. Toutefois, comme on vient de le voir, cela n’est qu’une illusion : il faut, pour mettre en évi- dence cette relation fantomatique, mettre simultanément en évidence que les objets sont des quelque-choses/uns. Le (pseudo) concept de quelque-chose est donc destiné à jouer double jeu : d’une part, on cherche par là à comprendre que les objets à dénombrer peuvent avoir n’importe quelle propriété et que ce n’est donc pas en tant qu’ils ont telle ou telle propriété qu’ils "font nombre" ; d’autre part, il permet de penser la propriété commune à tous les objets par quoi ils peuvent se convertir en unités dans le nombre.

On voit bien ce qui donne quelque vraisemblance à ce tour de passe-passe : que les objets à dénombrer puissent avoir des propriétés aussi disparates que l’on veut, peut tout aussi bien s’interpréter comme le fait qu’ils sont pris sans égard à un quelconque concept sous lequel ils pourraient tomber, pré-conceptuellement, si l’on veut, et avec toutes leurs déterminations concrètes, ou bien au contraire comme le fait qu’il faut faire abstraction de toutes leurs propriétés et ne retenir d’eux que cette seule (pseudo) propriété qu’ils partagent tous, d’être des quelque-chose/uns. La première interprétation est sans doute plus fidèle à ce qui constitue le point de départ de la démarche de Husserl, mais il est conduit à privilégier la deuxième en raison de son attachement à la conception abstractivante du concept et à son désir de montrer que les nombres se comportent comme des concepts au sens habituel sous lesquels se rangent des pluralités concrètes, elles-mêmes formées d’objets-uns. On en arrive alors à cette curieuse conséquence que lorsque l’on dit que les apôtres sont douze, on ne peut certes pas en tirer que Jean ou Mathieu est douze, mais on pourrait tout de même en tirer, indirectement, que chacun d’eux est "un/quelque-chose" ! Ce n’est certes pas une révélation bouleversante, mais voilà, en partie au moins, restaurée cette descente aux inférieurs que les médiévaux estimaient impossible ; cependant, le prix à payer est trop élevé.

Au fond la tentative husserlienne peut être caractérisée assez simplement en disant qu’il s’agit d’essayer de donner une certaine consistance à ce qui pour Suarez n’en a aucune, à savoir à une multitude d’unités quantitatives. Ce qui revient à faire du sujet d’une attribution numérique quelque chose qui se rapproche d’un ens per se . Pour ce faire il faut bien pouvoir en revenir, si indirectement que ce soit, aux objets et cela ne témoigne que d’une chose, à savoir qu’il n’y a de véritable concept que là où un retour à l’objet est possible et réciproquement qu’un "objet" ne peut être pensé que comme "support" d’un concept. En d’autres termes, un concept n’est qu’une manière de concevoir un ou des objets ; un objet n’est tel qu’en tant qu’il peut se ranger sous un concept. Nous retrouvons là, sous une autre forme, la continuité déjà soulignée entre terme commun et terme singulier : la différence entre "être prédiqué de plusieurs" et "être prédiqué d’un seul" n’est que de degré ; un terme est toujours défini comme "ce qui peut être prédiqué". Mais il y a plus : l’abstraction qui conduit au concept de quelque-chose/un ne peut évidemment, par elle-même, conduire au nombre, puisque, comme tout concept, ce concept est numériquement parfaitement indéterminé. Il faut donc introduire un "acte de l’esprit" qui réunisse, en les liant collectivement, les quelque-choses/uns et fasse apparaître des multiplicités déterminées numériquement. La "liaison collective" est donc comme le succédané de ce qui fait qu’un agrégat physique, par exemple, présente une certaine consistance, en tant par exemple qu’il y a une proximité spatiale entre les éléments de l’agrégat. A vouloir "conceptualiser le nombre", la construction husserlienne est donc prise dans une insupportable contradiction : elle doit revenir aux objets, via le quelque-chose/un, mais ne peut par là obtenir ces touts collectifs qui seuls peuvent servir de support au nombre ; elle doit donc introduire un acte de l’esprit qui échappe au concept, tout en présupposant celui de quelque-chose/un. De deux choses l’une : soit l’on admet, comme Suarez le fait, qu’une attribution numérique ne rentre pas vraiment dans le cadre des attributions ordinaires, et n’en a l’allure que par la capacité de l’intellect à faire "comme si", soit l’on estime que nombre et concept ont bien à voir l’un avec l’autre, mais alors on abandonne les deux thèses corrélatives qu’il n’y a de véritable concept qu’enraciné dans les objets et que le concept est numériquement indéterminé, autrement dit on abandonne la théorie classique du concept héritée d’Aristote. C’est cette deuxième voie qu’emprunte Frege et qui le conduit d’une part à soute- nir que le nombre "n’est pas une propriété des choses" et d’autre part qu’un concept est "ce en quoi se trouve un nombre", autrement dit est ce qui permet de dénombrer les objets qui tombent sous lui .

3 Frege et les attributions numériques[modifier]

=3.1 Concept et proposition[modifier]

Pour en arriver là, il faut à Frege repousser toute une série de thèses classiques concernant aussi bien la "formation" des concepts, les rapports entre concepts et objets, la manière de signifier des composants d’une proposition ou la nature de la proposition :

  • un concept n’est pas seulement, ni le plus souvent, le résultat d’un processus d’abstraction, et quand il l’est, ce n’est pas le fait qu’il ait été abstrait qui en détermine le caractère de concept ;
  • l’objectivité et la "subsistance" d’un concept ne dépendent en rien de son rapport à un quelconque objet ni du fait qu’il subsume ou non un objet ;
  • l’ "extension" d’un concept n’est ni un ensemble, ni un tout, ni rien de semblable à un agrégat ;
  • un terme commun en position de sujet dans une proposition n’a pas à être "pris pour ses inférieurs" ;
  • un "nom commun" ou nomen appellativum ne peut nommer, sur le mode de la généralité, un objet (il n’y pas d’"objet indéterminé") ;
  • un "nom propre" n’a aucune dimension prédicative (ce n’est pas un terme qui "ne se prédique d’un seul")
  • la copule, dans une proposition "singulière", n’exprime pas une relation entre le sujet et le prédicat, ou plus exactement entre les designata des deux termes de la proposition, ce qui revient à récuser que la formation d’un "jugement" présuppose celle des termes qui la composent et que la copule se chargerait de lier.

Si l’on veut être fidèle à la démarche fregéenne, il faut partir du dernier point, celui par lequel il a dès le départ marqué son opposition avec la vieille logique, aussi bien sous sa forme aristotélicienne que sous sa forme booléenne. Rappelons comment Frege exprime cette opposition : "Car chez Aristote, comme chez Boole l’activité logique primitive est la formation des concepts par abstraction, le jugement et l’inférence n’intervenant qu’au travers d’une comparaison immédiate ou médiate des concepts sur la base de leur extension" ; et il ajoute deux pages plus loin : "Ainsi, au lieu d’obtenir le jugement en assemblant un individu comme sujet avec un concept déjà tout formé comme prédicat, nous décomposons à l’inverse le contenu jugeable et obtenons ainsi le concept" 69 .

On n’insistera jamais assez sur l’importance de ce renversement de la démarche traditionnelle puisque c’est de lui que découle pratiquement la totalité de ce qui fait la théorie fregéenne du concept. Rappelons brièvement ce qui donne sens à ce pri- vilège de la proposition sur ses constituants. Le point de départ, de l’aveu de Frege lui-même 70 , est donné par le modèle des noms de nombre qui comportent la mention de "fonctions" arithmétiques, ou par des équations dans lesquelles interviennent éga- lement des fonctions arithmétiques. Soit l’expression " (3 + 5) 2 " ; il s’agit là du nom propre d’un nombre, à savoir 64 que l’on peut analyser de plusieurs façons distinctes, par exemple, comme constitué de l’expression fonctionnelle ( ξ + 5) 2 et de l’argument "3" 71 . Cette analyse consiste à remarquer que l’on peut remplacer "3" dans l’ex- pression initiale par d’autres noms de nombre tout en conservant ( ξ + 5) 2 constant.

On aurait tout aussi bien pu faire apparaître d’autres constituants en maintenant constant ( ξ + 5) ζ , tout en remplaçant 3 et 2 par d’autres noms de nombre, etc. Si l’on considère maintenant une équation comme 5 + 32 = 14, on peut procéder à des manipulations semblables et faire apparaître cette fois-ci non pas des fonctions au sens habituel, mais des concepts ou des relations comme 5 + ξ 2 = 14 ("ce dont le carré ajouté à 5 donne 14" sous lequel tombent les deux nombres 3 et -3), ou bien comme 5 + ξ = ζ (" ξ est de 5 inférieur à ζ " relation sous laquelle tombent les paires <9,14>, <12,17>, etc.). L’analyse consiste donc à distinguer, dans une expression comme " (3+5) 2 ", une partie que l’on admet constante et une autre qui peut "varier".

La première est, en termes fregéens, un expression fonctionnelle et elle se caractérise par le fait de comporter une ou des "places vides" en attente de remplissement ; elle est selon la métaphore bien connue, "insaturée". La seconde partie que l’on distingue est un nom propre d’objet qui se sufft à lui-même, n’est "en attente de rien" mais

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peut être mis dans une place vide d’une expression fonctionnelle.

Notons tout d’abord que l’expression " (3 + 5) 2 " nomme 64 et fonctionne donc comme un nom propre d’objet. En tant que telle, elle est indifférente aux différentes manières de la "voir" comme constituée des composants " ( ξ + 5) 2 " et "3" ou ( ξ + 5) ζ et "3" et "2". Elle constitue ce que Frege appelle un "tout complet" ( ein vollstän- dig Ganz ) 72 . Plus métaphoriquement, on peut dire qu’en tant que nom propre de [61] jouent, eu égard à une proposition, le même rôle que 64 relativement à " (3 + 5) 2 " 73 .

Il en résulte que l’on ne peut prétendre expliciter ce que "dit" une proposition quelconque, au sens où, dans la perspective classique, on caractérise, en général, une proposition comme affrmant ou niant quelque chose d’un sujet 74 . Précisons ce point. Soit la proposition : "Nelson est vainqueur de Villeneuve à Trafalgar" que la tradition expliciterait en disant : cette proposition dit de Nelson qu’il a la propriété d’être vainqueur de Villeneuve à Trafalgar. Il est aisé de remarquer que l’on pourrait tout aussi bien "voir" cette proposition comme disant de Villeneuve qu’il a la propriété d’être vaincu par Nelson à Trafalgar, ou de Trafalgar que c’est le lieu de la bataille (navale) qui voit Nelson vaincre Villeneuve, ou même encore 75 comme disant de Nelson et de Villeneuve qu’ils entretiennent la relation de vainqueur

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à vaincu à Trafalgar, etc. La seule chose que l’on peut "dire" 76 de cette proposition est qu’elle est vraie, et cela est indépendant des différentes manières de l’analyser. On peut aller un peu plus loin pour dissiper l’impression que l’on devrait pouvoir mettre la main sur des propositions dont l’analyse est unique et qui pourraient donc être paraphrasées sur le mode habituel. "Moby Dick est une baleine" ne semble pouvoir être analysé qu’en isolant les deux constituants " ξ est une baleine" et "Moby Dick", ce dernier nom venant à la place de " ξ " dans le terme conceptuel " ξ est une baleine", d’où il ressortirait que cette proposition dit de Moby Dick qu’elle a la propriété d’être une baleine, ou, si l’on veut, qu’elle dit que Moby Dick tombe sous le concept de baleine. Cela n’est pas exact car on peut tout aussi bien la comprendre comme "disant" du concept baleine qu’il subsume Moby Dick 77 .

On peut cependant dire, comme ne s’en prive pas Frege, que si "Moby Dick est une baleine" est vrai alors Moby Dick "tombe sous" le concept signifié par " ξ est une baleine" 78 . Cela ne veut cependant pas dire que la proposition (non-affrmée) exprime la relation de subsomption entre Moby Dick et le concept nommé par " ξ est une baleine", puisque comme on l’a vu, elle ne signifie qu’une valeur de vérité en tant qu’elle est une valeur de la fonction — φ ( ξ ) (relation d’un objet à un concept sous lequel il tombe). Si l’on peut évoquer in abstracto une telle relation de "subsomption", il n’en reste pas moins que ce n’est pas elle que la proposition est censée exprimer puisque cette dernière n’en est qu’une valeur particulière en laquelle cette relation "se

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montre" et que l’analyse peut éventuellement dégager. C’est pourquoi la paraphrase en terme de subsomption d’une proposition comme "Moby Dick est une baleine" est : "la valeur de vérité de Moby Dick tombant sous le concept " ξ est baleine" ", nom d’une valeur de vérité, et non pas : "Moby Dick tombe sous le concept " ξ est une baleine" ", qui, elle, est une valeur de la fonction — ψ ( ξ, ζ ) , avec "Moby Dick" en position de ξ -argument, "le concept " ξ est une baleine"" en position de ζ -argument et " ν tombe sous le concept φ " en position de ψ -argument 79 .

En réalité, dire qu’un objet tombe sous un concept, n’est qu’une manière mal- adroite et logiquement fautive d’"élucider" en langage ordinaire ce qu’il en est des positions respectives des constituants d’une proposition 80 . C’est pourquoi, contraire- ment à toute la tradition remontant à Aristote, Frege ne dit pas qu’une proposition Φ(∆) est vraie si ∆ tombe sous Φ( ξ ) , mais, à l’inverse, "que ∆ tombe sous le concept Φ( ξ ) si Φ(∆) est le Vrai" 81 .

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Lorsque nous analysons une proposition, nous mettons donc en évidence un constituant, l’expression fonctionnelle ("concept" ou "relation") qui n’a d’autre sta- tut que d’être en attente d’un complément, et qui ne peut donc, en toute rigueur, être isolé du contexte propositionnel duquel nous l’extrayons. Un concept n’est jamais donné avant la proposition 82 dans laquelle il apparaît et ne peut donc, à proprement parler, être donné indépendamment de la proposition 83 ; on sait du reste que c’est Frege, qui inspirera Wittgenstein dans le Tractatus, est que la relation de subsomption d’un objet sous un concept est "montrée" par Φ(∆) ou, si l’on veut, par la simple affrmation que J. César est un grand général. La paraphrase en terme de subsomption de "ce que dit" la proposition est en fait logiquement fautive puisqu’elle fait apparaître une (pseudo) relation là où il n’y en a pas. La supériorité d’un symbolisme comme celui que Frege a mis au point est que la différence de statut logique entre " ∆ " et " Φ( ξ ) " ainsi que la (pseudo) relation de subsomption, est directement "visible" sur l’écriture (moyennant la connaissance des conventions qui la gouvernent, évidemment), alors que la proposition en langage ordinaire "J. César est un grand général" est, de ce point de vue, profondément ambiguë (d’où les interminables querelles logico-métaphysiques).

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cet interdit logique que le langage ordinaire viole impunément en permettant la for- mation, à partir de termes conceptuels, de noms propres à la signification douteuse comme "le concept "cheval" ". On peut sur ce point reprendre le vocabulaire de Wittgenstein, et dire que le nom conceptuel ne peut qu’être "vu" dans la proposi- tion ; une des propriétés intéressantes de l’idéographie est précisément de permettre de le "voir" immédiatement 84 .

Quel mode de "subsistance" reconnaître alors à un concept ? La réponse découle de ce qui précède : si un concept ne "subsiste" que dans le contexte d’une proposition, c’est sur cette dernière, en tant qu’elle forme un "tout complet", exprime une pensée et nomme une valeur de vérité, que repose la subsistance du concept. Un concept véritable est donc tel que lorsqu’il est "saturé" par un objet, la proposition obtenue est soit vraie, soit fausse 85 . Si tel n’est pas le cas, la proposition n’est plus une authentique proposition scientifique et rien n’assure alors que le concept que l’on "distingue" en elle soit lui-même un authentique concept. On reconnaît un de ces thèmes qui ont suscité tant de commentaires et souvent de réticences : il faut qu’un concept soit strictement délimité. Cela ne veut rien dire d’autre que : on doit pouvoir déterminer pour tout nom d’objet, si la proposition obtenue en le mettant dans la place vide du terme conceptuel est vraie ou fausse. Cela n’est qu’une autre manière de formuler un bien vieux principe, à savoir le principe du tiers exclu : une proposition est soit vraie, soit fausse, le tiers est exclu et donc une proposition qui n’a pas l’une des deux valeurs de vérité n’est pas une proposition scientifiquement légitime. Puisqu’un concept (un terme conceptuel) ne subsiste que dans le contexte d’une proposition scientifique, il s’ensuit immédiatement que là où il n’y a pas de proposition de ce genre, il n’y a pas de concept : "la loi du tiers exclu n’est, à vrai dire, qu’une autre forme de l’exigence qu’un concept soit strictement délimité." 86 L’exigence de stricte délimitation n’est donc que la conséquence du fait qu’un concept (ou une relation) n’est disponible qu’en contexte propositionnel, ce qui présuppose donc que l’on ait à faire à une véritable proposition, une de celles qui obéissent au principe du tiers novembre 1904.

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exclu 87 .

3.2 Concept, objet, extension de concept[modifier]

En cela le "concept" fregéen n’a pas grand chose à voir avec le concept de la tradition : qu’un objet tombe ou ne tombe pas sous un concept, selon la formule consacrée, veut seulement dire que lorsque son nom est mis dans la place vide du terme conceptuel correspondant, la proposition obtenue est vraie ou fausse, et en ce sens un concept n’a pas à exprimer ce qui est "commun" aux objets qu’il subsume ; autrement dit, il n’a pas à exprimer ce en quoi des objets "se ressemblent". Les objets qui tombent sous un même concept n’entretiennent aucune relation et ne constituent nullement un "ensemble" et c’est bien pourquoi le concept n’a pas à être formé par "abstraction" à partir d’objets qui seront dits, une fois le processus d’abstraction mené à son terme, tomber sous lui. En des termes qu’utilisait la vieille logique, les objets qui tombent sous un concept n’en sont pas des "parties subjectives". Ces remarques permettent de comprendre le pourquoi de l’hostilité constam- ment affchée par Frege à l’égard de l’expression "nom commun". Ce qui apparaît comme "nom commun" dans le langage ordinaire est en fait le plus souvent un terme conceptuel et on ne doit pas le comprendre sur le modèle du nom propre indéter- miné, ou, si l’on veut, d’un nom propre qui au lieu de ne nommer qu’un individu, en nommerait plusieurs en tant que partageant un trait distinctif commun 88 . Un nom commun (= terme conceptuel) nomme un concept et, cela interdit que l’on puisse y voir un nom, même indirect, d’objet. Dans les termes de la logique classique cela veut dire, par exemple, que dans une universelle le sujet "n’est pas pris pour ses inférieurs" 89 . Réciproquement, un nom propre d’objet n’emporte avec lui aucune dimension "conceptuelle".

Il est clair, en effet, qu’à l’exigence de stricte délimitation qui porte sur les

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concepts répond l’exigence de reconnaissance et d’identification de l’objet indépen- damment de tout concept. Pour le dire autrement, l’objet doit pouvoir être reconnu et identifié pour que l’on puisse poser la question de savoir si la proposition obte- nue par insertion de son nom dans un nom de concept exprime une pensée vraie ou fausse. Il ne s’agit pas de demander que l’on sache "de quoi l’on parle", comme on le fait depuis Aristote, mais d’être assuré que le nom propre nomme effectivement et de manière invariable un objet, faute de quoi évidemment on ne pourrait décider si l’objet en question tombe sous le concept, ou, plus rigoureusement, si la proposition obtenue est vraie ou fausse.

Si "nommer", veut dire être en mesure d’identifier et de reconnaître, on comprend pourquoi Frege est tenté par le modèle de l’ostension puisque lorsque l’on est en situation de pouvoir montrer l’objet, celui-ci est immédiatement identifié sans que l’éventuel usage de noms communs puisse laisser entendre que l’objet comporte "en lui-même", en tant qu’objet, des déterminations conceptuelles 90 .

Il est vrai que, le plus souvent, nous utilisons pour former des noms propres des expressions d’allure conceptuelle, de sorte que c’est à titre de porteur de telle ou telle propriété ou attribut que nous semblons identifier l’objet, ce qui conduit, au bout du compte à considérer que l’objet n’est que l’instanciation de propriétés qu’on lui attribue.

Que la plupart de nos noms propres soient en fait de la forme "le tel ou tel" ("le précepteur d’Alexandre le Grand"), ne veut nullement dire que logiquement ils ne fonctionnent pas comme des noms propres authentiques, c’est à dire comme permet- tant d’épingler le même objet. Il ne faut pas confondre ici la manière que nous avons d’identifier et de reconnaître l’objet, qui est enfermée dans le sens du nom propre, et le fait que l’expression que nous utilisons est bien, logiquement, un nom propre, c’est à dire qu’elle signifie ( bedeutet ) un objet 91 .

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On peut résumer ces derniers points en disant qu’un concept fregéen n’est nulle- ment une manière d’unifier et d’abolir les différences qui produisent la diversité des individus dans l’expérience, pour reprendre ce que nous disions plus haut à propos des concepts "génériques". Pour continuer dans ce genre de métaphore : un concept laisse "intacts" les objets qui tombent sous lui, n’en efface aucunement les particu- larités et ce qui fait qu’ils sont tous distincts les uns des autres 92 .

De là résulte, en particulier, qu’une "extension de concept" fregéenne ne peut être véritablement confondue avec ce que la vieille logique entend par là 93 . Certes l’extension d’un concept peut être définie comme l’ensemble des objets qui tombent sous le concept, mais, dans la perspective classique cela veut dire qu’ainsi on déter- mine un ensemble d’objets ayant entre eux une certaine ressemblance et qui peuvent alors former une sorte de totalité lâchement unifiée, et le plus souvent mal délimitée. C’est pourquoi, par exemple, lorsque Husserl critique la thèse de Frege qu’une attri- bution numérique porte sur un concept, il peut passer sans transition d’extension ce concept à tout collectif ou agrégat au sens de Mill (mais sans la limitation aux agré- gats physiques) et affrmer que ce n’est pas au concept "chevaux qui tirent la voiture de l’empereur", mais à son extension qu’est attribué le nombre quatre 94 . Comme le remarque Frege dans son compte rendu de l’ouvrage de Husserl : "l’extension d’un

Dès lors qu’une proposition est formée en mettant "le précepteur d’Alexandre le Grand" en place d’argument dans un terme conceptuel et qu’elle est vraie ou fausse, "le précepteur d’Alexandre le Grand" est nom propre d’Aristote et la composante d’allure "conceptuelle" qui entre dans le sens de cette expression n’est pas, logiquement, à prendre en considération. On a beaucoup glosé depuis les conférences de Kripke sur la logique des noms propres sur les rapports entre Mill d’une part et Frege/Russell d’autre part, en associant ces deux derniers auteurs. Cette opposition est fallacieuse et témoigne d’une lecture souvent hâtive de ces auteurs : pour Frege, un nom propre qu’il s’agisse d’un nom propre au sens habituel ou d’une "description définie" n’est jamais, logiquement, "connotatif", au sens de Mill. Rappelons que pour Mill, si dans une proposition le terme sujet est de la forme "le tel ou tel" , alors la proposition porte sur ce que connote le terme sujet et non pas sur ce qu’il dénote. Il ne faut pas confondre le fonctionnement logique des noms propres dans une proposition et les propriétés sémantiques que l’on reconnaît par ailleurs à ces termes.

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concept n’est pas une totalité au sens de [Husserl]" 95 .

On sait que l’un des succès que s’attribue Frege dans l’article de 1885 sur les théories formelles de l’arithmétique, est d’avoir substitué à la notion d’ensemble celle, purement logique, de concept (et d’extension de concept) 96 et qu’en général, il n’est pas tendre à l’égard de cette notion telle qu’elle se trouve utilisée par les mathématiciens car elle lui semble à la fois confuse et trop empirique. Le point essentiel, pour ce qui nous intéresse ici est que les notions d’ensemble, de système, de tout ou de totalité, de classe (au sens de Boole-Schröder) d’agrégat, emportent avec elles l’idée que ce sont les parties ou les objets qui constituent le tout (ensemble, etc.) ; il faut donc bien alors que ces parties entretiennent entre elles des relations, ne serait-ce que ce fantôme de relation qu’est la "liaison collective" de Husserl 97 .

L’extension d’un concept (que Frege appelle "classe" dans la lettre à Russell citée en note) ne suppose, elle, aucune relation entre les objets et ne tient sa consistance ( Bestand ) que du concept. Autrement dit, prise indépendamment de son concept, une extension de concept, qu’il vaudrait mieux alors appeler un "système", un "en- semble" ou un "tout", etc., ne peut avoir de "consistance" qu’en vertu des relations qu’entretiennent les objets ou les parties. Le point important est qu’alors, il n’est plus

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déterminé de façon univoque de quelles parties ou objets est constitué un tel "tout". Que les deux points soient liés peut être illustré de la manière suivante. Dans un tout "un" comme une armée, on peut considérer que ce sont essentiellement les relations de subordination dans la hiérarchie militaire, auxquelles correspondent les subdivi- sions en "divisions", régiments, compagnies etc., qui constituent l’armée comme telle. A ce moment, que, par exemple, un soldat disparaisse, ou même une compagnie, etc. n’affecte pas vraiment le fait que l’armée est toujours une armée (un peu affaiblie, c’est tout !), puisque le complexe de relations qui lui donne sa consistance reste pré- sent. Réciproquement, si, en raison de quelque événement malheureux comme une débâcle, la chaîne de commandement vient à être rompue, l’armée disparaît, même si aucun soldat n’est mort ou aucun régiment disloqué. De quelles parties est consti- tuée l’armée, et que doit-on admettre comme étant le nombre qui lui revient ? Cela n’est pas déterminé par le fait de la considérer comme une armée puisque l’on peut la "diviser" de multiples façons. C’est exactement la même diffculté rencontrée par Husserl, que nous évoquions plus haut (p. 26) et qui le conduit à admettre qu’un fin de compte il y a bien dans une "pluralité" une sorte de socle d’objets "naturels", sur la base duquel des formations secondaires peuvent surgir. Qu’il y ait liaison collective et donc tout collectif ne sufft pas pour avoir à faire à une pluralité nombrable : il faut déterminer cette pluralité en tant que constituée de tels ou tels "objets". Comme nous le remarquions à cette occasion, la diffculté tient à ce qu’il faut à la fois mettre en avant la ou les relations qui supportent le tout, sans considération des objets, et cependant isoler ces objets puisque ce sont eux, qu’en fin de compte, on dénombre. Seul un concept générique pourrait jouer ce double rôle : constituer un tout (l’ex- tension de concept constituée d’objets présentant un trait commun) et distinguer les objets qui le constituent par les propriétés qu’ils "possèdent" ; mais, comme on la vu, un concept "générique" ne détermine justement pas un tout numériquement déterminé.

Le concept fregéen ne détermine nulle "totalité", nul "ensemble", en ce sens, et son extension n’a donc rien d’un "tout" 98 : pour user d’une métaphore, aux relations horizontales que doivent entretenir les objets formant un "tout", Frege substitue la

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relation verticale des objets au concept sous lequel ils tombent, objets tous distincts en vertu de leurs particularités propres que leur "relation" au concept n’efface nul- lement. Or, en vertu de l’exigence de stricte délimitation, sans laquelle, on l’a vu, il n’y a pas de concept, avec un concept sont donnés, au moins idéalement, tous les objets tels qu’une proposition vraie résultera de l’insertion de leur nom dans la place vide du terme conceptuel. Il ne s’agit pas de prétendre que nous savons actuellement de quels objets il s’agit, mais seulement que, de par la nature propre du concept, il est logiquement déterminé à l’avance qu’il n’y aura pas de cas tel que l’on ne puisse déterminer la valeur de vérité de la proposition obtenue en saturant le terme concep- tuel par un nom propre d’objet ; ce qui permet donc de discriminer rigoureusement entre ceux des objets qui tombent et ceux qui ne tombent pas sous le concept en question.

Il faut souligner ici que la possibilité de déterminer si un objet tombe sous un concept, ne dépend pas, logiquement, de l’objet lui-même, mais bien de la définition du concept puisque c’est cette dernière qui, à propos de tout objet, permet de poser la question de savoir s’il tombe ou pas sous le concept. Quelque "connaissance" que l’on ait d’un objet, en l’absence d’une telle possibilité, il est impossible de répondre à la question ; en ce sens, c’est bien le concept, en tant que bien défini, qui permet de déterminer lesquels parmi les objets tombent sous lui et donc, en particulier, leur nombre 99 .

Qu’il n’y en ait aucun, un seul, tel ou tel nombre, n’est évidemment pas donné avec le concept (sauf dans des cas exceptionnels, comme "être différent de soi-même") mais apporte une information sur le concept et seulement sur le concept. C’est dans l’exacte mesure où pour répondre à la question : "quels objets tombent sous le concept Φ( ξ ) ?", il faut partir de Φ( ξ ) , c’est à dire de sa définition, que la question de savoir combien il y en a ne concerne que le concept. Le dénombrement se fait d’objets

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tous distincts et discernables (puisqu’ils ont pu être nommés, c’est à dire identifiés et reconnus) mais il n’est guidé que par les conditions qu’impose le concept pour qu’un objet tombe sous lui et c’est donc bien à son propos qu’est posée la question "combien ?", i.e. combien d’objets le concept subsume-t-il ? En retour, il apparaît évidemment que la donnée d’un nombre ne concerne en rien les objets, ni l’"extension du concept" au sens pré-fregéen, c’est à dire au sens de "class as one" comme dirait Russell. Si Frege peut dire dans son compte-rendu de Husserl qu’il lui importe peu que l’on dise qu’une attribution numérique porte sur un concept ou sur une extension de concept, c’est précisément à condition de préciser tout de suite que ce n’est pas au sens d’"extension de concept" qui est celui de la logique traditionnelle 100 .

On voit alors, sans qu’il soit besoin d’y insister, que les problèmes insolubles posés par les attributions numériques et les "concepts de nombres" à la logique (et la philosophie qui s’y superpose) d’inspiration aristotélicienne, s’évanouissent d’eux- mêmes 101 .

Il y a plus important encore : non seulement une attribution numérique ne peut porter que sur un concept, mais il résulte des considérations qui précèdent qu’un concept se caractérise essentiellement comme étant ce en quoi se trouve le nombre, autrement dit, dès lors qu’il y a concept, il y a nombre, ou, si l’on veut encore, un concept est en premier lieu ce qui "supporte" un nombre 102 . Un concept numérique- ment indéterminé serait un concept mal défini, non strictement délimité, autrement dit, ce ne serait pas un concept ; un concept (scientifique) numériquement indéter- miné est une contradiction in adjecto . Là encore, cela ne veut évidemment pas dire que dès lors que nous saisissons un concept, nous savons effectivement quel nombre lui correspond mais qu’il appartient en propre à un concept de pouvoir être numé- riquement déterminé. La question de savoir quel nombre lui convient n’est qu’une question épistémologique qui n’est pas ici pertinente.

Tout dépend, on le voit, de l’idée première : un concept est tel qu’en remplissant la place vide du terme conceptuel correspondant par un nom d’objet, on doit obtenir une proposition obéissant au tiers exclu. Le "milieu naturel" du concept (et de la relation, évidemment), c’est la proposition et non le ou les objets qui éventuellement tombe(nt) sous lui 103 . C’est de la proposition en tant qu’elle est objectivement vraie

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ou fausse que le concept reçoit son "objectivité. C’est bien pourquoi, il faut prendre pour point de départ, en logique, la proposition et non le concept "générique" conçu comme issu de la considération des objets. La logique classique voit l’objet derrière le concept (et, parfois, la philosophie qui s’y rattache soupire de ne le voir que réduit à l’état de spectre exsangue), la logique fregéenne voit, derrière le concept, ou plutôt avec le concept, la proposition dans la netteté du partage entre le vrai et le faux. C’est pourquoi la première ne sait que faire des "concepts de nombre" alors que la seconde lie immédiatement nombre et concept.

3.3 Parler de concept[modifier]

D’où il résulte que l’objectivité d’un concept ne dépend en rien de la circonstance qu’il subsume ou pas un objet : que toutes les propositions obtenues en saturant la place vide du terme conceptuel par des noms d’objets soient fausses est peut- être regrettable mais cela n’affecte en rien le fait que le concept en question est strictement délimité, et donc concept véritable, puisqu’il est possible d’attribuer une valeur de vérité (le Faux, en l’occurrence) à toutes les propositions obtenues par saturation de la place vide du terme conceptuel. Du reste, on est souvent amené, dans les raisonnements par l’absurde par exemple, à utiliser des concepts dont on montrera qu’ils ne subsument aucun objet ("racine carrée entière de 2", "ectoplasme à roulette", par exemple) 104 . On est alors conduit à "dire quelque chose" d’un concept de ce genre, à lui attribuer une "propriété", celle de ne rien subsumer, ou comme on dit aussi, d’être un concept vide, ce qui revient à lui attribuer le nombre 0 . Une attribution numérique, en général, fonctionne de la même manière : il s’agit à chaque fois de dire d’un concept qu’il subsume tant ou tant d’objets. Un concept a donc des "propriétés", indépendamment du fait qu’il est "dit d’un objet" avec vérité. Ce résultat peut sembler anodin : après tout, pendant près de deux mille cinq cents ans les philosophes ou les logiciens ont dit toutes sortes de choses à propos des genres ou des espèces, à propos du concept de poire ou de celui de triangle. Ils ont dit, pour reprendre un exemple tant et tant discuté, que "homme est une espèce" (ou que "rouge est un accident"). Et voilà que les problèmes recommencent ! En tant que terme commun, "homme" nomme Socrate ou Attila et cependant on ne peut dire de Socrate ou d’Attila qu’ils sont des espèces, etc. C’est donc que "homme" dans "homme est une espèce" ne fonctionne pas comme un terme commun ; donc comme propositionnelles" (équivalents russelliens des termes conceptuels et relationnels de Frege) : ". . .le ϕ dans ϕx n’est pas une entité séparée et distinguable : elle vit dans la proposition de la forme ϕx et ne peut survivre à l’analyse." (§85).

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terme singulier, mais que nomme-t-il alors ? "Une nature commune", une "intention de l’âme", une marque graphique ou un son vocal ? Comme on l’a vu, la diffculté est semblable à celle que suscitent les attributions numériques : la descente aux inférieurs étant impossible, le terme sujet ne fonctionne pas comme il est requis qu’il le fasse s’il doit s’insérer dans un syllogisme. Les "solutions", toutes discutables, apportées à ce genre de diffculté ne peuvent consister qu’à modifier le statut du terme commun "homme" ou "rouge" : "homme" n’est plus ce qui se prédique de plusieurs ou dans les termes de la théorie de la supposition par exemple, ne suppose plus personnellement mais suppose soit simplement soit même matériellement. Ce faisant, libre cours est laissé à des développements qui ne sont plus logiques mais métaphysiques, puisque l’on ne peut fournir la forme logique d’une proposition comme " homo est species ". On le voit, la diffculté que pose ce genre de proposition tient à ce que l’on veut dire d’un concept quelque chose qui n’en retient plus le fait qu’il se prédique de plusieurs, ou plutôt qu’on cherche à le dire en usant d’une forme d’expression qui ne permet plus de faire apparaître qu’il se prédique de plusieurs (qu’il "nomme" plusieurs individus). Que dit-on en effet en disant qu’homme est une espèce ? Si l’on reste au plus modeste de ce que l’on entend par "espèce (dernière)", par exemple, on veut simplement dire que le terme dont on le prédique est tel qu’à son tour, il "nomme" plusieurs individus lorsqu’il est en position de sujet dans une proposition ordinaire ; il s’agit là, si l’on veut, d’une simple remarque logico-grammaticale portant sur le statut de "homme" dans une proposition comme "l’homme est bipède". La diffculté est que l’on ne peut dire cela un usant de la même forme grammaticale (S-P) que celle dont on parle, puisque, précisément, le terme sujet d’une proposition de cette forme est admis comme devant être pris pour ses inférieurs, ce qui n’est plus le cas dans "homo est species". Ce qui nous ramène au statut du concept en général : si la consistance et l’objectivité d’un concept tiennent seulement aux objets dont il provient et qu’il embrasse, ce que l’on peut en dire doit toujours valoir ultimement de ces objets, ce que reflète le fonctionnement du terme sujet des propositions catégoriques dans le syllogisme. Autrement dit, on ne peut user d’un concept que pour évoquer plus ou moins lointainement les objets qu’il subsume, ce qui revient à dire que seules les propriétés d’objets sont de véritables propriétés ; un concept, par lui-même, n’en a pas, et cela constitue une nouvelle raison pour laquelle on ne peut admettre, en toute rigueur, qu’une attribution numérique porte sur un concept.

En admettant qu’un concept est objectif dès lors qu’il est strictement délimité, autrement dit dès lors que les propositions qui résultent du remplissement du terme conceptuel correspondant obéissent au tiers exclu, rien n’interdit plus qu’en tant que concept et indépendamment du fait qu’il subsume éventuellement des objets, il ait des propriétés qui ne peuvent valoir des objets qui tombent sous lui. Il faut donc distinguer entre les propriétés des objets qui sont les "marques caractéristiques" (les "notae" des médiévaux) des concepts sous lesquels ils tombent, et les propriétés des concepts eux-mêmes qui ne peuvent être des propriétés des objets subsumés. Frege savait bien qu’en avançant une telle distinction, il heurtait ses contemporains et on comprend pourquoi il termine par ce point, l’explication de ce qu’il entend par concept dans les Fdts. , après le §46 105 .

Il faut cependant immédiatement préciser : en attribuant une propriété à un concept, on ne doit pas effacer ce qui le caractérise essentiellement, à savoir d’être insaturé. Ce n’est pas en tant qu’objet, comme le prétendait Russell, que l’on peut dire quelque chose d’un concept, mais bien en tant que présentant cette caractéris- tique d’être insaturé. On sait que cela conduit à se détourner du langage naturel puisque l’on ne peut formuler en lui le fait qu’un concept a telle ou telle propriété qu’en utilisant une expression de la forme "le concept Φ " qui donne l’illusion que l’on a à faire à un objet. Il est donc nécessaire de disposer d’un symbolisme qui permette de construire des formules dans lesquelles le terme conceptuel puisse figurer avec sa place vide.

Avant de revenir sur ce dernier point, demandons-nous, en général, quel genre de chose on peut dire d’un concept si l’on ne veut pas l’hypostasier en objet. Rien, évidemment, qui ne soit relatif au fait qu’il a comme caractéristique essentiel de subsumer des objets, ou, si l’on veut encore, qui ne soit relatif au fait que du terme conceptuel correspondant résulte une proposition, soit vraie soit fausse, par satura- tion de sa place vide 106 . Cela revient à ce que seul compte comme propriété d’un concept (ou plus généralement d’une fonction) ce qui concerne son "comportement" vis à vis des objets qui tombent sous lui ; c’est pourquoi ce qui, exprimé en langage naturel, ferait apparaître des pseudo-noms de concept, doit pouvoir s’exprimer en indiquant comment "se comportent" les objets qui tombent (éventuellement) sous le concept. Les propriétés d’un concept, telles que nous pourrions les formuler en

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langage ordinaire, sont donc du genre : "être vide", "valoir pour au moins un ob- jet", "ne valoir que d’un seul (ou de deux, de trois. . .) objet(s)", "être subordonné (ou superordonné) à tel autre concept", etc. De la même manière que l’on peut dire qu’un objet tombe sous un concept si la proposition qui résulte de la saturation de la place d’argument du terme conceptuel par le nom de l’objet est vraie, on dira également qu’un concept (de premier niveau) "tombe dans" un autre concept (de deuxième niveau) si la proposition obtenue par saturation de la place d’argument du terme conceptuel de deuxième niveau par le terme conceptuel de premier niveau, est vraie ; mais ici, le terme conceptuel de premier niveau doit apparaître avec sa place vide.

Soit l’exemple bien connu de la subordination de concept 107 . En général, nous exprimons la relation de subordination qu’un concept entretient avec un autre, en disant que quel que soit l’objet que l’on considère, s’il tombe sous le premier concept, il tombe également sous le second 108 . Fixons ce deuxième concept, disons Φ( . . . ) .

Nous mettons en évidence en général la propriété pour un concept d’être subordonné au concept Φ( . . . ) par : "quel que soit l’objet que l’on considère, s’il tombe sous le premier, il tombe également sous Φ( . . . ) ". Ce qui revient à : Ψ( . . . ) est subordonné au concept Φ( . . . ) si est vraie la proposition obtenue en mettant le terme conceptuel correspondant à Ψ( . . . ) à la place du marque place de fonction de premier niveau à une place d’argument dans l’expression suivante (concept de deuxième niveau) "quel que soit l’objet x , si ψ ( x ) alors φ ( x ) ", c’est à dire si la proposition "quel que soit l’objet x , si Ψ( x ) alors Φ( x ) " est vraie 109 .

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Nous retrouvons là un point sur lequel nous avions déjà insisté plus haut : en fait nous ne disons rien d’un concept au sens où nous formulerions des propositions "à propos" d’un concept, comme nous semblons pouvoir formuler des propositions "à propos" d’un objet. Lorsque nous paraphrasons en langage ordinaire " ∀ x (Ψ( x ) ⇒ Φ( x ) " en disant que le concept Ψ à la propriété d’être subordonné au concept Φ , nous tombons dans la même ambiguïté que lorsque nous paraphrasons " Φ(∆) " en disant que ∆ tombe sous le concept Φ . Les "propriétés" que l’on attribue à un concept ne peuvent qu’être montrées par les formules du langage artificiel mis au point par Frege (ou Russell, etc.) 110 . Un tel langage est construit de telle sorte qu’un terme conceptuel ne peut y apparaître que flanqué de sa place vide et ne peut jamais être un argument de "type 1" (= nom d’objet). En revanche, à partir du moment où nous disposons d’un tel symbolisme, nous pouvons "montrer" ce qui, exprimé en langage ordinaire, ressemble à des propriétés de concept (ou des relations entre concepts) et nous disposons d’un critère permettant de décider si tel ou tel concept a ou n’a pas telle ou telle "propriété".

C’est en ce sens que l’on peut dire d’un concept Φ( . . . ) que, par exemple, le nombre 2 lui convient si nous sommes en mesure d’affrmer la formule suivante : ∃ x, y { Φ( x ) ∧ Φ( y ) ∧ ∀ z [Φ( z ) ⇒ ( z = x ∨ z = y )] }

Si Φ( . . . ) est strictement délimité, cette formule est soit vraie, soit fausse et donc on peut dire que le nombre qui lui revient est soit 2, soit différent de 2, le tiers étant exclu.

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4 Souvenirs incertains[modifier]

A Jourdain, qui lui demandait, en 1902, si le résultat auquel parviennent les Fdts. de 1884 n’avait pas été le fruit de l’élaboration de son écriture conceptuelle, Frege avouait qu’il n’était plus en mesure de détailler le cheminement de pensée qui avait été le sien entre l’ouvrage de 1879 et celui de 1884 111 . Pourtant, lorsqu’il évoque pour Darmstaedter, en 1919 ce que fut sa démarche, il semble donner la priorité à la "découverte" que le nombre n’est pas un tas ou un agrégat ni une propriété d’un tas, etc. mais qu’en donnant un nombre, on énonce quelque chose d’un concept. C’est pour donner corps à cette découverte, ajoute-t-il, qu’il a dû s’écarter du langage naturel 112 et élaborer son symbolisme original. On peut évidemment supposer que si Frege avait été en possession de sa conception du nombre, il en aurait fait mention dès la Begriffsschrift , et qu’en conséquence celle-ci a précédé sa "découverte fonda- mentale" ; mais certainement pas de beaucoup : dès 1882, Frege affrme dans la lettre à Marty (ou à Stumpf) qu’il a pratiquement achevé un ouvrage dans lequel il traite du concept de nombre 113 , ouvrage qu’en réponse, Stumpf le presse de publier sans tarder et sans utiliser son symbolisme ; d’où, sans doute, les Fdts. de 1884. Quoiqu’il en soit, on peut constater que la conception originale du concept que développe Frege et de laquelle suit quasi naturellement celle du nombre, comme tout ce papier a tenté de le montrer, est exposée par lui dans toute la netteté souhaitable dans la même lettre à Marty de 1882 114 . Cette conception, comme on l’a vu abondamment, ne prend sens que si l’on dispose d’une idéographie permettant de mettre en évidence et de préserver le statut "intra-propositionnel", si l’on veut, des concepts et relations ;

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il n’est donc pas surprenant que Frege, dans la lettre à Jourdain du 23 septembre [104] (au sens fregéen d’extension de concept), distinction dont on a vu qu’il se faisait gloire et qui est au cœur de sa théorie du concept.

Ces questions historiques n’ont peut-être pas une importance considérable ; il importe plus de remarquer que sans cette nouvelle conception du concept, il aurait été impossible de donner sens à la thèse du §46 des Fdts. et qu’elle est trop ajustée à cette thèse pour que celle-ci n’en soit pas, d’une manière ou d’une autre, à l’origine.

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