Grammaire de la multitude
par Paolo Virno
Paolo Virno (1952) vit et travaille à Rome. Outre les titres disponibles en français, il a publié Convenzione e materialismo (Theoria, 1990), Parole con parole. Potere e limiti del linguaggio (Donzelli, 1995). Paraîtront prochainement en Italie : Grammatica della moltitudine (DeriveApprodi, 2002) et Esercizi di Esodo (Ombre Corte, 2002). Grammaire de la multitude, devrait également paraître en français à l'automne.
Livres
- Le souvenir du présent
- Essai sur le temps historique
- Développant sa réflexion sur la fin de l'Histoire, Virno propose une analyse du temps historique appuyée sur les concepts de puissance et acte, couple vénérable s'il en est de la réflexion philosophique.
- Mais la temporalisation de ces deux concepts permet de faire surgir une évidence, bouleversante si on l'étend à différentes sphères et en particulier à celle du travail : ce que les adeptes d'une fin de l'Histoire parviennent à mettre en œuvre, à travers ce qui n'est que l'effet d'une pathologie de la mémoire, c'est la négation de ce qui sous-tend la puissance. Et l'enquête menée autour du concept de force de travail prend une dimension toute particulière, dès lors qu'elle montre à quel point le déni d'une historicité du temps n'est que l'outil qui permet de faire l'économie de ce qui est porteur de la seule puissance, cible privilégiée de la société capitaliste, à savoir l'individu en tant que corps vivant et producteur de force de travail.
- La magistrale et précise analyse de Virno est sans appel. Elle balye nombre de méprises et met au jour l'insupportable violence qui sous-tend en particulier la conception heideggérienne de l'historicité ayant ses racines dans la mort.
- Miracle, virtuosité et «déjà vu»
- Trois essais sur l'idée de « monde »
- Ce livre se compose de trois essais. Le premier est consacré au seul contenu authentique de toute philosophie de l’Histoire : l’idée d’une fin ou d’une paralysie de l’Histoire elle-même. Pour en comprendre les racines et pour les critiquer sans indulgence, on fera appel au phénomène du déjà vu. Le deuxième essai part des sentiments qui nous saisissent quand nous pensons au monde dans son ensemble, au simple fait qu’il existe et que nous en faisons partie : sublime, miracle, émerveillement, sécurité, angoisse, bien-être, peur, enfance, travail, ennui, etc. Pour Kant, le sentiment qui contribue le plus à la formation des idées cosmologiques, c’est le sublime précisément ; pour Wittgenstein, il s’agit d’un sentiment où se mêlent émerveillement et sécurité. Le troisième essai se présente comme un petit traité politique : notre but était de trouver des mots-clefs (intellect général, exode, amitié, inimitié, multitude, intempérance, droit de résistance) permettant d’affronter l’ouragan magnétique qui a mis hors d’usage les boussoles auxquelles s’étaient fiées les théories politiques modernes depuis le XVIIe siècle.
- Opportunisme, cynisme et peur ambivalence du désenchantement
- suivi de «les labyrinthes de la langue»
- Les deux essais rassemblés dans ce volume, placent en court-circuit différents problèmes philosophiques et l'expérience du quotidien. Le but en est une «illumination réciproque» du lexique spéculatif et de la situation présente.
- L'opportunisme, le cynisme et la peur sont les masques, les modalités et les styles qu'une modernisation et un déracinement sans précédent ont jeté au devant de la scène contemporaine. Paolo Virno entreprend ici la lecture radicale d'une modernité autosatisfaite, offrant une possible ouverture, sans complaisance ni nostalgie, vers des formes de vie inédites.
- Dans le second essai, il tente une lecture analogique de la langue et de la métropole, qui pose en termes inédits et stimulants les questions controversées du langage, de la communication et de l'individualité.
- «Ces essais, dans leur brièveté, montrent une pensée solide et réflexive, qui mérite attention.» Pierre Trotignon (Revue philosophique).
- Grammaire de la multitude
- pour une analyse des formes de vie contemporaines
- Opportunisme, cynisme, peur, exode, curiosité, bavardage, miracle, virtuosité... à l'occasion d'un séminaire sur le concept de «multitude», Paolo Virno revient sur l'ensemble du lexique de ses précédents ouvrages, pour en enrichir le sens et en préciser les contenus. En effet, le concept de «multitude», par opposition à celui, plus familier, de «peuple», est un outil décisif pour toute réflexion sur la sphère publique contemporaine. Ces deux concepts opposés l'un à l'autre, ont joué un rôle de première importance dans la définition des catégories politico-sociales de la modernité. Et si la notion de «peuple» l'emporta prioritairement, on peut se demander aujourd'hui si, à la fin d'un cycle long, cette ancienne dispute n'est pas en train de s'ouvrir à nouveau; si aujourd'hui, alors que la théorie politique de la modernité subit une crise radicale, la notion de «multitude», autrefois déboutée, ne témoigne pas d'une extraordinaire vitalité.
Paolo Virno (1952) vit à Rome. Trois de ses ouvrages ont été publiés en français aux éditions de l'éclat : Opportunisme, cynisme et peur (1991) Miracle, virtuosité et «déjà vu» (1996), et Le souvenir du présent (1999).
Articles
- Les casse-têtes du matérialiste (Paru dans Futur Antérieur)
- Le langage au milieu du gué (Paru dans Sédiments/Montréal)
- Bavardage et curiosité (Paru dans Les Cahiers de la Villa Gillet)
Liens
- http://www.samizdat.net/archives/mutants/m_09.html
- Article de P. Virno "Virtuosité et travail postfordiste"
- http://www.raisatzoom.com/archivio/realvideo.phtml?nv=147&t=ram
- Vidéo de 8 minutes. Paolo Virno : L'autore è vivo o morto?” (Nos compétences techniques ne nous ont pas permis de vérifier s'il s'agit d'une vidéo muette ou sonore)
- http://www.ecn.org/zip/virno.htm
- Entretien avec Virno à propos de la revue Metropoli qui fut interdite en 1979
- http://www.larivistadelmanifesto.it/indici/autore/Virno_Paolo.html
- http://www.lyber-eclat.net/lyber/virno4/grammaire02.html Texte qui suit.
Sommaire
- 1 Avant propos
- 2 Première journée : Crainte et protection
- 3 deuxième journée : Travail, action, intellect
- 3.1 1. Juxtaposition de poiésis et praxis
- 3.2 2. De la virtuosité. D'Aristote à Glenn Gould
- 3.3 3. L'être parlant en tant qu'artiste-interprète
- 3.4 4. Industrie culturelle: anticipation et paradigme
- 3.5 5. Le langage en scène
- 3.6 6. Virtuosité au travail
- 3.7 7. L'intellect comme partition
- 3.8 8. Raison d'Etat et Exode
- 4 Troisième journée : La multitude comme subjectivité
- 5 Quatrième journée : Dix thèses sur la multitude et le capitalisme post-fordiste
- 6 Bibliographie
Avant propos[modifier]
1. Peuple vs multitude: Hobbes et Spinoza[modifier]
Je considère que le concept de multitude, par opposition à celui, plus familier, de «peuple», est un outil décisif pour toute réflexion sur la sphère publique contemporaine. Il faut avoir à l'esprit que l'alternative entre «peuple» et «multitude» a été au centre des controverses du XVIIe siècle, au plan pratique (fondation des Etats centraux modernes, guerres de religion, etc.) et au plan théorico-philosophique. Ces deux concepts opposés l'un à l'autre, forgés au feu de contrastes très marqués, ont joué un rôle de première importance dans la définition des catégories politico-sociales de la modernité. Ce fut la notion de «peuple» qui l'emporta. «Multitude» est le terme perdant, le concept qui a eu le dessous. Pour décrire les formes de la vie en société et l'esprit public des grands Etats qui venaient de se constituer, on ne parla plus de multitude, mais de peuple. Reste à se demander si aujourd'hui, à la fin d'un cycle long, cette ancienne dispute n'est pas en train de se réouvrir; si aujourd'hui, alors que la théorie politique de la modernité subit une crise radicale, la notion autrefois déboutée ne témoigne pas d'une extraordinaire vitalité, prenant ainsi une revanche retentis
Hobbes et Spinoza sont les pères putatifs des deux polarités, peuple et multitude. Pour Spinoza la multitudo désigne une pluralité qui persiste comme telle sur la scène publique, dans l'action collective, dans la prise en charge des affaires communes, sans converger vers un Un, sans s'évaporer sur un mode centripète. Multitude est la forme d'existence sociale et politique du Nombre1 en tant que Nombre: forme permanente, non épisodique ou interstitielle. Pour Spinoza, la multitudo est la clef de voûte des libertés civiles (cf. Spinoza 1677).
Hobbes déteste la multitude – j'utilise à dessein un terme passionnel, bien peu scientifique – il se déchaîne contre elle. Dans l'existence sociale et politique du Nombre en tant que Nombre, dans la pluralité qui ne converge pas vers une unité synthétique, il voit le pire danger pour l'«empire suprême», c'est-à-dire pour ce monopole de la décision politique qu'est l'Etat. La meilleure façon de comprendre la portée d'un concept – celui de multitude dans le cas qui nous occupe – est de l'examiner avec les yeux de celui qui l'a combattu avec ténacité. C'est précisément celui qui veut l'éliminer de l'univers théorique et pratique qui en saisit toutes les implications et les nuances.
Avant d'exposer brièvement la façon dont Hobbes présente la multitude tant détestée, il est bon de préciser le but que nous poursuivons ici. Je voudrais montrer que la catégorie de la multitude (justement celle qui est esquissée par Hobbes, son ennemi juré) aide à comprendre un certain nombre de comportements sociaux contemporains. Après les siècles du «peuple» et donc de l'Etat (Etat-nation, Etat centralisé, etc.), revient enfin se manifester la polarité opposée, abrogée à l'aube de la modernité. La multitude comme dernier cri de la théorie sociale, politique et philosophique? Peut-être. Toute une gamme de phénomènes importants – jeux de langage, formes de vie, propensions éthiques, caractères saillants de la production matérielle actuelle – s'avère peu compréhensible, voire complètement incompréhensible, si ce n'est à partir de la manière d'être du Nombre. Pour enquêter sur cette manière d'être, il faut avoir recours à une instrumentation conceptuelle assez variée: anthropologie, philosophie du langage, critique de l'économie politique, réflexion éthique. Il faut naviguer autour du continent-multitude en changeant souvent l'angle de la perspective.
Ceci étant dit, voyons rapidement comment Hobbes, en adversaire perspicace, définit la manière d'être du «Nombre». Pour Hobbes, c'est l'opposition politique entre multitude et peuple qui est décisive. La sphère publique moderne peut avoir soit l'une, soit l'autre comme centre de gravité. C'est dans cette alternative que la guerre civile, qui toujours menace, trouve sa forme logique. Le concept de peuple, selon les dires de Hobbes, est étroitement corrélé à l'existence de l'Etat; de plus, il en est une réverbération, un reflet: s'il y a Etat, il y a peuple. En l'absence d'Etat, pas de peuple. Dans De Cive, livre dans lequel est décrite en long et en large l'horreur de la multitude, on lit: «Le peuple est une sorte d'unité qui a une volonté unique» (Hobbes 1642: XII, 8; mais aussi voir VI, 1, note).
Pour Hobbes, la multitude est inhérente à l'«état de nature», donc à ce qui précède l'institution du «corps politique»; mais ce qui a précédé il y a longtemps peut refaire surface, comme un «refoulé» qui revient se faire valoir dans les moments de crise qui secouent parfois la souveraineté de l'Etat. Avant l'Etat, il y avait le Nombre; après l'instauration de l'Etat, il y a le peuple-Un, doté d'une volonté unique. La multitude, selon Hobbes, a horreur de l'unité politique, elle est réfractaire à l'obéissance, ne conclut pas de pactes durables, n'obtient jamais le status de personne juridique parce qu'elle ne transfère jamais ses propres droits au souverain. Ce «transfert», la multitude l'inhibe par le seul fait de sa manière d'être (de son caractère pluriel) et d'agir. Hobbes, qui était un grand écrivain, souligne de façon admirablement lapidaire en quoi la multitude est contre l'Etat et, justement pour cette raison, contre le peuple: «Les citoyens, quand ils se rebellent contre l'Etat, sont la multitude contre le peuple» (ibidem). L'opposition entre les deux concepts est ici mise au diapason: s'il y a du peuple, il n'y a pas de multitude; s'il y a de la multitude, il n'y a pas de peuple. Pour Hobbes et pour les apologistes de la souveraineté étatique du XVIIe, multitude est un concept-limite, purement négatif: c'est-à-dire qu'il coïncide avec les risques qui pèsent sur l'étatisme, c'est le grain de poussière qui peut parfois gripper la «grande machine». Un concept négatif que la multitude: ce qui ne s'est pas apprêté pour devenir peuple, dans la mesure où cela contredit virtuellement le monopole de l'Etat sur la décision politique, bref un relent de l'«état de nature» dans la société civile.
2. La pluralité exorcisée: le «privé» et l'«individuel»[modifier]
Comment la multitude a-t-elle survécu à la création des Etats centraux? Selon quelles formes dissimulées et rachitiques s'est-elle signalée après la pleine affirmation du concept moderne de souveraineté? D'où en entend-on l'écho? En simplifiant la question à l'extrême, essayons d'identifier les façons dont le Nombre a été conçu en tant que Nombre dans la pensée libérale et dans la pensée démocratico-socialiste (donc, dans des traditions politiques qui ont eu indiscutablement l'unité du peuple comme propre point de repère).
Dans la pensée libérale, l'inquiétude que provoque le «Nombre» est domestiquée par le recours au couple public-privé. La multitude, qui est l'antipode du peuple, prend les allures un peu fantasmatiques et mortifiantes de ce que l'on appelle le privé. Soit dit en passant: même la dyade public-privé, avant de devenir évidente, s'est formée dans les larmes et le sang au cours de mille querelles théoriques et pratiques; elle passe donc pour un résultat complexe. Quoi de plus normal pour nous que de parler d'expérience publique et d'expérience privée? Mais cette bifurcation n'a pas toujours été escomptée. L'évidence manquée est intéressante car, aujourd'hui, nous sommes peut-être dans un nouveau XVIIe siècle, à une époque où explosent les vieilles catégories et où il faut en forger d'autres. Bien des concepts qui nous semblent encore extravagants et inhabituels – la notion de démocratie non représentative, par exemple – tendent déjà peut-être à ourdir un nouveau sens commun, aspirant à leur tour à devenir «évidents». Mais revenons à notre propos. «Privé», cela ne veut pas dire seulement quelque chose de personnel, qui appartient à l'intériorité d'un tel ou un tel; privé signifie aussi dépourvu: dépourvu de voix, dépourvu de présence publique. Dans la pensée libérale, la multitude survit comme dimension privée. Le Nombre est aphasique et écarté des affaires publiques.
Dans la pensée démocratico-socialiste, où trouvons-nous un écho de l'archaïque multitude? Peut-être dans le couple collectif-individuel. Ou mieux: dans le second terme, dans la dimension individuelle. Le peuple, c'est le collectif, la multitude se révèle par l'impuissance présumée, mais aussi par l'agitation déréglée des individus singuliers. L'individu est le reste sans influence de divisions et de multiplications qui s'accomplissent loin de lui. En ce qu'il a de véritablement singulier, le singulier semble ineffable. Comme est ineffable la multitude dans la tradition démocratico-socialiste.
Il vaut mieux dès à présent faire état d'une conviction qui affleurera à plusieurs reprises dans mon discours. Je crois que dans les formes actuelles de la vie, comme dans la production contemporaine (pour peu que l'on n'abandonne pas la production – chargée comme elle est d'ethos, de culture, d'interaction linguistique – à l'analyse économétrique, mais qu'on l'entende comme une expérience large du monde), on a la perception directe du fait que tant le couple public-privé que le couple collectif-individuel ne marchent plus, ne reposent plus sur rien, explosent. Ce qui était strictement divisé se confond et se superpose. Il est difficile de dire où finit l'expérience collective et où commence l'expérience individuelle. Il est difficile de séparer l'expérience publique de celle que l'on appelle privée. Dans ce brouillage du tracé des frontières, s'évanouissent aussi, ou en tous les cas deviennent bien peu fiables, les deux catégories de citoyens et de producteurs si importantes chez Rousseau, Smith, Hegel et, plus tard, chez Marx lui-même, ne serait ce que d'un point de vue polémique.
La multitude contemporaine n'est composée ni de «citoyens» ni de «producteurs»; elle occupe une région médiane entre «individuel» et «collectif»; pour elle, la distinction entre «public» et «privé» ne convient d'aucune façon. Et c'est précisément à cause de la dissolution de ces couples que l'on a tenus si longtemps pour évidents, que l'on ne peut plus parler d'un peuple convergeant dans l'unité de l'Etat. Pour ne pas entonner les petits refrains dissonants estampillés post-modernes («le multiple c'est le bien, et l'unité, le malheur dont il faut se garder»), il faut quand même reconnaître que la multitude ne s'oppose pas à l'Un, mais le redéfinit. Même le Nombre a besoin d'une forme d'unité, d'un Un: toutefois, et c'est là toute la question, cette unité n'est plus l'Etat mais le langage, l'intelligence, les facultés communes du genre humain. L'Un n'est plus une promesse, mais une prémisse. L'unité n'est plus quelque chose (l'Etat, le souverain) vers quoi l'on converge, comme dans le cas du peuple, mais quelque chose que l'on a derrière nous, comme un fond ou un présupposé. Le Nombre doit être pensé comme l'individuation de l'universel, du générique, de ce qui est partagé. Ainsi, de façon symétrique, il faut concevoir un Un qui, loin d'être quelque chose de conclusif, soit la base qui autorise la différenciation, ou encore qui consente l'existence politico-sociale du Nombre en tant que Nombre. Je dis cela à seule fin de souligner qu'une réflexion actuelle sur la catégorie de multitude ne souffre ni simplifications effrénées ni raccourcis désinvoltes, mais doit affronter des problèmes ardus: en particulier le problème logique (qui est à reformuler et non à déliter) de la relation Un/Multiple.
3. Trois approches du Nombre[modifier]
Les dimensions concrètes de la multitude contemporaine peuvent être précisées en développant trois blocs thématiques. Le premier est très hobbesien: la dialectique entre peur et recherche de sécurité. Il est clair que le concept de «peuple» aussi (dans ses articulations du XVIIe, ou libérales, ou démocratico-socialistes) forme un tout avec certaines stratégies visant à écarter le danger et à obtenir protection. Je soutiendrai cependant qu'ont disparu, tant sur le plan empirique que sur le plan conceptuel, les formes de peur et les formes correspondantes de protection qui étaient liées à la notion de «peuple». C'est par contre une dialectique crainte-protection très différente qui prévaut: elle définit certains traits caractéristiques de la multitude d'aujourd'hui. Peur-sécurité: c'est là une grille ou un révélateur pertinent au plan philosophique et sociologique pour montrer que la figure de la multitude n'est pas complètement «rose»; pour identifier les poisons particuliers qui s'y cachent. La multitude est une manière d'être, la manière d'être qui prévaut aujourd'hui; mais, comme toutes les manières d'être, elle est ambivalente, c'est-à-dire qu'elle contient la perte et le salut, l'acquiescement et le conflit, la servilité et la liberté. Ce qui est crucial, cependant, c'est que ces possibilités alternatives ont une physionomie particulière, différente de celles qu'elles revêtaient dans la constellation peuple/volonté générale/Etat.
Le second thème dont je parlerai plus loin, c'est la relation entre le concept de multitude etc la rise de la très ancienne tripartition de l'expérience humaine en Travail, Politique, Pensée. Il s'agit d'une subdivision proposée par Aristote, reprise au XXe siècle surtout par Hannah Arendt, et parfaitement intégrée jusqu'à très récemment au sens commun. Une subdivision qui aujourd'hui cependant ne tient plus.
Le troisième bloc thématique consiste à passer au crible quelques catégories qui peuvent nous apprendre quelque chose à propos de la ubjectivité de la multitude. J'en examinerai trois en particulier: principe d'individuation, bavardage, curiosité. La première catégorie est une austère question métaphysique que l'on a eu tort de négliger: qu'est-ce qui fait qu'une singularité est singulière? Les deux autres, en revanche, concernent la vie quotidienne. C'est Heidegger qui a conféré au bavardage et à la curiosité leur dignité de concept philosophique. Ma façon d'en parler, si elle tire profit de certaines pages de Etre et temps, est pourtant en substance non heideggerienne ou anti-heideggerienne.
Première journée : Crainte et protection[modifier]
1. Au-delà du couple peur/angoisse[modifier]
La dialectique de la crainte et de la protection est au centre de l'«Analytique du sublime», une section de la Critique de la faculté de juger (Kant 1790, Ière partie, Livre II). Selon Kant, quand j'observe une avalanche terrifiante en étant à l'abri, je suis envahi par un sentiment agréable de sécurité auquel se mêle cependant la perception aiguë de ma vulnérabilité. Ce qui est sublime, précisément, c'est ce sentiment double, partiellement contradictoire. Partant de la protection empirique dont j'ai joui par hasard, je suis porté à me demander ce qui pourrait garantir à mon existence une protection absolue et systématique. Je me demande donc ce qui protège, non pas de tel ou tel danger déterminé, mais du risque inscrit dans l'être-au-monde même. Où trouver un abri sans condition? Kant répond: dans le Moi moral, puisqu'en lui il y a quelque chose de non contingent, ou de vraiment supra-terrestre. La loi morale transcendante protège ma personne de façon absolue puisqu'elle place la valeur qui lui revient au-dessus de l'existence finie et de ses multiples périls. Le sentiment du sublime (ou au moins une de ses formes) consiste à transformer le soulagement d'avoir profité d'un refuge occasionnel dans la recherche d'une sécurité inconditionnelle que seul le Moi moral peut garantir.
J'ai fait allusion à Kant pour une seule raison: parce qu'il offre un modèle très limpide de la façon dont on a conçu la dialectique crainte-protection depuis deux cents ans. On est en présence d'une bifurcation nette: d'un côté, un danger particulier (l'avalanche, les intentions malveillantes du ministère de l'Intérieur, la perte de son poste de travail, etc.); de l'autre, par contre, le danger absolu, relié à notre propre être-au-monde. A ces deux formes de risque (et de crainte) correspondent deux formes de protection (et de sécurité). Face à un malheur factuel, il y a des remèdes concrets (par exemple le refuge de montagne quand l'avalanche se déclenche). Le danger absolu requiert en revanche une protection par rapport au monde lui-même. Attention: le «monde» de l'animal humain ne peut pas être comparé au «milieu» de l'animal non humain, c'est-à-dire à l'habitat circonscrit dans lequel celui-ci s'oriente parfaitement grâce à des instincts spécialisés. Le monde a toujours quelque chose d'indéterminé, il est plein d'imprévus et de surprises, c'est un contexte de vie qu'on ne maîtrise pas une fois pour toutes; c'est pour cela qu'il est source d'insécurité permanente. Tandis que les dangers relatifs ont «une identité», «un nom et un prénom», le péril absolu n'a ni visage précis ni contenu univoque.
La distinction kantienne entre les deux types de risque et de sécurité se prolonge dans la distinction, établie par Heidegger, entre peur et angoisse. La peur se réfère à un fait bien précis, à la fameuse avalanche ou au chômage; l'angoisse, par contre, n'a pas de déclencheur précis. Dans Etre et temps (Heidegger 1927, § 40), l'angoisse est provoquée par l'exposition pure et simple au monde, par l'incertitude et l'indécision avec lesquelles se manifeste notre relation à lui. La peur est toujours circonscrite, on peut toujours la nommer; l'angoisse vient de tous les côtés, elle n'est pas liée à une situation privilégiée, elle peut survenir à n'importe quel moment, dans n'importe quelle situation. Ces deux formes de crainte (la peur et l'angoisse, précisément) et les antidotes qui leur correspondent se prêtent à une analyse historico-sociale.
La distinction entre crainte circonscrite et crainte indéterminée est en vigueur là où existent des communautés substantielles, qui constituent des canaux capables de contenir la praxis et l'expérience collective. Un canal constitué d'usages et de coutumes répétitives et donc confortables, d'un ethos consolidé. La peur se situe à l'intérieur de la communauté, de ses formes de vie et de communication. L'angoisse, par contre, fait son apparition quand on s'éloigne de la communauté d'appartenance, des habitudes partagées, des «jeux de langage» archi-connus, quand on s'avance dans le vaste monde. A l'extérieur de la communauté, le danger est partout, imprévisible, constant; bref, angoissant. Contrepartie de la peur, il y a une sécurité que la communauté peut, en principe, garantir; contrepartie de l'angoisse (ou de l'exposition au monde comme tel), il y a la protection que procure l'expérience religieuse.
Eh bien, la ligne de partage entre peur et angoisse, crainte relative et crainte absolue, c'est précisément ce qui a disparu. Le concept de «peuple», avec ses nombreuses variantes historiques, est lié étroitement à la séparation nette entre un «dedans» habituel et un «dehors» inconnu et hostile. Le concept de «multitude» est fondé, en revanche, sur la fin de cette séparation. La distinction entre peur et angoisse, comme la distinction entre protection relative et protection absolue, est dénuée de fondements pour au moins trois raisons.
La première, c'est que l'on ne peut plus raisonnablement parler de communautés substantielles. Aujourd'hui, toute innovation impétueuse ne bouleverse pas des formes de vie traditionnelles et répétitives, mais intervient sur des individus habitués désormais à ne plus avoir de solides habitudes, rompus au mouvement brusque, exposés à l'inhabituel et à l'imprévu. On a affaire toujours et de toute façon, à une réalité qui a déjà connu l'innovation à plusieurs reprises. Il n'est donc plus possible de faire une distinction effective entre un «dedans» stable et un «dehors» incertain et tellurique. La variabilité permanente des formes de vie, mais aussi l'entraînement à affronter un aléatoire non canalisé comportent une relation directe et continue avec le monde en tant que tel, avec le contexte indéterminé de notre existence.
On a donc une superposition complète de peur et d'angoisse. Quand je perds mon travail, je dois affronter, bien sûr, un danger bien défini qui suscite une crainte spécifique; mais ce danger factuel se teinte immédiatement d'une angoisse indéterminée, il se confond avec une désorientation plus générale face au monde, il forme tout un ensemble avec l'insécurité absolue dans laquelle verse l'animal humain privé d'instincts spécialisés. On pourrait dire: la peur est toujours angoissée, le danger circonscrit exhibe toujours le risque général de l'être au monde. Si les communautés substantielles voilaient ou amortissaient la relation avec le monde, leur dissolution met celle-ci en pleine lumière: la perte d'emploi, l'innovation qui transforme les tâches à accomplir au travail, la solitude dans les métropoles prennent sur elles nombre de traits qui, précédemment, appartenaient aux terreurs éprouvées en dehors des murs de la communauté. Il faudrait trouver un terme, qui ne serait ni «peur» ni «angoisse», un terme qui rende compte de leur fusion. Ce qui me vient à l'esprit, c'est perturbant. Mais il serait trop long ici de justifier ce choix (cf. Virno 1994, p. 103-105).
Passons à la deuxième approche critique. Sur la base de la représentation traditionnelle, la peur est un sentiment public, tandis que l'angoisse concerne l'individu isolé de son prochain. A la différence de la peur, provoquée par un danger qui concerne virtuellement plusieurs membres de la communauté et qui peut être affronté avec le secours des autres, le dépaysement angoissant élude la sphère publique et concerne uniquement ce que l'on appelle l'intériorité de l'individu. Cette représentation n'est désormais plus du tout digne de foi. Dans un certain sens, elle doit être complètement renversée. Aujourd'hui, toutes les formes de vie expérimentent ce «ne-pas-se-sentir-chez-soi», qui, selon Heidegger, serait à l'origine de l'angoisse. Donc, il n'y a rien de plus partagé et de plus commun, dans un certain sens de plus public, que le sentiment de «ne-pas-se-sentir-chez-soi». Personne n'est moins isolé que celui qui ressent l'effrayante pression du monde indéterminé. En d'autres termes, le sentiment où convergent peur et angoisse est immédiatement l'affaire du Nombre. On pourrait peut-être dire que «ne-pas-se-sentir-chez-soi» est vraiment un trait distinctif du concept de multitude, tandis que la séparation entre le «dedans» et le «dehors», entre la peur et l'angoisse, marquait l'idée hobbesienne (et pas seulement hobbesienne) de peuple. Le peuple est un, parce que la communauté substantielle coopère pour calmer les peurs qui naissent de dangers circonscrits. La multitude, par contre, est réunie par le danger qui dérive du «ne-pas-se-sentir-chez-soi», de l'exposition plurilatérale au monde.
Troisième et dernière remarque critique, peut-être la plus radicale. Elle concerne toujours le couple crainte-protection. En soi, l'idée selon laquelle nous éprouverions d'abord une crainte et ensuite seulement nous chercherions à trouver une protection, est complètement erronée. Le schéma stimulus-réponse ou cause-effet est totalement inadéquat. On peut penser plutôt que l'expérience originelle consiste à se procurer des protections. D'abord nous nous protégeons et puis, tandis que nous sommes occupés à nous protéger, nous identifions les différents périls auxquels nous avons affaire. Arnold Gehlen disait que vivre, pour l'animal humain, est un devoir lourd à porter et que pour y faire face, il faut surtout atténuer la désorientation liée au fait que nous ne disposons pas d'un «milieu» préétabli (Gehlen 1940). Ce qui est fondamental, c'est de se débrouiller à tâtons dans son contexte de vie. Pendant que nous cherchons à nous orienter et, ce faisant, à nous sauvegarder, nous nous apercevons aussi, souvent rétrospectivement, des différentes formes de danger.
Il y a plus. Non seulement le danger se définit à partir de la recherche originaire d'une protection mais, et c'est là le point vraiment crucial, celui -ci se manifeste généralement comme une forme spécifique de protection. Le danger consiste, dans le fond, en une horripilante stratégie de salut (qu'on pense au culte de la «petite patrie» ethnique). La dialectique entre danger et protection se résout, en définitive, dans la dialectique entre les formes alternatives de protection. Aux redoutables protections s'opposent les protections de second degré, c'est-à-dire capables de servir d'antidotes aux venins des premières. D'un point de vue historique et sociologique, il n'est pas difficile de se rendre compte que le mal s'exprime justement et surtout comme réplique horrible au risque du monde, comme dangereuse recherche de protection: qu'il suffise de penser à la tendance à se fier à un souverain (qu'il soit puissant ou d'opérette, peu importe), au jeu de coude convulsif de la carrière, à la xénophobie. On pourrait dire également: ce qui est vraiment angoissant, c'est une certaine façon d'affronter l'angoisse. Je le répète: ce qui est décisif, c'est l'alternative entre différentes stratégies d'assurance, l'opposition entre des formes antithétiques de protection. C'est pour cela, soit dit en passant, qu'il est stupide de négliger le thème de la sécurité, comme (et encore plus) de le brandir sans qualifications ultérieures (sans reconnaître en lui-même, dans certaines de ses déclinaisons, le vrai danger).
C'est dans cette modification de la dialectique crainte-protection que s'enracine, en tout premier lieu, l'expérience de la multitude contemporaine (ou si l'on préfère, post-fordiste). Le «Nombre» en tant que «Nombre», c'est ceux qui partagent le «ne-pas-se-sentir-chez-soi» et donc mettent cette expérience au centre de leur propre praxis sociale et politique. De plus, dans la manière d'être de la multitude, on peut observer à l'œil nu une oscillation continuelle entre des stratégies d'assurance différentes, parfois même diamétralement opposées (oscillation que le «peuple», faisant corps avec les Etats souverains, ne connaît pas).
2. Lieux communs et «general intellect»[modifier]
Pour mieux comprendre la notion contemporaine de multitude, il est opportun de réfléchir plus à fond à ce que sont les ressources essentielles sur lesquelles on peut compter pour se protéger du caractère dangereux du monde. Je propose d'identifier ces ressources en utilisant un concept aristotélicien, un concept linguistique (ou mieux, relevant de l'art de la rhétorique): les «lieux communs», les topoi koinoi.
Quand nous parlons aujourd'hui de «lieux communs», nous voulons désigner au plus les expressions stéréotypées, désormais dépourvues d'un sens quelconque, des banalités, des métaphores éculées («la nuit, tous les chats sont gris»), des conventions linguistiques ressassées. Or, ce n'est pas la signification première de l'expression «lieu commun». Pour Aristote (Rhétorique, I, 2, 1358a), les topoi koinoi sont les formes logiques et linguistiques de valeur très générale, disons aussi l'ossature de tout notre discours, ce qui autorise et ordonne toute locution particulière. Ils sont communs, ces «lieux», parce que personne (l'orateur raffiné comme l'homme ivre qui marmonne péniblement, le commerçant comme l'homme politique) ne peut s'en passer. Aristote en indique trois: le rapport entre plus et moins, l'opposition des contraires, la catégorie de la réciprocité («si je suis son frère, elle est ma sœur»).
Ces catégories, comme toute ossature effective, n'apparaissent jamais en tant que telles. Elles constituent la trame de la «vie de l'esprit», mais une trame qui n'est pas apparente. Qu'est-ce qui s'offre à la vue, par contre, dans nos discours? Les lieux «spéciaux», selon le terme qu'Aristote emploie pour les désigner (topoi idioi). Ce sont les façons de parler – métaphores, mots d'esprit, allocutions, etc. – qui conviennent seulement à l'une ou l'autre des sphères de la vie en société. Les «lieux spéciaux» sont des façons de parler/penser qui s'avèrent appropriées quand on se trouve au siège d'un parti, ou à l'église, dans une salle de cours à l'université, ou parmi les supporters d'un club de football. Et ainsi de suite. La vie de la cité ou l'ethos (les habitudes partagées) s'articule par «lieux spéciaux», différents et souvent inconciliables. Une certaine expression fonctionne ici, mais pas là, un type d'argumentation sert à convaincre tel genre d'interlocuteur mais pas tel autre, etc.
La transformation à laquelle nous avons affaire peut se résumer ainsi: aujourd'hui les «lieux spéciaux» du discours et de l'argumentation dépérissent et se dissolvent, tandis que les «lieux communs» acquièrent une immédiate visibilité – les «lieux communs»ü c'est-à-dire les formes logico-linguistiques génériques qui fondent tous les discours. Cela signifie que pour nous orienter dans le monde et nous protéger de ses dangers, nous ne pouvons compter sur des formes de pensée, de raisonnement, de discours qui ont leur niche dans tel ou tel autre contexte particulier. Le clan des supporters, la communauté religieuse, la section du parti, le poste de travail, tous ces «lieux» continuent évidemment d'exister, mais aucun d'entre eux n'est suffisamment caractérisé et caractérisant pour offrir une «rose des vents» c'est-à-dire un critère d'orientation, une boussole fiable, un ensemble d'habitudes spécifiques, de façons spécifiques de parler/penser. Partout, dans toutes les occasions nous parlons/pensons de la même manière, sur la base de constructions logico linguistiques à la fois fondamentales et très générales. Disparaît toute une topographie éthico-rhétorique. Les «lieux communs» prennent le devant de la scène, ces principes décharnés de la «vie de l'esprit»: le rapport entre plus et moins, l'opposition des contraires, la relation de réciprocité, etc. Ce sont eux, et seulement eux, qui offrent un critère d'orientation et donc une certaine protection par rapport au cours du monde.
Non plus invisibles, mais même projetés au premier plan, les «lieux communs» sont la ressource apotropaïque de la multitude contemporaine. Ils apparaissent en surface comme une boîte à outils d'utilité immédiate. Mais ces «lieux communs», que sont-ils d'autre que le noyau fondamental de la «vie de l'esprit», l'épicentre de cet animal proprement linguistique qu'est l'être humain?
Si bien que l'on pourrait dire que la «vie de l'esprit» devient en elle-même publique. On a recours à des catégories très générales pour se débrouiller dans les situations déterminées les plus variées, puisqu'on ne dispose plus de codes éthico-communicationnels «spéciaux», sectoriels. Ne-pas-se-sentir-chez-soi et prééminence des «lieux communs» vont de pair. L'intellect comme tel, l'intellect pur, devient la boussole concrète là où disparaissent les communautés substantielles et où l'on s'est toujours exposé au monde ensemble. L'intellect, même dans ses fonctions les plus raréfiées, se présente comme quelque chose de commun et d'émergent. Les «lieux communs» ne sont plus le fond inaperçu, ils ne sont plus dissimulés par la prolifération des «lieux spéciaux». Ils représentent une ressource partagée à laquelle le Nombre puise dans n'importe quelle situation. La «vie de l'esprit», c'est l'Un qui est soumis au mode d'être de la multitude. Je répète et j'insiste: le fait que l'intellect comme tel soit placé au premier plan, le fait que les structures linguistiques plus générales et abstraites deviennent les instruments servant à orienter les comportements, est, selon moi, l'une des conditions qui définit la multitude contemporaine.
J'ai fait allusion précédemment à «l'intellect public». Mais l'expression «intellect public» contredit une longue tradition selon laquelle la pensée serait une activité isolée et solitaire, qui nous sépare de nos semblables, une activité intérieure, sans manifestations visibles, étrangère au souci des affaires communes. A cette longue tradition, selon laquelle la «vie de l'esprit» est réfractaire à ce qui est public, seules font exception, me semble-t-il, quelques pages de Marx, qui posent l'intellect comme quelque chose d'extérieur et de collectif, comme un bien public. Dans le «Fragment sur les machines» des Grundrisse (Marx, 1857-1858), Marx parle d'un intellect général, d'un general intellect: il utilise l'anglais pour donner force à l'expression, comme s'il avait voulu la mettre en italiques. La notion d'«intellect général» peut avoir différentes dérivations: elle est peut-être la réponse polémique à la «volonté générale» de Rousseau (ce n'est pas la volonté, mais l'intellect qui réunit les producteurs, selon Marx); ou peut-être l'intellect général est-il la reprise matérialiste du concept aristotélicien de noûs poies poietikos (l'intellect productif, poïétique). Mais ici, la philologie est de peu d'importance. Ce qui est important, c'est le caractère extérieur, social, collectif qui revient à l'activité intellectuelle alors que celle-ci devient, selon Marx, le ressort véritable de la production de la richesse.
A l'exception de ces pages de Marx, je le répète, on a toujours considéré l'intellect comme étant discret et réfractaire par rapport à la sphère publique. Dans un écrit de jeunesse, Aristote (Protreptique, B43), compare la vie du penseur à celle de l'étranger. Le penseur doit se tenir à l'écart de sa communauté, s'éloigner des bruissements de la multitude, mettre une sourdine aux rumeurs de l'agora. Par rapport à la vie publique, à la communauté politico-sociale, le penseur comme l'étranger, au sens strict du terme, ne se sentent pas chez eux. Ceci est un bon point de départ pour préciser la condition de la multitude contemporaine. Un bon point de départ si on en tire d'autres conclusions à partir de l'analogie entre étranger et penseur.
Etre étranger, c'est-à-dire ne-pas-se-sentir-chez-soi, est aujourd'hui la condition commune du Nombre, condition inéluctable et partagée. Eh bien, ceux qui ne se sentent pas chez eux, pour s'orienter et se protéger, doivent recourir aux «lieux communs», c'est-à-dire aux catégories très générales de l'intellect linguistique; en ce sens les étrangers sont toujours des penseurs. Comme on le voit: j'inverse la direction de la comparaison; ce n'est pas le penseur qui devient étranger par rapport à sa communauté d'appartenance, mais les étrangers, la multitude des «sans chez-soi» qui parviennent nécessairement au status de penseurs. Les «sans chez-soi» ne peuvent que se comporter comme des penseurs: non pas qu'ils s'y connaissent en biologie ou en mathématiques supérieures, mais parce qu'ils ont recours aux catégories les plus essentielles de l'intellect abstrait pour parer aux coups du hasard, pour se protéger de la contingence et de l'imprévu.
Chez Aristote, le penseur est étranger, certes, mais provisoirement: quand il a fini d'écrire le Protreptique, il peut revenir aux affaires communes. De la même façon, l'étranger au sens strict, le Spartiate venu à Athènes, est étranger pour un temps déterminé: un jour ou l'autre il pourra retourner dans sa patrie. Par contre, pour la multitude contemporaine, la condition de «ne-pas-se-sentir-chez-soi» est permanente et irréversible. L'absence de communauté substantielle et des «lieux spéciaux» connexes, fait en sorte que la vie de l'étranger, le «ne-pas-se-sentir-chez-soi», le bios xenikôs soient des expériences inéluctables et durables. La multitude des «sans chez-soi» se fie à l'intellect, aux «lieux communs»: elle est, à sa façon, une multitude de penseurs (même s'ils n'ont qu'un diplôme d'études élémentaires et que, même sous la torture, ils ne liraient pas un livre).
Une remarque marginale. On parle parfois de la puérilité des comportements urbains. On en parle sur le ton de la dépréciation. Indubitablement cette dépréciation est absurde, mais il vaudrait la peine de se demander s'il n'y a pas quelque chose de consistant, en fait s'il n'y a pas un noyau de vérité dans le lien entre vie urbaine et enfance. L'enfance est peut-être la matrice ontogénique de toute recherche ultérieure de protection contre les coups du monde environnant; elle donne un exemple de la nécessité de vaincre une indécision constitutive, une incertitude originelle (indécision et incertitude qui parfois donnent lieu à la honte, un sentiment qui est étranger au petit non humain, qui sait tout de suite comment se comporter). L'enfant se protège par la répétition (encore la même fable, le même jeu, le même geste). La répétition se comprend comme une stratégie de protection par rapport aux chocs provoqués par ce qui est nouveau et imprévu. Aujourd'hui le problème ressemble à ceci: l'expérience de l'enfant se serait-elle transférée dans l'expérience adulte, dans les comportements prévalant dans les grandes agglomérations urbaines (comportements décrits par Simmel, Benjamin et tant d'autres). L'expérience enfantine de la répétition se prolonge dans la vie d'adulte, puisqu'elle constitue la principale forme de la protection là où manquent les habitudes solides, les communautés substantielles, un ethos complet. Dans les sociétés traditionnelles (si on veut: dans l'expérience du «peuple») la répétition chère à l'enfant était remplacée par des protections plus complexes et plus articulées: l'ethos, c'est-à-dire les usages et les coutumes, les habitudes qui constituent la trame des communautés substantielles. Aujourd'hui, au temps de la multitude, cette substitution n'a plus lieu. La répétition, loin d'être remplacée, perdure. C'est Walter Benjamin qui a bien saisi la chose. Il s'est beaucoup intéressé à l'enfance, au jeu enfantin, à l'amour que l'enfant nourrit pour la répétition; en même temps, il a compris dans la reproductibilité technique de l'œuvre d'art l'environnement dans lequel se forgent de nouvelles formes de perception (Benjamin 1936). On peut penser qu'il y a un lien entre les deux aspects. Dans la reproductibilité technique revit, amplifiée, l'instance enfantine du «encore une fois», ou réaffleure l'exigence de la répétition comme protection. L'aspect public de l'esprit, l'apparition des «lieux communs», le general intellect se manifestent aussi comme répétitions rassurantes. C'est vrai: la multitude d'aujourd'hui a quelque chose d'enfantin: mais ce quelque chose est plus que jamais sérieux.
3. Le public sans sphère pubre publique[modifier]
On a dit que la multitude se définit par le ne-pas-se-sentir-chez-soi, ainsi que par une familiarité conséquente avec les «lieux communs», avec l'intellect abstrait. Il faut ajouter, aujourd'hui, que la dialectique peur-protection s'enracine précisément dans cette familiarité avec l'intellect abstrait. Le caractère public et partagé de la «vie de l'esprit» se teinte d'ambivalence: il porte aussi en lui-même des possibilités négatives, des figures redoutables. L'intellect public est la souche unitaire d'où peuvent surgir autant des formes horribles que des formes de protections qui peuvent garantir un véritable bien-être (dans la mesure, on l'a dit, où elles nous sauvent des premières). L'intellect public, auquel la multitude parvient, est le point de départ de développements opposés. L'arrivée au premier plan des attitudes fondamentales de l'être humain (pensée, langage, autoréflexion, capacité d'apprentissage) peut prendre des aspects inquiétants et oppressifs, ou elle peut aussi donner lieu à une sphère publique inédite, une sphère publique non étatique, loin des mythes et des rites de la souveraineté.
Pour résumer à l'extrême, ma thèse est celle-ci: si l'aspect public de l'intellect ne s'inscrit pas dans une sphère publique, dans un espace politique où le Nombre peut s'occuper des affaires communes, elle produit des effets terrifiants. Du public sans sphère publique: c'est le versant négatif – le mal, si l'on veut – dans l'expérience de la multitude. Freud, dans son essai qui a pour titre L'inquiétante étrangeté (1919) , montre comment la puissance extrinsèque de la pensée peut prendre des aspects angoissants. Il dit que les malades pour lesquels les pensées ont un pouvoir extérieur, pratique, immédiatement opérant, ont peur d'être conditionnés et écrasés par les autres. C'est aussi d'ailleurs ce qui se produit dans une séance de spiritisme où les participants sont liés étroitement par un sentiment fusionnel qui semble annuler tout trait individuel. Eh bien, la croyance en l'«omnipotence des pensées» étudiée par Freud, ou la situation limite de la séance de spiritisme, sont de bons exemples de ce que peut être le public sans sphère publique; ce que peut être un intellect général, un general intellect qui ne s'articule pas sur un espace politique.
Le general intellect, ou intellect public, s'il ne devient pas république, sphère publique, communauté politique, multiplie comme un fou les formes de soumission. Pour éclairer ce point, pensons à la production contemporaine. Le partage d'attitudes linguistiques et cognitives est l'élément constitutif du processus de travail post-fordiste. Tous les travailleurs entrent dans la production en tant que parlants-pensants. Rien à voir, attention, avec le «professionnalisme», ou avec ce qu'on appelait autrefois le «métier»: parler/penser sont des attitudes génériques de l'animal humain, le contraire d'une spécialisation quelle qu'elle soit. Ce partage préliminaire, pour certaines raisons, caractérise le «Nombre» en tant que «Nombre», la multitude; et, pour d'autres raisons, il est la base même de la production actuelle. Le partage, en tant que qualité technique requise, s'oppose à la division du travail, la désagrège, la contredit.
Cela ne veut pas dire, naturellement, que les travaux ne sont plus divisés, parcellisés, etc.; cela signifie plutôt que la segmentation des fonctions ne correspond plus à des critères objectifs, «techniques», mais qu'elle est explicitement arbitraire, réversible, changeante. Pour le capital, ce qui compte vraiment, c'est le partage originel de qualités linguistico-cognitives, puisque c'est précisément celui-ci qui garantit la rapidité de réaction à l'innovation, l'adaptabilité, etc. Maintenant, il est évident que ce partage de qualités génériques cognitives et linguistiques à l'intérieur du processus de production réel ne devient pas sphère publique, ne devient pas communauté politique, principe constitutionnel. Que se passe-t-il, donc?
Si l'aspect public de l'intellect, c'est-à-dire son partage, d'un côté envoie valser les quatre fers en l'air toute division rigide du travail, de l'autre, il fomente la dépendance personnelle. General intellect, fin de la division du travail, dépendance personnelle: les trois aspects sont reliés. L'aspect public de l'intellect, quand il ne l'articule pas à une sphère publique, se traduit par une prolifération incontrôlée de hiérarchies, aussi infondées que robustes. La dépendance est personnelle, dans un double sens: au travail on dépend de telle ou telle personne et non de règles dotées d'un pouvoir anonyme de coercition; de plus, c'est la personne tout entière qui est soumise, son attitude communicationnelle et cognitive de base. Des hiérarchies proliférantes, minutieuses, personnalisées: c'est le revers négatif de l'aspect public/partagé de l'intellect. La multitude, répétons-le, est un mode d'être ambivalent.
4. Quel Un pour le Nombre ?[modifier]
Le point de départ de notre analyse, c'est l'opposition entre «peuple» et «multitude». De ce qui a été avancé jusqu'à présent, il résulte clairement que la multitude ne se débarrasse pas de l'Un, c'est-à-dire de l'Universel, du commun/partagé, mais le redétermine. LÔUn de la multitude n'a plus rien à voir avec l'Un constitué par l'Etat, avec l'Un vers lequel converge le peuple.
Le peuple est le résultat d'un mouvement centripète: à partir des individus atomisés vers l'unité du «corps politique», vers la souveraineté. L'Un est l'issue extrême de ce mouvement centripète. La multitude, par contre, est le résultat d'un mouvement centrifuge: de l'Un au Nombre. Mais quel est cet Un à partir duquel le Nombre se différencie et persiste en tant que tel ? Cela ne peut pas être l'Etat, il doit s'agir d'une autre forme d'unité/universalité. Nous pouvons maintenant reprendre un point que nous avons abordé en commençant.
L'unité que la multitude a derrière elle est constituée des «lieux communs» de l'esprit, des facultés linguistico-cognitives communes à l'espèce, du general intellect. Il s'agit d'une unité/universalité visiblement hétérogène par rapport à celle de l'Etat. Soyons clairs: les attitudes cognitivo-linguistiques de l'espèce n'arrivent pas au premier plan parce que quelqu'un en décide ainsi, mais par nécessité, ou parce qu'elles constituent une forme de protection dans une société dépourvue de communautés substantielles (c'est-à-dire de «lieux spéciaux»).
Le Un de la multitude n'est donc pas le Un du peuple. La multitude ne converge pas vers une volonté générale1 pour une raison simple: parce qu'elle dispose déjà d'un general intellect. L'intellect public qui, dans le post-fordisme, apparaît comme une pure ressource productive, peut cependant constituer un «principe constitutionnel» différent, peut révéler une sphère publique non étatique. Le «Nombre» en tant que tel a comme fond, ou comme piédestal, l'aspect public de l'intellect: en bien ou en mal.
Il y a certes une différence importante entre la multitude contemporaine et celle qu'étudièrent les philosophes du XVIIe siècle. A l'aube de la modernité, le «Nombre» correspond aux citoyens des républiques citadines qui ont précédé la naissance des grands Etats nationaux. Ce «Nombre» s'est servi du «droit de résistance», du jus resistentiae. Ce droit ne signifie pas, banalement, légitime défense: c'est quelque chose de plus subtil et de plus complexe. Le «droit de résistance» consiste dans le fait de faire valoir les prérogatives d'un individu, ou d'une communauté locale, ou d'une corporation, contre le pouvoir central, en sauvegardant des formes de vie déjà complètement affirmées, en protégeant des usages déjà enracinés. Il s'agit donc de défendre quelque chose de positif: c'est une violence conservatrice (au bon sens du terme, au sens noble). Peut-être que le jus resistentiae, c'est-à-dire le droit de protéger ce qui existe déjà et qui est digne de durer, est ce qui est le plus commun à la multitude du XVIIe et à la multitude post-fordiste. Pour cette dernière non plus, il ne s'agit certainement pas de «prendre le pouvoir», de construire un nouvel Etat, un nouveau monopole de la décision politique, mais de défendre des expériences plurielles, des formes de démocratie non représentative, des usages et des coutumes non étatiques. Pour ce qui est du reste, il est difficile de ne pas voir les différences: la multitude actuelle a comme présupposé propre un Un non pas moins, mais considérablement plus universel que l'Etat: l'intellect public, le langage, les «lieux communs» (on peut même penser au Web). Par ailleurs, la multitude contemporaine porte en elle l'histoire du capitalisme, elle est étroitement liée aux vicissitudes de la classe ouvrière.
Il faut tenir en respect le démon de l'analogie, du court-circuit entre l'ancien et le très moderne; il faut donc mettre en relief des traits de la multitude contemporaine qui sont originaux d'un point de vue historique, en évitant de la considérer comme une simple réédition de quelque chose qui a déjà existé. Un exemple. Ce qui est typique de la multitude post-fordiste, c'est de fomenter l'effondrement de la représentation politique: non pas comme un geste anarchiste, mais comme une recherche calme et réaliste de nouvelles formes politiques. Certes, Hobbes déjà mettait en garde contre la tendance de la multitude à se doter d'organismes politiques irréguliers: «Rien d'autre que des ligues, ou quelquefois de simples regroupements de personnes privées d'une union finalisée vers quelque dessein particulier ou déterminée par les obligations réciproques» (Hobbes 1651). Mais il est évident que la démocratie non représentative fondée sur le general intellect a une portée tout autre: rien d'interstitiel, de marginal, de résiduel; mais plutôt l'appropriation concrète et la ré-articulation du savoir/pouvoir aujourd'hui figé dans les appareils administratifs des Etats.
Parlant de «multitude», on fait face à un problème complexe: on a affaire à un concept sans histoire, sans lexique, alors que le concept de «peuple» est un concept pleinement codifié, pour lequel nous avons des discours appropriés et des nuances de toutes sortes. Il est évident qu'il en est ainsi. J'ai déjà dit que dans la réflexion philosophico-politique du XVIIe, le «peuple» l'a emporté sur la «multitude»: donc le «peuple» a profité d'un lexique adéquat. A propos de la multitude, nous avons à pâtir du manque de codification, de l'absence d'un vocabulaire conceptuel adéquat. Mais c'est là un beau défi pour les philosophes et les sociologues, surtout pour la recherche sur le terrain. Il s'agit de travailler sur des matériaux concrets, de les examiner en détail, mais, en même temps, d'en tirer des catégories théoriques. Un double mouvement, des choses aux mots, des mots aux choses: c'est cela que demande la multitude post-fordiste. Et c'est, je le répète, quelque chose d'attirant.
Il est vrai que «peuple» et «multitude» sont deux catégories qui relèvent davantage de la pensée politique (elles indiquent en fait deux formes d'existence politique alternatives) que de la sociologie. Mais, je pense que la notion de multitude est extrêmement fertile pour comprendre et recenser les modes d'existence du travail dépendant post fordiste, certains de ses comportements qui, à première vue, sont très énigmatiques. Comme je l'expliquerai mieux plus loin, il s'agit vraiment d'une catégorie de la pensée politique, vaincue en son temps dans le champ théorique, qui revient aujourd'hui comme un précieux instrument d'analyse du travail vivant à l'intérieur du post-fordisme. Disons que la multitude est une catégorie amphibie: d'un côté, elle nous parle de la production sociale fondée sur le savoir et le langage, de l'autre de la crise de la forme Etat. Et peut-être qu'entre ces deux choses il y a un lien fort. Dans les années soixante, Carl Schmitt, déjà vieux, a écrit une phrase très amère (pour lui) qui dit en substance: la multitude réapparaît, le peuple est sur son déclin, «L'ère de l'Etat est à son déclin. L'Etat, modèle de l'unité politique, et investi d'un monopole étonnant entre tous, celui de la décision politique, est détrôné» (Carl Schmitt, avant-propos de 1963 à La Notion de politique). Avec un ajout important: ce monopole de la décision n'est vraiment retiré à l'Etat que s'il cesse une fois pour toutes d'être un monopole, que si la multitude fait valoir son caractère centrifuge.
Je voudrais conclure en dissipant, dans la mesure du possible, une équivoque dans laquelle il est facile de tomber. Il peut sembler que la multitude signe la fin de la classe ouvrière. Dans l'univers du «Nombre», il n'y a plus de place pour les cols bleus, tous semblables, qui font corps entre eux, peu sensibles au kaléidoscope des «différences». C'est là une stupidité, chère à ceux qui ont besoin de simplifier les choses et de s'enivrer de phrases à effet (de faire des électrochocs pour babouins, disait un de mes amis). La classe ouvrière ne coïncide pas, ni chez Marx, ni chez qui que ce soit de sérieux, avec certaines habitudes, certains usages, certaines coutumes, etc. La classe ouvrière est un concept théorique, pas une photo-souvenir: il désigne le sujet qui produit de la plus-value absolue et relative. Eh bien la classe ouvrière contemporaine, le travail subordonné vivant, sa coopération cognitivo-linguistique, ont les traits de la multitude plutôt que du peuple. Elle n'a plus, par contre, la vocation «populaire» à l'étatisme. La notion de «multitude» ne disloque pas le concept de classe ouvrière puisque celui-ci n'était pas lié par définition à celui de «peuple». Etre multitude n'empêche pas en effet de produire de la plus-value. Bien sûr, à partir du moment où la classe ouvrière n'a plus le mode d'être du peuple mais celui de la multitude, il y a énormément de choses qui changent: les mentalités, les formes d'organisation et de conflit. Tout se complique. Il serait beaucoup plus simple de se raconter qu'aujourd'hui il y a la multitude et qu'il n'y a plus de classe ouvrière... Mais si on veut simplifier à tout prix, il suffit de se vider une bouteille de rouge.
Du reste, il y a des passages, même dans Marx, où la classe ouvrière perd les apparences du «peuple» et prend celles de la «multitude». Un exemple: pensons aux pages du Capital où Marx analyse la condition de la classe ouvrière aux Etats-Unis (Karl Marx 1867). Il y a là de grandes pages sur l'Ouest américain, sur l'exode, sur l'initiative des individus du «Nombre». Les ouvriers européens, chassés de leurs pays par les épidémies, les pénuries, les crises économiques, vont travailler sur la côte Est des Etats-Unis. Mais attention: ils y restent quelques années, seulement quelques années. Puis ils désertent l'usine, s'avançant vers l'Ouest, vers les terres libres. Le travail salarié, au lieu d'être une condamnation à perpétuité, se présente comme un épisode transitoire. Ne serait-ce que sur vingt ans, les salariés eurent la possibilité de semer le désordre dans les lois d'acier du marché du travail: en abandonnant leur propre condition de départ, ils déterminèrent la relative rareté de la main-d'œuvre et, donc, la hausse des salaires. En décrivant cette situation, Marx dresse un portrait assez vivant d'une classe ouvrière qui est aussi une multitude.
deuxième journée : Travail, action, intellect[modifier]
J'ai cherché à illustrer dans ce qui précède le mode d'être de la multitude à partir de la dialectique crainte/protection. Je voudrais maintenant discuter de la répartition classique de l'expérience humaine en trois domaines fondamentaux: le travail (poiésis), l'action politique (praxis), l'intellect (ou vie de l'esprit). L'objectif est toujours le même: articuler et approfondir la notion de multitude.
Comme on s'en souvient, «multitude» est une catégorie centrale de la pensée politique: on y fait appel ici pour expliquer certains traits saillants du mode de production post-fordiste. A condition d'entendre par «mode de production» non seulement une configuration économique particulière, mais aussi un ensemble composite de formes de vie, une constellation sociale, anthropologique, éthique («éthique», et non pas «morale», attention: ce dont il s'agit, ce sont les habitudes, les us et coutumes, pas le devoir être). Je voudrais soutenir que la multitude contemporaine a comme toile de fond la crise de la subdivision de l'expérience humaine en travail, action (politique) et intellect. La multitude s'affirme comme un mode d'être important là où il y a juxtaposition, ou au moins hybridation entre des domaines qui, jusqu'à récemment, pendant la période fordiste encore, semblaient nettement distincts et séparés.
Travail, action, intellect: suivant une tradition qui remonte à Aristote et qui a été réintroduite avec une efficacité toute particulière et avec passion par Hannah Arendt (Arendt 1958), cette tripartition semblait claire, réaliste, presque impossible à remettre en question. Elle a pris solidement racine dans le sens commun: il ne s'agit donc pas d'une affaire uniquement philosophique, mais d'un schéma largement partagé. Un exemple autobiographique. Quand j'ai commencé à m'occuper de politique, dans les années 60, je pensais que cette subdivision était évidente; elle me paraissait aussi irréfutable qu'une perception tactile ou visuelle. Il n'était pas nécessaire d'avoir lu l'Ethique à Nicomaque d'Aristote pour savoir que travail, action politique et réflexion intellectuelle constituaient trois sphères régies par des principes et des critères radicalement hétérogènes. Evidemment, l'hétérogénéité n'excluait pas l'intersection: la réflexion intellectuelle pouvait s'appliquer à la politique; à son tour, l'action politique se nourrissait souvent et volontiers de thèmes relevant du domaine de la production, etc. Mais aussi nombreuses que fussent les intersections, travail, intelligence et politique restaient essentiellement distincts. Pour des raisons structurelles.
Le travail est un échange organique avec la nature, production de nouveaux objets, processus que l'on peut répéter et prévoir. L'intellect pur est de nature solitaire et invisible: la méditation du penseur échappe au regard d'autrui; la réflexion théorique met le monde des apparences en sourdine. Contrairement au travail, l'action politique intervient sur les relations sociales, pas sur des matériaux de la nature; elle a à voir avec le possible et l'imprévu; elle n'encombre pas d'objets ultérieurs le contexte où elle opère, mais elle modifie ce contexte même. Contrairement à l'intellect, l'action politique est publique, assignée à l'extériorité, à la contingence, au bruissement du «Nombre»; elle comporte, pour employer les termes de Hannah Arendt, l'«exposition aux yeux des autres» (Arendt 1958, chapitre V, «L'action»). On peut arriver à comprendre le concept d'action politique par opposition aux deux autres sphères.
Cette vieille tripartition, faisant encore partie intégrante du sens commun de la génération qui a fait ses débuts sur la scène publique dans les années soixante, est exactement ce qui a aujourd'hui disparu. Les frontières entre activité intellectuelle pure, action politique et travail se sont dissoutes. Je soutiendrai, en particulier, que le travail que l'on appelle post-fordiste a absorbé en lui-même bien des caractéristiques typiques de l'action politique. C'est cette fusion entre politique et travail qui constitue un trait physiognomonique de la multitude contemporaine.
1. Juxtaposition de poiésis et praxis[modifier]
Le travail contemporain a introjecté nombre de caractères qui auparavant distinguaient l'expérience de la politique. La poiésis a inclus en elle-même de nombreux aspects de la praxis. C'est là le premier aspect de l'hybridation plus générale dont je voudrais traiter.
Qu'on y prenne garde: même Hannah Arendt dénonce avec insistance la fin de la séparation entre travail et politique (là où, par «politique», on ne veut pas désigner la vie de la section d'un parti, mais l'expérience génériquement humaine de commencer quelque chose de nouveau, une relation intime avec la contingence et l'imprévu, l'exposition aux yeux des autres). La politique, selon Arendt, a commencé à imiter le travail. A son avis, la politique du XXe siècle est devenue une sorte de fabrication de nouveaux objets: l'Etat, le parti, l'histoire, etc. Je prétends que les choses se sont passées à l'inverse de ce que semble croire Arendt: ce n'est pas la politique qui s'est conformée au travail, mais c'est le travail qui a pris les connotations traditionnelles de l'action politique. Mon argumentation est opposée et symétrique par rapport à celle de Arendt. Je prétends que dans le travail contemporain on retrouve «l'exposition aux yeux des autres», la relation avec la présence d'autrui, le commencement de processus inédits, la familiarité constitutive avec la contingence, l'imprévu, le possible. Je prétends que le travail post-fordiste, le travail producteur de plus-value, le travail subordonné, fait intervenir des qualités et des exigences qui, selon une tradition séculaire, appartenaient plutôt à l'action politique.
Une incise. Cela explique, il me semble, la crise de la politique, le mépris qui entoure aujourd'hui la pratique de la politique, le discrédit que connaît l'action. En fait, l'action politique apparaît fatalement comme une duplication superflue de l'expérience du travail, puisque cette dernière, fût-ce de manière déformée et despotique, a subsumé en elle-même les caractères structuraux de la première. Le domaine de la politique au sens strict décalque des procédures et des styles qui caractérisent déjà le temps de travail, mais attention, il les décalque en en offrant une version plus pauvre, plus grossière, plus simpliste. La politique offre un réseau de communication et un contenu de connaissance plus pauvres que ceux que l'on expérimente dans le processus de production actuel. Moins complexe que le travail et pourtant trop semblable à lui, l'action politique apparaît donc comme quelque chose de peu désirable.
L'inclusion dans la production contemporaine de certains traits structuraux de la praxis politique aide à comprendre pourquoi la multitude post-fordiste est, aujourd'hui, une multitude dépolitisée. Il y a déjà trop de politique dans le travail salarié (en tant que travail salarié) pour que la politique comme telle puisse jouir encore d'une dignité autonome.
2. De la virtuosité. D'Aristote à Glenn Gould[modifier]
La subsomption dans le processus de travail, de ce qui auparavant garantissait à l'action publique sa physionomie particulière peut être clarifiée à l'aide d'une catégorie vétuste mais très efficace: la virtuosité.
Si l'on s'en tient pour le moment à l'acception ordinaire, j'entends par virtuosité les capacités particulières d'un artiste-interprète. Est virtuose, par exemple, le pianiste qui nous offre une exécution mémorable de Schubert, ou le danseur expérimenté, ou l'orateur convaincant, ou le professeur jamais ennuyeux, ou le prêtre faisant un sermon suggestif. Considérons attentivement ce qui distingue l'activité des virtuoses, c'est -à-dire des artistes-interprètes. En premier lieu, leur activité est de celles qui trouvent leur propre accomplissement (ou leur propre fin) en elles-mêmes, sans s'objectiver dans une œuvre pérenne, sans se déposer dans un «produit fini», ou dans un objet qui survive à l'exécution. En second lieu, c'est une activité qui exige la présence des autres, qui existe seulement en présence d'un public.
Activité sans œuvre: l'exécution d'un pianiste ou d'un danseur ne laisse pas derrière elle un objet déterminé, séparable de l'exécution même, capable de rester quand celle-ci s'achève. Une activité qui exige la présence d'autrui: la performance n'a de sens que dans la mesure où on la voit ou on l'entend. Intuitivement, on sent que ces deux caractéristiques sont reliées: le virtuose a besoin de la présence d'un public, justement parce qu'il ne produit pas une œuvre, un objet qui fasse le tour du monde alors que l'activité a cessé. En l'absence d'un produit extrinsèque spécifique, le virtuose doit compter sur les témoins.
La catégorie de la virtuosité est traitée dans l'Ethique à Nicomaque; elle affleure ici et là dans la pensée moderne, même au vingtième siècle; elle a une petite place dans la critique de l'économie politique de Marx. Dans l'Ethique à Nicomaque, Aristote distingue le travail, ou poiésis, de l'action politique, la praxis, en utilisant justement la notion de virtuosité: il y a travail quand il y a production d'un objet, une œuvre séparable de l'agir; il y a praxis quand l'agir a sa propre fin en lui-même. Aristote écrit: «Dans la production, l'artiste agit toujours en vue d'une fin, la production n'est pas une fin au sens absolu, mais est quelque chose de relatif et production d'une chose déterminée. Au contraire dans l'action [comprise à la fois comme conduite éthique et comme action politique], ce qu'on fait est une fin au sens absolu» (Ethique à Nicomaque, VI). Reprenant explicitement Aristote, Hannah Arendt compare les artistes-interprètes, les virtuoses, à ceux qui sont engagés dans l'action politique. Elle écrit: «Les arts d'exécution présentent une grande affinité avec la politique. Les artistes qui se produisent – danseurs, acteurs de théâtre, musiciens et autres – ont besoin d'une audience pour faire montre de leur virtuosité, tout comme les hommes qui agissent ont besoin de la présence d'autres hommes devant lesquels ils puissent apparaître; les deux ont besoin, pour leur “œuvre”, d'un espace publiquement organisé, et les deux dépendent d'autrui pour l'“exécution” elle-même» (Arendt 1954).
On pourrait dire que chaque action politique relève de la virtuosité. Elle partage avec la virtuosité en effet, la contingence, l'absence d'un «produit fini», l'immédiate et incontournable relation avec la présence d'autrui. A l'inverse, tout virtuose est intrinsèquement politique. Qu'on pense à Glenn Gould (Gould 1984; Schneider 1989). Ce très grand pianiste avait en horreur, paradoxalement, les caractères distinctifs de son activité d'artiste-interprète; en d'autres termes, il détestait l'exhibition en public. Pendant toute sa vie, il a combattu la «politicité» inscrite dans son activité. A un certain moment, Gould déclara vouloir «abandonner la vie active», c'est-à-dire l'exposition aux yeux des autres (attention: vie active, c'est la dénomination traditionnelle de la politique). Pour rendre sa propre virtuosité non politique, il tenta de rapprocher le plus possible l'activité de l'artiste-interprète du travail proprement dit, du travail qui laisse derrière lui des produits extrinsèques. Cela voulut dire s'enfermer dans un studio d'enregistrement, faisant passer les disques (par ailleurs excellents), pour une «œuvre». Pour fuir la dimension publico-politique, reliée naturellement à la virtuosité, il dut prétendre que ses exécutions magistrales produisissent un objet défini (indépendamment de l'exécution elle-même). Là où il y a une oeuvre, un produit autonome, il y a travail; il n'y a plus de virtuosité et donc, plus de politique.
Même Marx parle de pianistes, d'orateurs, de danseurs, etc. Il en parle dans certains de ses textes les plus significatifs: dans le chapitre VI inédit et ensuite, en des termes quasi identiques, dans Théories de la plus-value. Marx analyse le travail intellectuel en en distinguant deux sortes principales. D'un côté l'activité immatérielle, ou mentale, «ayant pour résultat des marchandises ayant une forme indépendante des producteurs [...] livres, tableaux, objets d'art en général, détachées du travail spécifique de l'artiste créateur» (Karl Marx 1933 post.). Ceci est la première sorte de travail intellectuel. D'autre part – écrit Marx – il faut considérer toutes ces activités dans lesquelles «la production est inséparable de l'acte producteur» (ibidem), ces activités donc qui trouvent en elles-mêmes leur propre accomplissement, sans s'objectiver dans une œuvre qui les dépasse. Il s'agit de la même distinction entre production matérielle et action politique illustrée par Aristote. Sauf que Marx, ici, ne s'occupe pas d'action politique, mais analyse deux différentes formes du travail. Il applique la distinction entre activité-avec œuvre et activité-sans-œuvre à certains types de poiésis. La seconde forme de travail intellectuel (les activités dans lesquelles «la production est inséparable de l'acte producteur») comprend, selon Marx, tous ceux dont le travail débouche sur une exécution virtuose: les pianistes, les majordomes, les danseurs, les enseignants, les orateurs, les médecins, les prêtres, etc.
Maintenant, si le travail intellectuel qui produit une œuvre ne pose pas de problèmes particuliers, le travail sans œuvre (virtuose, justement) met Marx dans l'embarras. Le premier type de travail intellectuel revêt sans aucun doute la définition de «travail productif». Mais le second type? Je rappelle au passage que pour Marx, le travail productif n'est pas travail subordonné, pénible ou humble, mais justement et seulement travail qui produit de la plus-value. Bien sûr, même les prestations virtuoses peuvent, en principe, produire de la plus-value: l'activité du danseur, du pianiste, etc., organisée selon les règles du capitalisme, peut être source de profit. Mais Marx est troublé par la forte ressemblance qu'il trouve entre l'activité de l'artiste-interprète et les fonctions serviles, qui, bien qu'ingrates et frustrantes, ne produisent pas de plus-value et donc entrent dans la catégorie du travail improductif. Le travail servile, c'est celui pour lequel on n'investit pas de capital, mais pour lequel on dépense un revenu (exemple: les services personnels d'un majordome). Les travailleurs «virtuoses», selon Marx, représentent d'un côté une exception peu significative du point de vue quantitatif, de l'autre, et c'est ce qui est plus important, ils convergent presque toujours vers le travail servile/improductif. Une telle convergence est sanctionnée justement par le fait que leur activité ne donne pas lieu à une œuvre indépendante: où il n'y a pas de produit fini autonome, on n'a généralement pas affaire à un travail productif (de plus-value). Marx accepte de fait l'équation travail-sans-œuvre = services personnels. Pour conclure, le travail virtuose est, pour Marx, un «travail salarié qui n'est pas en même temps travail productif» (Marx 1905 post.).
Reprenons. La virtuosité est ouverte à une alternative: ou elle voile les caractères structuraux de l'activité politique (absence d'une œuvre, exposition à la présence d'autrui, contingence, etc.), comme le suggèrent Aristote et Hannah Arendt; ou, chez Marx, elle prend les allures du «travail salarié qui n'est pas en même temps travail productif». Cette bifurcation tombe en désuétude et en miettes, quand le travail productif, dans sa totalité, fait siennes les caractéristiques particulières de l'artiste-interprète. Dans le post-fordisme, celui qui produit de la plus-value se comporte – du point de vue structurel, bien entendu – comme un pianiste, un danseur, etc. et, donc, comme un homme politique. Par rapport à la production contemporaine, l'observation de Arendt sur l'activité des artistes interprètes et des hommes politiques paraît claire: pour travailler, on a besoin d'un «espace à structure publique». Dans le post-fordisme, le travail demande un «espace à structure publique» et ressemble à une exécution virtuose (sans œuvre). Cet espace à structure publique, Marx l'appelle «coopération». On pourrait dire: à un certain stade de développement des forces productives sociales, la coopération du travail introjecte la communication verbale, ressemblant ainsi à une exécution virtuose ou, justement, à un ensemble d'actions politiques.
Souvenons-nous du très célèbre texte de Max Weber sur la politique comme profession (Weber 1919). Weber dégage une série de qualités qui distinguent l'homme politique: savoir mettre en péril la santé de son âme, un juste équilibre entre l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité, le dévouement aux buts, etc. Il faudrait relire ce texte par rapport au toyotisme, au travail fondé sur le langage, à la mobilisation productive des facultés cognitives. L'essai de Weber nous parle des qualités requises aujourd'hui par la production matérielle.
3. L'être parlant en tant qu'artiste-interprète[modifier]
Chacun d'entre nous est, depuis toujours, un virtuose, un artiste-interprète. Parfois médiocre et maladroit mais, de tous les points de vue, virtuose. En fait, le modèle de base de la virtuosité, l'expérience qui en fonde le concept, c'est l'activité de l'être qui parle. Non pas l'activité d'un locuteur savant et raffiné, mais celle de n'importe quel locuteur. Le langage verbal humain, n'étant pas un simple outil ou un ensemble de signes instrumentaux (ces caractéristiques étant propres surtout aux langages des animaux non humains: qu'on pense aux abeilles, aux signes par lesquels elles coordonnent l'approvisionnement en nourriture), il trouve son accomplissement en lui-même, il ne produit pas (au moins pas en principe, pas nécessairement) un «objet» indépendant de l'exécution énonciative même.
Le langage est «sans œuvre». Toute énonciation est une prestation virtuose. Et il en est ainsi, évidemment, parce qu'elle est liée (directement ou indirectement) à la présence d'autrui. Le langage présuppose et, en même temps, institue toujours de nouveau l'«espace à structure publique» dont parle Arendt. Il faudrait relire l'Ethique à Nicomaque sur la différence de principe entre poiésis (production) et praxis (politique) en référence étroite à la notion de parole chez Saussure (Saussure 1922 post.) et, surtout, aux analyses d'Emile Benveniste (Benveniste 1970) sur l'énonciation (où, par «énonciation», on n'entend pas déjà le contenu de l'énoncé, le «que dit-on», mais la prise de parole comme telle, le fait même de parler). On constaterait ainsi que les traits différentiels de la praxis par rapport à la poiésis coïncident en tout et pour tout avec les traits différentiels du langage verbal par rapport à la motricité ou même à la communication non verbale.
Plus encore. Seul l'être parlant – à la différence du pianiste, du danseur, de l'acteur – peut se passer d'un scénario ou d'une partition. Sa virtuosité est double: non seulement il ne produit pas une œuvre qui puisse être distinguée de l'exécution, mais il n'a pas non plus une œuvre derrière lui, une œuvre à actualiser par l'exécution. En fait, l'acte de parole se sert seulement de la potentialité de la langue, ou mieux, de la faculté générique du langage: pas d'un texte fixé d'avance dans les détails. La virtuosité de l'être parlant est à la fois le prototype et l'apex de toutes les autres virtuosités, précisément parce qu'elle contient en elle-même la relation puissance/acte, là où au contraire la virtuosité ordinaire, ou dérivée, présuppose un acte déterminé (les Variations Goldberg de Bach, par exemple) à faire revivre encore et encore. Mais je reviendrai sur ce point.
Il suffit de dire, pour le moment, que la production contemporaine devient «virtuose» (et donc politique) justement parce qu'elle contient en elle-même l'expérience linguistique en tant que telle. S'il en est ainsi, la matrice du post-fordisme se trouve dans les secteurs industriels dans lesquels on a «production de communication par voie de communication». Donc dans l'industrie culturelle.
4. Industrie culturelle: anticipation et paradigme[modifier]
La virtuosité devient travail massifié avec la naissance de l'industrie culturelle. C'est là que le virtuose a commencé à pointer. Dans l'industrie culturelle, en fait, l'activité sans œuvre, c'est-à-dire l'activité de communication qui contient son propre accomplissement, constitue l'élément caractérisant, central, nécessaire. Mais justement pour cette raison, c'est surtout dans l'industrie culturelle que la structure du travail salarié a coïncidé avec celle de l'action politique.
Dans les secteurs dans lesquels on produit de la communication par voie de communication, les fonctions et les rôles sont à la fois «virtuoses» et «politiques». Un grand écrivain italien, Luciano Bianciardi, dans son roman le plus important, La vita agra1, raconte les splendeurs et les misères de l'industrie culturelle, à Milan, dans les années cinquante. Une page admirable de ce livre illustre efficacement ce qui distingue l'industrie culturelle de l'industrie traditionnelle et de l'agriculture. Le protagoniste de La vita agra, arrivé à Milan de Grosseto2 avec l'intention de venger les morts au travail survenues dans sa région, se retrouve employé dans l'industrie culturelle naissante. Mais, peu de temps après, il est licencié. Voici le passage qui, aujourd'hui, possède une indubitable valeur théorique: «... Et ils me licencièrent du seul fait que je traînais les pieds, me déplaçais lentement et regardais autour de moi, même quand ce n'était pas indispensable. Dans notre métier il importe de bien les soulever de terre, les pieds, et de les faire sonner sur le sol, il faut se bouger, trotter, bondir et faire de la poussière, un nuage de poussière si possible, puis s'y cacher. Ce n'est pas comme faire le paysan ou l'ouvrier. Le paysan se meut lentement parce que son travail suit les saisons, il ne peut pas semer en juillet et vendanger en février. L'ouvrier est leste dans ses mouvements parce que, s'il est à la chaîne, ils lui comptabilisent ses temps de production, et s'il ne suit pas le rythme, gare ! [...]. Mais le fait est que le paysan appartient au secteur primaire, l'ouvrier au secondaire. Le premier produit à partir de rien, le second transforme une chose en une autre. Le critère d'évaluation, pour l'ouvrier et le paysan, est facile, quantitatif: l'usine débite tant de pièces à l'heure, la ferme donne tel produit annuel de récolte. Dans nos métiers, c'est différent, il n'y a pas de critères d'évaluation quantitative. Comment mesure-t-on l'habileté d'un prêtre, d'un publicitaire, d'un PRM? Ils ne produisent pas ex nihilo ni ne transforment quelque chose. Ils ne sont ni du primaire ni du secondaire. Ils appartiennent au tertiaire et, j'oserais dire, directement au quaternaire. Ils ne sont pas plus des instruments de production que des courroies de transmission. Ils sont, au mieux, du lubrifiant, de la vaseline pure. Comment peut-on évaluer un prêtre, un publicitaire, un PRM ? Comment fait-on pour calculer la quantité de foi, de désir d'acquérir, de sympathie qu'ils auront réussi à susciter? Non, il n'y a pas de critère d'évaluation si ce n'est la capacité de chacun de se maintenir en place, et de monter toujours plus, en somme de devenir évêque. En d'autres termes, il appartient à ceux qui choisissent une profession tertiaire ou quaternaire d'avoir des dons et des attitudes de type politique. La politique, comme tout le monde le sait, n'est plus depuis longtemps la science du bon gouvernement, elle est devenue en revanche l'art de la conquête et de la conservation du pouvoir. Ainsi, la valeur d'un homme politique ne se mesure pas au bien qu'il est capable de faire aux autres, mais à la rapidité avec laquelle il arrive au sommet et au temps pendant lequel il s'y maintient. [...] De la même façon, dans les professions ternaires et quaternaires, puisqu'il n'y a pas de production visible de biens qui puisse servir d'aune, le critère sera celui-là.» (Bianciardi 1962; c'est moi qui souligne).
A bien des égards, l'analyse de Bianciardi est très évidemment datée, puisque les tâches de l'industrie culturelle y sont présentées comme des exceptions marginales et extravagantes. Et puis réduire la politique à un abus de pouvoir pur et simple est pour le moins superficiel. Malgré tout cela, dans le passage que je viens de citer, ce qui saute aux yeux, c'est une formidable intuition qui reprend à sa façon en les mélangeant la thèse de Arendt sur la ressemblance entre virtuoses et politiques et les remarques de Marx sur les travaux qui n'ont pas comme résultat une «œuvre» indépendante. Bianciardi souligne la «politicité» croissante du travail dans l'industrie culturelle. Mais, et c'est là ce qui importe, il lie ce caractère politique au fait que dans une industrie de ce genre on ne produit pas d'œuvres séparées de l'agir même. Là où il n'y a pas d'«œuvre» extrinsèque, il y a action politique. Soyons clair: dans l'industrie culturelle (comme au demeurant aujourd'hui, à l'époque post-fordiste, dans l'industrie en général), il ne manque certes pas de produits finis à mettre sur le marché à l'issue du processus de production. Le point crucial, cependant, c'est que tandis qu'on demande à un système automatisé de machines la production matérielle d'objets, les prestations du travail vivant ressemblent toujours plus en revanche à des prestations linguistico-virtuoses.
Il faut se demander quel rôle l'industrie culturelle a joué dans le dépassement du fordisme/taylorisme. Je crois que celle-ci a mis au point le paradigme de la production post-fordiste dans son ensemble. Je crois donc que les procédures de l'industrie culturelle sont devenues, à partir d'un certain moment, exemplaires et répandues. Dans l'industrie culturelle, même dans ses formes archaïques étudiées par Benjamin et Adorno, on peut saisir la préfiguration d'un mode de production qui ensuite, avec le post-fordisme, se généralise et devient canonique.
Pour mieux comprendre, retournons un instant à la critique de l'industrie de la communication portée par les penseurs de l'Ecole de Francfort. Dans Dialectique de la raison (Adorno, Horckheimer 1947), les auteurs soutiennent, en gros, que même les «usines de l'âme» (édition, cinéma, radio, télévision, etc.) se conforment aux critères fordistes de la sérialité et de la parcellarisation. Même dans ces domaines, il semble que s'affirme la chaîne de montage, symbole célèbre de l'usine d'automobiles. Le capitalisme – c'est là la thèse – démontre qu'il peut mécaniser et parcellariser jusqu'à la production de l'esprit, exactement comme il l'a fait pour l'agriculture et le travail des métaux. Sérialité, insignifiance de la fonction singulière, économétrie des émotions et des sentiments: ce sont là les refrains récurrents. Cette approche critique admettait, bien entendu, que dans le cas particulier de l'industrie culturelle, demeurent certains aspects réfractaires à une assimilation complète à l'organisation fordiste du processus de travail. Dans l'industrie culturelle, donc, il était aussi nécessaire de laisser un certain espace ouvert à l'informel, au non programmé, au surgissement de l'imprévu, à l'improvisation de la communication et de l'idéation: non pas pour favoriser la créativité humaine, bien entendu, mais pour obtenir une productivité satisfaisante de l'entreprise. Mais, pour l'Ecole de Francfort, ces aspects n'étaient que restes sans influence, scories du passé, résidus. Seule comptait la fordisation générale de l'industrie culturelle. Maintenant il me semble qu'en regardant les choses dans la perspective de notre présent, il n'est pas difficile de reconnaître que ces prétendus résidus (une certaine place accordée à l'informel, à l'imprévu, au «hors programme») étaient en fait promis à un avenir.
Il ne s'agissait pas de résidus, mais de présages, d'anticipations. L'aspect informel de l'action de communication, l'interaction compétitive caractéristique d'une réunion de comité de rédaction, le changement brusque qui peut animer une émission de télévision, et en général tout ce qu'il aurait été dysfonctionnel de rigidifier et de réglementer au-delà d'un certain seuil, est devenu aujourd'hui, à l'époque post-fordiste, un trait caractéristique de la production sociale dans son entier. Pas seulement de l'industrie culturelle actuelle, mais aussi de l'usine Fiat de Melfi1. Si Bianciardi parlait du travail où il existe un rapport entre activité-sans-œuvre (virtuose) et attitudes politiques comme d'une extravagance marginale, c'est aujourd'hui la règle. L'entrelacs virtuosité, politique, travail s'est propagé partout. Reste à se demander, toutefois, quel rôle spécifique assume, aujourd'hui, l'industrie de la communication, alors que tous les secteurs industriels s'inspirent de son modèle. Quelle fonction assure ce qui a anticipé le virage post-fordiste quand celui-ci est pleinement déployé ? Pour répondre, il faut s'arrêter un moment sur le concept de «spectacle» et de «société du spectacle».
5. Le langage en scène[modifier]
Je crois que la notion de «spectacle», pour le moins équivoque en elle-même, constitue toutefois un instrument utile pour déchiffrer quelques aspects de la multitude post-fordiste (qui est, rappelons-le, une multitude de virtuoses, de travailleurs qui, pour travailler, ont recours à des qualités génériquement «politiques»).
Le concept de «spectacle», forgé dans les années soixante par les situationnistes, est un concept proprement théorique qui n'est pas étranger à la trame de l'argumentation marxienne. Pour Guy Debord (Debord 1967), le «spectacle», c'est la communication humaine devenue marchandise. Ce qui se donne en spectacle, c'est précisément la faculté humaine de communiquer, le langage verbal en tant que tel. Comme on le voit, il ne s'agit pas d'une jérémiade amère contre la société de consommation (toujours un peu suspecte, parce qu'on risque, comme c'est arrivé à Pasolini, d'en arriver à regretter les temps heureux de faible consommation et de pellagre). La communication humaine, en tant que spectacle, est une marchandise parmi d'autres, dépourvue de qualités spéciales ou de prérogatives. Mais par ailleurs, c'est une marchandise qui concerne, à partir d'un certain moment, tous les secteurs industriels. C'est là que se trouve le problème.
D'une part, le spectacle est le produit particulier d'une industrie particulière, l'industrie dite culturelle en l'occurrence. D'autre part, dans le post-fordisme, la communication humaine est aussi un ingrédient essentiel de la coopération productive en général; c'est donc la reine des forces productives, quelque chose qui dépasse son propre domaine sectoriel, touchant plutôt l'industrie dans son ensemble, la poiésis dans sa totalité. Dans le spectacle sont exhibées, en une forme séparée et fétichisée, les forces productives les plus pertinentes de la société, ces forces productives que doit nécessairement atteindre tout processus de travail contemporain: les compétences linguistiques, le savoir, l'imagination, etc. Le spectacle a donc une double nature: il est produit spécifique d'une industrie particulière, mais aussi, en même temps, quintessence du mode de production dans son ensemble. Debord écrit que le «spectacle» est «l'exposition générale de la rationalité du système». Ce qui donne le spectacle, pour ainsi dire, ce sont les forces productives mêmes de la société en tant qu'elles coïncident, toujours plus, avec les compétences linguistico-communicatives et avec le general intellect.
La double nature du spectacle rappelle, par certains aspects, la double nature de l'argent. Comme on le sait, l'argent est une marchandise parmi d'autres, fabriquée par l'Hôtel de la Monnaie de l'Etat et dotée d'un petit corps métallique ou de papier. Mais il a aussi une seconde nature: il est l'équivalent, l'unité de mesure, de toutes les autres marchandises. L'argent est particulier et universel en même temps; le spectacle aussi. La comparaison, attrayante sans aucun doute, est pourtant fausse. Contrairement à l'argent, qui mesure le résultat d'un processus de travail désormais achevé, le spectacle concerne plutôt le processus de production in fieri, en train de se faire, dans sa potentialité. Le spectacle, selon Debord, montre ce que des hommes et des femmes peuvent faire. Tandis que l'argent reflète en lui-même la valeur des marchandises, donc ce que la société a déjà fait, le spectacle exhibe dans une forme à part ce que l'ensemble de la société peut être et faire. Si l'argent est l'«abstraction réelle» (pour employer une expression marxienne classique) qui se réfère aux œuvres achevées, au passé du travail, le spectacle par contre, selon Debord, est l'«abstraction réelle» qui représente l'opération elle-même, le présent du travail. Si l'argent met le cap sur l'échange, le spectacle, communication humaine devenue marchandise, met le cap sur la coopération productive. Il faut donc conclure que le spectacle, c'est-à-dire la capacité communicative humaine devenue marchandise, a certes une double nature, mais une double nature différente de celle de l'argent. Laquelle?
Mon hypothèse est que l'industrie de la communication (ou mieux, du spectacle, ou encore l'industrie culturelle) est une industrie parmi d'autres, avec ses techniques spécifiques, ses procédures particulières, ses profits particuliers, etc. mais qui, par ailleurs, remplit aussi le rôle d'industrie des moyens de production. Traditionnellement, l'industrie des moyens de production, c'est l'industrie qui produit les machines et les instruments que l'on emploie par la suite dans les secteurs les plus divers de la production. Toutefois, dans une situation où les instruments de production ne se réduisent pas aux machines, mais consistent en compétences linguistico-cognitives indissociables du travail vivant, on peut retenir qu'une part importante de ce que qu'on appelle «moyens de production» consiste en techniques et procédures de communication. Où ces techniques et ces procédures sont-elles forgées, si ce n'est dans l'industrie culturelle? L'industrie culturelle produit (innove, expérimente) les procédures de communication qui sont destinées ensuite à servir de moyens de production, même dans les secteurs les plus traditionnels de l'économie contemporaine. Voilà le rôle de l'industrie de la communication, une fois que le post-fordisme s'est affirmé pleinement: elle est industrie des moyens de communication.
6. Virtuosité au travail[modifier]
La virtuosité, avec son caractère politique intrinsèque, caractérise non seulement l'industrie culturelle, mais l'ensemble de la production sociale contemporaine. On pourrait dire que, dans l'organisation du travail post-fordiste, l'activité sans œuvre, qui auparavant était spéciale et problématique (qu'on se souvienne des incertitudes de Marx à son propos), devient le prototype du travail salarié en général. Je reviens sur un point que j'ai déjà mentionné: cela ne signifie pas, naturellement, que l'on ne produise plus de tableaux de bord de voitures, mais cela signifie que, pour une part importante de l'accomplissement des tâches de travail, l'accomplissement de l'action se trouve à l'intérieur de l'action même (ou ne consiste pas à donner lieu à un produit semi-fini indépendant).
Marx lui-même, dans les Grundrisse, indique une situation de ce genre quand il écrit que, avec la grande industrie automatisée et l'application intensive et systématique des sciences de la nature au processus de production, l'activité de travail «se place à côté du processus de production immédiate au lieu d'en être l'agent principal» (Marx 1939-1941 post.). Ce fait de se placer à côté du processus de production immédiat signifie, dit encore Marx, que le travail coïncide toujours davantage avec une «activité de surveillance et de coordination». Autrement dit: les fonctions de l'ouvrier ou de l'employé ne consistent plus à suivre un seul objectif particulier, mais à moduler et à intensifier la coopération sociale. Qu'on m'autorise à faire une parenthèse. Le concept de coopération sociale, qui chez Marx est assez complexe et délicat, peut être pensé de deux façons. Il y a, d'abord, une acception objective: chaque individu fait des choses différentes, spécifiques, qui sont mises en relation par l'ingénieur ou par le contremaître: la coopération, dans des cas semblables, transcende l'activité des individus, n'a pas d'importance dans leur façon concrète d'opérer. En second lieu cependant, il faut considérer également une notion «subjective» de coopération: elle prend corps quand une part importante du travail individuel consiste à développer, affiner, intensifier la coopération elle-même. Dans le post-fordisme, c'est la seconde acception de la coopération qui domine. Je tenterai de mieux me faire comprendre en utilisant une comparaison. Depuis toujours, l'une des ressources de l'entreprise capitaliste, c'est ce que l'on appelle le «vol de l'information ouvrière». C'est-à-dire: quand les ouvriers trouvaient le moyen d'exécuter le travail avec moins d'effort, en faisant une pause en plus, etc., la hiérarchie de l'entreprise exploitait cette minuscule conquête, fût-elle cognitive, pour modifier l'organisation du travail. Je pense qu'il y a quelque chose de significatif qui change, cependant, du moment où la fonction de l'ouvrier ou de l'employé consiste justement, dans une certaine mesure, à trouver des expédients, des trucs, des solutions qui améliorent l'organisation du travail. Dans ce cas, l'information ouvrière n'est pas utilisée en cachette, mais on la requiert explicitement, ou encore elle devient une des tâches de travail. On assiste au même type de changement, certainement, à propos de la coopération: il ne s'agit pas de la même situation quand le travail des ouvriers est coordonné de fait par l'ingénieur ou quand on leur demande d'inventer et de produire de nouvelles procédures de coopération. Au lieu de rester en arrière-plan, l'agir ensemble, l'interaction linguistique parvient au tout premier plan.
Tandis que la coopération «subjective» devient la principale force productive, les gestes du travail montrent clairement un caractère linguistico-cognitif, impliquent l'exposition aux yeux des autres. Le caractère monologique du travail diminue: la relation avec les autres est un élément originel, de base, et non quelque chose d'accessoire. Là où le travail apparaît à côté du processus de production immédiat, au lieu d'en être une composante, la coopération productive est un «espace à structure publique». Cet «espace à structure publique» – ancré dans le processus de travail – mobilise des attitudes traditionnellement politiques. La politique (au sens large) devient force productive, fonction, «boîte à outils». On pourrait dire que la devise héraldique du post-fordisme est, sarcastiquement, «politique avant tout». Du reste, que peut vouloir dire le discours sur la «qualité totale», si ce n'est requérir que l'on mette à la disposition de la production le goût pour l'action, l'attitude qui affronte le possible et l'imprévu, la capacité de commencer quelque chose de nouveau?
Quand le travail sous l'autorité d'un patron met en jeu le goût pour l'action, la capacité de relation, l'exposition aux yeux des autres – toutes choses que les générations précédentes expérimentaient dans la section du parti –, nous pouvons dire que certains traits distinctifs de l'animal humain, surtout le fait qu'il est doté de langage, sont subsumés dans la production capitaliste. L'insertion de l'anthropogenèse elle-même dans le mode de production en vigueur est un événement extrême. C'est autre chose que le bavardage heideggerien sur l'«époque de la technique»... Cet événement n'atténue pas, mais radicalise au contraire les antinomies de la formation économico-sociale capitaliste. Nul n'est plus pauvre que celui qui voit sa propre relation avec la présence d'autrui, c'est-à-dire sa propre faculté de communication, le fait qu'il est doté de langage, réduits au travail salarié.
7. L'intellect comme partition[modifier]
Si l'ensemble du travail post-fordiste est du travail productif (de plus-value) précisément parce qu'il agit sur le mode politique-virtuose, la question que l'on doit se poser est la suivante: quelle partition les travailleurs-virtuoses exécutent-ils? Quel est le scénario des performances linguistico-communicatives?
Le pianiste exécute une valse de Chopin, l'acteur reste plus ou moins fidèle à un scénario préliminaire, l'orateur a au moins quelques notes auxquelles se référer: tous les artistes interprètes peuvent compter sur une partition. Mais quand la virtuosité est inhérente à la totalité du travail social, quelle est la partition? Je crois pour ma part sans trop d'incertitude que la partition que la multitude exécute, c'est l'Intellect, l'intellect en tant que faculté humaine générique. Dans les termes de Marx, la partition des virtuoses modernes, c'est le general intellect, l'intellect général de la société, la pensée abstraite devenu pilier de la production sociale. Nous retournons ainsi à un thème (general intellect, intellect public, «lieux communs») que nous avons déjà abordé.
Par general intellect, Marx entend la science, la connaissance en général, le savoir dont dépend désormais la productivité sociale. La virtuosité consiste à moduler, articuler, changer le general intellect. La politisation du travail (ou la subsomption dans le milieu du travail de ce qui tenait auparavant de l'action politique) survient précisément quand la pensée devient le ressort principal de la production de la richesse. La pensée cesse d'être une activité invisible, et devient quelque chose d'extérieur ou de «public», quand elle fait irruption dans le processus de production. On pourrait dire: à ce moment-là seulement, seulement quand elle a l'intellect linguistique comme barycentre, l'activité de travail peut absorber en elle-même bien des caractéristiques qui auparavant appartenaient à l'action politique.
Jusqu'ici, on a discuté de la juxtaposition Travail et Politique. Maintenant, cependant, entre en piste à son tour le troisième domaine de l'expérience humaine, l'Intellect. Il s'agit de la «partition» sans cesse réexécutée par les travailleurs-virtuoses. Je pense que l'hybridation des diverses sphères (pensée pure, vie politique et travail) commence précisément quand l'Intellect, en tant que principale force productive, devient public. C'est à ce moment-là seulement que le travail prend les apparences de la virtuosité (ou communicatives) et, donc, se colore de tonalités «politiques».
Marx attribue à la pensée un caractère extérieur, une nature publique en deux occasions. D'abord, quand il utilise l'expression, très belle aussi du point de vue philosophique, «abstraction réelle»; ensuite, quand il parle de «general intellect». L'argent, par exemple, est une abstraction réelle. Dans l'argent, en fait, l'un des principes guides de la pensée humaine s'incarne, devient réel: l'idée d'équivalence. Cette idée, en elle-même on ne peut plus abstraite, acquiert une existence concrète, elle tinte vraiment dans le porte-monnaie. Le devenir chose d'une pensée: c'est ça l'abstraction réelle. Si on y regarde de près, le concept de general intellect ne fait que développer démesurément la notion d'abstraction réelle. Avec le general intellect, Marx indique le stade où certains faits (disons la monnaie) n'ont plus valeur et statut de pensée, mais où nos pensées, en tant que telles, ont immédiatement valeur de faits matériels. Si dans le cas de l'abstraction réelle, c'est un fait empirique (par exemple l'échange des équivalents) qui exhibe la structure sophistiquée d'une pensée pure, dans le cas du general intellect, le rapport s'inverse: ce sont maintenant nos pensées qui se présentent avec le poids et l'incidence typique des faits. Le general intellect est le stade où les abstractions mentales sont immédiatement, en soi, des abstraction réelles.les.
C'est là cependant, que surgissent les problèmes. Ou, si l'on préfère, qu'affleure une certaine insatisfaction par rapport aux formulations de Marx. La difficulté naît du fait que Marx conçoit l'«intellect général» comme capacité scientifique objectivée, comme système de machines. De toute évidence, cet aspect compte, mais ce n'est pas tout. Il faudrait considérer le biais par lequel l'intellect général, au lieu de s'incarner (ou plutôt de s'inférer) dans le système des machines, existe comme attribut du travail vivant. Le general intellect se présente d'abord et avant tout, aujourd'hui, comme communication, abstraction, autoréflexion de sujets vivants. Il semble possible d'affirmer que, par la logique même du développement économique, il est nécessaire qu'une partie du general intellect ne se fige pas en capital fixe, mais s'exerce dans l'interaction communicative, sous la forme de paradigmes épistémiques, de performances dialogiques, de jeux de langage. En d'autres termes, l'intellect public forme un ensemble avec la coopération, avec l'agir ensemble du travail vivant, avec la compétence communicative des individus.
Dans le chapitre VII du premier livre du Capital, Marx écrit: « Le processus de travail tel que nous venons de l'analyser dans ses moments simples et abstraits [est] l'activité qui a pour but la production de valeurs d'usage [...]. Nous n'avions donc pas besoin de considérer les rapports de travailleur à travailleur. L'homme et son travail d'un côté, la nature et ses matières de l'autre, nous suffisaient» (Marx 1867). Dans ce chapitre, Marx décrit le processus de travail comme processus naturel d'échange organique entre l'homme et la nature, donc en termes généraux et abstraits, sans s'occuper des rapports socio-historiques. Il faut toutefois se demander, même si on en reste à ce plan très général (presque anthropologique), s'il est possible d'éliminer du concept de travail l'aspect interactif, c'est-à-dire la relation avec les autres travailleurs. Ce n'est certainement pas possible quand ce sont les prestations de communication qui constituent le noyau dur de l'activité de travail. Il est impossible alors de faire l'esquisse du processus de travail sans présenter dès le départ le travailleur en rapport avec les autres travailleurs; ou, si on veut utiliser encore la catégorie de la virtuosité, en rapport avec son «public».
Le concept de coopération comprend en soi, en entier, l'attitude communicative des êtres humains. Cela vaut surtout là où la coopération est vraiment un «produit» spécifique de l'activité de travail, soit quelque chose qui est promu, élaboré, affiné par ceux-là mêmes qui coopèrent. Le general intellect exige un agir virtuose (c'est-à-dire au sens large, un agir politique), justement parce qu'une part importante de lui-même ne se reverse pas dans le système des machines, mais se manifeste dans l'activité directe du travail vivant, dans sa coopération linguistique.
L'intellect, la pure faculté de penser, le simple fait d'être doté de langage: voici donc, répétons-le, la partition sans cesse réexécutée par les virtuoses post-fordistes. (Il faut noter la différence d'approche entre ce qui est dit ici et ce qui a été soutenu précédemment: ce qui est présenté ici comme la «partition» du virtuose, l'intellect, a été présenté auparavant comme ressource apotropaïque fondamentale, comme refuge par rapport au risque indéterminé du contexte du monde. Il est bon de considérer les deux aspects en même temps: la multitude contemporaine, avec ses formes de vie et ses jeux de langage, se place à la croisée de ces deux acceptions du terme «intellect public».) Je voudrais reprendre et souligner ici un point important qui a déjà été abordé. Tandis que la virtuosité proprement dite (le pianiste ou le danseur, par exemple) se sert d'une partition bien définie, c'est-à-dire d'une œuvre au sens propre et strict, le virtuose post-fordiste, en «exécutant» sa propre faculté linguistique, n'a pas comme présupposé une œuvre déterminée. Par general intellect, on ne doit pas entendre l'ensemble des connaissances acquises par l'espèce, mais la faculté de penser; la potentialité en tant que telle, pas les innombrables réalisations particulières. Le «general intellect » n'est rien d'autre que l'intellect en général. L'exemple que l'on a déjà cité du parlant (de celui qui parle) redevient pertinent ici. En ayant comme seule «partition» l'infinie potentialité de sa propre faculté de langage, le locuteur (tout locuteur) articule des actes de parole déterminés: la faculté de langage est le contraire d'un scénario déterminé, d'une œuvre avec telles ou telles caractéristiques particulières. La virtuosité de la multitude post-fordiste forme un tout avec la virtuosité du parlant: virtuosité sans scénario, ou, mieux, dotée d'un scénario qui coïncide avec la pure et simple dynamis, avec la pure et simple potentialité.
Il faut ajouter que le rapport entre «partition» et exécution virtuose est réglée par les normes de l'entreprise capitaliste. La mise au travail (et à profit) des facultés de communication et de connaissance les plus génériques de l'animal humain a un index historique, une forme historiquement déterminée. Le general intellect se manifeste, aujourd'hui, comme perpétuation du travail salarié, système de hiérarchie, axe porteur de la production de plus-value.
8. Raison d'Etat et Exode[modifier]
On peut maintenant esquisser quelques conséquences de l'hybridation entre Travail, Action (politique) et Intellect. Conséquences tant au plan de la production qu'à celui de la sphère publique (Etats, appareils administratifs).
L'intellect devient public à partir du moment où il s'unit au travail; toutefois, il faut observer qu'une fois uni au travail salarié, son aspect public caractéristique est aussi inhibé et déformé. Toujours réévoqué en tant que force productive, cet aspect est toujours re-aboli en tant que sphère publique proprement dite, éventuelle racine de l'Action politique, principe constitutionnel différent.
Le general intellect est le fondement d'une coopération sociale plus vaste que celle qui concerne spécifiquement le travail. Plus ample et en même temps tout à fait hétérogène. On retrouve ici un thème déjà traité précédemment. Tandis que les connexions du processus de production se fondent sur la division technique et hiérarchique des fonctions, l'agir ensemble centré sur le general intellect part de la participation commune à la «vie de l'esprit», c'est-à-dire du partage préliminaire d'attitudes communicatives et cognitives. Toutefois, la coopération excédentaire de l'Intellect, au lieu d'annuler la coercition de la production capitaliste, constitue une de ses ressources les plus importantes. Son hétérogénéité n'a ni voix ni visibilité. Donc, puisque l'apparition de l'Intellect devient le pré-requis technique du Travail, l'agir ensemble en dehors du travail qu'elle provoque est à son tour soumis aux critères et aux hiérarchies qui caractérisent le régime de l'usine.
Il y a deux conséquences principales de cette situation paradoxale. La première concerne la nature et la forme du pouvoir politique. Le caractère public particulier de l'Intellect, dépourvu d'une expression vraiment propre de ce Travail qui le réclame aussi comme force productive, se manifeste indirectement dans le domaine de l'Etat par le biais de la croissance hypertrophique des appareils administratifs. L'administration, et non plus le système politico-parlementaire, est le cœur de l'Etat: mais il en est ainsi justement parce qu'elle représente une concrétion autoritaire du general intellect, le point de fusion entre savoir et commandement, l'image renversée de la coopération excédentaire. Il est bien vrai que depuis des décennies on remarque le poids croissant et déterminant de la bureaucratie dans le «corps politique», la prééminence du décret sur la loi: je voudrais cependant signaler ici un seuil inédit. Pour résumer, nous ne sommes plus confrontés aux processus connus de rationalisation de l'Etat, mais, à l'inverse, il faut désormais constater l'avènement de l'étatisation de l'Intellect. La vieille expression «raison d'Etat» acquiert pour la première fois une signification non métaphorique. Si Hobbes voyait le principe de légitimation du pouvoir absolu dans le transfert du droit naturel de chaque individu particulier sur le souverain, aujourd'hui par contre il faudrait parler d'un transfert de l'Intellect, ou mieux, de son caractère public immédiat et irréductible, à l'administration de l'Etat.
La deuxième conséquence concerne la vraie nature effective du régime post-fordiste. Puisque l'«espace à structure publique» ouvert par l'Intellect est réduit encore et toujours à la coopération du travail, c'est-à-dire à un réseau ténu de relations hiérarchiques, la fonction dirimante que possède la «présence d'autrui» dans toutes les opérations de production concrètes prend la forme de la dépendance personnelle. Autrement dit, l'activité virtuose se donne comme travail servile universel. L'affinité entre le pianiste et le serviteur, que Marx avait notée, trouve une confirmation inopinée à l'époque où tout travailleur salarié a quelque chose de l'«artiste-interprète». Sauf que c'est le travail même, producteur de la plus-value, qui prend les allures du travail servile. Quand «le produit est inséparable de l'acte de produire», cet acte met en cause la personne qui l'accomplit, et surtout le rapport entre celle-ci et celle qui l'a ordonné ou à qui il est destiné. La mise au travail de ce qui est commun, c'est-à-dire de l'intellect et du langage, d'un côté rend fictive l'impersonnelle division technique des tâches, mais de l'autre, en ne traduisant pas cette communauté dans une sphère publique (ou dans une communauté politique), induit une personnalisation visqueuse de l'assujettissement.
La question cruciale se pose ainsi: est-il possible de séparer ce qui aujourd'hui est uni, c'est-à-dire l'Intellect (le general intellect) et le Travail (salarié), et d'unir ce qui est aujourd'hui séparé, c'est-à-dire l'Intellect et l'Action politique? Est-il possible de passer de la «vieille alliance» Intellect/Travail à une «nouvelle alliance» Intellect/Action politique?
Soustraire l'agir politique à la paralysie actuelle, ce n'est pas autre chose que développer le caractère public de l'Intellect en dehors du Travail salarié, en opposition à celui-ci. Cela présente deux profils distincts entre lesquels subsiste cependant la complémentarité la plus stricte. D'une part, le general intellect s'affirme comme sphère publique autonome seulement si on coupe le lien qui l'attache à la production de marchandises et au travail salarié. D'autre part, la subversion des rapports capitalistes de production peut se manifester, désormais, seulement avec l'institution d'une sphère publique non étatique, d'une communauté politique qui ait le general intellect comme pivot. Les traits saillants de l'expérience post-fordiste (virtuosité servile, valorisation des facultés langagières propres, l'immanquable relation avec la «présence d'autrui», etc.) postulent, comme loi du talion conflictuelle, rien de moins qu'une forme radicalement nouvelle de démocratie.
La sphère publique non étatique est la sphère publique qui se conforme au mode d'être de la multitude. Elle profite du «caractère public» du langage/pensée, du caractère extrinsèque, émergeant, partagé de l'Intellect en tant que partition des virtuoses. Il s'agit d'un caractère public – comme on l'a déjà observé – tout à fait hétérogène par rapport à celui qui est institué par la souveraineté de l'Etat ou, pour le dire comme Hobbes, par l'«unité du corps politique». Ce caractère public, qui se manifeste aujourd'hui comme une éminente ressource productive, peut devenir un principe constitutionnel, une sphère publique, justement.
Comment la virtuosité peut-elle être non servile? Comment passe-t-on, hypothétiquement, de la virtuosité servile à une virtuosité «républicaine» (en entendant par «république de la multitude» un domaine des affaires communes qui ne serait plus étatique)? Comment concevoir, en principe, l'action politique fondée sur le general intellect? Sur ce terrain, il faut être prudent. Tout ce que l'on peut faire, c'est indiquer la forme logique de quelque chose qui manque encore d'une expérience empirique solide. Je propose deux mots-clé: désobéissance civile et exode.
La désobéissance civile représente, peut-être, la forme d'action politique fondamentale de la multitude. A condition toutefois de l'émanciper de la tradition libérale dans laquelle elle est insérée. Il ne s'agit pas de ne pas suivre telle loi particulière parce qu'incohérente ou contradictoire par rapport à d'autres normes fondamentales, par exemple par rapport à la Constitution: dans un cas semblable, en fait, l'insoumission témoignerait seulement d'une loyauté plus profonde envers le commandement de l'Etat. A l'inverse, la désobéissance radicale qui nous intéresse ici remet en question la faculté même de commander de l'Etat. Une petite digression pour mieux comprendre.
Selon Hobbes, avec l'institution du «corps politique», nous nous obligeons à obéir avant même de savoir ce qui sera ordonné: «L'obligation d'obéissance, dont la force donne validité aux lois civiles, précède toute loi civile» (Hobbes 1642, XIV, 21). C'est pour cela qu'on ne trouvera pas de loi particulière qui intime explicitement de ne pas se rebeller. Si l'acceptation inconditionnelle du commandement de l'Etat n'était pas déjà présupposée, les dispositions législatives concrètes (y compris, évidemment, celle qui dit «tu ne te rebelleras pas») n'auraient aucune validité. Hobbes soutient que le lien d'obéissance originel dérive de la «loi naturelle», c'est-à-dire de l'intérêt commun quant à l'autoconservation et la sécurité. Mais, il s'empresse de l'ajouter, la loi naturelle, c'est-à-dire la loi supérieure qui impose d'observer tous les ordres du souverain, devient effectivement une loi «seulement quand on est sorti de l'état de nature, donc quand l'Etat est désormais institué». Se dessine ainsi un véritable paradoxe: l'obligation d'obéissance est à la fois cause et effet de l'existence de l'Etat, elle est soutenue par ce dont elle constitue aussi le fondement, elle précède et elle suit en même temps la formation de l'«empire suprême».
La multitude prend pour cible précisément l'obéissance préliminaire et sans contenu, base sur laquelle on ne peut que développer une mélancolie dialectique entre acquiescement et «transgression». En s'opposant à une prescription particulière sur le démantèlement de l'assistance médicale ou sur l'arrêt de l'immigration, la multitude remonte cependant au présupposé caché de toute prescription impérative et en entame la mise en vigueur. La désobéissance radicale aussi «précède les lois civiles», puisqu'elle ne se borne pas à les violer, mais qu'elle met en cause le fondement même de leur validité.
Venons-en maintenant au deuxième mot-clé: exode. Le bouillon de culture de la désobéissance civile, ce sont les conflits sociaux qui ne se manifestent pas uniquement et essentiellement comme protestation, mais plutôt et surtout comme défection (pour le dire avec Albert O. Hirschman, pas comme voice, mais comme exit [Hirschman 1970]).
Rien n'est moins passif qu'une fuite, qu'un exode. La défection modifie les conditions dans lesquelles le conflit a lieu, au lieu de présupposer qu'elles constituent un horizon inamovible; elle change le contexte où naît le problème, au lieu d'affronter ce dernier en choisissant l'un ou l'autre terme des alternatives prévues. Pour résumer, l'exit consiste en une invention irrespectueuse, qui altère les règles du jeu et affole la boussole de l'adversaire. Il suffit de penser – qu'on se souvienne de ce que l'on a dit plus haut à ce propos – à la fuite massive par rapport au régime de l'usine, mise en acte par les ouvriers américains au milieu du XIXe siècle: s'avançant au-delà de la «frontière» pour coloniser des terres à peu de frais, ils saisirent l'occasion de rendre réversible leur propre condition de départ. Quelque chose de similaire est arrivé en Italie à la fin des années 70, quand la force de travail des jeunes, contre toute attente, préféra le travail précaire et à mi-temps à l'emploi fixe de la grande entreprise. Ne serait-ce que pour un bref laps de temps, la mobilité de l'emploi fonctionna comme ressource politique, provoquant l'éclipse de la discipline industrielle et autorisant un certain degré d'autodétermination.
L'exode, ou la défection, est aux antipodes du désespoir contenu dans la formule: «on n'a rien à perdre que ses propres chaînes»; il se fonde, donc, sur une richesse latente, sur une exubérance de possibilités, bref sur le principe du tertium datur. Mais quelle est, pour la multitude contemporaine, l'abondance virtuelle qui sollicite l'option fuite au détriment de l'option résistance? Ce qui est en jeu, ce n'est évidemment pas une «frontière» spatiale, mais le surplus de savoirs, de communication, d'action commune virtuose qui sont impliqués dans le caractère public du general intellect. La défection donne une expression autonome, affirmative, en haut-relief à ce surplus, empêchant ainsi son transfert vers le pouvoir de l'administration étatique, ou sa configuration en tant que ressource productive de l'entreprise capitaliste.
Désobéissance, exode. Il est clair cependant que ce ne sont là qu'allusions à ce que pourrait être la virtuosité politique, c'est-à-dire non servile, de la multitude.
Troisième journée : La multitude comme subjectivité[modifier]
Le concept de multitude mérite peut-être le même traitement que le grand épistémologue français Gaston Bachelard proposait de réserver aux problèmes et aux paradoxes soulevés par la mécanique quantique. Bachelard soutenait (Bachelard 1940) que la mécanique quantique doit être entendue comme un sujet grammatical qui, pour être pensé correctement, doit pouvoir profiter de bien des «prédicats» philosophiques hétérogènes entre eux: parfois, c'est un concept kantien qui est utile, à d'autres moments une notion tirée de la psychologie de la Gestalt peut s'avérer éclairante ou, pourquoi pas, une subtilité de la logique scolastique. C'est également vrai de ce qui nous occupe ici. On doit aussi explorer la multitude avec des concepts tirés de divers domaines, de divers auteurs.
C'est d'ailleurs ce que nous avons commencé à faire jusqu'ici. Nous avons d'abord approché la manière d'être du «Nombre» à travers la dialectique crainte-refuge. On se souviendra qu'on a utilisé des mots-clés de Hobbes, Kant, Heidegger, Aristote (les topoi koinoi, c'est-à-dire les «lieux communs»), Marx, Freud. Ensuite, par contre, le repérage de la multitude contemporaine s'est poursuivi en discutant la juxtaposition poiésis/praxis, Travail et Action politique. Les «prédicats» utilisés à cet égard ont été repérés chez Hannah Arendt, Glenn Gould, chez le romancier Luciano Bianciardi, Saussure, Guy Debord, encore une fois Marx, Hirschman et d'autres. Nous examinerons maintenant un autre ensemble de concepts, pour arriver, je l'espère, à donner un éclairage sur la multitude à partir d'une perspective différente. Cet angle différent, c'est celui des formes de la subjectivité.
Les prédicats que l'on peut attribuer au sujet grammatical «multitude» sont les suivants: a) le principe d'individuation, c'est-à-dire la vieille question philosophique qui porte sur ce qui rend singulière une singularité, individuel un individu; b) la notion foucaldienne de «biopolitique»; c) les tonalités émotives, ou Stimmungen; qui qualifient, aujourd'hui, les formes de vie du «Nombre»: opportunisme et cynisme (attention: par tonalité émotive, je ne veux pas dire frissonnement psychologique passager, mais une relation qui caractérise l'être au monde de chacun); d) enfin, deux phénomènes qui, analysés à la fois par Augustin et par Pascal, sont promus au rang de thèmes philosophiques dans Etre et temps de Heidegger: le bavardage et la curiosité.
1. Le principe d'individuation[modifier]
Multitude signifie: la pluralité – littéralement: l'être-nombreux – en tant que forme durable d'existence sociale et politique, par opposition à l'unité cohérente du peuple. Eh bien, la multitude consiste en un réseau d'individus; le «Nombre», c'est de nombreuses singularités.
Il est décisif de considérer ces singularités comme un point d'arrivée, et pas comme une donnée de départ; comme l'issue ultime d'un processus d'individuation, non comme des atomes solipsistes. C'est précisément parce qu'il est le résultat complexe d'une différenciation progressive, que le «Nombre» ne sollicite pas de synthèse ultérieure. L'individu de la multitude est le terme final d'un processus qui n'est suivi de rien d'autre, parce que tout le reste (le passage de l'Un au Nombre) s'est déjà produit.
Quand on parle d'un processus, ou d'un principe, d'individuation, il faut tenir compte le plus possible de ce qui précède l'individuation elle-même. On a affaire avant tout, à une réalité pré-individuelle, soit à quelque chose de commun, d'universel, d'indifférencié. L'incipit du processus qui produit les singularités est non individuel, pré-individuel. La singularité prend racine dans son opposé, provient de ce qui est son antipode. La notion de multitude semble avoir quelque familiarité avec la pensée libérale, parce qu'elle valorise l'individualité, mais en même temps, elle s'en détache radicalement parce qu'une telle individualité est le résultat final d'une individuation qui part de l'universel, du générique, du pré-individuel. L'apparente proximité s'inverse en éloignement suprême.
Posons-nous la question: en quoi consiste la réalité pré-individuelle qui est à la base de l'individuation? Les réponses possibles sont nombreuses et toutes légitimes.
En premier lieu, est pré-individuel le fond biologique de l'espèce, c'est-à dire les organes sensoriels, l'appareil moteur, les prestations perceptives. Ce qu'affirme Merleau-Ponty à ce propos est très intéressant: «Je n'ai pas plus conscience d'être le vrai sujet de ma sensation que de ma naissance ou de ma mort.» (Merleau-Ponty 1945, p. 249). Et plus loin: «La vision, l'ouïe, le toucher, avec leurs champs [...] sont antérieurs et demeurent étrangers à ma vie personnelle» (idem, p. 399). La perception ne se décrit pas à la première personne du singulier. Ce n'est jamais un «je» individuel qui sent, qui voit, qui touche, mais c'est l'espèce comme telle. On assigne plutôt le «on», pronom anonyme, à la sensation: on voit, on touche, on sent. Le pré-individuel qui est inscrit dans la sensation est une dotation biologique générique, qui ne peut être singularisée.
En deuxième lieu, la langue, la langue historico-naturelle, partagée par tous les locuteurs d'une certaine communauté, est pré-individuelle. La langue est à tout le monde et à personne. Dans son cas également, il n'existe pas de «je» individué, mais un «on»: on parle. L'usage de la parole est avant tout inter-psychique, social, public. Il n'existe pas – dans aucun cas et surtout pas dans celui du nouveau-né – de langage «privé». C'est à ce propos que se comprend toute la portée du concept d'«intellect public» ou general intellect. Toutefois la langue, à la différence de la perception sensorielle, est un domaine pré-individuel à l'intérieur duquel prend racine le processus d'individuation. L'ontogenèse, c'est-à-dire les phases de développement de l'être vivant singulier, consiste justement dans le passage du langage comme expérience publique ou inter-psychique au langage comme expérience singularisante et intra-psychique. Ce processus, à mon avis, s'accomplit quand l'enfant se rend compte que son acte de parole ne dépend pas seulement de la langue déterminée (qui par tant d'aspects ressemble à un liquide amniotique ou à un environnement zoologique anonyme), mais qu'il est aussi en relation avec une faculté générique de parler, avec une puissance\indéterminée de dire (qui ne se résume jamais à telle ou telle langue historico-naturelle). L'explicitation progressive du rapport entre faculté (ou puissance) de parler et acte particulier de paroles:voilà ce qui permet de dépasser le caractère pré-individuel de la langue historico-naturelle, en provoquant l'individuation du locuteur. En effet, tandis que la langue est à tout le monde et à personne, le passage du pur et simple pouvoir-dire à une énonciation particulière et contingente détermine l'espace de ce qui est «vraiment à moi». C'est une affaire compliquée, à laquelle je ne peux ici que faire allusion. Pour conclure: retenons que, tandis que le pré-individuel perceptif reste tel quel, sans donner lieu à une individuation, le pré-individuel linguistique est en revanche la base ou le milieu dans lequel prend forme la singularité individuée.
En troisième lieu, le rapport de production dominant est pré-individuel. Cela a donc quelque chose à voir avec une réalité pré-individuelle tout à fait historique. Dans le capitalisme avancé, le processus de travail mobilise les qualités les plus universelles de l'espèce: perception, langage, mémoire, affects. Les rôles et les fonctions, à l'époque post-fordiste, coïncident largement avec le attungswesen, ou «existence générique» dont parlait Marx dans les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 (Marx 1932). L'ensemble des forces productives est pré-individuel. C'est la coopération sociale comme action commune, ensemble de relations poïétiques, «politiques», cognitives, émotives. C'est le general intellect, l'intellect général, objectif, extrinsèque. La multitude contemporaine est composée d'individus individués, qui ont aussi derrière eux cette réalité pré-individuelle (en plus, naturellement de la perception sensorielle anonyme et de la langue de tous et de personne).
Un sujet amphibie. Dans un livre important, L'individuation psychique et collective (1989), Gilbert Simondon, philosophe français cher à Gilles Deleuze et jusqu'ici plutôt négligé (y compris en France), propose sur le principe d'individuation d'autres «prédicats» conceptuels applicables à la multitude, le sujet grammatical qui nous occupe.
Deux thèses de Simondon sont particulièrement pertinentes pour qui veut parler de la subjectivité à l'époque de la multitude. La première thèse soutient que l'individuation n'est jamais achevée, que le pré-individuel ne se traduit jamais tout à fait en singularité. En conséquence, selon Simondon, le sujet consiste en un mélange permanent d'éléments pré-individuels et de traits individués; on peut même dire qu'il est ce mélange. Ce serait une grave erreur, selon Simondon, d'identifier le sujet à l'une de ses parties, celle qui est singularisée. Celui-ci est en revanche composé: «je» mais aussi «on»; unicité sans reproduction possible, mais aussi universalité anonyme.
Si le «je» individué cohabite avec le fond biologique de l'espèce (la perception sensorielle, etc.), avec les caractères publics ou inter-psychiques de la langue maternelle, avec la coopération productive et le general intellect, il faut ajouter, cependant, que cette cohabitation n'est pas toujours pacifique et qu'elle engendre même toutes sortes de crises. Le sujet est un champ de bataille. Il n'est pas rare que les aspects pré-individuels semblent mettre en question l'individuation: cette dernière se révèle être un résultat précaire, toujours réversible. En d'autres occasions, c'est l'inverse, c'est le «je» strict qui semble vouloir réduire à lui-même, avec une voracité extrême, tous les aspects pré-individuels de notre expérience. Dans les deux cas, ne manquent certes pas des phénomènes de peur panique, d'angoisse, de pathologies en tout genre. Soit un Je sans monde, soit un monde sans Je: ce sont là les deux bornes extrêmes d'une oscillation qui pourtant, sous des formes plus atténuées, n'est jamais complètement absente. Il est clair pour Simondon qu'il existe deux témoins de cette oscillation, les affects et les passions. La relation entre pré-individuel et individué, est en fait médiée par les affects.
Une parenthèse. Le mélange, pas toujours harmonieux entre les aspects pré-individuels et les aspects singularisés du sujet touche de près le rapport entre les singularités du «Nombre» et le general intellect. Dans le premier chapitre, nous avons suffisamment insisté sur la physionomie terrifiante que peut prendre l'«intellect général» quand il ne se traduit pas en une sphère publique, mais qu'il exerce la pression d'un pouvoir impersonnel et despotique. Dans ce cas-ci, le pré-individuel aspire et menace. Dans la pensée critique du XXe siècle – que l'on pense surtout à l'Ecole de Francfort – on a soutenu que le malheur naît de la séparation de l'individu par rapport aux forces productives universelles. On nous présente un individu confiné dans une niche froide et sombre, tandis que, loin de lui, resplendit l'anonyme puissance de la société (et de l'espèce). C'est là une idée complètement fausse. Le malheur et l'insécurité viennent non pas de la séparation entre existence individuelle et puissances pré-individuelles, mais de leur entrelacs serré, quand celui-ci se manifeste comme dissonance, oscillation pathologique, crise.
Venons-en maintenant à la deuxième thèse de Simondon. Il soutient que le collectif, l'expérience collective, la vie de groupe n'est pas, comme on le croit généralement, le domaine dans lequel se délayent ou s'amoindrissent des traits saillants de l'individu singulier, mais qu'au contraire il est le terrain d'une individuation nouvelle, plus radicale. En participant à un collectif, le sujet, loin de renoncer à ses traits les plus particuliers, a l'occasion d'individuer, au moins en partie, la part de réalité pré-individuelle qu'il porte toujours en lui-même. Pour Simondon, dans le collectif, on cherche à affiner sa propre singularité, à la mettre au diapason. C'est seulement dans le collectif, et certainement pas dans le sujet isolé, que la perception, la langue, les forces productives peuvent se configurer comme une expérience individuée.
Cette thèse permet de comprendre mieux l'opposition entre «peuple» et «multitude». Pour la multitude, le collectif n'est pas centripète, fusionnel. Ce n'est pas le lieu de formation de la «volonté générale» et de préfiguration de l'unité de l'Etat. Puisque l'expérience collective de la multitude n'émousse pas mais au contraire radicalise le processus d'individuation, il est exclu par principe que d'une telle expérience on puisse extrapoler un trait homogène; il est exclu que l'on puisse «déléguer» ou «transférer» quelque chose au souverain. Le collectif de la multitude, en tant qu'individuation ultérieure ou de second degré, fonde la possibilité d'une démocratie non représentative. Réciproquement, on peut définir la «démocratie non représentative» comme une individuation du pré-individuel historico-social: science, savoir, coopération productive, general intellect. Le «Nombre» persiste en tant que «Nombre», sans aspirer à l'unité de l'Etat parce que: 1) en tant que singularités individuées, il a déjà derrière lui l'unité/universalité qui est inscrite dans les différents types de pré-individuel; 2) dans son action collective, il accentue et il poursuit le processus d'individuation.
L'individu social. Dans les «Fragments sur les machines» des Grundrisse (Marx 1939-1941 post.), Marx élabore un concept qui, à mon avis, est central pour comprendre la subjectivité de la multitude contemporaine. Un concept, je le dis d'emblée, objectivement relié à la thèse de Simondon sur le mélange entre réalité pré-individuelle et singularité. Il s'agit du concept d'«individu social». Ce n'est pas un hasard, me semble-t-il, si Marx utilise cette expression dans les mêmes pages où il traite du general intellect, de l'intellect public. L'individu est social, parce que, en lui, le general intellect est présent. Ou même, en ayant recours encore une fois au Marx des Manuscrits, parce que, chez lui, se manifeste ouvertement, à côté du Je singulier, le gattungswesen, l'«existence générique», l'ensemble des qualités requises et des facultés de l'espèce Homo sapiens sapiens.
«Individu social» est un oxymore, une unité des contraires: cela pourrait ressembler à une coquetterie hégélienne, suggestive et inconsistante, si l'on ne pouvait pas profiter de Simondon pour en déchiffrer le sens. «Social» se traduit par pré-individuel, «individu» par résultat ultime du processus d'individuation. Puisque par «pré-individuel» il faut entendre la perception sensorielle, la langue, les forces productives, on pourrait dire aussi que l'«individu social» est l'individu qui exhibe ouvertement sa propre ontogenèse, sa propre formation (avec ses différentes strates ou éléments constitutifs).
Il y a une sorte de chaîne lexicale qui relie l'être-multiple, la vieille question du principe d'individuation, la notion marxienne d'«individu social», la thèse de Simondon sur la cohabitation dans chaque sujet d'éléments pré-individuels (langue, coopération sociale, etc.) et d'éléments individuels. Je propose d'appeler multitude l'ensemble des «individus sociaux». On pourrait dire – avec Marx mais en opposition à une bonne part du marxisme – que la transformation radicale de l'état des choses présentes consiste à conférer la plus grande importance et la plus grande valeur à l'existence de chaque membre singulier de l'espèce. Cela semblera peut-être paradoxal, mais je crois que la théorie de Marx pourrait (et même devrait) se comprendre aujourd'hui comme une théorie réaliste et complexe de l'individu. Comme un individualisme rigoureux: donc comme une théorie de l'individuation.
2. Un concept équivoque: la biopolitique[modifier]
Le terme «biopolitique» a été introduit par Foucault, dans quelques cours donnés dans les années 70 au Collège de France (Foucault 1989), cours consacrés aux changements du concept de «population» entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe. Pour Foucault, c'est à cette époque que la vie, la vie comme telle, la vie comme simple processus biologique commence à être gouvernée, administrée politiquement. Ces dernières années, le concept de «biopolitique» est devenu à la mode: on s'y réfère souvent et volontiers à tout propos. Il faudrait éviter cet emploi automatique et irréfléchi. Posons-nous donc la question de savoir comment et pourquoi la vie surgit au centre de la scène publique, comment et pourquoi l'Etat la réglemente et la gouverne.
A mon avis, pour comprendre le noyau rationnel du terme «biopolitique», il faut partir d'un autre concept, relativement plus complexe sous l'angle de la philosophie: celui de force de travail. De cette notion, on parle un peu partout dans les sciences sociales, en négligeant cependant avec désinvolture son caractère âpre et paradoxal. Si les philosophes de profession s'occupaient de quelque chose de sérieux, ils devraient y consacrer beaucoup de leur labeur et de leur attention. Que signifie «force de travail»? Cela signifie puissance de produire. Puissance, c'est-à-dire faculté, capacité, dynamis. Puissance générique, indéterminée: en elle n'est pas préinscrite une forme particulière ou une autre de gestes de travail, mais toute forme, autant la fabrication d'une portière que la cueillette des poires, autant le bavardage d'une téléphoniste des lignes de chat que la correction d'épreuve. La force de travail est la «somme de toutes les attitudes physiques et intellectuelles qui existent dans la corporéité» (Marx 1867). Toutes... Attention. Quand on parle de la force de travail, on se réfère implicitement à tout type de facultés: la compétence linguistique, la mémoire, la motricité, etc. C'est aujourd'hui seulement, à l'époque post-fordiste, que la réalité de la force de travail est pleinement à la hauteur de son concept. C'est-à-dire qu'aujourd'hui seulement, la notion de force de travail n'est pas réductible (comme à l'époque de Gramsci) à un ensemble de qualités physiques, mécaniques, mais contient en elle-même, à plein titre, la «vie de l'esprit».
Venons-en au fait. Le rapport de production capitaliste se fonde sur la différence entre force de travail et travail effectif. La force de travail, je le répète, est puissance pure, bien distincte des actes correspondants. Marx écrit: «Qui dit capacité de travail ne dit pas travail, comme qui dit capacité de digérer ne dit pas digestion» (idem). Il s'agit cependant d'une puissance qui vante les prérogatives très concrètes de la marchandise. La puissance est quelque chose de non présent, de non réel; mais dans le cas de la force de travail, ce quelque chose de non présent est toutefois sujet à l'offre et la demande (cf. Virno 1999). Le capitaliste achète la faculté de produire en tant que telle («la somme de toutes les attitudes physiques et intellectuelles qui existent dans la corporéité»), et non une ou plusieurs prestations déterminées. Une fois que l'achat et la vente ont été effectués, il emploie comme il veut la marchandise dont il a pris possession: «L'acquéreur de la force de travail la consomme en faisant travailler son vendeur. C'est ainsi que ce qui était d'abord potentia devient actu» (Marx 1867). Le travail réellement effectué ne se limite pas seulement à dédommager le capitaliste de l'argent qu'il a déboursé auparavant pour s'assurer du potentiel de travail d'un autre, mais il se poursuit pour un laps de temps supplémentaire: c'est là que se trouve la genèse de la plus-value, c'est là l'arcane de l'accumulation capitaliste.
La force de travail incarne (littéralement) une catégorie fondamentale de la pensée philosophique: c'est-à-dire la puissance, la dynamis. Et «potentiel», je viens de le dire, signifie ce qui n'est pas actuel, ce qui n'est pas présent. Eh bien quelque chose qui n'est pas présent (ou réel) devient, dans le capitalisme, une marchandise d'une importance exceptionnelle. La puissance, la dynamis, la non-présence, au lieu de demeurer concept abstrait, prend des allures pragmatiques, empiriques, socio-économiques. La faculté comme telle, non encore appliquée, est au centre de l'échange entre le capitaliste et l'ouvrier. Objet de l'achat-vente, elle n'est pas une entité réelle (des prestations de travail effectivement effectuées), mais quelque chose qui, en soi, n'a pas une existence spatio-temporelle autonome (la capacité générique de travail).
Les caractéristiques paradoxales de la force de travail (quelque chose d'irréel, qui pourtant s'achète et se vend comme n'importe quelle marchandise) sont les prémisses de la biopolitique. Pour s'en rendre compte, il faut ajouter une pièce à l'argumentation. Dans les Grundrisse, Marx écrit que «la valeur d'usage que l'ouvrier a à offrir [dans l'échange avec le capitaliste] ne se matérialise pas en un produit, n'existe pas en dehors de lui, n'existe donc pas réellement mais seulement dans l'ordre du possible, c'est-à-dire comme sa capacité» (Marx 1939-1941 post.). Il faut noter le point décisif: là où l'on vend quelque chose qui n'existe que comme possibilité, ce quelque chose n'est pas séparable de la personne vivante du vendeur. Le corps vivant de l'ouvrier est le substrat de cette force de travail qui, en soi, n'a pas d'existence indépendante. La «vie», le bios pur et simple, acquiert une importance spécifique en tant que tabernacle de la dynamis, de la puissance pure.
La vie de l'ouvrier, son corps, intéresse le capitaliste seulement pour une raison indirecte: ce corps, cette vie représentent ce qui contient la faculté, la puissance, la dynamis. Le corps vivant devient objet à gouverner non pas pour sa valeur intrinsèque, mais parce qu'il est le substrat de ce qui seul compte vraiment: la force de travail comme somme des plus diverses facultés humaines (pouvoir de parler, de penser, de se rappeler, d'agir, etc.). La vie se place au centre de la politique alors que la mise qui est en jeu, c'est la force de travail immatérielle (et en soi non présente). Pour cette raison, et seulement pour cette raison, il est permis de parler de «biopolitique». Le corps vivant dont s'occupent les appareils administratifs de l'Etat, est le signe tangible d'une puissance non encore réalisée, le simulacre du travail non encore objectivé ou, comme dit Marx avec une très belle formule, du «travail comme subjectivité». Le potentiel de travail, acheté et vendu comme toutes les autres marchandises, c'est du travail non encore objectivé, du «travail comme subjectivité». On pourrait dire que, tandis que l'argent est le représentant universel des valeurs d'échange, à partir de la même échangeabilité des produits, la vie fait office de potentiel de produire, d'invisible dynamis.
L'origine non mythologique de ce dispositif de savoirs et de pouvoirs, que Foucault appelle biopolitique, se retrouve sans aucun doute dans le mode d'être de la force de travail. L'importance pratique assumée par la puissance en tant que puissance (le fait que celle-ci est achetée et vendue en tant que telle), ainsi que l'impossibilité de la séparer de l'existence corporelle immédiate de l'ouvrier: c'est là le fondement effectif de la biopolitique. Foucault se moque des philosophes libertaires comme Wilhem Reich (le psychanalyste hors norme), selon lequel une attention frénétique à l'égard de la vie serait le résultat d'une intention répressive: discipliner les corps pour augmenter la productivité du travail. Foucault a tout à fait raison, mais la cible de son ironie est facile. C'est vrai: le gouvernement de la vie est assez articulé et il prend des formes variées allant de la contention des impulsions à la licence la plus effrénée, de l'interdit pointilleux à la tolérance affichée, du ghetto pour les pauvres aux salaires élevés de Keynes, des Quartiers de Haute Sécurité des prisons à l'Etat providence. Ceci dit, l'interrogation fondamentale demeure: pourquoi s'occupe-t-on de la vie comme telle, pourquoi veut-on la gouverner? La réponse est univoque: parce qu'elle sert de substrat d'une simple faculté, la force de travail, qui en fait a acquis la consistance d'une marchandise. Il ne s'agit pas ici de la productivité du travail en actes, mais de la possibilité d'échange de la puissance de travail. Par le seul fait d'être achetée et vendue, cette puissance met en cause également le réceptacle dont on ne peut la dissocier, c'est-à-dire le corps vivant; de plus, elle l'expose complètement en tant qu'objet d'innombrables stratégies différentes de gouvernement.
Il ne faut pas croire, donc, que la biopolitique contienne en elle-même, en tant qu'articulation particulière qui serait sienne, la gestion de la force de travail. C'est le contraire: la biopolitique n'est qu'un effet, un reflet, ou justement une articulation, de ce fait primordial – à la fois historique et philosophique – qui consiste en l'achat et la vente de la puissance en tant que puissance. Il y a du biopolitique là où se trouve au tout premier plan, dans l'expérience immédiate, ce qui appartient à la dimension potentielle de l'existence humaine: pas le mot que l'on prononce, mais la faculté de parler comme telle; pas le travail qui est réellement accompli, mais la capacité générique de produire. La dimension potentielle de l'existence ne devient importante justement et seulement que sous la forme de la force de travail. Sous cette forme, je l'ai déjà dit, se résument toutes les différentes facultés ou puissances de l'animal humain. Tout bien considéré, «force de travail» ne désigne pas une faculté spécifique, mais l'ensemble des facultés humaines en tant qu'elles sont engagées dans la pratique de la production. «Force de travail» n'est pas un nom propre, mais un nom commun.
3. Les tonalités émotives de la multitude[modifier]
Je voudrais maintenant parler rapidement de la situation émotive dans laquelle se trouve la multitude contemporaine. Par l'expression «situation émotive», je ne fais pas référence, soyons clairs là-dessus, à un éventail de propensions psychologiques, mais à des modes d'être et de sentir si répandus qu'ils en deviennent communs aux contextes d'expérience les plus divers (travail, loisir, affects, politique, etc.). La situation émotive, en dehors du fait qu'elle possède un caractère d'ubiquité, est toujours ambivalente. C'est-à-dire qu'elle peut se manifester, autant comme acquiescement que comme conflit, avec les allures de la résignation autant qu'avec celles de l'inquiétude critique. Autrement dit: la situation émotive a un noyau neutre sujet à déclinaisons diverses et même opposées. Ce noyau neutre indique un mode d'être fondamental. Maintenant, il est indubitable que la situation émotive de la multitude se manifeste aujourd'hui par de «mauvais sentiments»: opportunisme, cynisme, intégration sociale, abjuration toujours recommencée, résignation hilare. Toutefois, à partir de ces «mauvais sentiments», il faut remonter au noyau neutre, c'est-à-dire au mode d'être fondamental, qui, en principe, pourrait donner lieu aussi à des retournements assez différents de ceux qui prévalent aujourd'hui. Ce qui est difficile à comprendre, c'est que l'antidote, pour ainsi dire, ne peut se repérer qu'à partir de ce qui aujourd'hui se donne à voir comme poison.
La situation émotive de la multitude post-fordiste se caractérise par l'immédiate coïncidence de la production et de l'éthicité, «structure» et «superstructure», chambardement du processus de travail, technologies et tonalités émotives, développement matériel et culturel. Arrêtons-nous un instant sur cette coïncidence. Quelles sont les principales qualités que l'on exige d'un travailleur dépendant aujourd'hui? L'habitude de la mobilité, la capacité à s'adapter aux reconversions les plus brutales, l'adaptabilité associée à un peu de débrouillardise, la souplesse dans le passage d'un ensemble de règles à un autre, l'aptitude à une interaction linguistique aussi banalisée que plurilatérale, la familiarité à se repérer au milieu d'un nombre limité de solutions alternatives. Ces qualités ne sont pas le fruit de la mise au pas industrielle, mais plutôt le résultat d'une socialisation qui a son centre de gravité en dehors du travail. Le «professionnalisme» effectivement requis et offert se compose de qualités qui s'acquièrent dans un séjour prolongé à un stade pré-travail ou précaire. En d'autres termes: dans l'attente d'un emploi, se développent des talents génériquement sociaux et ces habitudes de ne pas prendre d'habitudes durables, qui deviendront, une fois qu'on aura trouvé un emploi, de véritables «outils de travail».
L'entreprise post-fordiste met à profit cette habitude de ne pas avoir d'habitudes, cet entraînement à la précarité et à la variabilité. Mais ce qui est décisif, c'est la socialisation (par ce terme je désigne le rapport au monde, aux autres et à soi-même) qui advient essentiellement à l'extérieur du travail, une socialisation essentiellement hors travail. Ce sont ces chocs urbains dont parlait Benjamin, la prolifération des jeux de langage, la variation infinie des règles et des techniques qui constituent le gymnase où l'on forge les qualités et les exigences qui, par la suite seulement, deviendront qualités et exigences «professionnelles». A bien y regarder, la socialisation hors travail (qui cependant débouche sur la «fonctionnalité» post-fordiste) consiste en expériences et en sentiments que la grande philosophie et la grande sociologie du siècle dernier, à partir de Heidegger et de Simmel, ont reconnus comme étant les traits distinctifs du nihilisme. Est nihiliste la pratique qui ne profite plus d'un fondement solide, de structures récursives sur lesquelles compter, d'habitudes refuges. Au XXe siècle, le nihilisme est apparu comme le contrepoint correspondant aux processus de rationalisation de la production et de l'Etat. C'est-à-dire: d'une part le travail, d'autre part la précarité et l'instabilité de la vie urbaine. Aujourd'hui par contre, le nihilisme (l'habitude de ne pas avoir d'habitudes, etc.) entre dans la production, devient exigence professionnelle, il est mis au travail. Seul celui qui connaît bien l'instabilité aléatoire des formes de vie urbaines sait comment se comporter dans les usines du just in time.
Dans ces conditions, il est presque inutile d'ajouter que vole en éclats le petit schéma qui a servi à une bonne part de la tradition sociologique et philosophique à représenter les processus de «modernisation». Selon ce petit schéma, l'innovation (technologique, émotive, éthique) bouleverserait les sociétés traditionnelles dans lesquelles prévaudraient les habitudes répétitives. Philémon et Baucis, les paysans pacifiques que Goethe décrit dans Faust, seraient déracinés par l'entrepreneur moderne. Rien de tout cela aujourd'hui. On ne peut plus parler de modernisation là où l'innovation intervient, avec d'ailleurs une fréquence toujours plus rapide, sur une scène toujours plus caractérisée par le déracinement, par l'aléatoire, par l'anomie, etc. Ce qui est crucial, c'est que le bouleversement actuel de la production profite, comme de sa ressource la plus précieuse, de tout ce que le petit schéma de la modernisation range parmi ses effets: incertitude des attentes, contingence des positions, identités fragiles, valeurs toujours en mutation. Les technologies «avancées» ne provoquent pas un «dépaysement» susceptible de dissiper une familiarité antérieure, mais réduit à un profil professionnel l'expérience même du dépaysement le plus radical. Le nihilisme, qui est de prime abord dans l'ombre de la puissance technico-productive, devient ensuite ingrédient fondamental, qualité dont on fait grand cas sur le marché du travail.
Ceci constitue la toile de fond sur laquelle se détachent principalement deux tonalités émotives qui ne sont pas particulièrement édifiantes: l'opportunisme et le cynisme. Essayons de passer au crible ces «mauvais sentiments», en identifiant en eux un mode d'être, qui, en soi, ne s'exprime pas nécessairement de façon inconvenante.
Opportunisme. L'opportunisme prend racine dans une socialisation hors travail marquée par des virages brusques, des chocs perceptifs, des innovations permanentes, par une instabilité chronique. Est opportuniste celui qui affronte un flux de possibilités toujours interchangeables, en étant disponible au plus grand nombre d'entre elles, en se pliant à la plus proche pour ensuite passer promptement de l'une à l'autre. C'est là une définition structurelle, sobre, non moraliste de l'opportunisme. Ce qui est en question, c'est une sensibilité aiguë pour les chances passagères, une familiarité avec le kaléidoscope de l'opportunité, une relation intime avec le possible en tant que tel. Dans le mode de production post-fordiste, l'opportunisme acquiert un incontestable relief technique. C'est la réaction cognitive et comportementale de la multitude contemporaine au fait que la praxis n'est plus ordonnée selon des directives uniformes, mais présente un degré élevé d'indétermination. A l'heure actuelle, justement la capacité de se débrouiller au milieu d'opportunités abstraites et interchangeables constitue une qualité professionnelle dans certains secteurs de la production post-fordiste, là où le processus de travail n'est pas réglé en fonction d'un seul objectif particulier, mais d'une classe de possibilités équivalentes, à spécifier au fur et à mesure. La machine informatique n'est pas un moyen pour arriver à une fin univoque, mais prémisse à des élaborations successives et «opportunistes». L'opportunisme se fait valoir comme l'indispensable ressource chaque fois que le processus de travail concret est envahi par un «agir communicationnel» généralisé, sans plus s'identifier, donc, avec le seul «agir instrumental» muet. Ou aussi, reprenant un thème que j'ai déjà abordé, chaque fois que le Travail inclut les traits saillants de l'Action politique. Au fond, qu'est-ce que l'opportunisme si ce n'est une qualité de l'homme politique?
Cynisme. Le cynisme aussi est lié à l'instabilité chronique des formes de vie et des jeux de langage. Cette instabilité chronique met en lumière, au travail comme dans le temps libre, les règles strictes qui structurent artificiellement les champs d'action. La situation émotive de la multitude se caractérise justement par l'extrême proximité du «Nombre» par rapport aux règles qui innervent les contextes particuliers. A la base du cynisme contemporain, il y a le fait que les hommes et les femmes font surtout l'expérience de règles plus que de «faits», et cela bien avant que d'expérimenter des événements concrets. Mais faire l'expérience directe de règles, signifie aussi reconnaître qu'elles sont conventionnelles et infondées. Donc, on n'est plus immergés dans un «jeu» prédéfini auquel on participe avec une adhésion réelle, mais on n'aperçoit plus désormais dans les «jeux» particuliers, destitués de toute évidence et de tout sérieux que le lieu de l'immédiate affirmation de soi. Affirmation de soi d'autant plus brutale et arrogante, en somme cynique, qu'on se sert, sans illusion, mais avec une adhésion parfaite dans l'instant, de ces mêmes règles dont on a perçu le caractère conventionnel et instable.
Je pense qu'il existe un rapport assez fort entre le general intellect et le cynisme contemporain. Ou mieux: je pense que le cynisme est une des façons possibles de réagir au general intellect (pas le seul, bien sûr: revient ici le thème de l'ambivalence de la situation émotive). Examinons ce lien de plus près. Le general intellect est le savoir social devenu principale force productive, c'est l'ensemble des paradigmes épistémiques des langages artificiels, des constellations conceptuelles qui innervent la communication sociale et les modes de vie. Le general intellect se distingue des «abstractions réelles» typiques de la modernité, toutes fondées sur le principe d'équivalence. L'argent surtout est une «abstraction réelle», qui représente la commensurabilité des travaux, des produits, des sujets. Eh bien le general intellect n'a rien à voir avec le principe d'équivalence. Les modèles du savoir social ne sont pas unité de mesure, mais constituent le présupposé de possibilités d'action hétérogènes. Les codes et les paradigmes technico-scientifiques se présentent comme «force productive immédiate» ou comme principes de construction. Ils ne sont l'équivalent de rien, mais ils servent de prémisse à tout type d'action.
Le fait que c'est le savoir abstrait plutôt que l'échange des équivalents qui donne un ordre aux relations sociales se reflète dans la figure contemporaine du cynique. Pourquoi? Parce que le principe d'équivalence était la base, fût-elle contradictoire, d'idéologies égalitaires qui défendaient l'idéal d'une reconnaissance réciproque sans restrictions, si ce n'est celles de la communication linguistique universelle et transparente. Par contre, le general intellect, en tant que prémisse apodictique de la praxis sociale, n'offre aucune unité de mesure pour l'équivalence. Le cynique reconnaît, dans le contexte particulier dans lequel il agit, le rôle dominant joué par certaines prémisses épistémologiques et l'absence simultanée d'équivalences réelles. Il comprime préventivement l'aspiration à une communication dialogique paritaire. Il renonce dès le départ à la recherche d'un fondement intersubjectif de sa praxis, comme il renonce à la revendication d'un critère partagé d'évaluation morale. La chute du principe d'équivalence, si intimement relié à l'échange des marchandises, apparaît, dans le comportement du cynique, comme un abandon sans douleur de l'instance d'égalité. Au point qu'il remet l'affirmation de soi précisément à la multiplication (et à la fluidification) des hiérarchies et des disproportions que semble comporter la centralité du savoir qui est apparue dans la production.
Opportunisme et cynisme: «mauvais sentiments», sans doute. Toutefois, il est permis de faire l'hypothèse que tout conflit ou toute protestation de la multitude prendra racine dans la même manière d'être (le «noyau neutre» dont on a parlé précédemment) qui, pour le moment, se manifeste par ces modalités un peu répugnantes. Le noyau neutre de la situation émotive contemporaine, qui peut avoir des manifestations opposées, c'est une familiarité avec le possible en tant que possible et une proximité très grande avec les règles conventionnelles qui structurent les divers contextes de l'action. Cette familiarité et cette proximité, dont dérivent actuellement l'opportunisme et le cynisme, constituent de toutes façons un signe distinctif indélébile de la multitude.
4. Le bavardage et la curiosité[modifier]
Pour finir, je voudrais m'arrêter sur deux phénomènes de la vie quotidienne très connus, qui ont mauvaise réputation, et que Martin Heidegger a élevés au rang de sujets philosophiques. D'abord le bavardage, c'est-à-dire un discours sans structure osseuse, indifférent aux contenus que parfois il effleure, contagieux et proliférant. Ensuite la curiosité, c'est-à-dire l'insatiable appétit pour la nouveauté en tant que nouveauté. Il me semble que ce sont là deux autres prédicats inhérents au sujet grammatical «multitude». A la condition, comme on le verra, de retourner parfois les mots d'Heidegger contre lui-même. En parlant du «bavardage», je voudrais orienter mon propos sur une facette ultérieure du rapport multitude/langage verbal; la «curiosité», quant à elle, a quelque chose à voir avec certaines vertus épistémologiques de la multitude (il va de soi qu'il ne s'agit ici que d'une épistémologie spontanée et irréfléchie).
Le bavardage et la curiosité ont été analysés par Heidegger dans Etre et temps (Heidegger 1927, §§ 35 et 36). Ils sont jugés comme des manifestations typiques de la «vie inauthentique». Cette dernière se caractérise par le nivellement conformiste de tout sentiment et de toute compréhension. En elle, c'est incontestablement le pronom «on» qui domine: on dit, on fait, on croit une chose ou une autre. Selon les termes de Simondon, c'est le pré-individuel qui tient le devant de la scène, en inhibant toute individuation. Le «on» est anonyme et envahissant. Il nourrit des certitudes rassurantes, il diffuse toujours des opinions que l'on partageait déjà. Il est le sujet sans visage de la communication médiatique. Le «on» alimente le bavardage et déchaîne une curiosité sans retenue.
Ce «on» bavard et fouineur occulte le trait saillant de l'existence humaine: l'être dans le monde. Attention: appartenir au monde ne signifie pas le contempler sans se sentir concerné. Cette appartenance implique plutôt un engagement pragmatique. La relation avec le contexte de ma vie ne consiste pas surtout en cognitions et en représentations, mais en une praxis adaptative, en la recherche de protection, en orientation pratique, en intervention de manipulation sur les objets qui m'entourent. La vie authentique, pour Heidegger, semble trouver une expression adéquate dans le travail. Le monde est, en premier lieu, un monde-chantier, un ensemble de moyens et d'objectifs de production, le théâtre d'une alacrité générale. Selon Heidegger, cette relation fondamentale avec le monde est déformée par le bavardage et la curiosité. Qui bavarde ou s'abandonne à la curiosité ne travaille pas, est détourné de l'exécution d'un devoir déterminé, suspend tout «prendre soin de soi» sérieux. Le «on», en dehors d'être anonyme, est aussi oisif. Le monde-chantier est transformé en monde-spectacle.
Posons-nous la question: est-il vrai que le bavardage et la curiosité sont confinés en dehors du travail, dans la distraction et le loisir ? Sur la base de ce que l'on a soutenu jusqu'ici, ne faut-il pas plutôt supposer que ces attitudes sont devenues le pivot de la production contemporaine, où domine l'agir communicationnel et où l'on valorise au maximum la capacité de se débrouiller au milieu d'innovations continuelles?
Commençons par le bavardage. Il atteste du rôle dominant de la communication sociale, de son indépendance de tout lien ou de tout présupposé, de sa pleine autonomie. Autonomie par rapport à des objectifs pré-établis, à des emplois circonscrits, à l'obligation de reproduire fidèlement la réalité. Dans le bavardage, manque de toute évidence la correspondance dénotative entre les mots et les choses. Le discours n'exige plus la légitimation extérieure que les événements sur lesquels il porte lui procurent. Lui-même constitue désormais un événement consistant en soi, qui se justifie par le seul fait de se produire. Heidegger écrit: «En vertu de la compréhension moyenne que le langage exprimé porte en lui, le discours transmis [...] peut aussi être compris sans que celui qui écoute ne se place dans la compréhension originaire de ce à propos de quoi le discours parle» (Heidegger 1927, § 35)1. Plus loin: «Le bavardage est la possibilité de tout comprendre sans aucune appropriation préliminaire de la chose à comprendre.»(idem)2.
Le bavardage entame le paradigme référentialiste. La crise de ce paradigme est à l'origine des mass media. Une fois libérés de la charge de correspondre point par point au monde non linguistique, les énoncés peuvent se multiplier indéfiniment, en se générant entre eux. Le bavardage est non fondé. Et cela explique le caractère labile, et quelquefois vide, de l'interaction quotidienne. Toutefois, ce non-fondé autorise aussi, à chaque instant, l'invention et l'expérimentation de nouveaux discours. En plus de refléter et de transmettre ce qui est, la communication produit elle-même un état des choses, des expériences inédites, des faits nouveaux. Je suis tenté de dire que le bavardage ressemble à un bruit de fond: insignifiant en soi (à la différence des bruits liés à des phénomènes particuliers, par exemple une moto à pleine vitesse ou une perceuse), il offre pourtant une trame dont on peut tirer des variantes significatives, des modulations inédites, des articulations imprévues.
Il me semble que le bavardage constitue la matière première de la virtuosité post-fordiste dont nous avons déjà parlé. Le virtuose, on s'en souvient, est celui qui produit quelque chose que l'on ne peut distinguer et encore moins séparer de l'acte même de produire. Le simple locuteur est un virtuose par excellence. Mais, j'ajoute maintenant, le locuteur non référentialiste; c'est-à-dire le locuteur qui, en parlant, ne reflète pas tel ou tel état des choses, mais en détermine de nouveaux au moyen de ses paroles mêmes. Celui qui, selon Heidegger, bavarde. Le bavardage est performatif: les mots y déterminent les faits, les événements, l'état des choses (cf. Austin 1962). Ou, si on veut, c'est dans le bavardage que l'on peut reconnaître le performatif de base: pas «Je parie» ou «Je jure» ou «Je prends cette femme pour épouse», mais, avant tout, «Je parle». Dans l'assertion: «Je parle», je fais quelque chose en le disant, et, en plus, je déclare ce que je fais pendant que je le fais.
Contrairement à ce que suppose Heidegger, le bavardage non seulement n'est pas une expérience pauvre et blâmable, mais concerne directement le travail, la production sociale. Il y a trente ans, dans beaucoup d'usines il y avait des affiches intimant: «Silence, on travaille.» Qui travaillait se taisait. On ne commençait à bavarder qu'à la sortie de l'usine ou du bureau. La principale nouveauté du post-fordisme, c'est d'avoir mis le langage au travail. Aujourd'hui dans certains ateliers, on pourrait afficher dignement, pendant des inscriptions d'autrefois : «Ici on travaille. Parlez !»
On n'exige pas du travailleur des phrases standard mais un agir communicationnel informel, souple, susceptible d'affronter les éventualités les plus diverses (avec une bonne dose d'opportunisme, attention!). Pour utiliser les termes de la philosophie du langage, je dirais que ce qui est mobilisé, ce n'est pas la parole mais la langue; la faculté même de langage, pas ses applications spécifiques. Cette faculté, c'est-à-dire la capacité générique d'articuler toute sorte d'énoncés, acquiert une importance empirique précisément dans le bavardage informatique. Là, en fait, ce n'est pas tellement «ce que l'on dit» qui importe, mais le «pouvoir-dire» pur et simple.
Passons à la curiosité. Elle aussi a pour sujet l'anonyme «on», le protagoniste incontesté de la «vie inauthentique». Et elle aussi se place, selon Heidegger, en dehors du processus de travail. Le «voir», qui dans le travail a comme objectif l'accomplissement d'une fonction particulière, devient agité, mobile, volubile, dans le temps libre. Heidegger écrit (1927, § 36): «La préoccupation se relâche dans deux cas: soit pour reprendre des forces, soit parce que l'œuvre est accomplie. Cet apaisement ne supprime pas la préoccupation, mais libère la vision en l'affranchissant du monde des réalisations.» L'affranchissement du monde des œuvres fait en sorte que la «vision» se nourrit de toute chose, de tout fait, de tout événement, qui sont toutefois réduits à autant de spectacles.
Heidegger cite Augustin, qui avait donné de la curiosité une admirable analyse dans le dixième livre des Confessions. Le curieux, pour Augustin, est celui qui s'abandonne à la concupiscentia oculorum, à la concupiscence de la vue, désirant ardemment assister aux spectacles insolites, voire horribles: «Le plaisir recherche ce qui est beau, harmonieux, exquis à sentir, agréable à goûter, doux à toucher; il arrive à la curiosité de rechercher des impressions toutes contraires pour en faire l'expérience [...] par désir d'expérimenter et de connaître. Quel plaisir peut-on avoir à contempler un cadavre tout déchiré et qui fait horreur? Et pourtant, en est-il un, gisant à terre, tous accourent.» (Confessions X, 35). Augustin comme Heidegger considèrent la curiosité comme une forme dégradée et perverse d'amour pour le savoir. Une passion épistémique, en quelque sorte. Une parodie plébéienne du bios theoretikos, de la vie contemplative consacrée à la connaissance pure. Ni le philosophe, ni le curieux n'ont d'intérêts pratiques, tous deux visent un apprentissage qui est une fin en soi, une vision qui n'a pas de motifs extrinsèques. Mais, dans la curiosité, les sens usurpent les prérogatives de la pensée: ce sont les yeux du corps, et pas les yeux métaphoriques de l'esprit qui observent, qui fouillent, qui évaluent tous les phénomènes. L'ascétique théorie se transforme dans le «désir d'expérimenter et de connaître» du voyeur.
Le jugement de Heidegger est sans appel: dans la curiosité se cache un éloignement radical, le curieux «se laisse prendre uniquement par le spectacle du monde, c'est là un genre d'être où il se préoccupe d'être dégagé de lui-même comme être-au-monde» (Heidegger 1927, § 36). Je voudrais confronter ce jugement de Heidegger avec la position de Walter Benjamin. Dans L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, ce dernier a proposé à son tour un diagnostic sur le «on», des modes d'être de la société de masse, en somme, de la «vie inauthentique». En d'autres termes, bien entendu. Et il en vient à des conclusions assez différentes de celles de Heidegger. Benjamin conçoit comme une promesse, ou au moins comme une occasion importante, ce que Heidegger considère par contre comme une menace. La reproductibilité technique de l'art et de toute expérience, réalisée par les mass media, n'est autre que le moyen le plus adéquat pour satisfaire une curiosité universelle et omnivore. Mais Benjamin fait l'éloge de cette «envie d'expérimenter et de connaître» à travers les sens, cette concupiscence de la vue, qu'en revanche Heidegger dénigre. Voyons cela plus en détail.
Tant la curiosité (pour Heidegger) que la reproductibilité technique (pour Benjamin) s'efforcent d'abolir les distances, de mettre toute chose à portée de main (ou mieux, à portée du regard). Cette vocation à la proximité prend cependant un sens opposé chez les deux auteurs. Pour Heidegger, en l'absence d'une laborieuse «préoccupation», le rapprochement de ce qui est lointain et étranger a pour seul résultat d'annuler violemment la perspective: le regard ne distingue plus le «premier plan» du «fond». Quand toutes les choses convergent dans une proximité indifférenciée (comme c'est le cas, selon Heidegger, pour le curieux), disparaît le centre stable qui permet de les observer. La curiosité ressemble à un tapis volant qui, éludant la force de gravité, rôde à basse altitude sur les phénomènes (sans s'enraciner en eux). Par contre Benjamin, à propos de la curiosité mass médiatique, écrit: «Rendre les choses spatialement et humainement Òplus prochesÓ de soi, c'est chez les masses d'aujourd'hui un désir tout aussi passionné que leur tendance à déposséder tout phénomène de son unicité au moyen d'une réception de sa reproduction» (Benjamin 1936, III, p. 278). Pour Benjamin, la curiosité en tant que rapprochement par rapport au monde, dilate et enrichit les capacités perceptives des hommes. La vision mobile du curieux, qui s'effectue par l'intermédiaire des mass media, ne se limite pas à recevoir passivement tel spectacle donné, mais au contraire, reconsidère chaque fois quoi voir, ce qui mérite d'être au premier plan et ce qui doit rester à l'arrière-plan. Les médias exercent les sens à considérer le connu comme si c'était de l'inconnu, c'est-à-dire à entrevoir «une marge de liberté énorme et imprévue» jusque dans les aspects les plus infimes et les plus répétitifs de l'expérience quotidienne. Mais en même temps, ils exercent les sens à la tâche inverse: considérer l'inconnu comme du connu, acquérir une certaine familiarité avec l'inattendu et le surprenant, s'habituer à l'absence d'habitudes solides.
Une autre analogie significative. Autant pour Heidegger que pour Benjamin, le curieux est constamment distrait. Il regarde, apprend et expérimente chaque chose, mais sans y prêter attention. Dans ce cas encore, le jugement des deux auteurs diverge. Pour Heidegger, la distraction, qui est le corrélat de la curiosité, est la preuve évidente d'un déracinement total et d'une totale inauthenticité. Le distrait, c'est celui qui suit des possibilités toujours différentes, mais équivalentes et interchangeables (c'est, si on veut, l'opportuniste dans la première acception qu'on a proposée). Au contraire, Benjamin fait clairement l'éloge de la distraction, justement, voyant en elle la façon la plus efficace de recevoir une expérience artificielle, techniquement construite. Il écrit: «Au moyen de la distraction [...] l'art établit à notre insu le degré auquel notre aperception est capable de répondre à des tâches nouvelles [...]. S'il [le cinéma] fait reculer la valeur cultuelle [c'est-à-dire le culte pour l'œuvre d'art considérée comme quelque chose d'unique], ce n'est pas seulement parce qu'il transforme chaque spectateur en expert [ce jugement dont on parlait plus haut: savoir décider ce qui appartient à la toile de fond et ce qui doit être au premier plan], mais encore parce que l'attitude de cet expert au cinéma n'exige de lui aucun effort d'attention. Le public [ou si vous préférez: la multitude en tant que public] des salles obscures est bien un examinateur, mais un examinateur distrait» (Benjamin 1936, III, p. 312-313).
Il va de soi que la distraction est un obstacle à l'apprentissage intellectuel. Les choses changent radicalement, cependant, si un apprentissage sensoriel est en jeu: ce dernier est vraiment favorisé et développé par la distraction, au sens où il exige un certain degré de dispersion et d'inconstance. Eh bien, la curiosité médiatique est l'apprentissage sensoriel d'artifices techniquement reproductibles, perception immédiate de produits intellectuels, vision corporelle de paradigmes scientifiques. Les sens – ou, mieux, la «concupiscence de la vue» – s'approprient une réalité abstraite, c'est-à-dire des concepts matérialisés en techniques sans s'avancer avec attention mais en faisant montre de distraction.
La curiosité (distraite), comme le bavardage (non référentialiste), sont des attributs de la multitude contemporaine. Attributs chargés d'ambivalence, naturellement. Mais que l'on ne peut pas éluder.
Quatrième journée : Dix thèses sur la multitude et le capitalisme post-fordiste[modifier]
J'ai essayé de décrire le mode de production contemporain, ce que l'on appelle le post-fordisme, sur la base de catégories tirées de la philosophie politique, de l'éthique, de l'épistémologie et de la philosophie du langage. Non pas par coquetterie professionnelle, mais parce que je suis véritablement convaincu que le mode de production contemporain exige, pour être décrit de façon adéquate, cette instrumentation, ces perspectives larges. On ne comprend pas le post-fordisme si on n'a pas recours à une constellation conceptuelle éthico-linguistique. C'est d'autant plus évident, du reste, quand le matter of fact consiste en l'identification progressive entre poiésis et langage, production et communication.
Pour désigner d'un seul terme les formes de vie et les jeux de langage qui caractérisent notre époque, j'ai utilisé la notion de «multitude». Cette notion, aux antipodes de celle de «peuple», se définit par l'ensemble des ruptures, des déplacements et des innovations que j'ai cherché à signaler. Citons en vrac: la vie en tant qu'étranger (bios xenikos) comme condition ordinaire; la prédominance des «lieux communs» du discours sur les discours «spécifiques»; le caractère public de l'intellect, aussi bien en tant que ressource apotropaïque que comme pilier de la production sociale; l'activité sans œuvre (c'est-à-dire la virtuosité); la centralité du principe d'individuation; la relation avec le possible en tant que possible (opportunisme); le développement hypertrophique des aspects non référentiels du langage (bavardage). Dans la multitude, on a la pleine exhibition historique, phénoménique, empirique de la condition ontologique de l'animal humain: dénuement biologique, caractère indéfini ou potentiel de son existence, absence d'un milieu déterminé, intellect linguistique comme «compensation»…de la pénurie d'instincts spécialisés. C'est comme si la racine était apparue à la surface, se montrant enfin à l'œil nu. Ce qui a toujours été vrai n'apparaît qu'aujourd'hui débarrassé de ses voiles. La multitude: une configuration biologique fondamentale qui devient manière d'être historiquement déterminée, ontologie qui se révèle comme phénomène. On pourrait dire aussi que la multitude post-fordiste met en relief sur le plan historico-empirique l'aaopogenèse comme telle, c'est-à-dire la genèse même de l'animal humain, ses caractères différentiels. Elle la résume en entier, elle la récapitule. Si on y pense, ces considérations plutôt abstraites ne sont qu'une autre façon de dire que la principale ressource productive du capitalisme contemporain, ce sont les attitudes linguistico-relationnelles de l'être humain, l'ensemble des facultés (dynameis, puissance) communicatives et cognitives qui le caractérisent.
Le séminaire touche à sa fin. Ce que l'on pouvait dire a été (bien ou mal) dit. Maintenant, à l'issue de cette navigation autour du continent «multitude», il ne reste plus qu'à insister sur quelques aspects importants. C'est à cette fin que je vous propose dix assertions sur la multitude et le capitalisme post-fordiste. Des assertions que j'appelle thèses par simple commodité. Elles ne prétendent pas à l'exhaustivité, elle n'entendent pas s'opposer à d'autres analyses ou définitions possibles du post-fordisme. Elles n'ont guère que l'aspect apodictique et (j'espère) la concision des véritables thèses. Certaines de ces assertions auraient peut-être pu se recouper entre elles, pour constituer une thèse unique. Par ailleurs leur séquence est parfois arbitraire: ce qui est présenté comme la «thèse x» ne perdrait pas grand-chose à être présentée comme la «thèse y» (et vice-versa). Il doit être clair, pour finir, que j'affirme souvent ou qu'il m'arrive de nier avec plus de netteté ou moins de nuances qu'il serait juste (et prudent) de le faire. Dans certains cas, je dirai plus que ce que je pense.
Thèse 1[modifier]
Le post-fordisme (et avec lui la multitude) est apparu, en Italie, avec les luttes sociales que l'on a l'habitude de désigner comme le «mouvement de 1977».
Le post-fordisme, en Italie, a commencé avec les tumultes d'une force de travail scolarisée, précaire, mobile, qui se prit de haine pour l'éthique du travail et s'opposa, parfois de front, à la tradition et à la culture de la gauche historique, marquant une rupture claire par rapport à l'ouvrier de la chaîne de montage, à ses us et coutumes, à ses formes de vie. Le post-fordisme en Italie a commencé par des conflits centrés sur des figures sociales qui, en dépit de leur apparente marginalité, allaient devenir le véritable pivot du nouveau cycle de développement du capitalisme. Du reste, il est arrivé en d'autres occasions qu'un changement radical du mode de production soit précédé par la conflictualité des couches de la force de travail qui constitueraient par la suite l'axe porteur de la production de plus-value. Il suffit de penser au danger que constituaient aux yeux des autres, au XVIIIe siècle, les vagabonds anglais, déjà expulsés des champs et sur le point d'entrer dans les premières manufactures. Ou de penser aux luttes des ouvriers déqualifiés aux Etats-Unis dans les années 1910, luttes qui précédèrent la transformation fordiste et tayloriste, précisément fondée sur la déqualification systématique du travail. Toute métamorphose drastique de l'organisation du travail est destinée par principe à réévoquer les malheurs de l'«accumulation originelle», en devant encore transformer un rapport entre les choses (les nouvelles technologies, une répartition différente des investissements, etc.) en rapport social. C'est justement dans cet intermède délicat que se manifeste parfois le revers subjectif de ce qui devient plus tard le cours inexorable des choses.
Le chef-d'œuvre du capitalisme italien, c'est justement d'avoir transformé en ressource productive les comportements qui, de prime abord, s'étaient manifestés sous les apparences du conflit radical. La conversion des propensions collectives du mouvement de 77 – exode de l'usine, désaffection du poste fixe, familiarité avec les savoirs et les réseaux de la communication – en un concept renouvelé de professionnalisme (opportunisme, bavardage, virtuosité, etc.): voilà le résultat le plus précieux de la contre-révolution italienne (si l'on entend par contre-révolution non pas la simple restauration de l'état des choses antérieur, mais, littéralement, une révolution à l'envers, c'est-à-dire le renouveau drastique de l'économie et des institutions afin de relancer la productivité et la domination politique).
Le mouvement de 77 eut la mauvaise fortune d'être traité comme un mouvement de marginaux et de parasites. Mais qualifier le mouvement de marginal et de parasite, c'était le point de vue de ceux qui agitaient de telles accusations. De ceux, en fait, qui s'identifiaient complètement au paradigme fordiste, considérant que seul était «central» et «productif» le poste fixe dans une usine de biens de consommation durables. Ils s'identifiaient donc avec le cycle de développement désormais sur le déclin. Tout bien considéré, le mouvement de 77 préfigura certains traits de la multitude post-fordiste. Toute blafarde et grossière qu'elle fût, sa virtuosité n'en fut pas moins non servile.
Thèse 2[modifier]
Le post-fordisme est la réalisation empirique du «Fragment sur les machines» de Marx.
Marx écrit: «Le vol du temps de travail d'autrui, sur quoi repose la richesse actuelle, apparaît comme une base misérable comparée à celle, nouvellement développée, qui a été créée par la grande industrie elle-même. Dès lors que le travail sous sa forme immédiate a cessé d'être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse nécessairement d'être sa mesure et, par suite, la valeur d'échange d'être la mesure de la valeur d'usage» (Marx 1939-1941 post.). Dans le «Fragment sur les machines» des Grundrisse dont j'ai extrait cette citation, Marx soutient une thèse bien peu marxiste: le savoir abstrait – le savoir scientifique en premier lieu, mais pas seulement lui – est en passe de devenir rien de moins que la principale force productive, reléguant le travail parcellarisé et répétitif à une position résiduelle. On sait que Marx a recours à une image assez suggestive pour désigner l'ensemble des connaissances qui constituent l'épicentre de la production sociale et, ensemble, ordonnent tous les milieux de vie: le general intellect, l'intellect général. La prééminence tendancielle du savoir fait du temps de travail une «base misérable». Ce que l'on appelle la «loi de la valeur» (selon laquelle la valeur d'une marchandise est déterminée par le temps de travail qui est incorporé en elle), que Marx considère comme la clef de voûte des rapports sociaux actuels, est cependant effritée et réfutée par le développement du capitalisme même.
C'est là que Marx anticipe une hypothèse de dépassement du rapport de production dominant très différente de celles, plus connues, qu'il expose dans d'autres textes. Dans le «Fragment», la crise du capitalisme n'est plus attribuée aux disproportions inhérentes à un mode de production fondé réellement sur le temps de travail consacré par les individus (elle n'est donc plus attribuée aux déséquilibres reliés à la pleine vigueur de la loi de la valeur, par exemple à la chute du taux de profit). Vient plutôt au premier plan la contradiction déchirante entre un processus de production qui désormais se sert directement et exclusivement de la science comme levier, et une unité de mesure de la richesse qui coïncide encore avec la quantité de travail incorporée dans les produits. S'éloigner progressivement de cet étau conduit, selon Marx, à «l'effondrement de la production fondée sur la valeur d'échange», et donc au communisme.
Ce qui saute aux yeux à l'époque post-fordiste, c'est la pleine réalisation dans les faits de la tendance décrite par Marx, sans pour autant aucune contrepartie d'émancipation. Au lieu d'être un foyer de crise, la disproportion entre le rôle assumé par le savoir et l'importance déclinante du temps de travail a donné lieu à des formes de domination nouvelles et stables. La métamorphose radicale du concept de production même s'est encore inscrite dans le contexte du travail pour un patron. Le «Fragment» fait plus qu'évoquer un dépassement de ce qui existe, il constitue une boîte à outils pour le sociologue. Il décrit une réalité empirique que tout le monde a sous les yeux: la réalité empirique de l'ordre post-fordiste.
Thèse 3[modifier]
La multitude reflète en elle-même la crise de la société du travail.
La crise de la société du travail ne coïncide certainement pas avec une diminution linéaire du temps de travail. Celui-ci démontre même une tendance inédite à tout envahir. Les positions de Gorz et de Rifkin sur la «fin du travail» (Gorz 1997; Rifkin 1995) sont erronées; elles engendrent des malentendus de toutes sortes; et ce qui est pire, elles empêchent d'y voir clair sur la question qu'elles évoquent pourtant.
La crise de la société du travail consiste plutôt dans le fait (comme nous le disons à la thèse 2) que la richesse sociale est produite par la science, par le general intellect, et non plus par le travail effectué par les individus. Il semble que le travail dépendant puisse être ramené à une portion presque négligeable de la vie. La science, l'information, le savoir en général, la coopération se présentent comme les piliers de la production. Ce sont eux qui sont importants et non plus le temps de travail. Toutefois ce temps continue de valoir comme paramètre de la richesse et du développement sociaux. Dépasser la société du travail constitue donc un processus contradictoire, théâtre de furieuses antinomies et de paradoxes déconcertants. Le temps de travail est l'unité de mesure en vigueur, mais elle n'est plus vraie. Ignorer l'un des deux aspects – c'est-à-dire souligner seulement le fait qu'elle est en vigueur ou seulement le fait qu'elle n'est pas vraie – ne mène pas très loin: dans le premier cas, on ne s'aperçoit même pas de la crise de la société du travail, et dans le second on finit par avaliser des représentations iréniques à la Gorz ou à la Rifkin.
Le dépassement de la société du travail se produit dans les formes prescrites par le système social fondé sur le travail salarié. Avoir trop de temps, ce qui représente une richesse potentielle, se manifeste comme une misère: aide sociale, chômage structurel (provoqué par les investissements et non par leur absence), flexibilité illimitée de l'emploi de la force de travail, prolifération des hiérarchies, retour d'archaïsmes disciplinaires pour contrôler les individus qui ne sont plus soumis aux préceptes du système de l'usine. C'est là la tempête magnétique qui accompagne, sur le plan phénoménique, le déploiement d'un «dépassement» si paradoxal qu'il s'accomplit sur la base même de ce qui serait à dépasser.
Je reprends la phrase-clé: le dépassement de la société du travail s'accomplit dans l'obtempération aux règles du travail salarié. Cette phrase ne fait qu'appliquer à la situation post-fordiste ce que Marx avait observé à propos des premières sociétés par actions. Selon Marx, avec les sociétés par actions, on a le «dépassement de la propriété privée sur la base même de la propriété privée». Ce qui revient à dire: les sociétés par actions attestent de la possibilité de déborder le régime de la propriété privée, mais cette attestation a lieu, encore et toujours, à l'intérieur de la propriété privée et, même, renforce considérablement cette dernière. Toute la difficulté, dans le cas du post-fordisme comme déjà dans celui des sociétés par actions, c'est de considérer simultanément les deux profils contradictoires, c'est-à-dire la subsistance et la fin, la validité et le dépassement possible.
La crise de la société du travail (si on la conçoit correctement) implique que la force de travail post-fordiste peut être décrite avec les catégories dont Marx s'est servi pour analyser l'«armée industrielle de réserve», c'est-à-dire le chômage. Marx pensait qu'on pouvait diviser l'«armée industrielle de réserve» en trois espèces ou figures: le fluide (aujourd'hui on parlerait du turn-over, des retraites anticipées, etc.), le latent (là où l'innovation technologique peut intervenir n'importe quand pour décimer l'emploi), le stagnant (en termes actuels: le travail au noir, précaire, atypique). Selon Marx, la masse des chômeurs est fluide, latente ou stagnante, mais ce n'est certainement pas le cas de la classe ouvrière qui a un emploi; il s'agit d'une partie marginale de la force de travail, mais pas de la partie centrale. Or, la crise de la société du travail (avec les caractères que j'ai essayé d'esquisser plus haut) fait en sorte que ces trois déterminations s'appliquent, effectivement, à la totalité de la force de travail. La classe ouvrière en tant que telle est fluide, latente ou stagnante. Chaque prestation de travail salarié laisse transparaître sa non-nécessité, son aspect de coût social excessif. Mais cette non-nécessité se manifeste encore et toujours comme la perpétuation du travail salarié, sous formes précaires ou «flexibles».
Thèse 4[modifier]
Pour la multitude post-fordiste, disparaît toute différence qualitative entre temps de travail et temps de non-travail.
Le temps social, aujourd'hui, semble déréglé parce qu'il n'y a plus rien qui distingue le travail du reste de l'activité humaine. Donc, parce que le travail cesse de constituer une praxis particulière et séparée, à l'intérieur de laquelle sont en vigueur des critères et des procédures spécifiques, très différents des critères et des procédures qui règlent le temps de non-travail. Il n'y a plus un seuil net, bien défini, qui sépare temps de travail et temps de non-travail. Dans le fordisme, selon Gramsci, l'intellect reste en dehors de la production; c'est seulement une fois le travail accompli que l'ouvrier lit le journal, se rend à la section du parti, pense, dialogue. En revanche, dans le post-fordisme, puisque la «vie de l'esprit» est incluse pleinement dans l'espace-temps de la production, c'est une homogénéité essentielle qui prévaut.
Travail et non-travail développent une productivité identique, fondée sur l'exercice de facultés humaines génériques: le langage, la mémoire, la socialité, les inclinations éthiques et esthétiques, la capacité d'abstraction et d'apprentissage. Du point de vue du «qu'est-ce qu'on fait ?» et du «comment le fait-on ?», il n'y a pas de différence substantielle entre travail et chômage. On en vient à dire: le chômage, c'est du travail non rémunéré; le travail, quant à lui, c'est du chômage rémunéré. On peut soutenir avec quelque raison que si, d'un côté, on ne s'arrête jamais de travailler, d'un autre côté, on travaille toujours moins. Ces formulations paradoxales, et contradictoires, attestent dans leur ensemble que le temps social a déraillé.
La vieille distinction entre «travail» et «non-travail» se résume à celle entre vie rétribuée et vie non rétribuée. La frontière entre l'une et l'autre est arbitraire, changeante, sujette à décision politique.
La coopération productive à laquelle la force de travail participe est toujours plus vaste et plus riche que celle qui est en jeu dans le processus de travail. Elle comprend aussi le non-travail, les expériences et les connaissances qui ont mûri en dehors de l'usine et du bureau. La force de travail ne valorise le capital que parce qu'elle ne perd jamais ses qualités de non-travail (c'est-à-dire son inhérence à une coopération productive plus riche que celle que contient le processus de travail au sens strict).
yuisque la coopération sociale précède et excède le processus de travail, le travail post-fordiste est aussi toujours du travail invisible. Cette expression ne désigne pas ici l'emploi non contractuel, «au noir». Le travail invisible est en premier lieu la vie non rétribuée, c'est-à-dire la part de l'activité humaine qui, complètement homogène par rapport à l'activité de travail, n'est pourtant pas prise en compte en tant que force productive.
Le point décisif, c'est de reconnaître que, dans le travail, les expériences mûries en dehors de lui ont une importance prépondérante, en sachant bien toutefois que cette sphère plus large d'expérience, une fois incluse dans le processus de travail, est soumise aux règles du mode de production capitaliste. Là encore, le risque est double: ou nier l'ampleur de ce qui est inclus dans le mode de production, ou encore, au nom de cette ampleur, nier l'existence d'un mode de production spécifique.
Thèse 5[modifier]
Dans le post-fordisme, il existe un écart permanent entre le «temps de travail» et un «temps de production» plus long.
Marx fait la distinction entre «temps de travail» et «temps de production» dans les chapitres XII et XIII du deuxième livre du Capital. Que l'on pense au cycle semailles-récolte. Le journalier peine pendant un mois (temps de travail); puis il y a le long intermède de la maturation du grain (encore temps de production, mais pas temps de travail); enfin vient le moment de la récolte (de nouveau temps de travail). En agriculture et dans d'autres secteurs, la production est plus étendue que l'activité de production proprement dite; cette dernière constitue à peine une fraction du cycle complet. Le couple «temps de travail»/«temps de production» est un outil conceptuel extraordinairement pertinent pour comprendre la réalité post-fordiste, c'est-à-dire l'articulation actuelle de la journée de travail sociale. Au-delà des exemples bucoliques proposés par Marx, l'écart entre «production» et «travail» s'adapte assez bien à la situation décrite dans le «Fragment sur les machines», c'est-à-dire à une situation dans laquelle le temps de travail se présente comme un «résidu misérable».
La disproportion prend deux formes différentes. En premier lieu, elle se donne à voir à l'intérieur de chaque journée de travail de chaque travailleur dépendant. L'ouvrier surveille et coordonne (temps de travail) le système automatique de machines (dont le fonctionnement définit le temps de production); l'activité de l'ouvrier se résume souvent à une sorte de manutention. On pourrait dire que, dans le contexte post-fordiste, le temps de production est interrompu, par moments seulement, par le temps de travail. Tandis que les semailles sont une condition nécessaire à la phase ultérieure de la croissance du grain, à l'heure actuelle l'activité de surveillance et de coordination est placée, du début à la fin, à côté du processus automatisé.
Il y a ensuite une deuxième manière, plus radicale, de concevoir la disproportion. Dans le post-fordisme, le «temps de production» comprend le temps de non-travail, la coopération sociale qui s'enracine en lui (voir thèse 4). J'appelle donc «temps de production»»l'unité indissoluble de vie rétribuée et de vie non rétribuée, travail et non-travail, coopération sociale visible et coopération sociale invisible. Le «temps de travail» n'est qu'une composante et pas forcément la plus importante, du «temps de production» tel qu'on l'entend ici. Cette constatation pousse à reformuler, en partie ou en entier, la théorie de la plus-value. Selon Marx, la plus-value naît du surplus de travail, c'est-à-dire de la différence entre travail nécessaire (qui rembourse le capitaliste de la dépense qu'il a faite pour acquérir la force de travail) et l'ensemble de la journée de travail. Eh bien il faudrait dire que la plus-value, à l'époque post-fordiste, est déterminée surtout par le hiatus entre un temps de production non pris en compte comme temps de travail et le temps de travail proprement dit. Ne compte pas seulement l'écart, interne au temps de travail, entre travail nécessaire et surplus de travail, mais aussi (et peut-être davantage) l'écart entre temps de production (qui contient en lui-même le non travail, sa productivité particulière) et le temps de travail.
Thèse 6[modifier]
Le post-fordisme se caractérise par la cohabitation des modèles de production les plus divers, et pour d'autres raisons, par une socialisation hors travail essentiellement homogène.
Contrairement à l'organisation fordiste du travail, l'organisation post-fordiste est toujours et de toutes façons comparable aux taches du léopard. L'innovation technologique n'est pas universaliste: elle fait davantage que de déterminer un modèle de production univoque et porteur, elle maintient en vie une myriade de modèles différenciés, et elle en ressuscite même parfois certains qui sont dépassés ou anachroniques. Le post-fordisme réédite tout le passé de l'histoire du travail, d'îlots d'ouvriers-masse en enclaves d'ouvriers professionnels, d'un travail autonome regonflé à la restauration de formes de domination personnelle. Les modèles de production qui se sont succédés sur une longue période se représentent synchroniquement, à la manière d'une Exposition universelle. Le fond et le présupposé de cette prolifération de différences, de ce broyage des formes d'organisation, c'est pourtant le general intellect la technologie informatico-télématique, la coopération productive qui comprend en elle-même le temps de non-travail. Paradoxalement, c'est justement quand le savoir et le langage deviennent la principale force productive, que l'on assiste à la multiplication effrénée des modèles d'organisation du travail, ainsi qu'à leur cohabitation éclectique.
Il faut se demander ce que le concepteur de logiciel informatique et l'ouvrier de chez Fiat ou le travailleur précaire ont en commun. Il faut avoir le courage de répondre: bien peu de choses sur le plan du salaire, des compétences professionnelles, et des caractéristiques du processus de travail. Mais aussi: tout, quant aux modes et aux contenus de la socialisation hors travail de chaque individu. Sont communes donc, les tonalités émotives, les goûts, la mentalité, les attentes. Mais tandis que cet ethos homogène (opportunisme, bavardage, etc.) est inclus dans la production et définit les profils professionnels dans les secteurs avancés, pour ceux qui sont affectés aux secteurs traditionnels ou pour les frontaliers qui oscillent entre travail et inoccupation, il innerve le «monde de la vie». Pour l'exprimer par une formule: le point de suture se trouve entre l'opportunisme mis au travail et l'opportunisme universellement sollicité par l'expérience urbaine. A la fragmentation des modèles de production, à leur cohabitation sur le mode de l'Exposition universelle, le caractère substantiellement unitaire de la socialisation décrochée du processus de travail fait contrepoint.
Thèse 7[modifier]
Dans le post-fordisme, le general intellect ne coïncide pas avec le capital fixe, mais se manifeste surtout comme interaction linguistique du travail vivant.
Comme on l'a déjà dit, Marx a complètement identifié le general intellect (c'est-à-dire le savoir en tant que principale force productive) avec le capital fixe, avec la «capacité scientifique objectivée» du système des machines. Il a ainsi négligé l'autre aspect, aujourd'hui tout à fait dominant, selon lequel le general intellect se présente comme du travail vivant. Faire l'analyse de la production post-fordiste oblige à faire cette critique. Dans ce que l'on appelle le «travail autonome de deuxième génération», mais également dans les procédures de fonctionnement d'une usine radicalement modernisée comme celle de Fiat à Melfi, il n'est pas difficile de reconnaître que la connexion entre savoir et production ne s'épuise pas en fait dans le système des machines, mais qu'elle s'articule dans la coopération linguistique entre hommes et femmes, dans leur façon concrète d'agir ensemble. Dans le contexte post-fordiste, certains ensembles conceptuels et certains schémas logiques jouent un rôle décisif et ne peuvent jamais se figer dans le capital fixe, puisqu'ils sont indissociables de l'interaction d'une pluralité de sujets vivants. L'«intellect général» contient donc des connaissances formelles et informelles, de l'imagination, des penchants éthiques, des mentalités, des «jeux de langage». Dans les processus de travail contemporains, il y a des pensées et des discours qui fonctionnent par eux-mêmes, comme les machines de production, sans devoir emprunter un corps mécanique ni même une petite âme électronique.
Le general intellect devient un attribut du travail vivant, alors que ce dernier consiste de plus en plus en prestations linguistiques. On peut ici toucher du doigt à quel point la position de Jürgen Habermas est infondée. Habermas, dans le sillage des leçons de Hegel à Iéna (cf. Habermas 1968), oppose le travail à l'interaction, l'«agir instrumental» (ou «stratégique») à l'«agir communicationnel». Selon lui, les deux contextes répondent à des critères qui sont sans commune mesure: le travail est réglé par la logique fins/moyens, l'interaction linguistique repose sur l'échange, sur la reconnaissance mutuelle, sur le partage d'un ethos identique. Aujourd'hui, cependant, le travail (dépendant, salarié, producteur de plus-value) est interaction. Le processus de travail n'est plus taciturne, il est loquace. L'«agir communicationnel» n'a plus son terrain privilégié, ou a fortiori exclusif, dans les relations éthico-culturelles et dans la politique, mais il déborde au contraire du contexte de la reproduction matérielle de la vie. Inversement, la parole dialogique s'installe au cœur même de la production capitaliste. Pour employer une formule:îafin de comprendre vraiment la praxis du travail post-fordiste, il faut de plus en plus se tourner vers Saussure et Wittgenstein. C'est vrai, ces auteurs se sont désintéressés des rapports sociaux de production: toutefois, puisqu'ils ont réfléchi à fond sur l'expérience linguistique, ils ont davantage à nous apprendre sur l'«usine loquace» que les économistes professionnels.
On a déjà dit qu'une partie du temps de travail de l'individu est destinée à enrichir et à développer la coopération productive, c'est-à-dire la mosaïque dont elle constitue une pièce. En clair: le devoir du travailleur, c'est d'améliorer et de faire varier le lien entre son propre travail et les prestations des autres. C'est ce caractère réflexif de l'activité de travail qui fait qu'en elle les aspects linguistico-relationnels prennent une importance grandissante; qui fait aussi que l'opportunisme et le bavardage deviennent des outils de premier plan. Hegel avait parlé d'une «ruse du travail», en entendant ainsi la capacité de favoriser la causalité naturelle pour arriver à en utiliser la puissance en vue d'un objectif déterminé. Eh bien, dans le post-fordisme, la «ruse» hegelienne a été supplantée par le bavardage heideggerien.
Thèse 8[modifier]
L'ensemble de la force de travail post-fordiste, même la plus déqualifiée, est force de travail intellectuelle, «intellectualité de masse».
J'appelle «intellectualité de masse» l'ensemble du travail vivant post-fordiste (attention, il ne s'agit pas d'un quelconque secteur particulièrement qualifié du tertiaire) dans la mesure où celui-ci est le dépositaire de compétences cognitives et de communication non objectivables dans le système des machines. L'intellectualité de masse est la forme principale que revêt aujourd'hui le general intellect (cf. thèse 7). Inutile de dire que je ne fais nullement référence à une fantomatique érudition du travail dépendant; je ne pense évidemment pas que l'ouvrier d'aujourd'hui est un expert en biologie moléculaire ou en philologie classique. Comme je l'ai déjà dit, ce qui est surtout mis en évidence, c'est l'intellect en général, c'est-à-dire les attitudes les plus génériques de l'esprit: la faculté de langage, la disposition à l'apprentissage, la mémoire, la capacité d'abstraction et de faire des corrélations, la propension à l'autoréflexion. L'intellectualité de masse n'a rien à faire avec les œuvres de la pensée (livres, formules algébriques, etc.) mais plutôt avec la simple faculté de penser et de parler. La langue (comme l'intellect et la mémoire) est ce que l'on peut concevoir de plus courant et de moins «spécialisé». Ce n'est pas l'homme de science, mais le simple locuteur qui est un bon exemple d'intellectualité de masse. Cette dernière n'a rien à voir non plus avec une nouvelle «aristocratie ouvrière» et, en fait, elle en est même aux antipodes. A y regarder de plus près, l'intellectualité de masse ne fait que donner toute sa vérité, pour la première fois, à la définition de la force de travail de Marx que l'on a déjà évoquée: «la somme de toutes les attitudes physiques et intellectuelles qui existent dans la corporéité».
Pour ce qui est de l'intellectualité de masse, il faut éviter ces simplifications assassines dans lesquelles versent ceux qui cherchent toujours la répétition confortable des expériences passées. On ne peut pas définir un mode d'être qui a son centre dans le savoir et dans le langage selon des catégories économico-productives. Il ne s'agit pas, en somme, d'un maillon de plus dans la chaîne constituée, que sais-je, de l'ouvrier de métier, puis de l'ouvrier de la chaîne de montage. Les aspects caractéristiques de l'intellectualité de masse, disons son identité, ne peuvent pas être repérés en relation avec le travail, mais en premier lieu sur le plan des formes de vie, de la consommation culturelle, des usages linguistiques. Toutefois, et c'est l'autre face de la médaille, quand la production n'est plus du tout le lieu spécifique de l'identité, à ce moment-là précisément elle se projette sur tous les aspects de l'expérience, subsumant en elle les compétences linguistiques, les penchants éthiques, les nuances de la subjectivité.
L'intellectualité de masse est au cœur de cette dialectique. Il est difficile de la décrire en termes économico-productifs et en cela précisément (et pas malgré cela), elle est une composante fondamentale de l'accumulation capitaliste actuelle. L'intellectualité de masse (un autre nom pour la multitude) est au centre de l'économie post-fordiste précisément parce que son mode d'être échappe complètement aux concepts de l'économie politique.
Thèse 9[modifier]
La multitude met hors jeu la «théorie de la prolétarisation».
Dans le débat théorique marxiste, l'opposition entre travail «complexe» (c'est-à-dire intellectuel) et travail «simple» (sans qualité) a donné bien des soucis. Quelle est l'unité de mesure qui permet une telle opposition? Réponse dominante: l'unité de mesure coïncide avec le travail «simple», avec la simple dépense d'énergie psychophysique; le travail «complexe» est seulement un multiple du «simple». La proportion entre l'un et l'autre peut être déterminée en considérant les différents coûts de formation (école, spécialisations diverses, etc.) de la force de travail intellectuelle par rapport à la force de travail déqualifiée. Cette vieille question controversée m'importe peu ici; je voudrais cependant profiter, instrumentalement, de la terminologie que l'on a utilisée à son propos. Je pense que l'intellectualité de masse (cf. thèse 8), dans sa totalité, est du travail «complexe», mais, attention, du travail «complexe» irréductible à du travail «simple». La complexité, mais aussi l'irréductibilité, dérivent du fait que cette force de travail mobilise, dans l'accomplissement de ses fonctions, des compétences linguistico-cognitives humaines au sens générique. Ces compétences, ou facultés, font en sorte que les prestations de l'individu sont toujours marquées par un taux élevé de socialité et d'intelligence, tout en n'étant pas du tout celles de spécialistes (on ne parle pas ici d'ingénieurs ou de philologues, mais de travailleurs ordinaires). Ce qui ne se réduit pas au travail «simple», c'est, si on veut, la qualité coopérative des opérations concrètes que l'intellectualité de masse exécute.
Dire que tout le travail post-fordiste est du travail complexe, non réductible à du travail simple, signifie aussi affirmer que la «théorie de la prolétarisation» s'avère aujourd'hui complètement hors jeu. Cette théorie mettait son point d'honneur à signaler l'équivalence tendancielle du travail intellectuel et du travail manuel. C'est précisément pour cette raison qu'elle se révèle inapte à rendre compte de l'intellectualité de masse ou, mais c'est la même chose, du travail vivant en tant que general intellect. La théorie de la prolétarisation échoue lorsque le travail intellectuel (ou complexe) n'est pas identifiable à un réseau de savoirs spécialisés, mais se confond avec l'utilisation des facultés linguistico-cognitives génériques de l'animal humain. Tel est le passage conceptuel (et pratique) qui modifie tous les termes de la question.
La prolétarisation manquée ne signifie certes pas que les travailleurs qualifiés conservent des niches privilégiées. Cela signifie plutôt que toute la force de travail post-fordiste, complexe et intellectuelle, ne se caractérise pas par cette homogénéité par soustraction que le concept de «prolétariat» implique d'habitude. En d'autres termes: la prolétarisation manquée signifie que le travail post-fordiste est multitude, et non peuple.
Thèse 10[modifier]
Le post-fordisme est le «communisme du capital».
La métamorphose des systèmes sociaux en Occident, dans les années 30, a parfois été désignée par une expression à la fois claire et en apparence paradoxale: socialisme du capital. On fait allusion ainsi au rôle déterminant assumé par l'Etat dans le cycle économique, à la fin du laissez-faire libéraliste, aux processus de centralisation et de planification menés par l'industrie publique, aux politiques du plein emploi, aux débuts de l'Etat providence (du Welfare). La réplique capitaliste de la Révolution d'Octobre et de la Crise de 29 fut une gigantesque socialisation (ou, mieux, une étatisation) des rapports de production. Pour l'exprimer avec la phrase de Marx que je citais plus haut, il y eut « un dépassement de la propriété privée sur le terrain même de la propriété privée».
C'est l'expression communisme du capital qui résume le mieux la métamorphose des systèmes sociaux en Occident dans les années 80 et 90. Cela veut dire que l'initiative capitaliste orchestre à son propre avantage les conditions matérielles et culturelles mêmes qui assurent le réalisme tranquille de la perspective communiste. Qu'on pense aux objectifs qui constituent le centre de cette perspective: abolition de ce scandale intolérable que constitue le travail salarié; disparition de l'Etat en tant qu'industrie de la coercition et «monopole de la décision politique»; valorisation de tout ce qui fait que la vie des individus est unique. Eh bien, au cours des vingt dernières années, on a mis en scène une interprétation captieuse et terrible de ces mêmes objectifs. D'abord: l'irréversible diminution du temps de travail socialement nécessaire est allée de pair avec l'augmentation des horaires de ceux qui sont «dans» le système et la marginalisation de ceux qui sont «en dehors». Même quand ils sont malmenés par les heures supplémentaires, l'ensemble des travailleurs dépendants se présente comme une «surpopulation» ou une «armée industrielle de réserve». En second lieu, la crise radicale, ou même la désagrégation des Etats nationaux s'explique comme une reproduction en miniature, à la façon des boîtes gigognes, de la forme-Etat. En troisième lieu, suite à la chute d'un «équivalent universel» capable d'être effectivement valide, on assiste à un culte fétichiste des différences, mais ces dernières, revendiquant un subreptice fondement substantiel, donnent lieu à toutes sortes de hiérarchies arbitraires et discriminantes.
Si le fordisme avait englobé, et retranscrit à sa façon, certains aspects de l'expérience socialiste, le post-fordisme a ôté tout fondement au keynesianisme comme au socialisme. Le post-fordisme, enchâssé comme il l'est dans le general intellect et la multitude, décline à sa façon les instances caractéristiques du communisme (abolition du travail, dissolution de l'Etat, etc.). Le post-fordisme est le communisme du capital.
Derrière le fordisme, il y a eu la révolution socialiste en Russie (et, même si elle a été vaincue, une tentative de révolution en Europe occidentale). On peut se demander quel tumulte social a servi de prélude au post-fordisme. Je crois que dans les années soixante et soixante-dix, il y a eu en Occident une révolution vaincue. La première révolution qui ne se soit pas élevée contre la pauvreté et l'arriération, mais spécifiquement contre le mode de production capitaliste, donc contre le travail salarié. Si je parle d'une révolution vaincue, ce n'est pas parce que beaucoup jacassaient à propos de la révolution. Je ne me réfère pas au carnaval des subjectivités, mais à un état de fait plus sobre: pendant une longue période, dans les usines comme dans les quartiers populaires, dans les écoles comme dans certaines délicates institutions d'Etat, deux pouvoirs opposés se sont confrontés, entraînant une paralysie réelle de la décision politique. De ce point de vue – objectif, sobre – on pourrait soutenir qu'en Italie et dans d'autres pays occidentaux, il y a eu une révolution vaincue. Le post-fordisme, ou le «communisme du capital», est la riposte à cette révolution vaincue, si différente de celle des années vingt. La qualité de la riposte est égale et contraire à la qualité de la demande. Je crois que les luttes sociales des années soixante et soixante-dix ont exprimé des revendications non socialistes et même antisocialistes: la critique radicale du travail; le goût marqué pour les différences ou, si l'on préfère, le raffinement du «principe d'individuation»; non plus l'aspiration à se soumettre à l'Etat, mais une attitude (parfois assez violente, certes) menant à se défendre de l'Etat, à rompre le lien à l'Etat en tant que tel. Il n'est pas difficile de reconnaître des idées et des orientations communistes dans la révolution manquée des années soixante et soixante-dix. C'est pour cette raison que le post-fordisme, qui représente une riposte à une telle révolution, a donné vie à une sorte de «communisme du capital» paradoxal.
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