Gravité quantique à boucle

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De la gravitation quantique à boucles - Carlo Rovelli

La théorie des boucles explore les propriétés quantiques de l’espace et du temps. Son étude s’est fortement intensifiée durant les dernières années, particulièrement grâce au développement de sa version covariante. Cette théorie est utilisée pour étudier la physique du début de l’expansion de l’Univers, le comportement thermique des trous noirs et la structure discrète de l’espace physique à très petite échelle.



Le problème de la gravité quantique[modifier]

La « théorie des boucles » est une théorie quantique pour le champ gravitationnel. Son objectif est de décrire les phénomènes gravitationnels quand leurs effets quantiques ne peuvent pas être négligés. Comme exemples de ces phénomènes, on peut citer la cosmologie primordiale, certains aspects de la physique des trous noirs, ou tout simplement la diffusion élastique de deux particules élémentaires qui rebondissent à très haute énergie et très petite distance. Dans l’état actuel des théories physiques, ces phénomènes nous échappent.

L’étude de la théorie des boucles s’est considérablement développée en France durant la dernière décennie. Des groupes de recherche y travaillent actuellement dans plusieurs laboratoires du CNRS : à Orsay, Marseille, Lyon, Tours, Montpellier, Grenoble et à l’APC à Paris. Dans le monde, la théorie est étudiée par plusieurs douzaines de groupes de recherche dans de nombreux pays, et la communauté de recherche française y occupe une première place.

Pour éclairer l’enjeu de la théorie, il faut distinguer deux problèmes différents que l’on confond souvent. Le premier réside dans la nécessité de compléter la théorie élémentaire : arriver à un ensemble de théories cohérentes, capables en principe de rendre compte de tous les phénomènes. Le deuxième est le problème de l’unification, qui consiste à réduire tous les phénomènes à des manifestations d’une seule entité. Par exemple : la théorie des interactions fortes (la chromodynamique quantique, ou QCD) complète le modèle standard des particules élémentaires (sans gravité) et forme un ensemble cohérent avec les autres théories, sans constituer pour cela une unification des forces nucléaires avec les autres forces ; tandis que la théorie de Maxwell unifie électricité et magnétisme. Dans l’état actuel des choses, nous n’avons pas une théorie unifiée de toute la physique ; nous n’avons même pas une description complète de la physique élémentaire. L’objectif de la gravitation quantique à boucles est de compléter et rendre cohérent l’ensemble des théories existantes, renvoyant au futur l’objectif plus ambitieux de trouver une éventuelle « théorie du tout » unifiée.

Le problème est difficile pour deux raisons. La première est la pénurie d’information expérimentale directe. Les phénomènes gravito-quantiques se manifestent à très courte distance (la longueur de Planck, LPl ? 10–33 cm) ou très grande énergie (EPl ? 1019 GeV) ou très grande densité (?Pl ? 1096 Kg/m3). Ces échelles sont des dizaines d’ordres de grandeur au-delà des capacités d’observations des accélérateurs de particules. Cela ne veut pas dire que ces échelles soient complètement inaccessibles, parce que nous avons d’autres moyens d’explorer les hautes énergies que les accélérateurs. Par exemple l’élégante théorie unifié SU(5) (le modèle de Georgi-Glashow) a été réfutée par les expériences sur la désintégration du proton, qui testent une échelle (1016 GeV) beaucoup plus élevée que celle des accélérateurs et assez proche de l’échelle de Planck. Des mesures récentes en astrophysique vont même plus loin. Par exemple, la mesure des différences de polarisation entre composantes de haute et basse énergie des sursauts gamma, obtenue par l’observatoire INTEGRAL de l’ESA (Agence Spatiale Européenne), limite une certaine possibilité de brisure de symétrie de Lorentz à l’échelle de 10 – 46 cm, donc très en dessous de l’échelle de Planck. Ces mesures contraignent toute théorie de gravitation quantique. On s’attend de plus à ce que les observations du fond de rayonnement cosmologique ouvrent bientôt une importante fenêtre d’observation sur de possibles phénomènes quanto-gravitationnels en cosmologie primordiale. La gravité quantique n’est donc pas très éloignée, aujourd’hui, de la physique observationnelle. Un dialogue s’instaure, de plus en plus vif, entre cosmologistes proches des observations et théoriciens de la gravité quantique, spécialement en France.

 
Les réseaux de spin
L’espace des états de la gravitation quantique à boucle graphe, un spin j sur chaque lien du graphe, et un tenseur peut être écrit comme limite d’une famille d’espaces d’états invariant v sous SU(2) sur chaque nœud. Les spins sont les associés à des graphes. Pour chaque graphe, l’espace d’états nombres quantiques qui déterminent l’aire de chaque face est le même que celui d’une théorie de gauge SU(2) sur de la triangulation initiale, et les tenseurs invariants sont les réseau : l’espace de Hilbert des fonctions de L éléments de nombres quantiques qui déterminent le volume des cellules. SU(2) associés aux liens, invariantes sous N transformations Les deux sont discrets. Un théorème établi par Roger « de jauge » sur les nœuds. Pour comprendre l’origine de Penrose montre que les états semi-classiques dans un tel ces graphes, la façon la plus simple est de penser à une dis- espace d’Hilbert admettent une interprétation géométrique, crétisation de l’espace physique en N cellules séparées par L qui associe un polyèdre à chaque nœud, comme dans la faces. Si on « efface » de l’espace physique les segments de figure E2, où il faut penser les petits polyèdres verts (les la discrétisation, on obtient une variété M à topologie non tri- quanta d’espace) comme collés les uns aux autres, pour viale. L’espace des états de la gravitation quantique à boucle « construire » l’espace physique. L’observation la plus est la quantification de l’espace des connections SU(2) plates importante est que ces états quantiques ne sont pas des états
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Mais pour le moment les informations expérimentales directes sur l’échelle de Planck sont encore très limitées, loin de la grande quantité de données qui nous permit par exemple de formuler le Modèle Standard ou la mécanique quantique. Dans cet état des choses il est néanmoins raisonnable de chercher une nouvelle théorie fondamentale. Il faut se rappeler que de nombreuses avancées théoriques importantes ont trouvé leur origine non pas dans de nouvelles données, mais dans un effort pour résoudre des problèmes de consistance et cohérence entre des théories déjà empiriquement bien établies. C’est en effet l ’effort pour combiner les théories de Kepler et de Galilée qui a conduit Newton à la théorie de la gravitation universelle sans besoin de données empiriques nouvelles ; les lois de Coulomb, Ampère et Faraday ont guidé Maxwell vers l’électromagnétisme ; l’électromagnétisme et la mécanique ont probablement été suffisants à Einstein pour aboutir à la Relativité Restreinte ; la gravitation newtonienne et la Relativité Restreinte lui ont encore permis de construire la Relativité Générale, et même Copernic avait strictement les mêmes données que Ptolémée quand il a développé l’héliocentrisme. Bien évidemment, toutes ces théories ne sont ensuite devenues crédibles que lorsque leurs prédictions se sont révélées correctes, mais elles ont toutes été trouvées à partir de théories déjà bien testées, sans données nouvelles. Dans le même état d’esprit, les « données expérimentales » pour la construction de la gravitation quantique à boucles sont la Relativité Générale et la Mécanique Quantique : deux grandes théories appuyées sur de solides supports observationnels.

La pénurie de données expérimentales ne serait d’ailleurs un véritable problème que si nous avions plusieurs théories quantiques complètes de la gravitation : comment choisir la bonne théorie sans pouvoir tester les autres possibilités ? Mais dans la réalité, nous ne sommes pas en condition de devoir choisir entre plusieurs théories complètes et cohérentes. En trouver une seule et montrer sa cohérence serait déjà un succès. Ceci est l’objectif premier de la théorie des boucles.

Le problème abordé par la théorie des boucles est donc relativement bien posé : est-il possible d’écrire une théorie quantique consistante qui ait la Relativité Générale d’Einstein comme limite classique ? Résoudre ce problème et écrire une telle théorie serait un premier succès. Ensuite, il faudrait demander à l’expérience si cette théorie est effectivement celle qu’a choisie la Nature.

La deuxième difficulté est liée aux particularités du champ gravitationnel. L’impressionnant succès empirique de la Relativité Générale d’Einstein rend crédible son idée centrale : la géométrie de l’espace-temps dans lequel nous avons l’impression de vivre n’est rien d’autre qu’une manifestation d’un champ physique qui est le champ gravitationnel. Il s’ensuit immédiatement que les propriétés quantiques du champ gravitationnel sont des propriétés quantiques de l’espace-temps lui même. De façon intuitive (et imprécise), ce qui se passe à l’échelle de Planck peut être visualisé comme suit : les fluctuations quantiques du champ gravitationnel sont des fluctuations de l’espacetemps. Ces fluctuations augmentent lorsque l’échelle diminue. À l’échelle de Planck, leur énergie est suffisante pour en faire des trous noirs, de telle façon qu’il n’y a plus de véritable continuum spatio-temporel à cette échelle. On s’attend à une structure granulaire (« quantique ») de l’espace-temps même, à l’échelle LPl ? 10–33 cm, analogue à la granularité d’une onde électrique manifestée par l’existence des photons. Cette image intuitive, bien connue depuis les années 60, n’a trouvé son cadre mathématique approprié qu’avec la théorie des boucles.

Or une physique qui comporte la possibilité de « quanta d’espace » et de superposition quantique de géométries différentes exige une révision profonde des notions élémentaires d’espace et de temps utilisées habituellement en physique. La focalisation sur ces aspects conceptuels difficiles du problème rend la théorie singulière et ardue, mais lui donne son aspect le plus fascinant, et son goût particulier. La théorie des boucles fait face directement à ces problèmes et offre une possible réponse assez claire au problème de la description cohérente des propriétés quantiques de l’espace-temps.

La théorie des boucles[modifier]

La théorie des boucles est définie par un espace d’états, et par une équation qui donne les probabilités de transitions entre ces états. C’est une formulation similaire à celle de l’électrodynamique quantique (QED) dans laquelle les états décrivent des ensembles de photons et d’électrons, c’est-à-dire les « quanta » individuels des champs électromagnétique et fermionique. Les états de photons avec des nombres quantiques élevés peuvent décrire un champ électromagnétique macroscopique et les amplitudes de transition entre états peuvent y être calculés ordre par ordre dans un développement perturbatif utilisant les graphes de Feynman, lesquels décrivent les processus possibles entre les quanta élémentaires.

De façon similaire, les états de la théorie des boucles décrivent des ensembles de « quanta d’espace », ou quanta du champ gravitationnel. Le nom technique de ces états est « réseaux de spin » (spin networks). L’usage du mot « spin » sera justifié par l’équation donnée un peu plus loin et le terme « réseau » fait référence à la structure mathématique particulière de ces états, qui tient compte non seulement du nombre de quanta individuels et de leur « taille », mais aussi de leurs relations de contiguïté (qui est à coté de qui). Chaque état est donc caractérisé par un réseau, qui indique quel « quantum d’espace » est en contact avec quel autre (voir figure 1). Le mot « boucle » utilisé pour la théorie désigne le réseau le plus simple : juste une boucle, et ne survit aujourd’hui que pour des raisons historiques.

Figure 1 – Représentation d’un état du champ gravitationnel dans la théorie des boucles : un réseau de spin et les « graines », ou « quanta » d’espace correspondantes, avec en leur centre les nœuds du réseau.

Certains états de réseaux de spin avec des nombres quantiques élevés décrivent des champs gravitationnels macroscopiques, et donc des géométries macroscopiques de l’espace physique. On retrouve donc dans le domaine quantique la particularité du champ gravitationnel : admettre une interprétation géométrique. La découverte que les réseaux de spin quantiques admettent une interprétation géométrique, c’est-à-dire que chaque réseau de spin détermine un espace géométrique, est le contenu d’un théorème important, dû au mathématicien anglais Roger Penrose, le « spin-geometry theorem ».

Un résultat de la théorie est que la taille de ces quanta ne peut prendre que certaines valeurs discrètes, qui peuvent être calculées, comme celles de la quantification de l’énergie des photons. L’énergie d’un mode d’oscillation du champ électromagnétique est donnée par E = 2? ? n où est la constante de Planck, ? la fréquence du mode et n un nombre quelconque entier positif. De façon analogue, l’aire d’une petite surface en gravité quantique est donnée par : où G est la constante de Newton, c la vitesse de la lumière, ? est une constante fondamentale sans dimension dans la théorie des boucles, appelée paramètre d’Immirzi, et j est un nombre entier ou semi-entier positif quelconque (ou « spin », d’où le nom « réseaux de spin »). Il y a donc une taille minimale des grains d’espace, de l’ordre de Pl , qui détermine la structure granulaire fine de l’espace.

Ce résultat important est obtenu de la même façon que toute discrétisation en mécanique quantique, comme celle des niveaux discrets de l’énergie des orbites des électrons dans les atomes. Techniquement, il provient de la solution du problème aux valeurs propres (« problème spectral ») pour l’opérateur qui décrit l’aire de la surface ; la géométrie est donnée par le champ gravitationnel qui est une variable quantique, et est donc décrite par un opérateur quantique. Les valeurs propres de cet opérateur déterminent la taille des quanta d’espace.

 
La géométrie quantique
La géométrie décrite dans l’encadré 1 est « quantique » pour trois raisons différentes.
i) D’abord, les quantités qui définissent la géométrie de chaque polyèdre sur chaque nœud sur réseau (par exemple l’angle entre deux normales des faces et l’aire d’une face, voir la figure E3) ne commutent pas entre elles (tout comme la position et l’impulsion d’une particule quantique), et donc ne peuvent pas être toutes bien définies au même temps. Donc la géométrie de chaque polyèdre est « fluctuante ». Dans ce sens, un nœud d’un réseau de spin est un polyèdre seulement comme une particule quantique avec spin (dont les composants du moment angulaire ne commutent pas non plus) est un objet en rotation.
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Figure E3 – Éléments de la géométrie d’un polyèdre : angles entre normales et aire d’une face.
ii) Un état générique est une superposition quantique de différents réseaux de spin. Donc on peut avoir des superpositions quantiques de géométries différentes.
iii) Les valeurs propres des aires des faces et des volumes des cellules sont discrètes. Les valeurs propres de l’aire des faces sont données par la formule qui se trouve dans le texte (formule (1)). Le spectre du volume des cellules est plus compliqué. Ses valeurs propres calculées numériquement pour différentes valeurs de l’aire de faces (ici égales entre elles) sont données comme exemple dans la figure E4.
Figure E4 – Spectre du volume, à valeur fixe de l’aire de faces (unités de Planck LPl = 1).
 

C’est cette « quantification » de la géométrie qui est responsable des phénomènes les plus caractéristiques de la théorie des boucles : la structure granulaire de l’espace à l’échelle de Planck, l’absence de longueurs d’onde arbitrairement petites. La conséquence la plus importante est la finitude ultraviolette de la théorie, c’est-à-dire la disparition du problème des infinis qui minent la théorie quantique des champs ordinaire quand on néglige les propriétés quantiques de l’espace.

Les amplitudes de transition entre les états de la théorie sont ensuite données par une équation relativement simple, écrite explicitement dans l’encadré 3. Il s’agit d’une « somme de Feynman » sur des « histoires de réseaux de spin ». Le nom technique de ces histoires est « mousses de spin » (spinfoams). Un graphe de Feynman visualise en effet les trajectoires (ou lignes d’univers) des particules dans l’espace-temps et de leurs interactions, donc une « histoire de particules ». Une mousse de spin visualise de la même façon les lignes d’univers dans l’espace-temps des nœuds et des liens d’un réseau. Une mousse de spin peut être visualisée comme une mousse de bulles de savon : faces qui se joignent sur des arêtes, qui à leur tour se joignent sur des vertex (voir la figure E5). Une mousse de spin est un ensemble de faces, arêtes et vertex, coloré avec un spin sur chaque face. Comme pour les graphes de Feynman, la théorie associe un nombre complexe (une amplitude) à chaque réseau de spin. Ces amplitudes déterminent les probabilités quantiques pour tout processus physique. À partir de ces amplitudes on a pu dériver, par exemple, des aspects de la limite classique de la théorie comme l’équation de Friedmann, qui est l’équation principale de la cosmologie, ou la linéarisation de la Relativité Générale autour de l’espace de Minkowski. La physique usuelle émerge donc dans une approximation appropriée, à partir d’objets abstraits comme les réseaux de spin et les mousses de spin.

 
Les amplitudes de transition
Une amplitude de transition est déterminée par une mousse de spin C : un « 2-complex », c’est-à-dire un ensemble de vertex v, connectés par des arêtes e qui bordent des faces f, comme dans la figure E5. Une telle mousse de spin détermine la probabilité de transition entre la géométrie décrite par le graphe en bas (bleu) et celle du graphe en haut (rouge), à une approximation donnée. L’expression de l’amplitude de la gravitation quantique à boucles peut s’écrire (ici avec la constante cosmologique L? = 0) comme une intégrale sur les groupes de Lie SU(2) (essentiellement le groupe de rotations) et SL(2,C) (le groupe de Lorentz), de la façon suivante, que je donne ici sans spécifier les détails (voir « Pour en savoir plus »), uniquement pour illustrer la forme générale des amplitudes :
Figure E5
Z hc( )l =Z dgveZ dhef ? ? ( 2jf +1)?? jf , jf g j f hef
SL2C SU2 jf f
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Les deux fonctions ?j et ?? j ,j sont les caractères de représentation unitaires de SU(2) et SL(2,C) respectivement. .... la définition de la dynamique de la gravitation quantique à boucles. Un théorème montre que cette amplitude se réduit sentations unitaires de SU(2) et SL(2,C) respectivement. Les à des exponentielles de l’action d’Einstein-Hilbert dans une variables d’intégration gve et hef sont, respectivement, des élé- certaine limite. Ces amplitudes de transition devraient donc ments de SL(2,C) et de SU(2) associés à chaque couple ver- permettre de retrouver la Relativité Générale dans la limite tex-arête et arête-face. Cette formule condense entièrement classique.
 

Il est intéressant de remarquer qu’une mousse de spin admet deux interprétations physiques apparemment différentes. D’abord elle peut être vue comme un graphe de Feynman de la théorie : elle représente alors un processus d’interaction entre des quanta d’espace, comme on fait en QED. Les vertex de la mousse de spin sont les lieux d’interaction, comme les vertex des graphes de Feynman ; les arêtes de la mousse sont les lignes d’univers des nœuds du réseau de spin ; et les faces de la mousse sont les surfaces d’univers des liens du réseau de spin, c’est-à-dire les surfaces balayées par ces liens dans l’espace-temps. Mais une mousse de spin peut être aussi directement interprétée comme une discrétisation de l’espace-temps, comme les réseaux utilisés pour des calculs numériques sur les grands systèmes d’ordinateurs en QCD « sur réseau ». A posteriori, la convergence du cadre conceptuel de la QED et de la QCD sur réseau n’est pas surprenante, car les sites du réseau de la QCD sont des petites régions d’espace, mais dans une théorie quantique de la gravité une petite région d’espace est un quantum du champ gravitationnel ; donc le réseau lui même est une « histoire des quanta » et donc aussi un graphe de Feynman du champ gravitationnel. Cette convergence entre les cadres conceptuels (graphes de Feynman de la QED et réseaux de la QCD) des deux formalismes de base de la théorie des champs quantique moderne est un bel aspect de la théorie des boucles.

En effet, la gravité quantique à boucles ressemble fortement à la QCD sur réseau par plusieurs aspects : comme la QCD sur réseau, elle vise à une quantification non-perturbative d’une théorie de champs. La différence, importante, est que dans le contexte de la QCD la théorie physique n’est définie que dans la limite à laquelle le réseau devient grand et la taille des mailles négligeable. Dans ce contexte le réseau est en effet un artifice mathématique pour définir la théorie et n’a pas de signification physique. En gravité, au contraire, le réseau est physique : il représente la granularité physique de l’espace à l’échelle de Planck. La taille physique réelle des cellules du réseau est déterminée par la valeur du champ gravitationnel qui vit sur le réseau même. Le résultat final est une formulation de la théorie quantique des champs qui ressemble aux théories connues, mais qui s’en éloigne dans quelques aspects fondamentaux. Ces aspects reflètent le fait que dès que l’on ne néglige plus la dynamique du champ gravitationnel, la structure de l’espace temps n’est pas donnée en avance, mais émerge des états quantiques mêmes de la théorie.

Le résultat le plus important de la théorie est un théorème qui assure que ses amplitudes de transition sont finies, à tous les ordres. Cette finitude est importante puisque la difficulté principale pour construire une théorie quantique de la gravité a toujours été liée aux divergences des amplitudes de transition. La raison pour laquelle ces infinis disparaissent est simple : ils proviennent des régions arbitrairement petites de l’espace qui, dans la théorie des boucles, n’existent plus. La granularité de l’espace implique une coupure naturelle sur les infinis. En d’autres termes, la solution proposée par la gravitation quantique à boucles à l’obstacle constitué par les infinis de la théorie quantique des champs est que tous ces infinis soient des pathologies dues à notre façon de considérer l’espace, en négligeant sa véritable nature quantique et donc granulaire à petite échelle. Si cette solution est physiquement correcte, l’emploi de la théorie des champs quantiques dans la physique des particules est similaire à son emploi en matière condensée : une description approchée, qui néglige la structure discrète physique réelle sous-jacente.

Finalement, la théorie des boucles est formulée en quatre dimensions physiques, donc cohérente avec le monde que nous observons. Son couplage avec le reste du modèle standard, en particulier avec les champs fermionique et les champs de Yang-Mills a été défini récemment. La théorie inclut de façon naturelle une petite constante cosmologique positive (nécessaire pour éliminer les divergences infrarouges). La théorie est localement invariante de Lorentz (dans le même sens que la Relativité Générale). Elle n’a pas besoin de la supersymétrie, ni de dimensions supplémentaires pour être cohérente.

²La théorie est donc bien compatible avec le reste de notre connaissance du monde, et avec les indications expérimentales plus récentes qui, pour le moment, semblent pointer vers l’absence de brisure de l’invariance de Lorentz à haute échelle, l’absence de supersymétrie au moins à basse échelle, et la présence d’une petite constante cosmologique L positive, révélée par l’observation récente de l’accélération cosmique reconnue par les derniers Prix Nobel en physique.

Cosmologie et trous noirs[modifier]

Les deux applications les plus importantes de la théorie qui ont été bien étudiées concernent la cosmologie primordiale et la physique des trous noirs.

En cosmologie, la théorie des boucles impose des corrections quantiques à l’équation de Friedmann, équation qui décrit l’évolution à très grande échelle de l’Univers. Lorsqu’on est proche du Big Bang et que l’on peut négliger les termes de constante cosmologique ainsi que la courbure spatiale, l’équation de Friedmann qui découle de la Relativité Générale classique d’Einstein s’écrit ainsi :

a2 = 8?G ? ,

a2 3c2

où a(t) est le facteur d’échelle lié à la taille de l’Univers, a = da /dt est la vitesse d’expansion et ? la densité d’énergie moyenne de l’Univers. À noter que la quantité à droite de cette équation étant positive, la vitesse d’expansion ne peut jamais s’annuler et l’Univers ne peut cesser sa contraction ou son expansion. En gravitation quantique à boucles, cette équation devient :

a2 = 8?G  ?1– ? , a2 3c2 ?Pl

où ?Pl est la densité de Planck déjà mentionnée. Quand la matière de l’Univers a une densité ? négligeable par rapport à cette densité, c’est-à-dire pour presque toute l’histoire de l’Univers, la parenthèse est proche de l’unité et la correction est négligeable. Mais près du Big Bang la densité ? de la matière devient très élevée et approche ?Pl ; le terme de droite s’annule donc comme la dérivée a. Il n’y a alors plus de contraction ni d’expansion, et la densité de la matière ne peut plus croître au-delà de la densité de Planck ?Pl. Tout se passe comme s’il y avait une force répulsive qui empêche l’univers de devenir trop petit. Cette force, d’origine quantique, n’est pas très différente de celle qui retient l’électron de tomber sur le noyau en conséquence du principe d’incertitude d’Heisenberg. À cause de cette force répulsive à très petite distance, un univers en contraction sous le poids de l’attraction gravitationnelle va rebondir violemment, et passer à une phase d’expansion. La théorie indique ainsi que l’explosion initiale de notre univers visible, le Big Bang, pourrait être le résultat d’un gigantesque rebondissement cosmique, un « Big Bounce », consécutif à la contraction cosmique d’un univers similaire au nôtre (figure 2).

La gravité quantique à boucles réussit très bien ce test, mais d’une façon un peu facile, car la présence d’une constante libre dans la théorie, le paramètre de Immirzi ?, permet d’ajuster l’entropie à la valeur souhaitée.

Plus intéressante est l’interprétation physique que la théorie permet pour la thermodynamique des trous noirs. À tout moment, la géométrie (la « forme ») de l’horizon d’un trou noir fluctue, en raison des fluctuations quantiques et thermiques. Le calcul de l’entropie des trous noirs peut se réduire au calcul du nombre de possibles « formes » de l’horizon. Ce nombre est évidemment infini en théorie classique, parce qu’il y a un continuum de formes possibles, mais devient fini en théorie quantique, puisque la géométrie est discrète. Un gaz a des propriétés thermodynamiques bien définies parce qu’il est formé d’un nombre assez grand, quoique fini, de particules. De la même façon, l’horizon d’un trou noir a des propriétés thermodynamiques bien définies parce qu’il est formé d’un nombre assez grand de quanta d’espace. Chaque quantum de surface peut être représenté intuitivement comme l’intersection du réseau de spin – qui donne l’état quantique de l’espace – avec la surface du trou noir. L’image intuitive d’un trou noir quantique en théorie des boucles est donnée par la figure 3.

La relation entre la thermodynamique, la Relativité Générale et la Mécanique Quantique reste encore un territoire largement inexploré

Ce ne sont évidemment que des spéculations qui, pour le moment, ne sont soutenues par aucune observation directe. Mais la cosmologie nous a accoutumés à des prédictions spectaculaires vérifiées ensuite, et on peut espérer que l’histoire puisse se répéter. Si le « Big Bounce » s’est effectivement produit, les possibilités d’en voir des traces dans des observations cosmologiques des prochaines années, par exemple sous la forme de petites déformations de la forme du spectre du fond de radiation Figure 2 – Deux images intuitives du rebondissement cosmique de l’univers.

Sur la seconde, de chaque côté du rebond (Bounce), l’espace-temps est classique.

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cosmique, ne devraient pas être nulles, et la recherche se focalise aujourd’hui sur ces possibilités.

Il est en tous cas intéressant de disposer d’une théorie physique dont les équations ne s’arrêtent pas, comme celles de la Relativité Générale classique, au Big Bang. On peut montrer en effet que toutes les singularités cosmiques dangereuses, c’est-à-dire celles que la théorie classique ne peut traiter, sont résolues de cette manière en théorie des boucles.

La deuxième application caractéristique de la gravitation quantique à boucles est le calcul de l’entropie des trous noirs. L’observation semble encore plus problématique ici qu’en cosmologie, et la question reste théorique. Des arguments indirects, mais convaincants, indiquent que les trous noirs ont des propriétés thermodynamiques ; or on a besoin, pour dériver directement ces propriétés, d’une théorie quantique de la gravité. Un bon test pour toute tentative d’élaboration d’une théorie de la gravité est donc la possibilité de calculer les caractéristiques thermodynamique des trous noirs, et en particulier leur entropie. et probablement de grande importance pour mieux comprendre l’Univers.

Il faut dire que ni l’une ni l’autre de ces deux applications de la gravité quantique à boucles n’utilise entièrement le formalisme de la théorie. Le calcul de l’entropie des trous noirs dépend surtout de la structure

Figure 3 – L’horizon d’un trou noir, traversé par les liens du réseau de spin qui détermine sa géométrie.

 

Boucles et Cordes

Le nom de la théorie des « Boucles » autant que celui de La différence est la même entre un fil de coton (corde) posé la théorie des « Cordes » sont des restes d’étapes antérieures sur un T-shirt (espace), et un fil de coton qui forme le tissu de la compréhension de chacune des deux théories. Dans le même de l’espace (boucle). premier cas, on parle aujourd’hui plutôt de « graphes » que
Comme une formulation fondamentale de la théorie des de boucles, et dans le deuxième cas on parle plutôt de cordes n’est pas encore accessible, on peut se demander si, « branes » que de cordes. Boucles et cordes sont des cas par après tout, il pourrait y avoir une relation entre ces deux ticuliers de graphes et branes. approches majeures des problèmes de la gravité quantique.
Cela dit, quelle est, finalement, la différence intuitive Est-ce que, par exemple, les méthodes de définition de la entre une « boucle » de la théorie des boucles et une théorie quantique des champs sans référence à un espace« corde » de la théorie des cordes ? À première vue les deux temps de fond pourraient jouer un rôle dans la formulation objets semblent assez similaires : dans les deux cas, il s’agit fondamentale de la théorie des cordes ? L’hypothèse a été d’un objet quantique élémentaire à une dimension. Mais la considérée, mais pour le moment sans aucun résultat subsdifférence est de poids : une « corde » est un objet qui bouge tantiel. Les relations entre les deux théories devraient probadans l’espace. Une « boucle » est un constituant de l’espace. blement être mieux étudiées.
Cordes et Boucles : Une corde (gauche) vit dans l’espace, tandis que les boucles forment elles-mêmes l’espace (droite).
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de l’espace des états, donc de la cinématique, tandis que la cosmologie quantique à boucles est fondée sur une approximation drastique, qui est davantage une réutilisation de certains résultats globaux qu’une véritable déduction à partir de la théorie. Le formalisme complet des mousses de spin a seulement jusqu’à présent été utilisé pour vérifier la limite classique de la théorie. Les véritables effets dynamiques quanto-gravitationnels restent encore à explorer.

Est-ce que le problème de la gravitation quantique est résolu ?[modifier]

Avons-nous résolu le problème de la gravitation quantique ? La réponse est non. Tout d’abord, une théorie ne devient crédible que lorsque des prédictions nouvelles et spécifiques de cette théorie sont confirmées par l’expérience. Elle demeure sinon provisoire et spéculative. Une partie importante de la recherche vise donc aujourd’hui à chercher des ponts entre le formalisme théorique et de possibles fenêtres d’observation. En première ligne de cette direction de recherche se trouve la cosmologie. Un effort est en cours, particulièrement en France, pour déduire de la théorie des conséquences observables précises, dans le contexte cosmologique, en particulier sur le fond de rayonnement diffus.

La théorie présente de plus bien des aspects encore peu clairs, qui pourraient se révéler fatals. La plus importante des questions ouvertes concerne la convergence de la série perturbative dans laquelle les amplitudes de transition sont calculées. Pour obtenir ces amplitudes il faut choisir une mousse. Celles qui ont été calculées jusqu’ici sont en accord avec la bonne limite classique : elles sont compatibles avec la Relativité Générale ; mais ces calculs ont été effectués jusqu’à présent seulement sur des mousses simples, c’est-à-dire « en première approximation ». Les approximations suivantes vont-elles confirmer ou détruire ces résultats positifs ? Un risque existe, les approximations suivantes étant de plus en plus dominées par les corrections radiatives caractéristiques de la théorie quantique des champs.

Dans le contexte de la théorie des champs usuelle, ces corrections radiatives peuvent être infinies. Dans le contexte présent, le risque d’infinis n’existe pas, ni dans l’ultraviolet (c’est-à-dire à petite distance, à cause de la granularité de l’espace à l’échelle de Planck), ni dans l’infrarouge (c’est-à-dire à grande distance, grâce à la constante cosmologique, qui limite les tailles possibles de quanta « grands »). Un théorème nous assure en effet que les amplitudes de transition sont finies sur n’importe quelle mousse. Mais le risque que les corrections radiatives, même finies, détruisent les bons résultats trouvés aux ordres plus bas et interfèrent avec la convergence de l’approximation, est réel. Tant que ces corrections radiatives ne sont pas mieux contrôlées, la cohérence de la théorie n’est pas démontrée. Il faut donc, pour le moment, considérer la théorie des boucles comme une possibilité intéressante à approfondir, et non comme un résultat établi, ni par une corroboration empirique directe, ni en tant que possible théorie complète du champ gravitationnel quantique.

La recherche suit également d’autres pistes, alternatives à la théorie des boucles, pour tenter d’éclaircir la physique quantique du champ gravitationnel. La concurrente la plus développée de la théorie des boucles, en termes d’investissement actuel de ressources, est la théorie des cordes, présentée dans le numéro 2010 des Images de la Physique. La théorie des cordes a des ambitions beaucoup plus étendues que la théorie des boucles : son objectif est d’être une théorie unifiée de toute la physique élémentaire. Une autre piste est la description de la structure fine de l’espace temps avec la géométrie non commutative. Comme le problème reste ouvert, il est essentiel de ne pas se limiter à une seule direction de recherche, qui pourrait se révéler mal choisie.

Mais dans ce contexte la théorie des boucles, même avec ses imperfections présentes, représente aujourd’hui l’effort le plus abouti de construction d’un cadre mathématique complet et d’un cadre conceptuel simple et clair pour une théorie des propriétés quantiques de l’espace temps.

POUR EN SAVOIR PLUS[modifier]

Rovelli C., « Loop Quantum Gravity: the first twenty five years », Class. Quantum Grav., 28, 153002 (2011). http://arxiv.org/abs/1102.3660

Gambini R., Pullin J., « A First Course in Loop Quantum Gravity », Oxford University Press (2011).

Rovelli C., « Loop Quantum Gravity », Cambridge University Press (2004).