Heinsenberg

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Werner Karl Heisenberg, physicien allemand, est un des maîtres les plus influents de la physique théorique contemporaine ; doué à la fois d'une rare puissance d'abstraction et d'une brillante imagination, il a laissé sa marque dans toutes les étapes successives de l'étude des constituants fondamentaux de la matière. Il est le principal fondateur de la mécanique quantique, qui gouverne le comportement des systèmes atomiques et permet d'en analyser toutes les propriétés physiques et chimiques ; il a ensuite apporté des contributions essentielles à la théorie de l'état métallique, à la théorie quantique du champ électromagnétique, à celle de la structure des noyaux atomiques et des forces nucléaires, et enfin à la théorie des particules dites élémentaires, qui apparaissent à l'heure actuelle comme les constituants ultimes de la matière à l'échelle atomique et nucléaire. Il contribua avec Niels Bohr à la profonde transformation de la théorie de la connaissance qui résulte de la forme essentiellement statistique des lois de la mécanique quantique ; il établit que la localisation d'un système atomique dans l'espace et le temps et la détermination de son état de mouvement ne peuvent se faire dans une même opération qu'au prix de limitations réciproques dépendant du quantum d'action : ce sont ces relations d'incertitude qui ont conduit Niels Bohr à l'introduction du concept de complémentarité.

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La carrière du savant[modifier]

Heisenberg, né à Würzburg en 1901, eut comme maîtres, en physique théorique, Arnold Sommerfeld à Munich et Max Born à Göttingen. Il manifesta une étonnante précocité, publiant entre 1922 et 1924, en collaboration avec ses professeurs, une douzaine de travaux sur des problèmes de physique atomique ; en même temps, il passait sa thèse de doctorat (1923) sur l'écoulement turbulent des fluides (sujet sur lequel il reviendra pour une courte période en 1948). C'est à cette époque que débutent ses relations d'amitié avec Wolfgang Pauli, autre théoricien de génie, d'une égale précocité, et dont le jugement critique, d'une pénétration exceptionnelle, complétait heureusement les qualités propres de Heisenberg. Le constant échange d'idées qui se poursuivit entre les deux amis pendant tout le cours de leurs carrières, jusqu'à la mort de Pauli (1959), contribua puissamment à l'élaboration des conceptions nouvelles dont ils enrichirent tous deux la physique.

C'est en 1924 que Heisenberg prit contact avec Niels Bohr : sous l'inspiration des idées développées à ce moment à l'Institut de physique théorique de Copenhague par Bohr et son collaborateur Hendrik Kramers, Heisenberg parvint dès l'année suivante à jeter les bases d'une mécanique nouvelle des systèmes atomiques, dans laquelle le quantum d'action était incorporé d'une manière rationnelle : il apportait ainsi la justification logique des postulats quantiques formulés par Niels Bohr en 1913, et substituait aux méthodes précaires basées sur ces postulats un formalisme algébrique précis et cohérent. Par sa découverte des relations d'incertitude (1927), il éclairait le sens physique du nouveau formalisme et en révélait les profondes implications épistémologiques. Ces travaux, qui ouvraient à une analyse théorique rigoureuse le champ immense des propriétés physiques et chimiques de la matière, valurent à Heisenberg le prix Nobel de physique en 1932.

Dès 1927, il était appelé à la chaire de physique théorique de l'université de Leipzig, qu'il occupa jusqu'en 1941 ; de cette période datent ses travaux et ceux de ses disciples, Felix Bloch et Rudolf E. Peierls, sur la théorie de l'état métallique, suivis d'une série de contributions essentielles à la théorie des noyaux atomiques. Parallèlement se poursuit le développement, en étroite collaboration avec Pauli, de la théorie quantique des champs d'interactions, dont le prototype était le champ électromagnétique, auquel vint bientôt s'ajouter celui des forces nucléaires.

Lorsque se posa, au début de la guerre, le problème de l'application de la fission des noyaux lourds à des fins militaires – au moment même où deux physiciens allemands émigrés en Angleterre, Otto Frisch et Peierls, esquissaient la méthode qui devait conduire les Alliés au succès –, Heisenberg arrivait de son côté à la conclusion qu'on pouvait fabriquer une bombe atomique. En mai et juin 1942, il présentait devant les autorités militaires et gouvernementales « les fondations théoriques pour obtenir de l'énergie à partir de la fission de l'uranium ». Il y soulignait que l'isotope 235 de l'uranium était de fait « un matériau explosif d'une puissance inimaginable » et insistait sur l'importance de la mise au point d'un processus d'enrichissement de l'uranium naturel en isotope 235. Après avoir décrit le schéma de principe d'un réacteur nucléaire modéré à l'eau lourde, et noté son rôle potentiel comme mode de propulsion des navires et des sous-marins, il remarquait que les réactions nucléaires y produisaient une nouvelle substance (le plutonium) qui devrait être un explosif aussi puissant que l'uranium 235 et qui serait beaucoup plus facile à séparer. Les recherches se poursuivirent à Berlin et allaient aboutir à la réalisation d'un réacteur nucléaire lorsque les bombardements de la ville obligèrent le groupe de physiciens dirigé par Walther Gerlach et Heisenberg à s'installer en dans le sud de l'Allemagne. C'est là qu'ils furent capturés en avril 1945 par la mission Alsos mise sur pied par les services de renseignements américains et britanniques. Heisenberg fut ensuite interné avec neuf physiciens compatriotes à Farm Hall, près de Cambridge, pendant six mois. Après la guerre, Heisenberg reconstitua à Göttingen l'institut Max-Planck de physique, dont il orienta l'activité vers l'étude du rayonnement cosmique et des particules de haute énergie. En 1958, cet institut fut transféré à Munich, avec un champ d'activité étendu au domaine de l'astrophysique. C'est là que Heisenberg a poursuivi ses recherches sur la théorie des particules élémentaires. Il meurt à Munich le 2 février 1976.

Mécanique quantique[modifier]

Au moment où Heisenberg arrivait à Copenhague, en 1924, Bohr et Kramers consacraient leurs efforts à l'examen de la portée du principe de correspondance. On peut analyser le mouvement classique des électrons d'un atome en ses composantes périodiques et leurs harmoniques (multiples entiers mω des fréquences ω) et calculer les amplitudes q(1)m, q(2)m de ces composantes, qui déterminent l'intensité et la polarisation du rayonnement classique émis avec la fréquence mω. D'autre part, les fréquences du rayonnement véritablement émis par l'atome dans les transitions quantiques entre ses états stationnaires, d'énergie En, s'expriment comme différences (divisées par la constante de Planck h) entre les énergies de ces états : Le principe de correspondance consiste à associer judicieusement chaque fréquence quantique ωnn′ à une fréquence classique mω et à postuler que chaque amplitude classique donne, sinon la vraie valeur, du moins l'ordre de grandeur de l'amplitude quantique correspondante qnn′(i). Cette méthode purement heuristique avait déjà donné de remarquables résultats. Après s'être fait la main en l'appliquant à la polarisation du rayonnement de fluorescence, Heisenberg aida Kramers à résoudre le problème plus général de la dispersion du rayonnement traversant un milieu matériel, c'est-à-dire du calcul du rayonnement diffusé par le milieu en fonction des propriétés optiques des atomes qui le composent. À chaque composante du mouvement propre des électrons, de fréquence mω, sont associées des amplitudes « induites » f (ik)m, déterminant la contribution de cette composante à la diffusion du rayonnement incident ; ces amplitudes sont du type :


Les amplitudes quantiques correspondantes doivent alors se mettre sous la forme : Heisenberg remarqua qu'une telle relation (dans une algèbre dont les grandeurs q, f sont représentées par les « matrices » ou tableaux des composantes qnn′, fnn′) pouvait formellement être considérée comme la représentation d'un « produit » f (ik) = q(i)q(k), c'est-à-dire que cette relation définissait la loi de multiplication de l'algèbre en question, multiplication en général non commutative. De la sorte, le principe de correspondance était remplacé par une méthode mathématique rigoureuse, qui devait conduire à une forme non plus approchée, mais exacte, des lois du mouvement des systèmes atomiques, incorporant rationnellement les postulats quantiques de Bohr.

Dans la formulation et l'exécution de ce programme, Heisenberg fut bientôt secondé par Max Born et Pascual Jordan : en peu de temps, ces trois physiciens jetèrent les fondements d'une mécanique quantique (1925), dans laquelle les variables physiques caractérisant le comportement du système – par exemple les coordonnées spatiales q et les composantes d'impulsion p des particules dont il est formé – sont représentées par des grandeurs algébriques du type qui vient d'être décrit. Les lois du mouvement conservent dans cette algèbre la même forme qu'en mécanique classique ; mais les « conditions quantiques », par lesquelles on avait essayé jusqu'alors d'introduire le quantum d'action dans la théorie, sont maintenant transformées en relations de non-commutation pour chaque couple de variables « conjuguées » tel que (q, p) :

La signification physique du formalisme de la mécanique quantique demandait une analyse plus poussée que celle qui s'appuyait simplement sur le principe de correspondance, et qui mettait l'accent sur le rôle des quantités |qnn′|2, déterminant les probabilités de transition, et celui des valeurs propres de l'énergie du système, représentant les énergies de ses états stationnaires. Il s'agissait d'examiner les possibilités de détermination des autres grandeurs physiques, en premier lieu des variables (q, p) en fonction desquelles toutes ces grandeurs pouvaient s'exprimer. S'attaquant à ce problème, Heisenberg établit (1927) comme conséquences des relations de non-commutation une série parallèle d'inégalités auxquelles devaient satisfaire les fluctuations statistiques moyennes Δq, Δp des grandeurs q, p autour des valeurs moyennes dont elles sont susceptibles dans une situation expérimentale donnée ; ces fameuses relations d'incertitude, de la forme : permettent de conclure que, s'il n'existe aucune limite théorique à la précision avec laquelle l'une ou l'autre de deux variables conjuguées peut être mesurée, l'existence du quantum d'action impose une limitation réciproque à la détermination des deux variables dans un seul et même processus d'observation. L'étude de cette situation forma le point de départ des considérations épistémologiques de Bohr, résumées dans la notion de complémentarité.

Problèmes atomiques et nucléaires[modifier]

Dès que la mécanique quantique fut consolidée, et surtout dès qu'elle eut absorbé l'aspect « ondulatoire » mis en évidence par Louis de Broglie et développé par Erwin Schrödinger, il était naturel qu'elle s'attaquât aux problèmes qui dépassaient la portée des méthodes antérieures. Parmi ceux-ci s'offrait tout d'abord celui de l'atome d'hélium, atome composé de deux électrons liés au noyau. Les états stationnaires de cet atome présentaient surtout une particularité (révélée par l'analyse de son rayonnement) qui n'avait pu être expliquée : ils se classaient en deux séries distinctes, telles qu'aucune transition n'avait lieu d'une série à l'autre. Heisenberg montra (1926) que cette division correspondait à l'existence de deux types d'ondes de symétrie différente représentant le système des deux électrons : l'amplitude de ces ondes pouvait, soit rester inchangée, soit changer de signe, lorsqu'on permutait les positions des deux électrons ; cela rendait compte immédiatement de l'absence de transition radiative entre états représentés par des ondes de types différents. De plus, le calcul de l'énergie d'interaction des électrons dans les états stationnaires des deux types faisait apparaître, outre un terme directement analogue à l'expression classique, un autre terme propre à la théorie quantique, et qui pouvait formellement être mis en rapport avec un échange des électrons entre leurs états individuels dans l'atome.

Cette étude de l'hélium – immédiatement généralisée à des systèmes d'un nombre quelconque d'électrons – ne fut pas seulement une brillante consécration de la nouvelle théorie ; elle devait avoir de profondes répercussions sur notre conception de la nature des liaisons entre atomes, tant dans les molécules isolées que dans les cristaux. Bientôt (1927) Walter Heitler et Fritz London attribuaient les liaisons chimiques homopolaires à une interaction d'échange du type essentiellement quantique mis en évidence par Heisenberg ; il était ici question, toujours à titre purement formel, d'un échange des électrons de valence entre les atomes auxquels ils appartiennent. Ensuite (1928) Heisenberg lui-même interprétait comme un effet d'échange (cette fois un échange de moment magnétique entre les électrons) le « champ moléculaire » introduit jadis hypothétiquement par Paul Weiss pour expliquer le ferromagnétisme.

Dès la découverte du neutron (1932) comme constituant des noyaux atomiques, Heisenberg développa une théorie de la constitution des noyaux, considérés comme systèmes de protons et de neutrons, dans laquelle la liaison entre neutrons et protons était assurée par une force d'une nature nouvelle ayant le caractère d'une interaction d'échange : c'était maintenant une unité élémentaire de charge électrique qui était échangée entre un proton et un neutron. Pour représenter mathématiquement ce nouveau type d'échange, Heisenberg concevait le neutron et le proton comme deux états (électriquement neutres et chargés) d'une particule nucléaire appelée nucléon ; pour distinguer ces deux états il utilisait une nouvelle variable susceptible de deux valeurs (comme celle qui distingue les deux états d'orientation du moment angulaire intrinsèque ou « spin » de l'électron ou du nucléon). Cette variable, ultérieurement généralisée sous le nom d'isospin, joue actuellement un rôle fondamental (bien qu'encore mal compris) dans la classification et les interactions des particules dites élémentaires.

Théorie quantique des champs[modifier]

Dès 1927, Paul Dirac avait étendu hardiment la portée de l'algèbre quantique à des systèmes d'un nombre indéfini d'éléments, tels que les quanta de rayonnements électromagnétiques qui peuvent être créés ou annihilés dans les processus d'émission ou d'absorption. En outre, il avait découvert une formulation relativiste de la mécanique quantique des particules (telles que les électrons) qui sont douées d'un « spin » intrinsèque : dans la forme ondulatoire de cette théorie, une distribution de charge et de courant électrique apparaissait comme un champ d'une autre espèce que le champ électromagnétique, et obéissant à des lois de quantification différentes. Sur ces bases, Heisenberg et Pauli, à partir de 1929, développèrent une théorie quantique relativiste des champs, englobant en toute généralité le champ électromagnétique et le champ de charges et courants en interaction avec lui. Plus tard, sous l'impulsion de Hideki Yukawa (1935), le champ mésique, responsable des forces nucléaires, fut soumis à la même analyse, et la réalité de son aspect particulaire fut confirmée par la découverte dans le rayonnement cosmique (1947) de mésons possédant les caractéristiques prévues : masse intermédiaire entre celle de l'électron et du nucléon et absence de spin intrinsèque. Ainsi se révélait le caractère universel de la complémentarité entre champ et particule : à chaque espèce de champ de force est associée une espèce déterminée de particule, et réciproquement, chaque espèce de particule est susceptible, sous sa forme ondulatoire, de transmettre une interaction spécifique entre constituants d'une autre espèce.

Théorie des particules élémentaires[modifier]

Pendant une vingtaine d'années (entre 1930 et 1950), ce fut l'étude du rayonnement cosmique qui resta la source principale de nos connaissances sur les propriétés du champ mésique. Heisenberg contribua activement à ces recherches ; il souligna notamment la différence fondamentale entre le champ mésique et le champ électromagnétique, résultant de la différence numérique entre les constantes qui déterminent les ordres de grandeur respectifs des deux interactions : tandis que l'émission multiple de quanta de rayonnement électromagnétique a une probabilité d'autant plus faible que le nombre de quanta émis est plus grand, l'émission d'un nombre quelconque de mésons lors de collisions entre nucléons d'énergie suffisamment grande se produit avec la même intensité (comme on l'observe effectivement dans le rayonnement cosmique). Quant à l'origine de la différence entre les deux types d'interaction, Heisenberg la reconnut dans le fait que l'action du champ mésique est limitée à une région spatio-temporelle de dimensions finies, fixées par un paramètre invariant de longueur universelle (1938). Il proposa (1943) d'édifier la théorie des processus multiples, inaccessibles aux méthodes d'approximation de la théorie des champs, sur la considération directe de la matrice S, dont les éléments représentent les amplitudes de probabilité de tous les processus possibles – idée dont la fécondité est encore loin d'être épuisée à l'heure actuelle.

L'importance de la distinction établie par Heisenberg entre les interactions fortes des nucléons et mésons et les autres types d'interactions est, elle aussi, apparue de plus en plus nettement depuis que l'exploration du domaine des hautes énergies à l'aide de puissants accélérateurs de particules a révélé l'existence d'un grand nombre d'espèces de particules ou champs de caractère nucléonique (dits « baryons ») ou mésique, donnant lieu à des processus divers de transmutation où interviennent des multiplicités quelconques de ces particules. La description théorique rationnelle de ces « hadrons » (baryons et mésons) et de leurs interactions fortes soulève des problèmes ardus qui sont loin d'être résolus. Parmi les essais tentés dans des directions diverses, celui que Heisenberg et son école ont poursuivi depuis 1953 s'est distingué par son originalité et sa généralité. L'idée de base est qu'il existe une matière primitive ayant la propriété de former des agrégats de masses déterminées qui correspondraient aux particules directement observées, ainsi qu'à des systèmes de ces particules liées entre elles par leurs interactions spécifiques. Mathématiquement, cette propriété devrait résulter du caractère non linéaire de l'équation d'onde de la matière primitive ; les valeurs des masses des particules et des constantes d'interaction se déduiraient toutes du seul paramètre de longueur universelle, limitant les régions dans lesquelles se forment les divers états d'agrégation de la matière primitive. L'exécution de cet ambitieux programme s'est heurtée à de grandes difficultés mathématiques. Depuis lors, l'électrodynamique quantique, les propriétés de symétrie et les expériences faites avec les accélérateurs de particules ont conduit la recherche vers la théorie de l'unification.

— Léon ROSENFELD

Bibliographie[modifier]

Gesammelte Werke, Springer-Verlag, 1989 ; La Physique du noyau atomique, Albin Michel, Paris, 1954 ; Les Principes physiques de la théorie des quanta (Die physikalischen Prinzipien der Quantentheorie, 1930), reprod. fac-sim., J. Gabay, Sceaux, 1990 ; Wandlungen in den Grundlagen der Naturwissenschaften, Leipzig, 1935, rééd. 1959 ; Physique et philosophie. La science moderne en révolution (Physics and Philosophy. The Revolution in Modern Science), trad. J. Hadamard, Albin Michel, 1971 ; Physicist's Conception of Nature (Das Naturbild der heutigen Physik, 1955), trad. A. J. Pomerans, Greenwood Publ., Westport (Conn.), 1970 ; Der Teil und das Ganze, Munich, 1969 ; La Partie et le tout ; le monde de la physique atomique (Souvenirs, 1920-1965), trad. P. Kessler, Flammarion, 1990.

D. C. Cassidy, Uncertainty : The Life and Science of Werner Heisenberg, Hardcover Text, 1991

E. Heisenberg, Heisenberg : 1901-1976, le témoignage de sa femme, Belin, Paris, 1990

A. Salam, W. Heisenberg & P. M. Dirac, La Grande Unification : vers une théorie des forces fondamentales, Le Seuil, 1991.

Pour citer l’article

Léon ROSENFELD, « HEISENBERG WERNER KARL - (1901-1976) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 2 mai 2019. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/werner-karl-heisenberg/

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Écrit par François-Hugues Parisien
Publication : 22 avril 2015
Mis à jour : 8 avril 2018


Heisenberg et les "régions" du monde[modifier]

PARISIEN François-Hugues

Le monde est-il complètement homogène ou bien hétérogène et, s'il est hétérogène est-il "régionalisable" ? Est-ce là une question ontologique qui concerne la manière dont le réel est constitué ou seulement une "manière de voir" ?

Pour citer cet article :

PARISIEN, François-Hugues. Une régionalisation du monde. In : Philosophie, science et société [en ligne]. 2015. Disponible à l'adresse : https://philosciences.com/philosophie-generale/ontologie-reel-realite/40-heisenberg-regionalisation-du-monde.

Plan de l'article :

  • Les fondateurs de la conception pluraliste du monde
  • Régions et niveaux
  • Un nouveau paradigme
  • L'idée de niveau de description:

1. Les fondateurs de la conception pluraliste du monde[modifier]

À l'origine, on trouve le courant anglais évoqué dans l'article Le concept d'émergence. La théorie des niveaux d’intégration (Theory of integrative levels) a été proposée par les philosophes James K. Feibleman et Nicolaï Hartmann au milieu du XXe siècle et, presque simultanément (1942), par Werner Heisenberg. Cette vision du monde fut popularisée ultérieurement par Joseph Needham dans les années 60.

En 1942, Werner Heisenberg élabora une conception épistémique décrivant le monde en "régions" et "niveaux" qui a été notée dans un manuscrit, travail qui a été publié tardivement, en 1984. Nous en donnerons un bref compte rendu, car il constitue un tournant dans l'histoire de la pensée qui est essentiel.

2. Régions et niveaux[modifier]

Pour éviter les pièges du langage, notons bien les différences de vocabulaire. Les "régions" de la réalité de Heisenberg correspondent à peu près à ce que Needham nomme niveaux d'intégration (integrative level), c'est-à-dire que s'énonce là un point de vue ontologique (concernant le réel). Par contre, ce que Heisenberg nomme "niveau" correspond plutôt à la réalité empirique et à la manière de l'expliquer.

La pensée philosophique de Heisenberg suit trois grands principes : le premier distingue des niveaux de réalité (correspondant à des modes de la connaissance), le second divise le monde en régions (correspondant à des modes d'être), le troisième remplace les concepts ordinaires (comme ceux de substance, de l'espace et du temps, de l'objet et du sujet) par des concepts savants.

C'est seulement une fois franchi ce pas et admis qu'il n'existe pas de "choses matérielles", mais seulement des connexions nomologiques, que la division du monde en régions peut être comprise. Par "région de la réalité", nous entendons, écrit Heisenberg, "un ensemble de connexions nomologiques". Un tel ensemble doit avoir une unité solide et doit pouvoir se démarquer nettement d'autres ensembles (Le manuscrit 1942, p. 34). Par exemple, une même goutte d'eau d'un ruisseau peut obéir aux lois physiques, puis aux lois chimiques lorsque elle se combine aux sels, puis entre dans le domaine des lois organiques lorsqu'elle est absorbée par une plante (Le manuscrit 1942, p. 33).

Heisenberg affirme que l'on est à la fin de la référence privilégiée à un matériau extérieur constituant le monde (la substance). Pour les physiciens, c'est l'ensemble substance-énergie-espace-temps-information qui doit être pris en compte. Dans une perspective néo-kantienne, il pense que "la réalité dont nous pouvons parler n'est jamais la réalité « en soi », mais seulement la réalité de laquelle nous avons connaissance". "Nous ne pouvons jamais arriver à un portrait complet et exact de la réalité". En effet, ce serait la connaissance du tout, ce qui est hors d'atteinte (voir la définition du monde dans le Vocabulaire).

La seule manière pour approcher la réalité est d'accepter sa division en "régions" et "niveaux", en allemand, "Bereich Wirklichkeit" et "Schicht Wirklichkeit". "Nous entendons par régions de la réalité [...] un ensemble de connexions nomologiques. Ces régions sont générées par des groupes de relations ... qui se superposent, s'ajustent, se croisent, toujours en respectant le principe de non-contradiction. " Les différentes régions individualisées se chevauchent et s'interpénètrent dans les objets de recherche.

3. Un nouveau paradigme[modifier]

Heisenberg note la différence avec la vision du monde de la science classique et amorce ainsi ce que nous appelons épistémique de la complexité, vision pluraliste (et non moniste) d'un monde qui est avant tout organisation (et non substance), compréhensible selon une pensée système et d'état ou de "fonctions d'état". Heisenberg est l'un des pionnier du paradigme de la complexité. Citons-le :

"La régularité nomologique de l'évolution dans l'espace et le temps n'est plus pour nous le squelette solide du monde ; elle est plutôt une simple connexion parmi d'autres, qui se détache du tissu de connexions que nous appelons le monde par la manière dont nous la recherchons et par les questions que nous posons à la nature".

Nous discernons maintenant que "certaines régularités nomologiques ne se laissent plus ramener de manière simple à des évolutions dans l'espace et le temps. C'est pourquoi la tâche se présente à nouveau d'agencer les différentes connexions ou "régions de la réalité", de les comprendre et de les déterminer dans leurs rapports réciproques, de les situer avec la division entre un monde "objectif" et un monde subjectif", de les démarquer les unes des autres et d'examiner la façon dont elles se conditionnent les unes les autres, de progresser enfin vers une compréhension de la réalité où les différentes connexions soient conçues comme des parties d'un monde unique ...". (Le manuscrit 1942, p. 13-14).

Considérer des régions ontologiques n'est pas suffisant, car cela conduirait à mettre sur le même plan la physique classique et la mécanique quantique. Pour cette raison, Heisenberg a proposé le recoupement des régions par différents "niveaux". Ainsi, selon l'expérience qu'il est possible d'en avoir, il faut considérer des niveaux distincts, qui sont autant de formes de la connaissance. Ces formes s'étirent entre les deux pôles du sujet et de l'objet de telle manière que, vers la limite inférieure, il y a les niveaux où l'on peut tout objectiver et, inversement, vers la limite supérieure, des niveaux où les états de choses ne peuvent pas être séparés du processus de la connaissance.

Le premier niveau de réalité correspond aux états de choses qui peuvent être objectivées indépendamment du processus de la connaissance. C'est le cas pour la mécanique classique, l'électromagnétisme et les deux théories de la relativité d'Einstein, en d'autres termes, la physique classique. Le deuxième niveau correspond aux états de choses inséparables du processus de la connaissance. Il situe à ce niveau la mécanique quantique, la biologie et les sciences de l'esprit.

Nous avons cité longuement Heisenberg, car nous partageons sa conception ontologique et épistémologique ; on pourrait dire ce programme, car ses conséquences au XXIe siècle restent encore largement à mettre en œuvre.

4. L'idée de niveau de description[modifier]

Ultérieurement, dans le cadre de la philosophie analytique, il a été proposé de considérer uniquement des "niveaux de description". La conception épistémologique des niveaux de description considère que les différentes sciences spéciales (chimie, biologie) décrivent un niveau qui leur apparaît comme tel. Cette théorie ne se prononce pas sur l'aspect ontologique des niveaux considérés. Ce sont des découpes utiles, des manières de saisir les choses plus ou moins globalement selon une théorie (description) donnée.


Ces deux positions peuvent se combiner de diverses manières.

1/ La position émergentiste qui associe des niveaux ontologiques aux niveaux de description. Cette position ontologique pluraliste considère que les niveaux décrits correspondent à des champs du réel différentiables.

2/ La position réductionniste qui considère qu'il n'y a pas divers niveaux, mais une seule forme de réel qualifié de physique. Elle admet ou non les niveaux de description.

Si le réductionnisme récuse même les niveaux de description, il est dit "éliminativiste" : il faut éliminer les sciences spéciales et les remplacer par la physique. C'est la position physicaliste du milieu du XIXe siècle, relayée au XXe siècle par l'empirisme logique (Ernest Nagel, Paul Oppenheim, Hilary Putnam). L'éliminativisme peut être attentiste. La justification pour accepter la connaissance du complexe consiste à dire que c'est en attendant mieux. La description de niveau supérieur est ni plus ni moins qu'une vue d'ensemble qui attend d'être ramenée à quelque chose de plus convenable. Les réductionnistes justifient cette seconde position en déclarant que l'on peut faire abstraction du référent d'une science pour ne considérer que son contenu conceptuel. C'est une position dite instrumentaliste (La théorie est un instrument commode pour expliquer les faits et rien de plus).
Il existe aussi un courant réductionnisme modéré qui considère comme valides les différentes sciences. Il est donc non éliminativiste. "Il y a en revanche différents niveaux de description ou de théories, les descriptions formulées dans les termes des sciences spéciales faisant abstraction de la composition physique des entités auxquelles elles se réfèrent" (Esfeld M., Philosophie des sciences, Lausanne, PPUR, 2009, p.221).

3/ Une position mixte est défendable

Une ontologie émergentiste, pour être crédible, doit se concilier avec l'idée d'un monde unique. Il faut associer l'unicité du monde (il n'y a qu'un monde, car il est la totalité) avec celle d'une pluralité du réel (le réel n'est pas homogène et continu). La diversité ontologique se traduit par une diversité empirique : celle des différents domaines des sciences comme la physique, la biologie, la psychologie, la sociologie. La connaissance peut se situer au niveau où elle le souhaite, car tous sont légitimes.
On pourrait considérer que les régions de Heisenberg concernent à la fois le réel, la réalité empirique et les connaissances. Cette position pluraliste est évidemment incompatible avec le réductionnisme. S'il y a plusieurs régions, elles ne peuvent être réduites à une seule. Il est légitime d'étudier toutes les régions identifiables.

Bibliographie :[modifier]

Esfeld M., Philosophie des sciences, Lausanne, P.P.U.R., 2009.

Heisenberg W., Philosophie : le manuscrit de 1942, Paris, Seuil, 1998.

Réédition : Heisenberg W., Le manuscrit de 1942, trad Chevalley, Paris, Allia, 2010.

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Le Manuscrit[modifier]

Commentaire lecteur[modifier]

Théorie quantique et approche de la connaissance de la réalité et du savoir 14 juillet 2013 Format: BrochéAchat vérifié

W Heisenberg est un des physiciens du début du XXème siècle ayant contribué à l'élaboration de la physique quantique. Mais la description de cette théorie n'est pas l'objet de l'ouvrage, qui s'attache à nous faire comprendre les implications de la physique quantique sur notre appréhension et notre connaissance de la réalité.

W Heisenberg nous présente tout d'abord les fils conducteurs de sa réflexion :

  • l'évolution des "régions de réalité", en l'illustrant avec la vie d'un homme. Une période magique de l'enfance, étroitement limité dans l'espace et le temps, puis l'élargissement au monde et à l'amour et enfin souvent le piège d'une idée directrice ou d'un désir pour orienter la quête de sens à l'âge adulte ;
  • les "connexions et le langage", en précisant que les concepts (bien qu'équivoques et indéterminés) sont les lieux privilégiés où s'entrelacent les niveaux de réalité. Le langage est l'outil de présentation permettant de les connecter de manière statique (descriptive) ou dynamique (dialectique) ;
  • un "agencement général de notre savoir" sur la réalité, en distinguant le chemin scientifique basé sur l'objet et utilisant l'intuition de celui religieux basé sur le sujet et usant de l'allégorie.

W Heisenberg reprend et développe ensuite ces éléments de réflexion, de manière didactique et se voulant ascendante, en examinant successivement :

  • l'évolution de la physique et de la chimie, en nous montrant leur région de "réalité spatio-temporelle" ;
  • l'appréhension de la vie organique, "descriptive" d'une part et par "l'analyse des connexions entre la vie et les phénomènes physico-chimiques" d'autre part ;
  • la conscience, avec ses interfaces avec les fonctions biologiques, "la situation de connaissance" et "l'appréhension du Moi comme entité inaltérable (ne peut être dissoute, apparaît ou disparaît)" ;
  • les symboles et les facultés créatrices, "système cohérent d'axiomes" et "méditation réflexive". La place et l'approche de la science, de l'art et de la religion sont remises en perspective pour leur contribution à l'agencement de notre savoir sur la réalité.

Ecrit en 1942, sa conclusion humaniste raisonne dans une période "lugubre". W Heisenberg plaide "pour l'acceptation consciente d'une tension jamais résolue avec la réalité, tension qui objective et évolue d'une façon certainement indépendante des hommes que nous sommes, et qui n'est pourtant à son tour que le contenu de notre âme, transformé par notre âme. Nous avons confiance et agissons comme membres de la communauté humaine, en étant bons et en aidant les autres."

(Texte)[modifier]