Hexis
Les origines de l'habitus Pour réagir contre le structuralisme et ‘"son étrange philosophie de l'action (...) (qui) faisait disparaître l'agent en le réduisant au rôle de support ou de porteur de la structure"’, mais sans vouloir ‘"réintroduire le pur sujet connaissant’", Bourdieu (1992 a, 252-253) reprend donc la notion aristotélicienne d'hexis ‘"convertie par la tradition scolastique en habitus"’. En fait, c'est dès le début du VIe siècle que Boëce traduira par un mot latin, habitus, dérivé du verbe habere, avoir, l'hexis d'Aristote.
L'hexis ou l'habitus, pour Aristote comme pour Saint Thomas d'Aquin, sont synonymes de vertu. Ils apparaissent comme l'apport positif de l'habitude, soumettant les "automatismes" à la raison. Pour Aristote, l'éthos, habitude qui n'est que simple répétition d'un acte, laisse en avoir "un capital de raison", l'hexis [1]. La vertu correspond à un état habituel acquis engendré par la répétition d'actes conformes à la raison. Saint Thomas reprend cette notion aristotélicienne et en fait l'objet d'un traité occupant une place déterminante dans la systématisation de la morale. Comme le remarque Pinckaers (1969, 10), pour Saint Thomas, ‘"l'étude de l'habitus commande celle de la vertu, et la vertu commande l'agir humain tout entier"’ (p. 3). L'habitus, pour les scolastiques, donne à celui qui le possède "un sens et une intuition sûrs de ce qu'il faut faire".
Le détour par Aristote et Saint Thomas d'Aquin éclaire le concept d'hexis/habitus quand on l'utilise comme opérateur dans le domaine des pratiques de lecture. Rappelons que pour Bourdieu le sens pratique qui détermine nos pratiques est incorporé et entretenu par des habitudes, et opère à un niveau préréfléchi, mais cela ne signifie pas que ces pratiques soient mécaniques ou inintelligentes, elles peuvent être créatrices. De plus, c'est par la transformation de leurs conditions que ces pratiques évoluent.
Les pratiques lectorales, lorsque se noue un pacte littéraire, appartiennent aussi à un autre registre de l'habitus. Dans le Dictionnaire de spiritualité (1969, 5), Pinckaers, en s'appuyant sur Saint Thomas d'Aquin [2], écrit qu' ‘"il est communément admis que les habitus se forment par la répétition des actes qui leur conviennent"’. Pour marquer la césure entre habitude et habitus, il distingue l'acte intérieur, ‘"issu directement de nos facultés spirituelles et demeurant comme caché en elles"’ (p. 5), et l'acte extérieur : ‘"Contrairement aux habitudes que produit la répétition des mêmes actes matériels soumise à une inclination d'ordre affectif ou psychologique, les habitus s'acquièrent donc par le renouvellement d'actes intérieurs semblables appartenant aux facultés spirituelles de l'homme" ’(p. 6). C'est pourquoi Saint Thomas refusera la qualité d'habitus aux dispositions d'ordre sensible même si elles présentent une certaine permanence, car elles ne sont pas d'ordre spirituel et ne relèvent pas de ces actes intérieurs.
L'habitus lectoral permet et incite le recours à l'écrit. Les pratiques lectorales, au-delà du seul pacte d'assouvissement, ne modifieront pas seulement les pratiques à un niveau pré-réfléchi mais aussi ‘"ce centre personnel qui est au coeur de la liberté et où se conçoivent nos actes"’ (Pinckaers 1969, 5). La lecture, dans les limites évoquées plus haut, par le recul qu'elle institue permet l'action rationnelle. C'est d'ailleurs une probabilité que ne refuse pas Bourdieu (1997), même s'il précise que l'agent n'est jamais complètement le sujet de ses pratiques. On assiste donc à une rationalisation du désir par l'état habituel qu'est la vertu car, pour Aristote, cet état établit entre les choses vertueuses et nous une sorte de parenté qui nous pousse à aller vers elles. C'est donc parce que les actes qui procèdent de la vertu sont des actes pénétrés de raison que ceux qui l'engendrent le sont aussi.
Nous essaierons de repérer dans notre enquête si cette rationalisation du désir ne pourrait pas, dans le domaine qui nous intéresse, correspondre à un désir autonome de lire qui s'affranchirait en partie de la tutelle de l'habitus. L'habitus garde alors sa dimension pratique qui se repère à travers certains automatismes, lorsque le lecteur, par exemple, s'oriente dans les espaces d'offre de lecture, mais possède aussi une autre dimension. Le dépôt et l'activation d'un "capital de raison" aide le lecteur à se libérer de la part pré-réflexive de l'habitus qui peut ainsi être analysé et maîtrisé. Pour Pinckaers (1969, 6), les habitus, pensés comme une aptitude à la vie raisonnable, s'acquièrent par une éducation qui est d'abord externe, par les parents ou par l'école, mais qui n'en reste pas moins principalement interne : ‘"Quoique indispensable, l'éducation donnée par les parents, par la société, est de caractère transitoire et secondaire, en ce sens qu'elle est au service d'une liberté personnelle qui doit progresser vers la maturité et l'autonomie, qui lui seront pleinement garanties par les habitus". ’
Mais les habitus ne se contruisent pas par le seul effort humain. Pinckaers rappelle la distinction classique entre les habitus acquis et les habitus infus. Ces habitus infus "s'infusent" aux habitus acquis ‘"leur donnant d'accomplir des actes d'une valeur et d'une portée nouvelle" ’(p. 9). Appelés parfois par la théologie classique vertus surnaturelles ou innées, ces habitus infus sont ‘"l'oeuvre de la grâce".’ Dans la mesure où habitus acquis comme habitus infus se trouvent liés à l'expérience personnelle, ne se pourrait-il pas que ces habitus infus naissent aussi d' ‘"une certaine attitude de l'âme’", d' ‘"un certain habitus de notre être moral"’, selon les mots de Durkheim (1937) ? Ils seraient produits par les habitudes de vie dans une société totalement chrétienne. Les structures sociales, ici marquées par l'emprise de la religion chrétienne et le pouvoir de l'Eglise, conditionneraient, au moins en partie, l'acquisition de cet état habituel qu'est la vertu.
L'hexis/habitus, en tant que pénétration de la raison dans le désir apporte un éclairage intéressant à cette forme d'habitus qu'est l'habitus lectoral. La lecture ne peut être séparée des raisons qui poussent à lire. Nous avons déjà montré qu'être lecteur, c'est se servir de la lecture pour prendre de la distance avec le vécu de manière à le théoriser, et si on le juge nécessaire et possible à en modifier le cours. Va donc entrer dans l'habitus lectoral une capacité à l'action rationnelle fruit de pratiques lectorales, ce qui ne signifie nullement qu'il faille oublier le poids des contraintes sociales qui "s'infusent" aussi dans cet habitus.
‘"On peut concevoir qu'un comportement réflexif se consolide en habitus, que celui-ci fasse l'objet d'un contrôle réfléchi, que ce réfléchi devienne à son tour réflexe, et ainsi de suite" ’écrit Héran (1987, 411). Il semble qu'avec l'habitus lectoral ce soit différent. Lahire (1993) s'est intéressé aux pratiques d'écriture de la vie courante qui suppléent aux défaillances de la mémoire incorporée. Ces pratiques, parce qu'elles procurent des moyens d'objectivation, peuvent, pour ce chercheur, rendre inopérante la théorie de l'habitus si celle-ci exclut ‘"l'idée d'une pratique orientée rationnellement, intentionnellement, volontairement vers des fins"’ (p. 128). La maîtrise de l'écrit fournit un moyen d'objectivation qui aide à sortir du sens pratique, à prendre du recul par rapport à ses pratiques. Lahire indique que ‘"le concept d'habitus semble parfois subsumer l'opposition maîtrise pratique/maîtrise symbolique"’ (p. 129). Si l'habitus n'est défini que comme une maîtrise pratique, ‘"on ne peut parler d'habitus pour rendre compte des pratiques sociales fonctionnant à la maîtrise symbolique, consciente, rationnelle" ’(p. 129). L'utilisation de l'écrit, par le rôle que nous lui attribuons entre dans ces dernières pratiques. L'habitus lectoral, une fois installé, autorise une certaine emprise de la conscience sur les différents recours à l'écrit. Cela invalide-t-il totalement l'approche bourdieusienne de l'habitus quant à l'utilisation du concept d'habitus lectoral ?
Nous avons écrit plus haut que Bourdieu fait un usage diversifié du concept d'habitus et que celui-ci a évolué dans son oeuvre. Il n'est ni monolithique, ni immuable, ni fatal, ni exclusif (Bourdieu 1997). Le "guidage" peut être plus ou moins contraignant. Les agents, pour Bourdieu, n'ont quelque chance de devenir des sujets que dans la mesure, et il insiste sur ce dernier mot, où ils maîtrisent la relation qu'ils entretiennent avec leurs dispositions. Comme il le précise (1997, 157), ‘"déterminé (...), l'homme peut connaître ses déterminations et travailler à les surmonter"’. L'habitus autorise une probabilité d'accéder à une action rationnelle : ‘"Les orientations suggérées par l'habitus peuvent être accompagnées de calculs stratégiques des coûts et des bénéfices qui tendent à porter à un niveau conscient des opérations que l'habitus accomplit selon sa propre logique" ’(Bourdieu 1992 b, 107). La lecture, par les moyens d'objectivation qu'elle peut procurer, aide à la prise de conscience qui permet au sujet d'avoir prise sur ses dispositions. Mais, ajoute Wacquant (dans Bourdieu 19992 b, 239), ‘"la possibilité et l'efficacité de cette sorte d'auto-analyse sont elles-mêmes déterminées en partie par la structure originelle de l'individu en question, en partie par les conditions objectives sous lesquelles se produit cette prise de conscience".’
Comme le signale Perrenoud (1994, 82), utiliser le concept d'habitus, concept médiateur qui introduit une marge de jeu dans l'action sociale, c'est s'éloigner ‘"de l'image de l'action comme construction rationnelle et réfléchie’", mais c'est se distancier aussi d'une conception de l'action ‘"comme mise en oeuvre d'une réponse préprogrammée prélevée dans un réservoir fini"’. La particularité de l'habitus lectoral tient à la possible injection de rationnel dans certaines actions qui parfois aide, par la compréhension des contraintes externes intériorisées et des structures sociales incorporées, à rompre avec les pratiques habituelles. C'est ainsi avec certains élèves dont la réussite scolaire, liée à une bonne maîtrise de l'écrit, crée une rupture et peut générer un conflit culturel avec le reste de la famille.
Quelle que soit la force de l'habitus, quelle que soit sa forme, la difficulté reste d'en repérer la genèse.
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- ↑ Cette notion aristotélicienne d'hexis reprend l'idée d'état habituel qui est d'origine platonicienne. Les mots sont toutefois différents. Aristote nomme "état habituel" (hexis), ce que Platon appelait "possession" (ktésis), et "actualité" (énergéia) ce que Platon appelait "usage" (chrésis). Si pour Platon la "possession" est un état intermédiaire entre la privation et l'usage, l'état habituel, pour Aristote, est un stade intermédiaire entre la pure indétermination de la puissance et la parfaite détermination de l'acte.
- ↑ S'il fallut attendre le XIIIe siècle et Saint Thomas d'Aquin pour voir la réflexion théologique reprendre la notion aristotélicienne d'habitus dans la réflexion sur la nature de la vertu et sur les fondements de la morale, dès le XIVe siècle et plus encore au XVe, la séparation de la morale, concentrée sur les idées de lois ou d'obligation plutôt que sur celle de la vertu, et de la spiritualité sera, pour Pinckaers (1969), dommageable à la théorie des habitus.