Houdé - Réfléchir, c'est résister à soi-même
RENCONTRE AVEC...
- «Réfléchir, c'est résister à soi-même»
- Rencontre avec Olivier Houdé
- Propos recueillis par Maud Navarre
- Mensuel N° 265 - Déc 2014
Pour le psychologue Olivier Houdé, on apprend en résistant à ses propres automatismes. Bonne nouvelle, ça se travaille !
La Sorbonne, un mercredi automnal. Olivier Houdé nous reçoit dans son bureau au sein du laboratoire de psychologie du développement et de l’éducation de l’enfant du CNRS. Passionné par la peinture, les mathématiques et, avant tout, l’être humain, l’instituteur de formation voulait transmettre aux enfants son amour des images. Mais la découverte des travaux de Jean Piaget (1896-1980) pendant ses études a fait naître une vocation scientifique. Il a trouvé dans la recherche un moyen de combler sa soif de créativité. Entouré d’une jeune équipe, dynamique comme la théorie qu’il défend, il cherche à comprendre les mécanismes de l’intelligence. Son dernier ouvrage, Apprendre à résister, est le fruit de ses travaux innovants : une savante alliance des méthodes de la psychologie comportementale et des techniques des neurosciences en plein essor depuis les années 1990. Grâce à l’imagerie cérébrale, le chercheur réexamine la théorie de J. Piaget. Pour ce dernier, l’enfant passe par différents « stades », des automatismes à la pensée réflexive. Selon O. Houdé, les deux coexistent dans le cerveau humain, dès la naissance. L’intelligence consiste à arbitrer, c’est-à-dire à déterminer les situations dans lesquelles la réflexion doit se substituer à la spontanéité. Apprendre à résister, pour dépasser nos automatismes, est à la fois le moteur du développement humain et un mot d’ordre pour notre temps.
- Votre dernier livre s’intitule Apprendre à résister. Qu’est-ce que cela signifie ?
- Ce livre résume vingt années de recherches menées par mon laboratoire. « Résister » est le mot le plus simple, le plus évocateur, pour refléter cette capacité mentale fondamentale : notre cerveau doit savoir inhiber nos impulsions, nos automatismes. La résistance est à la fois un élan universel et un combat individuel, contre soi-même. Pour bien comprendre ma théorie du développement cognitif et ses conséquences éducatives, il faut savoir que le cerveau de l’enfant, comme celui de l’adulte, fonctionne avec deux types de stratégies pour résoudre les problèmes : l’heuristique et l’algorithme (schéma ci-dessous).
image
- L’heuristique est une logique rapide et intuitive. C’est par exemple l’association de la longueur au nombre, identifiée par J. Piaget. Au lieu de compter des objets alignés, ce que les enfants savent parfaitement faire, ils utilisent une stratégie plus rapide : mesurer la longueur des rangs. Ce procédé marche souvent, mais pas toujours. On a mené cette expérience auprès d’enfants : on les soumet à des pièges perceptifs, par exemple, deux lignes d’éléphants Babar ou de jetons en nombre parfaitement égal, mais dont on fait varier l’espacement. Les enfants pensent que la plus longue comprend le plus grand nombre de Babar car ils sont habitués à voir les chiffres symbolisés par des objets alignés dans les manuels scolaires ou sur les murs des classes. Ils associent alors la longueur des rangs à la quantité. Utilisé au quotidien, ce procédé n’est donc pas toujours fiable. L’algorithme demande un effort cognitif et une analyse, mais il conduit toujours de façon certaine au bon résultat. Dans l’exemple de J. Piaget, il s’agit de compter les objets, quelle que soit la longueur des alignements. Ça demande plus de temps, mais on ne se trompe pas. Notre cerveau fonctionne soit selon le mode heuristique, soit selon le mode algorithmique. Dans certains cas, l’heuristique est tellement rapide qu’elle nous empêche d’être logiques, rationnels. Il faut qu’un troisième système intervienne pour résister aux heuristiques et activer nos algorithmes. C’est l’inhibition. Elle intervient dans toutes les formes de connaissance : de la permanence des objets chez les bébés au raisonnement de l’adulte, en passant par le dénombrement ou encore la classification.
- C’est ce que vous avez découvert grâce à l’imagerie cérébrale ?
- J’avais déjà cette idée de système d’inhibition dans les années 1990. À travers des études comportementales, j’ai remarqué que dès que l’on présentait un piège perceptif à l’enfant, comme dans l’expérience des éléphants Babar, il se trompait, alors que dans d’autres situations où l’on testait ses compétences numériques sans qu’il y ait de piège à inhiber, l’enfant réussissait. L’imagerie cérébrale a montré que la capacité d’inhiber se situe dans le cortex préfrontal. Mais ce n’est pas tout ! Les progrès techniques permettent de reconstituer plus finement l’activité cérébrale, de voir comment elle évolue. Les IRM sont comme des caméras : on peut « filmer » le cerveau en direct, ou plus exactement reconstruire son image 3D sur ordinateur, pour observer des opérations mentales qui durent à peine quelques secondes. Et de l’ordre des millisecondes avec l’électroencéphalogramme à haute densité. C’est ce qui nous a permis de montrer que, pour réaliser certaines tâches, le système inhibiteur doit s’activer, désamorcer les automatismes et enclencher la réflexion très rapidement. C’est comme si on avait découvert l’ADN de la connaissance.
- Ces trois systèmes existent-ils dès la naissance ?
- Le système heuristique et celui algorithmique coexistent très tôt, sans doute dès le début du développement, c’est-à-dire dans les premiers mois de la vie. C’est une découverte par rapport aux travaux de J. Piaget, car selon lui, le système logique est le stade ultime de développement, à l’âge adulte. Or, les deux existent à la naissance, tout en se développant sous l’influence de la culture. Ce n’est pas totalement inné. Notre cerveau est précâblé pour apprendre, mais il faut ensuite établir les connexions. Dès les premiers mois de la vie, on a des capacités de quantification, arithmétiques, statistiques, logiques, etc., et aussi des automatismes. Anatomiquement, le système inhibiteur est la région du cerveau qui se développe le plus tardivement et le plus lentement. La maturation du cortex préfrontal commence seulement à partir de 12 mois et elle dure jusqu’à l’âge adulte. C’est la raison pour laquelle les enfants, comme les adultes, ont des difficultés à inhiber. Il s’agit là d’une donnée fondamentale pour l’éducation : c’est sur ce point qu’il faut travailler.
- Quelles sont les applications pratiques de cette théorie ?
- La théorie de la résistance cognitive permet de décortiquer des mécanismes comme ceux de la dyslexie. L’inhibition intervient pour éviter une erreur classique de l’apprentissage de la lecture : la confusion des lettres. Les enfants ont souvent des problèmes pour distinguer les « b » et les « d » par exemple, notamment lorsqu’ils sont dyslexiques. Le psychologue Stanislas Dehaene a montré que le cerveau recycle certaines régions : lorsqu’ils ont appris à reconnaître les objets, la même partie du cerveau des enfants est réemployée pour apprendre la lecture. Or, comme ce sont les mêmes parties du cerveau qui sont mobilisées, certains automatismes resurgissent. Pour n’en citer qu’un, quand on voit un objet dans deux orientations différentes, on apprend à les identifier comme correspondant au même objet. C’est ce que l’on appelle la « généralisation en miroir ». C’est un mécanisme très efficace qu’utilisent les animaux comme les humains. Mais au moment de l’apprentissage de la lecture, cet automatisme peut poser problème… Selon notre théorie, pour corriger la dyslexie, il faut que le cerveau inhibe temporairement cette généralisation afin de faire la distinction b/d par exemple… D’ailleurs, on voit parfois ressurgir ce problème chez l’adulte, ce qui montre qu’on est tous des dyslexiques potentiels.
- Peut-on développer la capacité d’inhibition ? Comment ?
- Avec mon laboratoire, j’organise depuis plusieurs années des groupes de formation-action avec des professeurs volontaires d’école maternelle et primaire. L’expérience est particulièrement intéressante car les instituteurs nous rapportent des problèmes concrets, rencontrés en classe. Par exemple, quand ils demandent aux enfants : « Louise a 25 billes. Elle a 5 billes de plus que Léo. Combien Léo a-t-il de billes ? », très souvent, les enfants répondent : « 30 ». Ils font 25 + 5 = 30 au lieu de 25 - 5 = 20. Les enseignants sont étonnés car ils ne parviennent pas à faire réaliser la soustraction. Les causes du problème sont faciles à comprendre : à l’école primaire, on enseigne aux enfants que pour avoir plus, on additionne. Et les enfants ne comprennent pas que, dans cette situation précise, ils doivent oublier l’association entre le mot plus et l’addition. Les instituteurs analysent ces situations, avec l’aide de mon équipe. L’objectif est de réfléchir ensemble à la manière dont on peut entraîner l’inhibition chez les enfants. Nous leur proposons des solutions, issues de nos expériences de laboratoire. Par exemple, nous avons testé plusieurs méthodes d’apprentissage : l’explication logique (l’enseignant explique qu’il faut soustraire les nombres), la répétition de la tâche (poser le même problème à plusieurs reprises) et l’inhibition qui consiste à alerter sur le risque d’erreur et la nature du piège à éviter (« Attention, ne réponds pas trop vite car, avec le mot “plus”, tu risques de te tromper en additionnant immédiatement »). Dans 90 % des cas, la solution la plus efficace est l’apprentissage de l’inhibition. On peut reproduire ce procédé avec des problèmes plus complexes de raisonnement logique chez l’adulte. Mon équipe est régulièrement sollicitée pour intervenir dans de grands groupes industriels français, avec des polytechniciens par exemple, mais ça a un coût et c’est compliqué car le cerveau est mature. Les automatismes sont acquis depuis longtemps. Il devient difficile d’y résister. En revanche, on pourrait facilement l’instaurer dans les programmes scolaires.
- Comment se déclenche l’inhibition ? Qu’est-ce qui met en alerte notre cerveau et lui indique qu’il doit empêcher les automatismes d’intervenir ?
- Pour apprendre à résister, il faut mobiliser les émotions et les sentiments. Dans l’exemple de l’association arithmétique « plus-addition », l’enfant qui donne une mauvaise réponse est surpris car il pensait avoir raison. Son jugement personnel est perturbé : « J’ai donné une mauvaise réponse : je ne suis pas aussi malin que je le croyais. » Il est déçu et ne veut pas renouveler cette expérience déplaisante. L’erreur surprend et génère le regret de s’être trompé. Par la suite, l’enfant cherche à inhiber l’automatisme. Il réfléchit pour ne pas se tromper à nouveau. Théodule Ribot (1839-1916) expliquait que la surprise est le premier des sentiments intellectuels chez le bébé, mais la surprise seule ne suffit pas. Elle doit conduire à la résistance, grâce au regret, et à l’anticipation des futures erreurs possibles.
- Dans votre livre, vous faites le lien entre la résistance contre soi et les résistances politiques de Gandhi, Nelson Mandela ou encore Jean Moulin. Vous dites qu’elles sont du même ordre. Votre théorie a-t-elle une portée sociale et politique ?
- L’usage de ma théorie est évident pour la psychologie et l’éducation. Mais elle peut aussi fonder un paradigme transversal pour la sociologie des systèmes politiques, des entreprises et de la prise de décision. On a l’exemple récent de l’adolescente de 17 ans, Malala Yousafza, qui a reçu le prix Nobel de la paix pour sa résistance aux talibans. L’intelligence humaine consiste à apprendre à résister, c’est-à-dire à inhiber le système des automatismes pour activer celui de la logique. Ce n’est jamais gagné. Par exemple, la Charte internationale des droits de l’homme est l’algorithme de ce qui devrait régir les êtres humains et les nations. Or, au 20e comme au 21e siècles, des guerres effroyables et des barbarismes transgressent ces valeurs. On a cru au siècle des Lumières et bien après, que l’on allait vers un progrès linéaire, que tout ce que l’on avait connu d’effroyable n’allait plus revenir. C’est faux et naïf de penser que l’on avance par stades, de manière linéaire, comme le disait J. Piaget. À tout moment, les automatismes tels que les barbarismes, les violences, les décisions non rationnelles peuvent revenir. Il arrive que le système d’arbitrage interne fonctionne mal, à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective. C’est d’ailleurs d’autant plus vrai à l’échelle collective. Le groupe ou la communauté renforce souvent les automatismes et les stéréotypes, dans le monde et aujourd’hui sur sur Internet via les réseaux sociaux. Les sociologues actuels comme Gérald Bronner (La Démocratie des crédules, 2013) ou Christian Morel (Les Décisions absurdes, 2012) le dénoncent. L’éducation doit jouer un rôle essentiel : donner aux enfants les moyens de développer un esprit critique. Il nous faut redécouvrir ce qu’est le progrès dans un siècle où on a le sentiment que tous les acquis peuvent s’effondrer. La résistance caractérise l’individu, mais aussi, probablement, le fonctionnement global de la société, ce qui en fait un paradigme transversal pour les sciences humaines.