JEAN-PAUL II - AUDIENCE GÉNÉRALE - Mercredi 26 Août 1998

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JEAN-PAUL II</br>AUDIENCE GÉNÉRALE
Mercredi 26 Août 1998</br>

1. L'histoire du salut est l'autocommunication progressive de Dieu à l'humanité, qui atteint son sommet en Jésus-Christ. Dieu le Père, le Verbe fait homme, veut communiquer à chacun sa vie même: il souhaite, en définitive, communiquer sa propre personne. Cette autocommunication divine à lieu à travers l'Esprit Saint, lien d'amour entre l'éternité et le temps, la Trinité et l'histoire.

Si Dieu s'ouvre à l'homme à travers son Esprit, celui-ci a d'autre part été créé comme sujet capable d'accueillir l'autocommunication divine. L'homme — comme la tradition de la pensée chrétienne l'exprime — est «capax Dei» : capable de connaître Dieu et d'accueillir le don qu'Il fait de lui-même. En effet, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu (cf. Gn 1, 26), il est en mesure de vivre une relation personnelle avec lui et de répondre par l'obéissance d'amour à la relation d'alliance qui lui est proposée par son Créateur.

Dans le cadre de cet enseignement biblique, le don de l'Esprit promis à l'homme et dispensé «sans mesure» par Jésus-Christ signifie alors un «appel à l'amitié dans laquelle les transcendantes “profondeurs de Dieu” s'ouvrent, en quelque sorte, à la participation de l'homme» (Dominum et vivificantem, n. 34).

Le Concile Vatican II enseigne à ce propos: «Dans cette révélation le Dieu invisible (cf. Col 1, 15; 1 Tm 1, 17) s'adresse aux hommes en son immense amour ainsi qu'à des amis (cf. Ex 33, 11; Jn 15, 14-15), il s'entretient avec eux (cf. Ba 3, 38) pour les inviter et les admettre à partager sa propre vie» (Dei Verbum, n. 2).

2. Si Dieu se communique donc à l'homme à travers son Esprit, l'homme est sans cesse appelé à se donner à Dieu de tout son être. Telle est sa vocation la plus profonde. C'est à cela que le sollicite sans trève l'Esprit Saint qui, illuminant son intelligence et soutenant sa volonté, l'introduit dans le mystère de la filiation divine en Jésus-Christ et l'invite à le vivre avec cohérence.

Tous les élans généreux et sincère de l'intelligence et de la liberté de l'homme pour s'approcher, au cours des siècles, du mystère ineffable et transcendant de Dieu, sont suscités par l'Esprit Saint.

En particulier dans l'histoire de l'Ancienne Alliance, conclue par Yahvé avec le peuple d'Israël, nous voyons la réalisation progressive de cette rencontre entre Dieu et l'homme dans l'espace de communion ouvert par l'Esprit.

Ainsi, le récit de la rencontre du prophète Elie avec Dieu dans le souffle de l'Esprit frappe par son intense beauté: «Il lui fut dit: “Sors et tiens-toi dans la montagne devant Yahvé”. Et voici que Yahvé passa. Il y eut un grand ouragan, si fort qu'il fendait les montagnes et brisait les rochers, en avant de Yahvé, mais Yahvé n'était pas dans l'ouragan; et après l'ouragan un tremblement de terre, mais Yahvé n'était pas dans le tremblement de terre; et après le tremblement de terre un feu, mais Yahvé n'était pas dans le feu; et après le feu, le bruit d'une brise légère. Dès qu'Elie l'entendit, il se voila le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l'entrée de la grotte. Alors une voix lui parvint, qui dit: “Que fais-tu ici, Elie?”» (1 R 19, 11-13).

3.Mais la rencontre parfaite et définitive entre Dieu et l'homme — attendu et contemplé dans l'espérance des patriarches et des prophètes — est Jésus-Christ. Lui, vrai Dieu et vrai homme, «dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation» (Gaudium et spes, n. 22). Jésus-Christ accomplit cette révélation à travers toute sa vie. En effet, sous l'impulsion de l'Esprit Saint il cherche toujours à accomplir la volonté du Père, et sur le bois de la Croix il s'offre lui-même «une fois pour toutes» au Père «par un Esprit éternel» (He 9, 14).

A travers l'événement pascal, le Christ nous enseigne que «l'homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même.» (Gaudium et spes, n. 24d). A présent, c'est précisément l'Esprit Saint, communiqué en plénitude à l'Eglise par Jésus-Christ, qui fait en sorte que l'homme, se reconnaissant dans le Christ «se trouve par le don désintéressé de lui-même» toujours davantage.

4.Cette vérité éternelle sur l'homme, qui nous est révélée par Jésus-Christ, acquiert au cours du temps une actualité particulière. Même face à des contradictions parfois profonde, le monde vit aujourd'hui une saison d'intense «socialisation» (cf. Gaudium et spes, n. 6), tant en ce qui concerne les rapports interpersonnels au sein des diverses communautés humaines, qu'en ce qui concerne les relations entre les peuples, les races, les diverses sociétés et cultures.

Au cours de tout ce processus vers la communion et l'unité, l'action de l'Esprit Saint est nécessaire, également pour surmonter les obstacles et les dangers qui menaçent cette marche de l'humanité. «Dans la perspective de l'An 2000 après la naissance du Christ, il s'agit de parvenir à ce qu'un nombre toujours plus grand d'hommes “puissent se retrouver pleinement à travers le don désintéressé d'eux-mêmes”. Il s'agit de parvenir à la réalisation en notre monde, sous l'action de l'Esprit-Paraclet, d'un processus de vraie maturation dans l'humanité, dans la vie individuelle comme dans la vie communautaire: c'est à ce propos que Jésus lui-même, ”quand il prie le Père pour que 'tous soient un..., comme nous sommes un' (Jn 17, 21-22), ... nous suggère qu'il y a une certaine ressemblance entre l'union des personnes divines et celle des fils de Dieu dans la vérité et dans l'amour”» (Dominum et vivificantem, n. 59).

Parmi les pèlerins qui assistaient à l'Audience générale du 26 août 1998, se trouvaient les groupes suivants, auxquels le Saint-Père s'est adressé en français:

(français)

Chers frères et sœurs,

Dieu se communique à l'homme par l'Esprit Saint et l'homme se donne à Lui en retour. La tradition chrétienne a montré que l'homme était «capax Dei», capable d'accueillir le don que Dieu fait de Lui-même. Dans l'Ancienne Alliance, la rencontre entre Dieu et l'homme, qui ouvre à la communion, se réalise déjà grâce à l'Esprit Saint: l'exemple d'Elie montre que le Seigneur fit sentir sa présence «par le murmure d'une brise légère» (1 R 19, 12).

La rencontre parfaite et définitive s'opère dans le Christ, vrai Dieu et vrai homme. Poussé par l'Esprit, Jésus fait la volonté du Père et se donne entièrement à Lui sur la Croix; ce faisant, il révèle à l'homme sa vocation la plus haute. Mort et ressuscité, il montre que l'homme «ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même» (Gaudium et spes, n. 24).

Dans un monde à la recherche de son unité, l'action de l'Esprit Saint est déterminante pour la maturation de l'individu et de la société. C'est grâce à l'Esprit que la famille humaine progresse vers la réalisation de cette unité, dévoilant ainsi l'existence d'une «certaine similitude entre l'union des personnes divines et celle des fils de Dieu dans la vérité et dans l'amour» (ibid.).

* * *

Je salue cordialement les pèlerins de langue française, notamment le groupe des séminaristes et des prêtres de la Communauté des Béatitudes ainsi que celui de l'Union catholique des aveugles d'Alsace.

A chacun d'entre vous, mes chers amis, je donne de grand cœur la Bénédiction apostolique.




https://www.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/audiences/1998/documents/hf_jp-ii_aud_26081998.html

Revue théologique de Louvain, 24, 1993, 3-37. Adolphe Gesché

Dieu est-il «capax hominis»?[modifier]

On connaît la superbe doctrine de l'homme «capax Dei». Superbe par son contenu et par sa promesse. Mais aussi par la modalité qu'elle implique. Elle entend dire en effet que l'homme est créé tel qu'il est capable de Dieu. Que cette fin à laquelle il est appelé ne constitue pas comme un «coup de force» de la grâce contre sa nature, mais que, même s'il y faut la grâce (avant comme après le péché), sa nature créée l'y destine («desiderium naturale»), le rend apte, dans son être même, à partager la vie divine qui lui sera offerte. Il est fait pour Dieu. Doctrine qui ne prétend rien enlever à la gratuité du geste divin qui a voulu cela et rend seul la réalisation effective, mais qui entend dire que l'homme rencontrera dans cette offre et ce don l'accomplissement d'un appel inscrit en son être.

Pourrait-on, sans manquer à la transcendance et à la discrétion, en penser analogiquement de Dieu? Dieu est-il «capax hominis»? Entendant par là (et songeant particulièrement à l'Incarnation), qu'il y a en Dieu capacité «ontologique» de devenir homme? Certes, il s'agirait toujours et plus encore de sauvegarder que la gratuité la plus totale a présidé à la décision qu'il en soit effectivement ainsi. Mais on ajouterait qu'ici aussi ce n'est pas comme en coup de force contre sa «nature» que Dieu devient homme, mais parce que celle-ci même, en son être, a «quelque chose» qui l'y dispose et en attend l'avènement?

Disons encore la même chose, mais, tant l'enjeu est important, sous une forme qui fait objection. La foi en l'Incarnation du Fils de Dieu dit quelque chose de sublime, et nulle part ailleurs entendu: Dieu lui-même, comme Dieu (Deum verum), en personne, a partagé vraiment, réellement (et hominem verum) la condition humaine. Mais ce que nous disons là avec la foi, n'est-il pas dans le même temps redoutable? Comment pareille chose est-elle possible et pensable? Tout s'y oppose. Dieu et l'homme sont différents de la différence de l'infini au fini, et l'idée même d'un devenir homme de la part de Dieu n'est-elle pas proprement mythique et métaphysique- ment contradictoire?

Suffit-il de répondre, s 'appuyant sur la toute-puissance divine, qu'à Dieu tout est possible pourvu qu'il le veuille? Oui sans doute, mais cette réponse n'est-elle pas trop rapide, est-elle même pleinement satisfaisante? Elle fait appel à la souveraineté de Dieu sur toute chose, mais donne-t-elle vraiment raison de la notion ou du sens même de cette souveraineté? En faisant appel à la volonté divine, ne demeure-t-on pas dans une conception tant soit peu extrin- séciste, voire nominaliste (où Dieu peut faire n'importe quoi)? On en connaît les risques, voire les aberrations. Ne ferait-on pas davantage honneur à Dieu si l'on était autorisé à dire qu'il a dans son être «quelque chose» (une proximité?) qui fait qu'il peut devenir homme (pourvu qu'il le veuille)?

Est-ce là blasphème ou, au contraire, fides quaerens intellectuml Ne peut-on souhaiter - et d'ailleurs pour prendre vraiment au sérieux le mystère de l'Incarnation - que Dieu n'en ait pas seulement le vouloir et le pouvoir, mais la capacité, sous-entendant par ce mot inévitablement maladroit, qu'il en va ainsi en fonction de son être. Sans qu'il s'agisse pour autant d'une nécessité, comme dans le schéma hégélien où l'Incarnation deviendrait un moment du devenir de Dieu. Mais sans qu'il s'agisse davantage d'un schéma nominaliste, où le simple bon vouloir suffit à tout réaliser sans qu'il y ait comme une convenance intime? Y aurait-il en Dieu une «humani- tas», une virtualité en tout cas, mais appartenant à sa nature, et manifestant un étonnant absconditum dans le Deus absconditusl

Et si l'on trouve alors à s'orienter en ce sens, ne sommes-nous pas près de nous approcher de ce qui serait peut-être le secret le plus beau de la déité de Dieu, de ce qu'est Dieu? Celui d'un Dieu qui, ex ante, «dès avant l'Incarnation», en vertu de sa divinité et non seulement de son humanité assumée, a comme une «structure de capacité» de l'homme, est capable de nous? On nous disait que l'homme «capax Dei» ne reçoit pas le partage de la vie divine comme un surcroît auquel il ne serait en rien préparé dans son être (au contraire: «gratia supponit naturam»), et cela parce qu'il est doté ontologique- ment, par sa nature créée, de cette capacité de Dieu (même si le don et l'acceptation restent libres): le partage divin ne vient pas «troubler» sa nature (praeter ou contra naturam), mais la trouve disposée, capable. L'homme, en un mot, est un être capable de Dieu. Ne pourrait-on (ne devrait-on) raisonner de semblable façon à propos de Dieu? Son être (si l'on peut bien sûr parler ainsi) n'est-il pas tel qu'il n'a pas seulement partagé de fait et de volonté la vie humaine, mais que «dès avant» toute volonté et tout acte de toute-puissance rendant la chose effective, il est «capax hominis» [1].

On ne peut et on n'ose avancer qu'à tâtons en ce chemin. Lequel sera donc de pure recherche, avec ce que cela comporte non seulement d'incertitudes et d'incomplétudes, mais de risques. Mais n'est-ce pas le kalos kindunos, le beau risque de la foi que nous jouons ainsi? «Quid est homo, quoniam visitas eum?», dit le Psaume. Ne pouvons-nous prolonger: «Quid est Deus, quod visitât hominem?». Comme aussi le beau risque de la raison qui tâtonne et peut-être veut s'outrepasser? Mais ce risque n'est-il pas un droit et un devoir, pourvu qu'il se dise offert à la discussion? Et comme le chemin en est délicat, nous avons préféré ne pas suivre un parcours linéaire, mais procéder par touches successives: il s'agira plutôt d'une logique par boucles[2].

I. Antécédents théologiques[modifier]

Nous ne sommes pas absolument sans moyens ni relais dans la tradition théologique.

a. Dans un précieux petit livre paru en 1965, le Père Congar donnait déjà à penser, lorsqu'il se demandait, s 'interrogeant sur le mystère de l'Incarnation, si l'ordre de l'économie divine (ce que Dieu fait pour nous) n'était pas révélateur de son ontologie (de ce qu'il est)[3]. Et de poser carrément la question: comment se fait-il que «ce qui apparaît, quand Dieu se montre en personne, c'est un homme?» (p. 25). Il est déjà remarquable que, dans l'Ancien Testament, Dieu «se montre humain» (les fameux anthropomorphismes, que nous traitons peut-être trop à la légère). Ce fait ne fonde-t-il pas «la possibilité même de rapports» entre Dieu et nous. Et ne serait-ce pas «qu'il existe, entre lui et nous, une parenté foncière», comme le suggère d'ailleurs la fameuse citation paulinienne d'Aratos (Act 17,28)? Et de se demander si l'on ne doit pas conclure qu'il «existe en Dieu, divinement réalisée, comme une humanité supérieure» (p. 26-27)?

Cherchant alors à fonder ce qu'il dit là sur base de son principe de l'économie révélatrice d'ontologie, Congar se demande si, quand on tient dans la foi que Dieu est réellement devenu homme en Jésus- Christ, on n'est pas légitimement amené à poser qu'«il y a en lui (Dieu) quelque chose qui lui permet de l'être (d'être homme): et pas seulement sa toute-puissance (...); pas seulement même la liberté de sa grâce (...), mais quelque chose qui, positivement, l'a porté (...) à devenir homme»? (p. 28). Manifestement, en ces chemins non battus, Congar peine («quelque chose», «positivement» pour ne pas devoir dire ici «ontologiquement», mais aller en même temps plus loin que les simples appropriations de langage). Mais qu'il peine à exprimer chose aussi nouvelle dans le climat théologique de l'époque est bon signe.

Ce qu'il veut poser comme question est au fond ceci: Dieu n'est- il pas tel que précisément et sans contradiction avec son être, en Jésus-Christ pourra «habiter corporellement la plénitude de (sa) divinité» (Col 2,9)? Encore une fois et toujours, il s'agit de savoir si nous prendrons au sérieux, c'est-à-dire sur un plan spéculatif et non simplement positiviste, les affirmations de l'Écriture[4]. «Les actes de l'économie supposent et révèlent quelque chose de la nature de Dieu. Ils sont théophaniques»[5]. Si Dieu est Amour et que, avec Laberthonnière, nous osons, pour reprendre ses propres termes, une «ontologie de la charité», ne sommes-nous pas autorisés à dire: «L'agapè-caritas (...) n'avait pas à (...) devenir humanitas (...): elle Vêtait», en sorte que les chrétiens frileux que nous sommes devant les audaces de l'Écriture ont en fait «perdu le sentiment de Yinclu- sion de l' humanitas ou de la 'philanthrôpia' de Dieu dans le théologal» (p. 39). Certes, en ces dernières lignes, Congar parle davantage de l'humanité de Dieu («humanitas», «philanthrôpia») dans le sens du comportement que de l'être de Dieu (on devine bien toujours qu'il peine), mais cela ne me semble pas infirmer la pertinence de sa suggestion antérieure: n'y a-t-il pas en Dieu, «dans l'être de Dieu» (p. 37), cette mystérieuse proximité (parenté, affinité) avec nous dont je parlais plus haut et qui, précisément, le rend «capable de l'homme».

b. À sa manière, K. Rahner avait depuis longtemps, et plus récemment dans un ouvrage de synthèse, ouvert également la voie[6]. Le fond de sa réflexion, il le puise aussi à l'Incarnation, mais va jusqu'au mystère de la Trinité elle-même. Son point de départ a quelque chose d'assez bouleversant: avons-nous, chrétiens, suffisamment porté attention au fait que c'est du Verbe seul qu'il est dit qu'il s'est incarné, et non pas du Père ou de l'Esprit- Saint, ou encore tout simplement de Dieu ou de la Trinité? N'y a-t-il pas là une précision qui, loin de nous laisser dans l'habitude des ronronnements, devrait nous alerter?

Car quand nous disons tout uniment: «Dieu s'est incarné», que faisons-nous sinon une «lecture tout à fait imprécise (du Prologue)» (p. 243). Cette indétermination date de loin. «Depuis Augustin, la théologie de l'École s'est accoutumée à penser qu'il irait de soi que chacune des Trois Personnes peut devenir homme, - à la seule condition que cette Personne divine le veuille» (p. 243). Mais n'est-ce pas émousser, c'est le moins qu'on puisse dire, le fameux adage patristique: «Unus (un seul et celui-là seulement: le Verbe) de Trinitate passus est»? Certes, nous savons bien et nous disons sans faille que le Verbe s'est fait chair. Mais pensons-nous suffisamment ce que nous disons et ce que pourrait bien impliquer ce fait de notre foi?

Si nous nous mettons à l'écoute d'une tradition plus ancienne, celle des Pères grecs, nous devons même considérer qu'il n'est pas indifférent que ce soit le Verbe de Dieu et lui seul qui se soit incarné. N'est-ce pas parce que est «contenu justement dans le sens et dans Y essence de la Parole (Logos, Verbum) de Dieu, que c'est elle - et elle seulement - qui engage et peut engager une histoire humaine»? (p. 244). Le Père n'a-t-il pas «réellement en notre faveur un Logos, c'est-à-dire la possibilité d'un don de lui-même dans l'histoire?» (ib.).

II. Une première réflexion spéculative[modifier]

Si ces observations et suggestions de K. Rahner sont pertinentes et nous donnent vraiment à penser, il me semble qu'il nous faudrait maintenant, ne fût-ce qu'un instant et tout partiellement encore, réfléchir précisément sur ce qu'est la Parole de Dieu (sur ce qu'est être Verbe de Dieu), si nous voulons nous approcher davantage de l'éventuel mystère d'un «capax hominis» en Dieu. Y a-t-il dans le fait d'être Verbe, Logos, Parole, Fils, «quelque chose» de propre et de spécifique, et qui serait expression en Dieu d'une proximité singulière avec l'homme? De simples touches allusives, sur ce que nous appellerons conceptuellement et un peu lourdement, la «logi- cité», la «verbalité» et la «filialité», voudraient pour l'instant y aider, non bien sûr y suffire. Il s'agit de simples suggestions, avant d'aller plus loin, laissant comme percevoir dans le Fils quelque chose qui est davantage que dans le Père ou l'Esprit expression en Dieu de cette humanitas dont parlait Congar, en tout cas d'une capacité d'humanité.

a. Logicité[modifier]

L'homme, c'est banalité de le rappeler, est «être de langage», «zôon logon echon» (Aristote). Le langage n'est pas simple signal de communication, il dit notre être, il est notre humanitas en ce qu'elle a de tout à fait spécifique. Si l'on vient nous dire qu'en Dieu, et comme en son lieu propre {et erat apud Deum), se trouve la parole; plus encore: que Dieu est un Dieu-qui-se-dit (et Deus erat Verbum), - ne sommes-nous pas tout près d'une troublante contiguïté? Comme si Dieu, en son Verbe, était, avant nous, ce que nous sommes? Et si, comme on l'a dit, l'homme est le mystère de Dieu proféré, ne serait-ce pas parce que Dieu, dans son propre mystère «avant» la création, est, de quelque manière, ce qui profère

l'homme en Lui-même? On retrouverait là ce que Rahner suggère lorsqu'il écrit: «L' autodiction immanente de Dieu dans sa plénitude éternelle (n'est-elle pas) condition (ce que personnellement je préfère appeler: capacité) de F autodiction de Dieu hors de lui?» (p. 252).

Allons un peu plus loin, - un peu trop loin? La linguistique analytique (si l'on peut faire le saut d'en appeler à elle, mais nous en sommes, ici en tout cas, à des suggestions heuristiques sans plus) distingue dans le langage ses performances (ce qu'il réalise en fait) et sa compétence (ce qui lui permet ses performances). C'est exprimer là, en d'autres termes que les nôtres, la virtualité du langage, et voir en lui une véritable structure de capacité. Mais si Dieu est Verbe, n'aurait-il pas, de ce fait, «compétence» d'homme, et le «Verbum caro factum est», tout gratuit qu'il ait été, ne nous paraît- il pas du coup singulièrement accordé? À l'homme comme à Dieu?

b. Verbalité[modifier]

La doctrine de la création ne se contente pas, si l'on peut dire, de confesser que Dieu a créé toutes choses. La foi biblique énonce, et avec insistance, que Dieu a créé par sa Parole. Et la foi chrétienne, y ajoutant tout l'impact de sa foi trinitaire, précise que c'est par son Verbe in persona que le Père a créé. Le «Per quem omnia facta sunt» se trouve jusque dans l'austère et théologique Credo de Nicée, hors donc de toute suspicion d'embolisme poétique. Le Prologue n'allait-il pas même plus loin encore en osant nous dire que «sans Lui rien n'a été fait»? Tel est le commencement «médiatisé» des choses, et non pas «simple» acte «im-médiat» du Père, si l'on peut dire.

Les Pères, et non sans raison, ne voyaient pas dans cet «In princi- pio», «En archèi», une simple indication chronologique, mais l'affirmation ontologique d'une création faite «selon un principe», «dans un principe» (le Verbe)[7]. Dieu ne crée pas «n'importe comment», il crée un monde (un cosmos), c'est-à-dire une réalité transie de structures intelligentes, structures qui lui viennent justement de ce qu'il est constitué par celui qui est Capacitas («principium», «arche»). Et si Dieu a modelé l'homme à son image, n'est-ce pas pas parce qu'il a en lui-même une «connaturelle» (laquelle exactement?) capacité avec lui?[8] Le Verbe est la sémantique de l'homme (comme l'homme est d'ailleurs peut-être la sémantique du Verbe, sans que celui-ci s'en trouve diminué: «II y aura toujours une goutte d'eau pour durer plus que le soleil sans que l'ascendant du soleil soit ébranlé»[9] ).

c. Filialité[modifier]

Pour la foi chrétienne, le Verbe n'est pas seulement Verbe, il est Fils. N'y a-t-il pas là, encore une fois, un mystère à considérer et qui doit dépasser notre habitude des mots? N'y a-t-il pas, dans le fait trinitaire d'être Fils, un mystère humain, un myste- rium humanum en Dieu, - celui-là même qui, nous dit-on, troubla les anges et en révolta légion? La théologie, en conformité avec la foi de Nicée (confirmée christologiquement par celle de Chalcédoine) dit que les trois Personnes sont, en tant que Personnes, proprement (kuriôs) distinctes. Le Père n'est pas Fils (il ne «sait» pas hypostati- quement ce que c'est...); l'Esprit-Saint n'est pas Père, etc. Chaque Personne (ou bien alors il ne faut plus parler de Trinité) a quelque chose de strictement propre, un proprium quid. Telle est la structure de la Trinité. Mais si telle elle se révèle, cela ne manifeste-t-il pas qu'il ne «suffisait» pas à Dieu d'être Dieu? Que, avec la paternité et la filialité, il lui «fallait» ce qui fait le cœur même de notre humanité? N'y aurait-il donc pas là en Dieu comme une douce blessure d'humanité? La nature divine est capable de se répandre, «exube- rans» dit audacieusement saint Ambroise, n'hésitant pas devant un vocabulaire féminin iubera). L'intime relation de Dieu à l'homme ne serait-elle pas antérieure à l'Économie? «Prius passus est, deinde descendit» (Origène).

Ne pourrions-nous donc, en ce mystère du Fils éternel, découvrir, «dès avant la fondation du monde», une logique de Dieu consistant à être d'abord pour lui et en lui ce qu'il sera et ce qu'il fera pour nous? Une des plus énigmatiques icônes orientales (l'« icône niceenne») nous présente le Verbe sous la forme d'un jeune enfant (fils). Notre sensibilité occidentale y voit spontanément «l'Enfant Jésus». Or il n'en est rien. Ce que l'icône théologique veut représenter, c' est le Verbe. Et soyons très clair: le Verbe en Dieu, le Verbe éternel, préexistant, le Verbe avant l'Incarnation [10]. Ce que la jeunesse ici signale, ce n'est pas l'enfance, mais l'éternité. «Jeune, ensemble qu'éternel» (Péguy). Ainsi donc, le Verbe éternel ne semble avoir d'autre représentation possible que celle de l'être humain. On se rappellera que l'expression «Fils de l'homme» est, dans l'Ancien comme dans le Nouveau Testament, la titulature la plus prégnante pour désigner le Messie ou le Christ en divinité. Mais, encore une fois, qu'est-ce que cela nous signifie du mystère de Dieu? Si le Verbe est représenté sous traits humains, non pas seulement à cause de son Incarnation, mais pour exprimer son statut d'éternité, n'est-ce pas parce qu'en lui siège une mystérieuse «humanitas» qui lui est éternelle, et nous est «préexistante»? L'humanitas même de qui, comme nous, est fils. La filialité n'est- elle pas une des fibres de notre être-homme qui nous exprime le plus «nativement», le plus originellement, donc le plus ontologique- ment?

III. Du côté de Saint Bernard[modifier]

Ouvrons une autre boucle. A trois reprises dans son œuvre, Bernard de Clairvaux parle du «Verbum incarnandum», contredistingué de Verbum incarnatum[11]. Dans son Commentaire du Cantique des Cantiques (2,7), il voit dans le baiser des fiancés (Dieu et l'homme) l'attente du mystère chrétien: «id est incarnandi Verbi mysterium». Dans sa fameuse Lettre 11, 5, 18, il parle de Y «Incarnandi Verbi mysterium Dei», comme décret (propositum) divin d'opérer un jour le salut au milieu du monde. Et dans un de ses Sermons divers (In Adventu; SBO 6a, 9, 5-6), il nous rappelle que Dieu nous a annoncé la rédemption future qui aurait lieu «per Filium eius incarnandum et moriturum».

Qu'est-ce à dire? Les règles grammaticales, non moins que le contexte, ne nous permettent pas de traduire littéralement et brusquement: «le Verbe qui devait s'incarner», comme s'il y fallait voir l'affirmation de sa nature même (celui dont la nature était de pouvoir ou devoir s'incarner), - ce qui cependant, confessons-le, nous mettrait opportunément au plus près de notre thème. Toutefois, le «incarnandum», adjectif verbal du déponent «incarnari», non seulement se différencie de «incarnatum», mais aussi de «incarnaturum» (que cette forme existe ou non in casu), qui ne signifierait qu'un banal futur. Certes, à voir le contexte (cfr «incarnandum et moritu- rum» dans la troisième citation), ce simple sens n'est pas exclu. Mais s'il est adjectif verbal véritable, il pourrait se traduire: «qui est destiné à s'incarner», - comme «urbs condita» se distingue de «urbs condenda» (Lavency): la ville qui sera un jour fondée l'est déjà antérieurement sous forme d'un destin (il ne s'agit pas d'un simple gérondif d'obligation administrative ou technique). Cet adjectif verbal latin est en tout cas à rapprocher de l'adjectif verbal grec en -teos (non de celui en -tas1)[12]. Il reste difficile d'approcher exactement du sens perçu par saint Bernard. Il n'empêche. Distinction implicite mais réelle est faite entre le Verbe incarné (on ne parle pas ici de Verbum incarnatum) et le Verbe éternel dans le sein du Père. On y dit que le dessein divin («propositum»), que la révélation («revelare») et le mystère («mysterium») divins portent, en leur éternité, sur un Verbe qui n'est pas «quelconque» (le Verbe tout court, si l'on peut dire), mais qualifié', qui est tel qu'un jour («quandoque») il s'incarnera. Le destin du Verbe, si l'on peut ainsi s'exprimer, est de s'incarner.

Certes, on pourrait s'en tenir à une lecture purement factuelle («il est celui qui s'incarnera») ou à une lecture qui ferait appel à la «simple» toute-puissance de Dieu. Est-ce vraiment suffisant? En voyant le Verbe appelé dès l'éternité à s'incarner, Bernard ne désigne-t-il pas comme une attente intrinsèque, puisqu'il s'agit d'un mystère depuis toujours attendu, et non d'une soudaine décision purement historique et contingente?[13]. On ne sait si l'on peut déjà évoquer l'idée d'une convenance de l'Incarnation du Verbe. Mais le fait de «placer» le Verbe en la Trinité comme celui-là qui s'incarnera, montre ou prouve que, pour saint Bernard, l'Incarnation n'appartient pas à la seule temporalité, mais qu'elle est déjà cachée quoquo modo dans l'éternité de Dieu. Et de fait, pour nous qui croyons en un Dieu trinitaire et en un Dieu d'histoire, le caractère christologique du salut n'est-il pas déjà inscrit en un Dieu qui est Trinité, donc non indifférencié? Sans trop appuyer sur les mots et sur ce qu'ils ont de trop rigide, ne pourrions-nous dire, toute révérence gardée, qu'une «fonction» suppose une «structure», et que ce serait «parce que» Dieu est Trois, qu'il est de toujours capable de différence, de communion et d'histoire, et «capax hominis» en son Verbe? Sans dire que Bernard parle d'une capacité intrinsèque (comme j'essaie de le faire), ne peut-on cependant accorder qu'il sous-entend qu'il n'y a pas d'autre Verbe éternel, d'autre Verbe de Dieu, que celui-qui-va-s 'incarner? N'y a-t-il pas une immanence (cette immanence-là) dans la Transcendance? Que tel est en tout cas le Verbe de notre révélation chrétienne.

Saint Thomas nous offre ici une réflexion, certes parallèle, mais précieuse. Répondant à une «quaestio», et disant que Dieu est un être connaissant et que les êtres non connaissants n'ont d'autre forme que celle de leur existence, il écrit: «Mais l'être connaissant a par nature la capacité de recevoir en outre la forme d'autres êtres Sed cognoscens natum est habere formant etiam rei alterius» (S. Th., I, Qu 14, a 1). Certes, le contexte est différent du nôtre, saint Thomas ne parle que de l'affinité entre Dieu et l'homme au niveau de la connaissance. Mais est-il illégitime de voir en son développement une indication qui pourrait se poursuivre jusque dans le nôtre?

IV. Un retour aux théologiens[modifier]

Nous avons évoqué Rahner et Congar. Les réflexions plus poussées de H. Kiing, dans son vieil ouvrage sur la Justification, ne nous semblent pas du tout théologiquement déplacées lorsque, se situant «sub specie aeternitatis» (n'est-ce pas le devoir et le droit du théologien?), il écrit que l'Incarnation n'est pas seulement un fait temporel (cfr p. 341), et que «le terminus creatus n'est pas ici hors de Dieu (comme dans la création en général), mais en Dieu même, dans la deuxième personne divine» (p. 342). Certes, en purs spéculatifs, il nous est loisible de nous demander en quel état se trouvait le Verbe avant l'Incarnation et parler dans cette hypothèse d'un «Logos a-sarkos» (p. 343). Mais si nous pensons au mode d'existence qui en Dieu est éternel et possède donc le temps en plénitude infinie, ne devons-nous pas nous demander ce que signifie réellement ce Logos détaché de l'Incarnation (p. 343)? «Dans le domaine de l'éternité et en rigueur de termes, on ne peut pas parler simplement d'un Logos a-sarkos ou d'une époque 'prétemporelle', 'préchrétienne' (du Verbe)» (p. 344)[14].

Ce que Kiing appelle lui-même «un essai d'explication théologique de la 'préexistence' de Jésus-Christ» (p. 345), il estime qu'il permet de rendre compte (si l'on peut dire) du mystère trinitaire. Rappelant que déjà pour Scheeben l'acte générateur du Père «a dans son éternité pour objet de facto la personne divine du Verbe qui subsiste dans la nature humaine», il écrit: «Le Logos éternel ne se connaît comme Logos qu'en se connaissant en même temps comme incarné» (p. 344).

H. Kiing va-t-il trop loin, comme on peut toujours le penser quand il s'agit ainsi de se transporter en Dieu? Je ne sais, car je crois qu'il s'agit là - pourvu qu'on respecte les règles implicites du langage - du droit même du théologien dans son effort pour penser la foi. Et je me demanderais même si, tout en allant déjà beaucoup plus loin que ceux qui se contentent d'évoquer la toute-puissance divine, H. Kiing (comme Congar, comme Rahner) n'aurait pas pu aller encore plus loin (et qui laisserait davantage place pour notre propre essai de penser Ylncarnandum en termes de capacité intrinsèque, touchant à l'être du Verbe)?[15].

Si nous reprenons saint Bernard, nous voyons en tout cas comment un chrétien voit le Verbe selon la révélation chrétienne. Là où d'autres ne voient que Logos sans détermination, le chrétien voit le Logos comme un Logos d'incarnation. Même si on estime qu'il ne s'agit «que» d'un dessein divin, ne peut-on dire, en bonne théologie, que si Dieu «s'est choisi ainsi» - je veux dire: si Dieu s'est choisi d'avoir un Verbe qui un jour s'incarnerait -, ne peut-on dire (ne doit-on dire) que ce que Dieu se choisit d'être concerne sa «nature», son être? «Je suis qui je suis», «Je suis ce que je serai», «Je suis ce que je ferai»: quelle que soit la manière dont on traduit la célèbre tautologie divine, n'entre-t-il pas dans la définition divine qu'il n'y a pas de départ à faire en lui entre volonté et être. Dieu n'est pas déterminé[16], mais il peut se déterminer[17]. Si donc le Père s'est déterminé en son Verbe comme Dieu qui s'incarnera, est-il interdit de dire qu'il s'est «fait», en son Verbe, «dès le départ», intimement capable de l'homme, capax hominisl («Mon Verbe est un Verbe déterminé, non un Verbe quelconque; lié et non pas délié»). «Dieu le Père a toujours été, il a toujours eu un Fils Unique qui est appelé en même temps Sagesse (. . .). Il n'y a jamais eu de moment où la préfiguration de ce qui allait être ne se trouvait dans la Sagesse» (Origène, De Princ, I, 4, 4)[18].

S'il en est ainsi, nous aurions d'emblée, c'est-à-dire «dès l'être de notre Dieu», une religion de l'Incarnation. Mieux: un Dieu de l'Incarnation, un «Dieu de l'homme» au sens le plus fort qu'il est possible et permis d'imaginer. Mais alors, ne pourrait-on avoir l'audace de dire («audemus dicere»), qu'en s 'incarnant le Verbe est comme passé de la puissance à l'acte (même si nous savons qu'en Dieu ces distinctions n'existent que d'une réalité de raison, mais qui n'en disent pas moins pour nous quelque chose de vrai)? Que, en tout cas, en manifestant ainsi un dessein divin, il manifeste la nature divine: un dessein de Dieu pourrait-il être contre sa nature? En sorte que, en devenant homme, le Verbe, loin de se mythologiser, attesterait sa divinité?

Tout comme il accomplirait ainsi son humanitasl [19]. «Quel est donc ce propre Fils que Dieu a envoyé dans la chair, sinon le Verbe, qu'il appellerait Fils parce qu'il devait devenir homme? Et c'est le nom nouveau de l'amour pour les hommes qu'il a pris en s 'appelant Fils, car sans chair et en lui-même le Verbe n'était pas vrai Fils (nous voilà plus loin que Bernard), bien qu'il fût vrai Monogène (...). Il s'est donc manifesté (en devenant homme) seul vrai Fils de Dieu» (Hippolyte, Haer., 15). Le Verbe, Image du Père, serait ainsi comme devenu davantage Image de Dieu en devenant homme (image de Dieu). «L'ange n'avait pas capacité (ouk ischuen) d'incarnation» (Éphrem le Syrien, Hom. in Christi Nativitatem, 82). Dieu l'avait!

V. Un tour par l'Écriture[modifier]

Fort bien, dira-t-on peut-être ici, mais que nous sommes loin de l'Écriture et, malgré une convenance que nous pressentons, ne sommes-nous pas trop emportés par la spéculation? Fidèle à notre «logique par boucles», il est temps sans doute de rejoindre notre Écriture de plus près. Disons-le tout de suite: elle va (ou elle semble aller) à la fois moins loin (elle ne parle pas de Verbum incarnandum) et plus loin que nous (elle parle de Jésus-Christ présent dans l'éternité).

Le Nouveau Testament parle fréquemment, surtout dans les lettres pauliniennes, du mystère caché depuis les origines. Sans encore employer le terme qui est devenu nôtre, la nouvelle Ecriture parle du Verbe incarné non seulement à propos de l'Incarnation et de la Rédemption, mais de la Création. En un mot, c'est du Christ (titre que, nous, nous ne donnons qu'à partir du Jésus terrestre), qu'elle dit qu'il est Premier-né de toute la création; que Dieu l'a établi de toute éternité comme Sauveur; que par lui il a instauré toutes choses. A quelques exceptions près (comme dans le Prologue, et encore), le Nouveau Testament ne parle pas du Verbe en tant que tel. En tout il s'exprime comme si, de toujours, c'est le Christ (donc le Verbe- incarné) qui se trouve auprès du Père.

Cette manière de parler sera d'ailleurs celle des toutes premières générations. Certes, il arrive déjà aux Pères apologètes, soucieux de concordances avec les philosophes, de parler parfois simpli- citer du Logos de Dieu. Et à partir du plus vif des controverses trini- taires, les Pères, sollicités par Arius et dès lors affrontés à affirmer la divinité du Verbe en tant que Verbe, vont en quelque sorte, dans la polémique, le «dessaisir», si j'ose dire, de son humanité, tendance qui sera accentuée dans le monophysisme et quelque peu dans la scolastique.

Mais il n'en est pas ainsi dans l'Écriture. Il faut se refuser à citer tous les textes. Mais on sait que s'il y faut parler d'une doctrine de la préexistence, c'est bien de celle de Jésus-Christ (en notre langage: du «Verbum incarnatum»). Jésus-Christ, «puissance et sagesse de Dieu» (1 Co 1,24), «premier-né de toute créature» (Col 1,15) est «antérieur à tout» (Col 1,17). «Hier et aujourd'hui, Jésus-Christ est le même; il le sera toujours» (Hb 13,8), «avant qu'Abraham parût» (Jn 8,58), «Alpha et Principe» (Ap 22,13). «Ce qui était dès le commencement (et) que nous avons vu et entendu, c'est cela que nous vous annonçons» (cfr 1 Jn 1,1-3). Tous les exégètes reprennent à leur compte l'ancienne conclusion de Bonsirven (confirmée par Cerf aux, Spicq, Mussner et tant d'autres): «Nous rencontrons ici l'idée de préexistence: c'est une préexistence réelle, non seulement en pensée comme celle que les Juifs attribuaient à certains êtres; ce n'est (...) pas une préexistence telle que la conçoivent nombre de théologiens, du Verbe non encore revêtu de l'humanité; saint Paul ne connaît pas ce Verbe, existant au sein de la Trinité; quand il envisage une préexistence, il parle toujours de Jésus-Christ, médiateur de création par exemple, donc dès avant son apparition sur terre»[20].

Ce thème est si constant (au point d'aller jusqu'à parler de «l'Agneau égorgé depuis la fondation du monde», Ap 13,8), qu'on en viendrait à se demander si l'Écriture ne ... mythologise pas encore bien davantage que nous. Il n'en est rien, bien sûr, dans la mesure où l'Écriture sait évidemment bien que le Verbe s'est incarné dans le temps («Et Verbum ca.ro factum est»). Mais, justement, bien que sachant cela, elle n'en pense pas moins que, vue en Dieu et parce que vue en Dieu, l'Incarnation est réalité éternelle.

Or c'est bien cette tournure de pensée qui nous intéresse. Si l'Écriture, - qui, répétons-le, sait très bien que l'Incarnation est datée («En ce temps-là, un ange apparut à Marie...), - n'en parle pas moins comme nous venons de le voir («Jésus-Christ, antérieur à tout») n'est-ce pas que, à sa manière, elle voit dans le Verbe un incarnandum éternellement présent et «maintenant (simplement) manifesté» (cfr Col 1,26; Rm 16,26; Ep 3,10; 1 P 1,19), maintenant (simplement) incarnatum, quand les temps pour l'accomplir en sont écoulés. N'est-ce pas, à sa manière (qui parle de «dessein immuable»), dire que le Verbe n'a jamais été pensé hors de l'Incarnation, hors de ce que nous appelons ici un «capax hominis»? Cette conviction est si forte, que c'est même pour cela (même si l'argument en tant que tel nous paraît superfétatoire), qu'un saint Thomas expliquera un jour que les Justes de l'Ancien Testament, qui n'ont pas connu Jésus (Verbum incarnatum), ont pu être cependant sauvés par lui («et ita ex fide Christi iustificabantur»), parce que le Verbe éternel était déjà pour eux (les anciens) ce Verbe-qui-s 'incarnerait et auquel ils pouvaient déjà s'unir comme à leur sauveur («Poterat autem mens fidelium, tempore le gis, per fidem coniungi Christo passo et incarnate»; S.Th., I-II, q. 103, a 2 et pas s im).s

L'Ecriture n'a pas parlé d'un Verbum incarnandum (d'un Logos ensarkôteos), mais ne pourrions-nous dire qu'elle a parlé d'un Verbe christique (d'un Logos christôteos, s'il nous est permis de construire ce mot), et n'est-ce pas même idée? Celui dont parle le Nouveau Testament n'est ni Jésus-simplement- Jésus; ni davantage le Verbe- simplement- Verbe. C'est le Verbe-Christ. L'Écriture a qualifié le Verbe en lui attribuant un état et une activité christiques dès la Création et même dès l'éternité de Dieu.

Or l'Écriture et les Pères et Thomas peuvent-ils parler comme ils parlent, sinon parce qu'ils voient dans le Verbe éternel quelque rapport (nous sommes bien prudent) avec l'humanité de Jésus, et donc avec l'humanité, - ce rapport que nous essayons d'exprimer en parlant de «capacité». Chercher une part de l'essence de Dieu du côté de l'Incarnation («analogia Incarnationis»), serait-ce plus impertinent que de la chercher du côté de l'être («analogia entis»), comme nous le faisons pourtant sans complexes? Pourquoi le lieu de naissance de Dieu parmi les hommes n'indiquerait-il pas aussi pour une part le lieu de son essence?

VI. Une objection[modifier]

Parvenus à cette étape de notre réflexion, sans doute est-il temps de rencontrer une objection (l'objection?): en tout ce que nous avons vu et cru pouvoir suggérer sur le Verbum incarnandum, n'y a-t-il pas ce qu'on doit appeler un phénomène de «rétrojection»? L'Écriture, la tradition et la théologie ne sont pas parties d'une réflexion «pure», d'une réflexion «à jeun» sur le Verbe et sa capacité d'humanité, mais sont parties de Jésus, qu'elles ont alors compris comme Verbe de Dieu, et en lequel enfin elles ont projeté un statut éternel d'Incarnation? La réflexion ne serait pas «pure», mais historique.

Le processus que l'on objecte ici est indéniable. Mais au lieu de nous troubler, ne devrait-il pas plutôt nous rassurer? Nous devons nous réjouir que la découverte néo-testamentaire du Christ Jésus ne provient pas d'une spéculation conceptuelle et gratuite, mais d'une démarche existentielle et historique. N'est-ce pas dans le cas contraire que nous aurions tout à craindre que nous nous trouvions devant une pure construction de l'esprit? Or il n'y a pas ici invention, mais interprétation d'un fait. Il y a qualification du Verbe, mais qualification à partir d'une expérience. Et Dieu n'est-il pas toujours un Dieu qualifié, et un Dieu qualifié à partir d'une expérience («Je suis le Dieu de vos Pères»; «Je suis celui qui vous a fait sortir d'Egypte», etc.)? En parlant du Logos, non pas à partir d'une expérience en chambre, mais à partir d'une expérience de vie («In ipso vita erat»; «ce que nous avons touché du Verbe de vie», etc.), les chrétiens ont au moins aussi bien fait (ils ont fait mieux) que les philosophes.

Nous dirons donc que le processus de rétrojection n'infirme pas que le Logos, ainsi qualifié et interprété, ait pu alors et ainsi être découvert pour ce qu'il est vraiment éternellement (Verbum incar- nandum, capax hominis). Il s'agit ici de ce que j'appellerais les droits de la découverte et de l'interprétation. Il en va comme de la doctrine de la Trinité. Il est bien certain que celle-ci n'est pas venue d'elle-même, mais de l'expérience christique. Cela n'empêche pas (au contraire) que la foi trinitaire soit légitime et fondée (et qu'on puisse même, alors et comme dans un second mouvement, partir d'elle pour (re)comprendre la christologie). Que les chrétiens aient découvert quelque chose sur le Verbe à partir de leur expérience de Jésus leur donne un immense crédit.

Les anciens Grecs ont aussi qualifié le Logos, eux qui ont parlé de Logos spermatikos, endiathetos, prophorikos. Je dirais même qu'ils ont pu le faire légitimement, car pourquoi une spéculation ne pourrait-elle être légitime et même valide. Néanmoins, c'est en purs spéculatifs qu'ils ont qualifié le Logos, sans la provocation, (la «révélation») d'un «fait» ou d'une expérience. La différence est considérable: si le Verbe s'est incarné, n'est-ce pas parce que quelque chose le lui permet[21] ? «L'humanité, Dieu l'avait prévue avant toute autre chose comme principe des éternelles déterminations divines», a l'audace extrême de dire un vieux théologien de l'Église d'Orient[22].

N'est-il pas d'ailleurs remarquable, il est indispensable ici de le redire, que le fond de l'expérience apostolique est que Dieu est notre Sauveur par le Christ, et que l'Écriture n'a jamais dit que Dieu s'est incarné (et encore moins le Père ou l'Esprit), qu'elle le dit du seul Verbe. Il y a là une découverte bien précise, et qui doit nous rendre attentifs. Ce qu'on a découvert, c'est que c'est le Fils qui s'est incarné. Cela signifie que l'identification n'a pas été indifférenciée. Qu'on a découvert «quelque part en Dieu», à savoir dans le Verbe (et pas ailleurs, si l'on peut dire), cette proximité, ce «lieu» divin qui rendait possible («capax») l'Incarnation. La chose est moins que banale, elle donne à réfléchir. Et plus tard, pratiquement tous les Pères (la chose est notoire), vont aller jusqu'à affirmer l'impossibilité de l'incarnation du Père (seuls Clément d'Alexandrie et Origène ont exprimé des doutes). Quant aux scolastiques, que penser de leur imperturbable «Pater non mittitur»?

Nous pouvons donc dire que la découverte chrétienne (qui part de l'histoire vers l'éternité) est tout à fait légitime et qu'un processus de retrojection ne doit pas nous inquiéter. Partir du fait vers le droit n'est pas nécessairement un mauvais parcours. C'est, nous l'avons dit, comme si le lieu de naissance (humaine) de Dieu indiquait son essence. Découvrant que c'est le Verbe de Dieu qui est venu les sauver en Jésus-Christ, les chrétiens méditent sur ce Verbe, en infèrent sur sa nature et la qualifient. Ils n'hésitent pas à dire tout uniment que «le Fils de Dieu est mort sur la Croix». Cette foi et cette conviction ne supposent-elles pas (ou cela n'y conduit-il pas) que le Verbe a une idonéité singulière, inamissible, hypostatique — que sais-je -, celle d'être un Verbe dont la propriété (une des propriétés) est de pouvoir s'incarner, d'être «capax hominis»? J'aurais envie de parler d'un Logos «dektikos tou anthrôpinou».

Mais alors aussi, si, comme le dit la foi, le Verbe a connu la mort sur la Croix (de quelque manière qu'on pense la chose, peu importe ici), ne sommes-nous pas appelés à nuancer le quasi «dogme philosophique» (qu'a-t-il de théologique, en christianisme en tout cas?) -, le quasi-dogme de l'impassibilité de Dieu? Certes, nous l'entendons bien, le Verbe de Dieu ne meurt pas au sens brutal et métaphysique du mot (il ne quitte pas l'être, il quitte seulement l'existence), mais il connaît la mort, c'est-à-dire qu'il en subit et souffre toute la condition (n'est-ce pas un des sens de la descente aux Enfers?). Si donc le Verbe se révèle capable de connaître l'expérience de la mort, ne sommes-nous pas en droit de penser très avant en ce registre de la capacité humaine de Dieu? Dans sa méditation sur Le Christ de Velazquez, Unamuno estime que, si l'homme est impensable sans référence au divin, le divin l'est tout autant «sans référence à l'existence agonique de l'homme»[23].

On sait à suffisance de quels termes l'Ecriture et les Pères qualifient le geste divin de l'Incarnation: philanthrôpia, chrèstotès, kenô- sis, sunkatabasis , tapeinôsis, penia etc. Il est clair qu'il ne faut pas donner naïvement une portée immédiatement ontologique à tel ou tel de ces mots[24]. Il s'agit de termes qui traduisent les «sentiments», le comportement divins. Mais encore? N'est-ce pas notre tendance morale, «vertueuse», qui nous pousse à en juger trop rapidement ainsi? Dans l'Écriture, les qualifications que nous appelons morales ou affectives (amour, abaissement, humiliation) ne sont-elles pas plus métaphysiques que nous ne le pensons? En ce sens que l'Écriture pense l'être de Dieu à partir de ce que nous appelons des catégories affectives, mais qui pour elle expriment la «nature» de Dieu. L'Ancien Testament qui parle de Dieu comme miséricordieux; le Nouveau qui parle de Dieu comme amour, vont plus loin que nous l'entendons. L'ontologie ne peut-elle prendre son essor à partir de l'affectivité, et non seulement à partir des catégories de l'être? Ne peut-il y avoir place, en tout cas, pour une éthico-ontologie, et le mot philanthrôpia ne pourrait-il vraiment exprimer le caractère de Dieu ou de son Verbe? «Quand Diotime se charge d'expliquer Dieu aux convives du Banquet, elle ne condamne aucune forme de la passion humaine, elle tente seulement d'y joindre l'infini»[25].

À mon sens, mieux que Yagapè, si fort retenue depuis Nygren, c'est la phil-anthrôpia (remarquer la deuxième partie du mot) qui dirait la spécificité de l'amour de Dieu ou en Dieu: Dieu est amour- des-hommes; «son amour à lui», si l'on peut dire, est là. On aurait envie de traduire philantrôpia tou Theou par «désir d'humanité de la part de Dieu» et qui lui est propre, rejoignant d'ailleurs une conception grecque du «Cur Deus homo» (Dieu s'est fait homme par désir de devenir homme). Cet amour de l'homme, absolument propre à Dieu, appartiendrait à sa définition, à la «structure»[26] de son être. «L'amour céleste et vraiment divin (theios ontôs erôs) se porte de soi-même {tautèi prosginetai) sur les hommes» (Clément d'Alexandrie, Protreptique, XI, 117, 2). Le Verbe serait ainsi, par son être, désir et capacité de l'homme, et non par simple «miséricorde». On en devrait d'ailleurs dire autant d'autres termes, comme ceux de l'humilité de Dieu, de sa «condescendance» etc., qui, encore une fois, ne seraient pas à entendre selon notre impénitente habitude moralisatrice. La kénose (dont nous allons reparler) n' «explique »-t-elle pas, n'est-elle pas la capacité de Dieu à devenir homme? Si pour Luther lui-même, théologien du salut s'il en est, la «Lex Incarnationis» est pourtant première par rapport à la «Lex Iustificationis», n'est-ce pas que pour lui le Verbe est d'abord à comprendre dans une «logique d'humanité», dès avant le salut.

VII. Vers une nouvelle transcendance[modifier]

Cette logique n'est-elle pas de pousser jusqu'en Dieu ce que nous venons d'apprendre sur son Verbe? Et très précisément, n'est-elle pas de nous demander où est la vraie Transcendance?

a. Se trouve-t-elle là où Dieu est totalement éloigné (ab-solu et perdu)?[modifier]

Mais alors, que veut dire encore le «admirabile commer- cium»? Que signifie l'«analogia entis»[27] ? Quelle portée garde encore le fameux argument de convenance de saint Thomas[28] ? Le «desiderium naturale» et la «potentia oboedientialis» en l'homme ne supposent-ils rien d'une «congénialité» divine avec nous? Que signifie de parler d'un Dieu qui nous crée à son image et à sa ressemblance, s'il est absolument interdit de songer à une «structure d'humanitas» en lui? La théologie orientale, qui parle d'un Verbe qui se serait incarné même s'il n'y avait pas eu le péché, ne révèle-t- elle pas un mystère éternel, antérieur au péché? N'y a-t-il pas place, à côté d'une théologie de transcendance, pour une théo-logie d'immanence, je veux dire: pour une immanence au sein de la transcendance (nous y reviendrons)? «Un Dieu qui n'a pas en lui l'essence de la finitude, le principe de la réalité sensible (. . .), un tel Dieu n'est pas pour un être fini, sensible (...)• Un être fini (ne) peut être l'objet d'un Dieu qui n'a pas en lui le fondement de la finitude (...). Comment Dieu peut-il être père des hommes, s'il n'a pas en lui (...) un fils»[29].

b. Une réflexion sur la vraie transcendance conduit à repenser la Toute-Puissance.[modifier]

Si, plus que d'évoquer des pouvoirs de magicien, elle était davantage comprise comme parlant d'un Dieu omnitenens[30] (capax, dirons-nous ici), cela ne nous soufflerait-il pas des suggestions qui n'auraient plus cette fois relent de fâcheux nominalisme? «Si l'on veut bien réfléchir à l'omnipuissance (divine), on verra qu'il faut précisément qu'elle implique en même temps le pouvoir de se retirer (...), car la bonté, c'est donner sans réserve»[31]. La toute- puissance divine n'est-elle qu'un miracle et un prodige, ou dit-elle un secret autrement proche. Et si, comme nous l'avons vu et comme le disent expressément le Prologue et notre Credo, c'est par le Verbe que tout a été fait (et que même rien sans lui n'a été fait), loin de toute immédiateté de tour de force, ne disons-nous pas que la Toute- puissance de Dieu est une Toute-puissance médiatisée par le Logos (le fameux per Quem). Certes pas comme d'une condition sine qua non, mais comme d'une condition per quam. Dieu certes crée de rien, mais non pas par rien, et nous comprenons alors que la vraie puissance est celle d'une capacité d'abandon à l'homme. «C'est par sa pauvreté qu'il nous a enrichis» (cfr 2 Co 8,9).

«Ou bien serions-nous de ceux qui n'ont pas entendu parler du Logos?» (Clément d'Alexandrie, Protreptique, X, 100, 2). Parler du Verbe per Quem, n'est-ce pas justement dire que la toute-puissance de Dieu n'est pas extrinsèque, mais celle d'une «sainte et bienheureuse puissance (intrinsèque; d'une capacité), qui fait de Dieu notre concitoyen (dV hès anthrôpois sumpoliteuetai Theos» (Clément d'Alexandrie, Protreptique, XI, 117, 1). «In propria venit», l' aurions-nous oublié?

c. Retrouver les chemins de la vraie transcendance,[modifier]

n'est-ce pas aussi devoir retrouver et rappeler la clé de voûte de toute la théologie comme de toute l'anthropologie chrétienne: celle de la constitution de l'homme à l'image et ressemblance? Ne sommes-nous pas en droit et devoir de «renversement»? Je m'explique. Si avec Photius nous pouvons prononcer ces paroles inouïes: «C'est dans sa structure même que l'homme aborde l'énigme de la théologie (de la connaissance de Dieu)» (Amphilochia, qu. 252), est-il impertinent de lire inversement en Dieu quelque chose de la structure de notre énigme? «L'homme, en tant qu'homme (hôs anthrôpos), est naturellement fait (pephuke) pour la familiarité de Dieu (oikeiôs pros Theori)» (Clément d'Alexandrie, Protreptique, X, 100, 2 et 3). Mais que ne pouvons-nous alors penser de la capacité de son Dieu à son égard! L'anthropologie théologale n'a-t-elle pas son fondement ontologique dans une théologie anthropologale? Au théologal en l'homme, ne répond-il pas un anthropologal en Dieu? Dieu ne m'est pas un étranger, méditait Job (20,27).

d. En voyant ainsi la Transcendance comme une Transcendance de capacité,[modifier]

nous aurons voulu signifier, quelle que soit la maladresse du terme, quelque chose qui bien évidemment ne dit pas toute l'essence de Dieu, mais en dit néanmoins quelque chose, et quelque chose d'essentiel: l'ouverture immanente en lui (n'est-ce pas cela une capacité?) à l'altérité humaine. Si la Résurrection nous apprend que nous avons en nous une capacité d'éternité, l'Incarnation nous apprend que Dieu a en lui une capacité du temps. L'éternité est le gérondif du temps, une capacité du temps; non éternité incandescente, barrière et obstacle entre Dieu et l'homme. Ce qui nous manque conceptuellement ici, c'est une grammaire de l'éternité, et qui nous enseignerait ses possibilités intrinsèques de temporalité. «Le temps est une pause de l'éternité, la finitude un espace de l'infinitude»[32].

La divinité n'est peut-être pas ce que nous pensons. Elle a peut- être (!) de quoi nous surprendre. Les épicuriens et les stoïciens qui interpellèrent saint Paul à Athènes (même si l'entretien devait tourner court) en pressentaient quelque chose: «Pourrons-nous savoir quelle est cette nouvelle doctrine que tu dis? Car tu nous fais entendre des nouveautés, des choses extraordinaires; nous voulons savoir ce que cela veut dire» (Ac 17,19-20)[33]. Et saint Paul répondit fort pertinemment qu'il s'agissait effectivement d'un Dieu à eux (à nous?) inconnu. Comment en effet un Grec de souche, comment un «métaphysicien de race» (ainsi que notre maître Franz Grégoire désignait avec impertinence et terrible roulement des yeux certains néo-scolastiques) pourrait-il penser que l'Éternité de Dieu, loin de lui interdire les portes du temps, est au contraire le lieu infini de la capacité qui les lui ouvre. Au point qu'il se trouve chez lui en venant chez nous. C'est toujours l'incroyable: «In propria venit». Comme si c'était lui-même que Dieu venait chercher chez l'homme? Le Prologue ne nous dit-il pas encore que le Verbe était déjà dans le monde («in mundo erat»); et le Livre de la Sagesse, que celle-ci faisait de toujours ses délices parmi les hommes? N'y a-t-il pas entre Dieu et nous comme un rond-point d'éternité? L'homme n' a-t-il pas son inscription en Dieu?

«Pour Toi-même au moins intéresse-toi à mes richesses», écrit Sor Juana Inès de la Cruz, cette étonnante religieuse espagnole, poète en plein Mexique du xvne s., en un texte où l'homme s'adresse au Verbe[34]. C'est même pourquoi elle ne craint pas la licence poétique d'appeler le Verbe «Divin Narcisse» et de chanter sa venue parmi nous comme un mouvement secret de son propre désir de s'unir à notre beauté: «En voyant le beau reflet / de Sa rare Splendeur / et dans l'homme Son image / devint amoureux de soi-même. Sa propre ressemblance / fut Son attrait amoureux» (p. 222).

On n'est sans doute pas obligé d'aller si loin dans l'expression. Mais ce poème ne dit-il pas à sa manière ce que nous avons essayé de penser sur cette «humanitas» qui serait en Dieu? Si déjà, selon la foi chrétienne unanime, au sein de la Trinité elle-même, le Fils éternel reçoit du Père la nature divine (que seul le Père donne et peut donner), n'avons-nous pas là une indication inouïe sur le Fils? La filialité (factus est oboediens) serait, en Dieu, cette «potentia oboe- dientialis» qui «permet» à Dieu (...qui le rend capable) de se faire comme nous. Si la filialité exprime et incarne l'amour, ne sommes-nous pas en mesure de dire ici les droits d'une métaphysique ou plutôt d'une théologie de l'amour et de les préférer à d'autres pour dire le mystère de Dieu?

«Dieu est amour», dit saint Jean. «Dieu est acte pur», disait Aristote. Et si, rassemblant les deux définitions en ce qu'elles ont chacune de meilleur, nous disions qu'il est et n'est autre qu'«Acte d'amour»[35] ?

VIII. Une découverte de Dieu et de l'homme[modifier]

En découvrant l'Incarnation, les chrétiens n'ont pas seulement découvert l'Incarnation, mais Dieu lui-même, ce qu'est Dieu. Ils ont atteint, au plus proche, la divinité de Dieu. Ils ont découvert ce que nous pouvons appeler, salva proprietate verborum, l'humanité en Dieu. Ils ont découvert qu'au plus intime de l'être de Dieu se trouve la capacité de l'homme: «Deux capax hominis». Et ils l'ont fait d'une manière originale et convaincante (et qui est bien celle que nous pouvons appeler une révélation) et que nous pouvons maintenant, comme en une conclusion, rassembler et ultimement élargir.

a. Une découverte du Logos[modifier]

Leur découverte, ils ne l'ont pas faite à partir d'une spéculation sur le Verbe, dont ils auraient creusé les implications (tendance arienne et monophysite); non plus à partir de l'humanité de Jésus, dans laquelle ils auraient tenté de lire le Verbe (tendance appollina- riste et nestorienne). Ils l'ont fait «sans confusion et sans séparation»: en comprenant tout de Dieu (Trinité, Création, Incarnation, Rédemption, etc.) à partir de celui qu'ils appelaient tout uniment Jésus-Christ. Ne séparant point sa divinité et son humanité, non seulement à partir du «moment» de V Incarnation, mais dès l'éternité.

N'est-ce pas à nous que revient alors aujourd'hui de comprendre théologiquement ce «capax hominis» qui se faufile ici en boucles depuis le départ? Les anciens avaient compris le Verbe comme Logos spermatikos (les Stoïciens surtout), comme Logos endiathetos (les Stoïciens et Philon), comme Logos prophorikos (Platon, de quelque façon; Philon encore). Ne pourrions-nous avancer que nous, chrétiens, nous comprenons le Logos de Dieu comme un Logos ensarkôteos (ou: enanthrôpèteos, ou Christôteos[36] )! Un Logos dont l'être est «fait» (sans que cela épuise tout son être bien entendu), de «caractères» (les systemata dont parle Proclus dans un autre contexte, Theol. Plat., II, 8), de «structures» que nous pouvons risquer d'appeler «intrinsèquement capables de l'homme». Voilà notre Logos. La Transcendance de Dieu possède une immanence, et cette immanence est là. L'Humanitas ne serait-elle pas en Dieu la lampe du sanctuaire de sa divinité?

Parler ainsi du Verbe, parler ainsi de cette capacité en Dieu, n'est- ce pas ce qui permet de comprendre jusqu'au bout (c'est-à-dire spé- culativement et non simplement pieusement) ce que nous savons du Verbe, et qu'il a manifesté dans son avènement visible et sa proximité avec nous? En sorte que la philanthrôpia pourrait être considérée comme le mouvement-même de Vousia ou de l'«être» de Dieu: il est aimant-les-hommes, il est ami-des-hommes (Liturgie orientale). Et Dieu est cela (sinon, respectons-nous réellement l'économie trinitaire?) per Verbum. Par son Verbe, le Pro-se et le Pro-nobis de Dieu se rejoignent.

b. Une découverte de la Proximité de Dieu[modifier]

Parler ainsi, ce n'est pas balayer d'un trait de plume ce que la Tradition a voulu valablement préserver de la Transcendance divine en parlant de son impassibilité (même s'il faudrait mieux s'entendre sur ce terme). En bannissant le Patripassianisme, mais en ne condamnant pas le théopaschisme, cette Tradition ne nous enseigne-t-elle pas que lorsque nous pensons Dieu trinitairement, toutes les audaces sont possibles en même temps que tous les respects? Par son Verbe, le Père impassible est capable de souffrir[37]. Dieu ne vient pas à nous des confins d'une Transcendance incandescente, mais comme des confins de l'humanité de son Verbe. Comme si Dieu nous rencontrait dans son humanité, pas seulement dans la nôtre. Ne serions-nous pas le pluriel de Dieu, ce mystérieux pluriel auquel aspire son unité[38] ? Ne serions-nous pas comme le buisson de branchages qui permet à Dieu d'arder? «Le feu est (...) comme secret, inconnaissable en soi s'il ne s'y adjoint une matière où se manifeste sa vertu propre» (Denys l'Aréopagite, La hiérarchie céleste, XV, 2; 329 a).

Faisons-nous ainsi de Dieu un Dieu trop humain, dont l'indispensable écart avec nous s'estompe? C'est une grave question, car si Dieu n'est plus Dieu, nous nous trompons, comme dirait Spinoza, de l'étendue de l'univers. Mais la question est exactement celle-ci: n'est-ce pas à tort que nous croyons que seul un inimaginable écart sauvegarde Dieu? Tout discours de proximité entre Dieu et l'homme heurte notre sensibilité occidentale, tellement notre philosophie et notre théologie nous ont accoutumés à voir Dieu absolument différent de l'homme, d'une différence sans répit. Il serait peut-être bon d'aborder le problème en partant du point de vue des chrétiens orientaux. Certes, pour eux aussi Dieu est le tout-Autre. Il est même plus inconnaissable que pour nous (théologie apophatique beaucoup plus soulignée). Seulement aussi, les orientaux ont une conscience plus vive de la création à l'image et ressemblance. Ce donné fondamental de la foi est traité par eux, davantage que chez nous, de manière philosophique. «Si quelqu'un (...) se dégage de la servitude de ses impressions irraisonnées, et regarde son âme de haut par une réflexion sincère et pure, il verra clairement dans sa nature même la charité de Dieu pour nous» (Grégoire de Nysse, De Inst. Christ., I, 1).

Tout cela introduit une parenté (et rappelons-nous toujours le vers d'Aratos cité par Paul), sinon ontologique, en tout cas très intime entre Dieu et l'homme. L'homme est plus proche de Dieu que nous ne le pensons. Quand Dieu s'incarne, c'est dans sa propre image, dans son icône; l'Incarnation fait alors moins «scandale», si l'on peut dire. D'autant plus que la conception orientale - où l'homme adamique d'avant le péché, icône vivante de Dieu, attend en quelque sorte, «postule» sa réalisation plénière dans le Christ - rend plus aisé à admettre le mystère de l'Incarnation. Chez nous, l'aspect soté- riologique et onéreux de l'Incarnation nous porte davantage à y voir un «accident», dû à la pitié de Dieu, «venu sur le tard», non attendu de toujours, plutôt que la réalisation d'un vœu éternel de Dieu, «naturel», si l'on peut dire, «essentiel». Un certain mépris occidental pour la nature humaine vient encore aggraver cette différence entre Dieu et l'homme.

Ne pourrions-nous nous rapprocher des orientaux, dont l'anthropologie plus «optimiste» accentue la conception d'une moins grande différence entre Dieu et l'homme? «Le Créateur Très Haut est le meilleur des Donateurs. Or, le meilleur des Donateurs est celui qui fait don de la meilleure des essences. Et la meilleure des essences, c'est l'essence du Créateur (...). Son union à nous est possible (on retrouve ici notre thème du «capax») (...). Le Créateur n'est pas opposé à sa créature, puisque l'opposé réduit à néant son opposé, et non pas le fait exister (...). (Dieu) a dit dans la Torah qu'il crée l'homme à sa ressemblance; or la similitude est proche de l'union. (...). L'union de Dieu à nous est possible, et cela est pour nous le summum de l'honneur, et pour lui la perfection de sa qualité de Docteur (...). Il n'y a que l'impuissance ou le manque de générosité qui peuvent l'en empêcher» (Al-Safi ibn Al Assal, Brefs chapitres sur la Trinité et V Incarnation, XI, 5-13).

Notre théisme philosophique nous a entraînés très loin de ce qui devrait être une saine compréhension de la proximité de Dieu et de l'homme. C'est rien moins que le Comte de Maistre qui écrivait il y a près de deux siècles, à l'époque d'un christianisme bien solidement théiste: «Ne vous laissez point séduire par les théories modernes sur l'immensité de Dieu, sur notre petitesse et sur la folie que nous commettons en voulant le juger d'après nous-mêmes: belles phrases qui ne tendent point à exalter Dieu, mais à dégrader l'homme. (...). Ne craignons jamais de nous élever trop et d'affaiblir les idées que nous devons avoir de l'immensité divine (au sens théiste de cet attribut)»[39].

Oui certes, il y a indispensable écart entre Dieu et l'homme. Mais cet indispensable écart doit-il se penser comme un impardonnable fossé? La différence divine peut certes et doit même s'exprimer en termes d'être. Mais ne peut-elle et ne doit-elle s'exprimer aussi (et d'abord?) en termes éthiques (eux aussi, bien sûr, soumis à la règle de l'analogie)? La différence en Dieu, n'est-ce pas d'abord la Sainteté (la seule chose qui nous manque vraiment), cette Sainteté qui, depuis l'Ancien Testament et le fond des âges, est son nom propre. Qui dit à la fois sa grandeur effectivement insurpas sable et la proximité de qui peut s'approcher sans s'abîmer? Et n'est-ce pas pour cela (mais non pour de simples et seules raisons morales), que, en contraste, l'homme religieux se découvre pécheur[40] ?

Quand pour la première fois Simon Pierre a le pressentiment de la divinité de Jésus, il nous est rapporté ceci: «À cette vue, Simon Pierre tomba aux genoux de Jésus (prosepesen, c'est presque la proskunèsis liturgique, le geste de reconnaissance de l'homme devant Dieu) en disant: 'Seigneur éloigne-toi de moi, car je suis un pécheur'» (Le 5, 8): car je suis un homme, pourrions-nous équivalemment traduire (cfr Ac 10, 25-26). Nous sommes sur un autre registre. Non pas celui où l'on se trouve devant l'Inaccessible des philosophes, mais celui où, si l'on s'incline, c'est parce qu'on se découvre en état de désir et d'union. Et n'est-ce pas davantage faire honneur à Dieu? Avons-nous assez médité l'énigmatique «Homo accidens Dei» d'Albert le Grand? Faut-il tout le temps parler d'abîme ontologiquement infranchissable? «Tout près de toi est la parole, dans ta bouche et dans ton cœur» (Dt 30,14). L'«interior intimo meo» de saint Augustin ne nous apprend-il donc rien sur une incontestable altérité, mais que Dieu nous demande peut-être de jauger autrement, sans crainte de parler d'une mystérieuse parenté[41] ? Le mur entre l'homme et Dieu ne serait-il pas un mur mitoyen?

c. Une découverte de la déité[modifier]

Où donc se trouve la vraie divinité? «Non in commotione Dominus, le Seigneur n'était pas dans le tremblement de terre. Il y eut le bruissement d'un souffle ténu («sibilus aurae tenuis»). Alors, Élie se voila le visage» (cfr 1 R 19,11-13). Encore une fois, la toute- puissance de Dieu n'est pas celle que nous croyons (et, après tout, Dieu n'a-t-il pas le droit de la définir mieux que nous?). Quoi de plus beau que ce mot d'un jésuite flamand du xvne siècle, que Hôlderlin mit en tête de son Hyperion: «Non coerceri maximo, contineri tamen a minimo, divinum est», non pas être emmuré dans le plus grand, mais (pouvoir) être contenu par le plus petit, voilà qui est divin. Quelle splendeur! Nous avons là toute la différence entre la transcendance philosophique ou théiste et la Transcendance chrétienne ou théologique. «L'idée d'une vérité dont la manifestation n'est pas glorieuse, ni éclatante, l'idée d'une vérité qui se manifeste dans son humilité, comme la voix de fin silence selon l'expression biblique - l'idée d'une vérité persécutée n'est-elle pas (...) l'unique modalité possible de la transcendance? Non pas à cause de la qualité morale de l'humilité que je ne veux d'ailleurs nullement contester, mais à cause de sa façon d'être qui est peut-être la source de sa valeur morale (...). L'humilité et la pauvreté sont une façon de se tenir dans l'être - un mode ontologique»[42].

Sans doute est-il temps (est-il de notre temps) que nous comprenions définitivement la kénose comme l'expression même, en théologie, de la «nature» de Dieu, de Yousia divine, et non comme une simple qualification morale. Dieu est Don, Dieu est sortie-de-soi, Ex-ode, Pro-odos, comme disent les Pères et les Conciles en parlant de la Trinité. Si la kénose dit l'être profond et spécifique de Dieu, cela n'« explique » -t-il pas, loin de tout nominalisme comme de tout rationalisme, qu'il ait pu (s'il le voulait) s'incarner? «La kénose de Jésus-Christ a aussi sa vérité //zéo-logique: (elle est) en Dieu (...). Nous ne dirons pas exactement (...) que V agapè-caritas soit devenue humanitas: elle n'avait pas à le devenir, car elle l'était»[43].

Je ne rejette pas la toute-puissance. Mais je dis: Dieu «lui aussi» n'agit «que» selon sa nature, et s'il s'est donné cette nature de kénose, ne la lui volons pas. Sa toute-puissance est dans ce premier acte[44]. Si en Dieu il y a ce que, en balbutiant, nous nommons une humanitas, alors en s 'incarnant Dieu n'a rien transgressé. Si Dieu n'avait pas une structure de capacité le faisant «capax hominis», il aurait dû, pour s'incarner, ce qu'à Dieu ne plaise, transgresser l'homme et celui-ci en aurait été bafoué dans son humanité. Et en s 'incarnant, Dieu ne s'est pas davantage transgressé lui-même. Bien plutôt, avons-nous dit, s'est-il attesté. Ecce Homo. Il s'est attesté non seulement par sa propre grandeur, mais par la nôtre.

La kénose, ainsi inscrite substantiellement (ousiôs) en Dieu dès avant l'Incarnation[45], serait comme le «principium intra Deum», le principe qui meut Dieu. Ce mot «principium» ne dirait-il d'ailleurs pas mieux les choses que les mots «être», «essence» ou «nature»? Le Verbe (déjà chez Platon) n'est-il pas justement le principe, Yexemplar qui meut le dieu, et cette philosophie n'est-elle pas celle qui dit le mieux la théologie du Verbe, lui aussi Exemplar (mais interne, non externe cette fois) du Père[46] ? Le Verbe de Dieu (et donc Dieu par la consubstantialite) est capable de l'homme (et capable de souffrir et de connaître la mort), non «simplement» de par son humanité assumée en Christ, mais de par sa divinité dans le Verbe.

C'est bien pourquoi saint Paul savait que le Verbe ne perdait pas sa divinité, qu'il y restait («en morphè theoû huparchôn») lorsqu'il se fut tout en même temps dépouillé («heauton ekenôsen», cfr Ph 26-7; cfr aussi 1 Co 11,7). C'est ainsi que l'on peut comprendre que le Verbe nous enrichisse de sa pauvreté (cfr 2 Co 8,9); qu'il soit grand pour cela (propter quod; cfr Ph 2,9 et Hb 2,9); que «la puissance trouve son accomplissement et sa perfection dans la fragilité (de la kénose)» (2 Co 12,9). La kénose «accomplit» le Verbe et sa divinité, la kénose est le vrai mot de la divinité, elle en est la déité. Si j'ose dire, Dieu n'a pas dû «faire attention» (comme disent les enfants) à sa divinité en devenant homme, faire effort pour bien demeurer ce qu'il était. La sun-katabasis n'est pas une chute, pas même son risque. Et que signifie de profondément mystérieux et troublant ce «sun-» que les chrétiens ont ajouté au profane «kataba- sis»7 N'indique-t-il pas, encore une fois, entre Dieu et l'homme une complicité première et de toujours, une connivence qui n'a pas attendu une condescendance seconde et sans doute alors humiliante? «Avant que d'être, alors j'étais la vie de Dieu / C'est pourquoi (Darum) sans retour il s'est livré pour moi» (Silesius, La rosé est sans pourquoi, I, 73).

Alors, si la manière chrétienne de dire Dieu était carrément de le dire «capax hominis»? Le christianisme serait une religion d'incarnation dès le début, dès l'être, dès le principium, dès Y arche de son Dieu. A principio. La création, l'Incarnation, la souffrance et la mort sur la Croix «n'étant plus que» la suite et l'expression d'une «logique» ex ante. «Mon amour et ma douleur auraient dû te créer à Gethsémani»[47], car c'est là que nous voyons vraiment Dieu. Mais nous n'avons même pas eu à le créer, puisqu'il s'y est montré lui- même ce qu'il était. Dieu ne faisant jamais que perdre (ekenôsen) ce qui continue de lui subsister (huparchôn), - ou ne faisant jamais que garder ce qu'il perd. Si Dieu a choisi d'être ainsi, lui ferons-nous interdit d'être ce qu'il est? La kénose exprime la structure de capacité de Dieu par rapport à lui-même (Trinité de partage et non monade emmuraillée dans le Un immobile) et par rapport à nous (Incarnation de communion, où l'on ne sait plus trop finalement des deux qui s'enrichit, admirabile commercium). «Dieu m'est Dieu et homme; je lui suis homme et Dieu» (Silesius, I, 224). Et encore: «L'éternelle Divinité doit tant aux hommes / Que, sans eux, Elle aussi perd cœur, courage et sens» (I, 259).

Nous sommes là en pleine révolution mentale dans la conception de Dieu? Mais n'est-ce pas cela la révolution chrétienne, qui parle d'un Dieu qui en paraît fou à s'en tenir à la subtile sagesse humaine (cfr 1 Co 1,18-23; 2,14; 3,19)? Mais où est la vraie sagesse, où est la vraie folie? Et, finalement, quel Dieu pouvons-nous vraiment trouver être Dieu, sinon celui que nous n'avons pas recopié sagement des cahiers de notre catéchisme (de quel catéchisme? Comme Voltaire et le théisme nous l'ont bien mâtiné!). On souhaite de nouvelles chances pour la proclamation de Dieu. Ne les avons-nous pas dans les mains? N'aide-t-on pas la Transcendance de Dieu en la montrant, si l'on peut ainsi s'exprimer, comme une Transcendance enfin «admissible»?

«Quid est Deus, quod visitât hominem?», demandions-nous plus haut. Tenter de répondre à cette question comme il a été fait, ne grandit-il pas l'homme et ne répond-il pas ainsi au biblique et généreux émerveillement de l'homme sur soi-même: «Quid est homo, quoniam visitas eum»? Et qu'un païen avait aperçu en un étonnant prologue pré-johannique: «Tu t'émerveilles, écrit Sénèque à un correspondant, que des hommes puissent aller jusqu'aux dieux? Mais le Dieu vient jusqu'aux hommes {ad homines). Bien mieux - et qui (lui) est plus propre encore {quod proprius est) -, il vient parmi eux {in homines venit), il habite» {Epis t. 74). Ce Dieu capable de l'homme, amoureux de l'homme, désirant et passionné de notre beauté et de notre grandeur et de notre munificence (et de nos faiblesses et de nos maladresses et de nos bêtises), n'est- il pas enfin un Dieu «admissible et croyable», à la différence du dieu «impassible et bienheureux» qui rendit Épicure athée? C'est même notre différence avec les Juifs: nous n'avons pas à chercher à voir Dieu face à face, c'est lui qui nous regarde face à face (et nous savons, depuis le puits de Jacob et depuis la «femme adultère» et depuis le regard jeté sur Pierre au prétoire, que cela n'a rien à voir avec le Regard du Dieu de Sartre). Dieu se cherche en nous. «Et si Dieu nous tire à soi avec une force infinie, nous aussi nous le tirons à nous. Son ciel subit notre force»[48].

Si la véritable anthropologie est théologale (l'homme fait pour Dieu), la véritable théologie est anthropologale (Dieu ne se comprend totalement que dans son abandon à l'homme). La philanthrô- pia l'exprime et la kénose en dit la raison. Dieu et l'homme s'inter- signifient. Si l'homme parvient à l'accomplissement de ce qu'il est lorsqu'il partage la vie divine, n'oserions-nous pas dire, toute analogie préservée, que Dieu, dans son Verbe, achève quelque chose de lui-même (une capacité) lorsqu'il se rapproche au plus près de nous? «Crois dans le Fils de Dieu (...), qui se fait d'autant plus homme par toi, que tu te fais dieu par lui» (Grégoire de Naziance, Or. 40, ch. 45).

Quand Rahner parle, à propos de l'humanité de Jésus, d'une humanité non simplement assumée mais assumable, ne dit-il pas, en termes inversés, quelque chose de ce que nous voulons dire ici d'une capacité assumante en Dieu? Si nous trouvons en Dieu notre capacité (déification), n'est-ce pas parce que en Dieu se trouve la capacité de cette capacité[49] ? «(Car à quoi sert) la voix sinon à joindre la voix qui a commencé avant elle?»[50]. Ex ante.

On peut dès lors se demander si des termes (nous voudrions dire maintenant: des concepts) comme kénôse, philanthrôpia, sunkata- basis etc., ne sont pas termes rigoureux et adéquats pour exprimer la Transcendance divine? Je dirais même: pour sauvegarder la vraie Transcendance divine. En s 'incarnant, le Verbe ne se renonce pas. Et n'est-ce pas en nous un manque de foi ou comme une peur tout arienne et toute monophysite qui nous fait craindre qu'un Dieu «capax hominis» ne soit plus tout à fait le grand Dieu? Si nous avions l'audace des mystiques, l'audace d'une foi de Magnificat sans réticence sur notre grandeur («Fecit in me magna qui potens est»), la douce assurance d'un Nunc dimittis sans peur («Ut sine timoré»), - nous oserions peut-être nous risquer à dire (avec cet excès que permet le langage poétique donc théologique de l'émerveillement) que le Seigneur va jusqu'à s'accomplir en devenant homme (cfr Hb 2,10). Si la grâce parfait la nature, la kénose ne parferait-elle pas la Transcendance? «Tout Fils qu'il était, par ses souffrances (et par) l'obéissance, il fut conduit jusqu'à son propre accomplissement {teleiôtheis egeneto)» (cfr Hb 5,8-9).

Notre Logos sarkôteos ou enanthrôpèteos n'est-il pas le véritable Logos spermatikos ou endiathetos pressenti des anciens (mais auquel la gloire de la chair était refusée?). «Celui qui est cause de tout l'univers a ensemencé dans tous les êtres des marques de son absolue surabondance, et par le moyen de ces marques il a établi tous les êtres en référence à lui et il est indiciblement présent à tous, bien qu'il (parce qu'il?) transcende tout l'univers» (Proclus, Theol. Plat., II, 8). Si le Verbe est couché sur le flanc du Père, comme le représentent certaines icônes, n'est-ce pas parce qu'il est en Dieu cette présence hypostatique de la capacité d'humanité en Dieu? La toute- puissance de Dieu serait-elle vraie si Dieu ne pouvait pâtir? «Quand Adam tomba, Dieu tomba», dit rudement Julienne de Norwich {Méditations, XIV). Et l'on doit bien sûr en même temps entendre le second «tomba» comme un «descendit», celui-là même de la sun- katabasis de l'Incarnation[51].

Le Verbe, si l'on peut dire, introduit en Dieu la possibilité ontologique du salut futur. Le salut est relation avec Dieu. Or le Verbe est relation au Père (et à l'Esprit). Il achève en quelque sorte sa relation trinitaire en entrant en relation avec nous[52] ? Resterons-nous d'éternels chrétiens timides de notre grandeur, des chrétiens sans Magnificat, des chrétiens sans orgueil? Le Père continue d'engendrer son Fils en nous, ne cesse de répéter Maître Eckart. Et j'ajouterais: tout comme l'Esprit parfait la gloire dans la Trinité, non seulement parce qu'il est amour du Père et du Fils, mais aussi parce qu'il sanctifie et vivifie l'homme de la vie même de Dieu (zôôpoiôn), de même le Fils glorifie le Père, non seulement en étant son Fils, mais aussi en s'incarnant et en sauvant l'homme. «Père, je t'ai maintenant glorifié de la gloire que tu m'as donnée dès l'origine» (cfr Jn 12,23; 13,21; 14,13; 17,1).

«Quis est iste, qui venit de Edom, tinctis vestibus de Bosra?» (Is 63,1). Dieu est venu à nous déjà revêtu des vêtements royaux d'humanitas. «Abyssus sicut vestimentum amictus eius» (Ps 103,6), ce vêtement est abyssal. En venant chez nous, il est venu chez lui («in propria»). Oserions-nous dire: «Et Verbum erat apud car- nem»? «L'éternel fait irruption dans le temporel, l'invisible dans le visible, et il en résulte deux qualités; la matière est tout à la fois périssable et refuge de l'impérissable»[53]. Après le fiât demandé à Marie et à notre liberté pour l'en rendre tout à fait et effectivement capable, le Verbe n'a, pour pouvoir s'incarner, rien dû nous dérober ou nous voler, comme dit Claudel. «Quae non rapui, tune exsolve- bam» (Ps 68,5). Seuls les professeurs (de théologie?), poursuit-il, se scandalisent qu'il soit venu «se (procurer) chez nous de quoi mourir»[54]. Il n'a fait que prendre ce que son être appelait de lui- même. Du fond de son infinité appelant la nôtre. «Abyssus abyssum invocat» (Ps 41,8).

«Le nom de Dieu est sans étymologie», dit Maïmonide[55]. Pour nous, le Verbe de Dieu n'est pas tout à fait sans étymologie: une étymologie humaine.

Si Pâques et la Résurrection prouvent en l'homme un «capax Dei», Noël et l'Incarnation n'indiquent-ils pas en Dieu un «capax hominis»?


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  1. 1 En somme, on renverserait les choses. Non pas : Dieu est tout-puissant ; donc, s'il le veut, il se rendra capable d'être homme. Mais : Dieu est «capable» d'être homme en vertu de sa nature et il «suffit» qu'il le décide dans sa toute-puissance pour que cela devienne réalité. Ajoutons encore ceci. Il est bien entendu, en bonne théologie, qu'il ne devrait pas y avoir lieu de distinguer en Dieu volonté et être. Mais la même théologie nous apprend que nous avons le droit de faire ces distinctions quoad nos car elles sont conditions conceptuelles pour nous y retrouver, nous qui avons besoin de distinctions pour penser. Il nous reste ensuite à ré-unir.
  2. 2 Nous avons l'impression qu'il s'agit ici de chercher à remplir un vide conceptuel. On a beaucoup raisonné sur les modalités de l'union des deux natures dans le Christ, en quelque sorte et si l'on peut dire «conséquentes» à l'Incarnation. Mais a-t-on suffisamment réfléchi à ce qui en Dieu «précède» cette union et la rend fondamentalement possible, ab originel En parlant d'une capacité de l'homme qu'il y aurait en Dieu («Deus capax hominis»), nous cherchons des éléments de réponse à cette question. Quant à cette notion elle-même de capacité, nous voulons y trouver un concept qui évite toute réification ontologique (Dieu aurait en lui une part d'essence humaine), mais dise cependant plus qu'une disposition qui ne viendrait que de sa volonté, sans concerner du tout son être, sa «nature». Capacité dit idonéité intrinsèque, virtualité de structure, ancrage dans l'être. Tous ces mots sont évidemment fragiles et inférieurs à la tâche. C'est à l'argumentation de l'article de les dépasser.
  3. 3 Y. Congar, Jésus-Christ, Paris, 1965.
  4. 4 A. GeschÉ, Le Dieu de la Bible et la théologie spéculative, dans Ephemerides Theologicae Lovanienses, t. 51, 1975, p. 5-34.
  5. 5 Y. Congar, o.c, p. 34.
  6. 6 K. Rahner, Traité fondamental de la foi. Introduction au concept du christianisme, Paris, 1983. On sait aussi combien K. Barth, sur le tard de sa vie, a su être éloquent sur l'humanité de Dieu.
  7. 7 Voir A. Gesché, Théologie de la vérité, dans R.ThL., t. 18, 1987, p. 187-211 ; Id., Du dogme, comme exégèse, ibid., t. 21, 1990, p. 163-198.
  8. 8 Que certains de ces mots soient trop forts, je préfère cependant, par souci heuristique, en prendre pour l'instant le risque.
  9. 9 R. Char, Œuvres complètes (coll. Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 1983, p. 263.
  10. 10 Quand il s'agit de représenter le Verbe incarné, l'iconographie nous le représente généralement adulte et barbu, signes de précarité et de devenir proprement humains sur cette terre.
  11. 11 Expression que nous trouvons avant lui chez Cassiodore, Bède le Vénérable, Grégoire le Grand, chez sa contemporaine Hildegarde de Bingen, etc. (consulter le Thésaurus Patrum Latinorum de la Banque de données mises en mémoire par le CETEDOC, laboratoire d'information en sciences humaines de l'Université Catholique de Louvain à Louvain-la-Neuve, sous la direction du Professeur P. Tombeur). À chaque fois, le contexte et ce qu'on peut en percevoir du sens sont identiques. Mais c'est historiquement la citation bernardine qui a retenu les théologiens (voir H. Kûng, La Justification, tr. fr., Paris, 1965).
  12. 12 Je remercie mon collègue, Madame Vandervorst-Zeegers, de la Faculté de Philosophie et Lettres, qui a renouvelé et augmenté mes souvenirs de philologue classique.
  13. 13 En plus du décret éternel, remarquons que c'est l'homme lui-même, dans sa déchéance, qui postulait ce saint baiser de l'Incarnation : «Ita ergo vêtus querela (plainte, attente, postulation, exigence) sacrosanctum osculum, id est incarnandi Verbi mysterium» (Sermo in Cant., 2, 7). Cette référence, comme les deux autres, m'ont aimablement été données par le Père Ch. Dumont, de l'abbaye cistercienne de Forges-lez-Chimay (Belgique).
  14. 14 Ce raisonnement nous fait opportunément songer, mutatis mu tandis, à ce que la théologie nous dit sur la nature humaine, que l'on peut certes abstraitement imaginer en l'état de «nature pure», mais que l'on ne peut concrètement envisager autrement que comme «nature destinée au surnaturel».
  15. 15 Même Kiing, sans doute inquiet, me semble faire encore trop souvent appel à la toute -puissance et à la libre souveraineté de Dieu, même s'il ne le fait pas en nominaliste (cfr p. 57 et sv. ; 77 et sv.) Il est plus ferme dans son Incarnation de Dieu, tr. fr., Paris, 1973, p. 664-688, où il est fait appel aussi à K. Rahner, à H. Urs von Balthasar, à E. Jungel et plusieurs autres.
  16. 16 Et ainsi nous échappons à toute interprétation qui voudrait parler de nécessité en Dieu.
  17. 17 Lire L. Morren, Dieu est libre et lié, Paris, 1975.
  18. 18 Certes, Origène ne parle ici, strictement, que de la création (incluse dans l'éternité du Père et de sa Sagesse, le Verbe). Mais il ne me semble pas interdit d'étendre la réflexion à l'Incarnation.
  19. 19 Je préfère recourir au mot latin, pour sauvegarder un flou qui préserve de la pensée grossière et gnostique (que l'on songe à l'Adam-Cadmos) qu'il y aurait en Dieu un homme, au sens individué du terme. Remarquons que Congar ne va jamais qu'à parler è'Humanitas ou d'Humanité.
  20. 20 J. Bonsirven, Théologie du Nouveau Testament, Paris, 1951, p. 254.
  21. 21 Pourquoi ne pas citer ici le Dante du De Monarchial «En toute action, l'intention première de l'agent, qu'il agisse par nécessité de nature ou volontairement, est de révéler sa propre image (...). Donc rien n'agit sans rendre patent son être latent (Nihil igitur agit nisi taie existe ns quale patiens fieri débet)».
  22. 22 Nicodème l'Hagiorite, Sur la garde des cinq sens, Paris, 1969, p. 209.
  23. 23 Selon la formulation en prose de son commentateur, R. Munier, dans M. de Unamuno, Le Christ de Velazquez, Paris, tr. fr., 1990, p. 16.
  24. 24 On en est évidemment tenté plus que de mesure quand, dans notre contexte, on lit dans la superbe Vulgate le superbe : «apparuit humanitas Salvatoris nostri» (Tit 3,4). Mais il faut résister (hélas !).
  25. 25 Marguerite Yourcenar, Le temps, ce grand sculpteur (coll. Folio-Essais), Paris, 1991, p. 221.
  26. 26 Le mot de structure nous fait hésiter, «il fait mal», surtout quand on se permet d'y recourir à propos de Dieu. Je voudrais cependant citer ceci de Gabriel Marcel, où certes on est dans un autre contexte (celui de l'intersubjectivité), mais qui n'est pas si éloigné : «Que cherchons-nous au juste ? Non pas un fait (...), pas davantage une forme (...)• Mieux vaudrait parler sans doute de structure - à condition de nous rappeler cependant que, lorsqu'on parle de structure, on évoque habituellement quelque chose qui se présente comme un objet susceptible d'être considéré du dehors : or ici, c'est, si j'ose dire, du 'dedans' d'une structure qu'il est question» (Foi et réalité, Paris, 1967, p. 22).
  27. 27 Derrière le caractère apparemment purement conceptuel de Yanalogia entis, se cache, en fait, le mystère troublant de l'Incarnation : il y a une relation, un fil d'être entre toutes les réalités. Disons-le : même entre les petites souris et Dieu. Dans cette conceptualisation, il y a une fois de plus, comme souvent dans la scolastique, une merveille anthropologique.
  28. 28 L'argument thomasien de convenance fait à la fois honneur à Dieu (Dieu ne fait pas n'importe quoi) et honneur à l'homme (ce qui est fait par Dieu est ce qui lui est le plus convenant). Et cet argument de convenance est en même temps un hommage à la raison, ... ce qui ne gâte rien.
  29. 29 L. Feuerbach, L'essence du christianisme, tr. fr., Paris, 1968, p. 194. Il ne s'agit évidemment pas de reprendre à notre compte l'immanentisme de Feuerbach et sa réduction anthropologique de Dieu. Il n'empêche, une telle «profession» nous donne vigoureusement à penser.
  30. 30 Voir A. de Halleux, Dieu le Père tout-puissant, dans R.ThL., t. 8, 1977, p. 401-422.
  31. 31 Texte de Kierkegaard (Situations IX), cité par Benny Levy, Le nom de l'homme. Dialogue avec Sartre, Paris, 1984, p. 171, texte qui intriguait tellement Sartre, qu'il y revenait souvent.
  32. 32 J. Moltmann, Trinité et Royaume de Dieu. Contributions au traité de Dieu, tr. fr., Paris, 1984, p. 144.
  33. 33 Nous reprenons ... la traduction française ... de la traduction espagnole de M. de Unamuno, Journal intime, Paris, 1989, p. 161, qui nous paraît plus savoureuse que celle de nos savants traducteurs.
  34. 34 Sor Juana Inès de la Cruz, Le divin Narcisse (Préface de Oct. Paz), tr. fr., Paris, 1987, p. 168.
  35. 35 J'ai trouvé cette suggestion dans les cahiers de ma mère.
  36. 36 Je forge évidement ici de purs néologismes. Puisque Christos vient de chriô, il faudrait rigoureusement proposer : christeos. Mais le mot «Christos» ayant pris une telle autonomie par rapport au verbe «chriô» (dont il dérive bien sûr), je m'y résous sans complexe.
  37. 37 N'est-ce pas le minimum que nous pouvons dire quand on pense qu'avec Origène nous pourrions aller jusqu'à parler de passion d'amour dans le Père ?
  38. 38 Je songe à un beau texte de Boèce en ses Principia Arithmetica : «Omnia quaecumque a primaeva rerum natura constituta sunt, numerorum specie videntur esse formata. Hoc enim fuit principale in anima Conditoris», cité par saint Thomas, en son Quodl. III.
  39. 39 Comte J. de Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, I, 4, Paris, s.d., p. 184.
  40. 40 Le pardon est aussi une de ces caractéristiques éthiques de Dieu. On sait que, bien plus que ses dons thaumaturgiques, c'est le droit que se donne le Christ de pardonner qui lui attire les foudres de ses adversaires, et parce qu'ils y voient précisément un attribut rigoureusement divin. Le véritable attribut divin ?
  41. 41 «Voici la vérité qui est tellement autre et mieux. Autre ? Mais ce que nous aimons précisément, c'est cet air de parenté sublime (...). Il nous semble que nous l'avions toujours su (...). Un Dieu qui s'est fait homme pour nous et qui est capable d'écouter et de répondre. Toutes ces possibilités (...) entre lui et nous» (P. Claudel, La Messe là-bas).
  42. 42 Emm. LÉvinas, Entre nous. Essai sur le penser-à-V autre, Paris, 1991, p. 71. Où nous rejoignons, remarquons-le, ce que nous disions plus haut sur le caractère ontologique qu'ont sans doute dans la Bible les attributs moraux (ou plutôt que nous qualifions tels).
  43. 43 Y. Congar, o.c, p. 37-39.
  44. 44 Peut-être préservons-nous mieux la toute-puissance en ne la pensant qu'une fois, plutôt qu'en la multipliant sans cesse.
  45. 45 Sans exclure que celle-ci comme celle-là soit geste gratuit d'une liberté : je ne suis pas obligé de faire ce dont j'ai la capacité.
  46. 46 Voir A. Gesché, Notre terre, demeure du Logos, dans Irénikon, t. 62, 1989, p. 451-485 ; A. Gesché, Un secret de salut caché dans le cosmos ? dans Création et salut, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1989 ; et mes deux articles signalés en note 7 du présent article.
  47. 47 R.-M. Rilke, Cimetière juif. Visions du Christ, 1896-1897.
  48. 48 M. de Unamuno, La vie de Don Quichotte et de Sancho Pança, tr. fr., Paris, 1959, p. 23.
  49. 49 Sinon, en effet, G. Morel aurait raison de voir en la déification de l'homme comme une destruction de celui-ci.
  50. 50 P. Claudel, Cantate à trois voix, Paris, 1948, p. 34. Chez les Athéniens, rappelle Hegel, était puni de mort celui qui ne laissait pas allumer à sa lampe celle de l'autre.
  51. 51 «Dieu tomba». On trouve à la fois l'idée que je viens de dire et celle de la «surprise» de Dieu devant le mal, dont parle aussi François de Sales quand il parle de Dieu qui tombe à cœur failli au moment du péché originel (voir A. Gesché, Dieu pour penser, vol. I, Le mal, Paris, 1993).
  52. 52 C'est ce qu'exprimait la théologie scolastique en disant que les missions de Dieu à l'homme expriment ou prolongent dans le temps les processions éternelles en la Trinité.
  53. 53 E. Jûnger, Le contemplateur solitaire, Paris, 1992, p. 50.
  54. 54 P. Claudel, Un poète regarde la Croix, Paris, 1935, p. 104 (il faut lire tout 103-105).
  55. 55 Maïmonide, Le guide des égarés, tr. S. Munk, Paris (réédition Verdier), 1979, p. 147.