Jean Bodin

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BODIN JEAN (1529-1596)

Pierre MESNARD : membre de l'Institut

Les œuvres de Jean Bodin sont maintenant traduites en plusieurs langues ; souvent rééditées, elles font l'objet de nombreuses études aussi bien en Italie et aux États-Unis qu'en France ; Bodin apparaît aux yeux des critiques comme l'un des plus grands philosophes politiques de tous les temps. Cela tient à ce qu'il a défini le premier avec toute la netteté désirable la notion de souveraineté, à ce qu'il a exposé dans sa République la structure fondamentale de la monarchie française comme type idéal de l'État moderne et établi à partir de ces deux pôles éminents, la Rome républicaine et la France royale, une comparaison systématique de tous les États connus et de leurs institutions en y comprenant aussi bien les empires anciens étudiés par les historiens classiques que les États nouveaux du Nord, de l'Orient et de l'Amérique, découverts ou redécouverts par les explorateurs et les sociologues de la Renaissance. Souveraineté, droit comparé, philosophie de l'histoire fondée sur une connaissance positive du fait, la rencontre de ces trois facteurs, enfin portés à leur point de clarté rationnelle, correspond à un bond de la réflexion politique tellement prodigieux que nous n'en avons pas, depuis, connu de semblable.

Économiste et philosophe, Jean Bodin doit son universelle renommée aux Six Livres de la République qui sont un des ouvrages les plus importants du XVIe siècle, et qui figurent parmi les grands classiques de la philosophie politique.

Une philosophie politique correspond à la captation d'une réalité sociale donnée et à son élaboration à partir d'une intuition philosophique originale. C'est ainsi que l'œuvre de Machiavel doit sa pureté à la dramatique exiguïté de son cadre politique et au pessimisme fondamental de son intuition centrale. Machiavel professe une philosophie désenchantée, celle d'un néoplatonisme héraclitéen. La situation de l'Italie, en proie aux divisions et aux factions, est conforme à la doctrine qui fait de l'univers sublunaire le sujet d'un écoulement perpétuel. Il faut arrêter ce flux par tous les moyens : par la virtuosité cruelle du prince nouveau ou, si l'on peut, par l'activité législatrice de l'homme providentiel. Entre les deux, le climat moyen sera constitué par un art de gouverner en s'aidant de la fortune.

Le champ de Bodin est autrement large et son ciel est plus serein que celui de Machiavel. Quelle que soit l'étendue de la crise intérieure qui secoue le peuple français, dans la dure épreuve des guerres de religion, qui remettent tout en question, la France n'en est pas moins le plus grand et le plus solide des États européens avec huit siècles de progrès continu derrière elle. Étudier les raisons de ce développement heureux et remettre, à l'occasion des états de Blois (1576), le pays dans une situation conforme à son véritable génie, tel est le double souci, à la fois théorique et pratique, du juriste angevin. Mais il ne faut pas oublier que Bodin, même en dehors du domaine de la spéculation juridique, reste un philosophe au sens le plus large du mot, et un philosophe de la seconde moitié du xvie siècle, moment historique où la pensée française, aux prises avec tout l'acquis de la Renaissance ne peut qu'organiser cet amas de vraies et de fausses connaissances dans la plus ambitieuse des synthèses ou le rejeter complètement comme un lourd fardeau encombrant l'esprit humain. Montaigne (1533-1592) choisira la seconde réponse, Bodin la première : Descartes, en les confrontant à la lumière d'un rationalisme nouveau, ouvrira la voie royale de la pensée classique.

Philosophie générale[modifier]

La philosophie générale de Jean Bodin s'est exprimée dans un certain nombre d'ouvrages dont la lecture importe beaucoup à la compréhension approfondie de sa pensée politique. Son effort de rationalisation trouve sa discipline dans l'histoire, dans la mesure où, comme le disait Auguste Comte, une fois la sociologie créée, l'esprit des sciences humaines doit devenir prépondérant dans l'explication de tous les phénomènes. Considéré sous cet angle, l'ensemble du savoir humain se décompose en trois disciplines fondamentales :

  • L'histoire religieuse, à savoir l'exposition des raisons pour lesquelles Dieu a créé le monde et communiqué aux hommes par les diverses révélations les moyens requis pour l'honorer religieusement et pour collaborer aux desseins de la Providence ;
  • L'histoire naturelle étudiera l'évolution de l'univers créé, démontrera sa finitude, exprimera la structure fondamentale des choses et des êtres, généralement liée au nom hébreu que Jéhovah leur imposa au cours de la Genèse : on aboutit ainsi à une physique non seulement finalisée, mais sacralisée, exposée avec toute l'ampleur nécessaire dans ce livre étonnant et trop peu connu, l'Amphithéâtre de la nature (1595) ;
  • Enfin l'histoire humaine analyse dans le même esprit la structure et le développement des institutions politiques, où s'exprime le plus nettement le rôle que joue l'homme dans ce que l'on a appelé la création continuée.

La Méthode de l'histoire (1566) annonçait ce projet grandiose (à la fin du chapitre iii) ; les derniers chapitres sur la fin du monde posent les fondements de l'histoire naturelle, dont le champ devait être exploré sous la forme d'une explication intégrale donnée par le mystagogue dans l'Amphitheatrum naturae. Cette partie de la doctrine aboutit donc dans l'esprit de l'auteur à une synthèse parfaite et entièrement positive, dont les fondements correspondent à la science sacrée contenue dans les Écritures. On peut, d'autre part, considérer la trop célèbre Démonomanie (1580) comme un essai de trait d'union entre l'histoire naturelle et l'histoire divine, une espèce de négatif de leur nécessaire synthèse.

L'apport personnel de Jean Bodin réside dans une synthèse de l'histoire humaine, amorcée déjà longuement dans La Méthode de l'histoire et portée à son plein épanouissement dans La République (1576). Jean Bodin y a envisagé la conduite à tenir pour un chef d'État désireux de gouverner son pays à la fois d'après sa constitution naturelle (cadre géographique, données historiques et économiques) et les vues manifestes de la Providence. Dans la mesure où l'histoire humaine est logiquement la dernière, on peut dire que la tentative a pleinement réussi : aussi La République se termine-t-elle par un hymne platonicien à la justice divine. En gouvernant sagement son royaume, le monarque authentique parvient à ranger chacun à sa place et à réaliser dans la cité humaine cette proportion harmonique qui reste la marque imprimée par Dieu à son univers.

Malheureusement, l'histoire religieuse, première en droit et en dignité, n'a pas su déboucher sur des conclusions positives, et c'est le drame du xvie siècle. La réforme révolutionnaire et centrifuge, la réforme interne de l'Église n'ont abouti qu'à lui faire perdre cette universalité, gage et schéma de sa transcendance. Les divisions entre chrétiens ont permis à la libre pensée, alimentée par les progrès de la science positive, de développer toute sa puissance dissolvante. Entre le fidéisme des uns et le scepticisme des autres fleurissent de nombreux ésotérismes plus ou moins apparentés à la kabbale et nourris par tous les microbes de l'Antiquité classique, du fuligineux Moyen Âge et de la trouble Renaissance. L'historien objectif que demeure Bodin, même lorsqu'il paraît divaguer, ne peut que dresser ce constat d'impuissance. C'est le sens authentique du célèbre Colloquium Heptaplomeres qui est une véritable représentation dramatique de ce désaccord généralisé. Les sept sages représentant les diverses options religieuses ou rationalistes de l'époque, après avoir confronté leurs dogmes fondamentaux, ne peuvent que constater leur entier désaccord et s'inciter à une mutuelle tolérance. Quant à sa religion personnelle, Jean Bodin, alors jeune carme angevin lâché dans la jungle parisienne, semble s'être laissé embarquer dans tous les progressismes de l'époque. Le fait d'avoir frôlé le bûcher, d'abord avec les intégristes parisiens, puis avec les sectaires de Genève, paraît l'avoir conduit à afficher extérieurement un prudent fidéisme, tandis que sa croyance intérieure s'approfondissait et se simplifiait à la fois, sous l'influence de plus en plus sensible de la pensée hébraïque.

On voit que l'indiscutable platonisme de Jean Bodin n'est pas, comme celui de tant d'idéalistes florentins, un optimisme facile et a priori, mais un engagement total, d'où ne furent absents ni le courage de l'esprit, ni la prudence de l'action.


« La République »[modifier]

L'État de fait[modifier]

Platonicien d'esprit, Bodin se révèle aristotélicien de méthode, dans la mesure où il part de l'observation des faits et du dénombrement complet de toutes les sociétés connues. Cette étude se fait sur le plan des sciences naturelles : elle correspond à l'œuvre de celui que Bodin appelle le géographistorien. L'étude des différents États « en situation » fait ressortir toute l'importance des facteurs physiques qui semblent à première vue déterminants.

La théorie des climats[modifier]

Jean Bodin parachève à cette occasion la théorie des climats déjà amorcée par Aristote et dont la reprise par Montesquieu ne sera qu'une imitation. Il montre l'importance de la position occupée par la cité, de son ouverture sur la mer ou de sa situation au carrefour de grandes routes naturelles, l'importance de l'altitude, du régime des vents, de la composition du sol, de l'étendue du territoire, de l'idiome national. Tout cela oriente spontanément un État donné vers telle forme politique : un grand État complexe, sis dans une région tempérée comme la France, ne peut guère recevoir qu'une forme monarchique, un petit pays montagnard comme les cantons suisses, qu'une forme républicaine.

La division la plus importante aux yeux de Bodin est celle qui se fait eu égard à la latitude. Des deux côtés de l'équateur, chaque hémisphère se divise en trois bandes fondamentales correspondant aux pays du Nord, du Midi et, entre les deux, de la zone tempérée. Les gens du Nord sont violents, actifs et industrieux, ils réussissent dans la guerre et les techniques, ils doivent se garder de la propension trop marquée à l'ivrognerie. Les hommes du Midi sont lents et sages, très doués en ce qui concerne la réflexion mathématique et, d'une manière générale, la contemplation. Ils sont marqués par un esprit religieux authentique, qui les garantit contre les dangers des mutations historiques. La zone intermédiaire favorise par son climat modéré l'expansion naturelle de l'humanité. Ses habitants sont caractérisés par l'aptitude spontanée aux relations sociales, aux institutions et aux qualités relevant du droit et de la justice. Ils brilleront particulièrement, comme les Grecs, les Romains ou les Français, dans le domaine de la politique.

L'évolution historique[modifier]

Mais d'autres éléments, au moins aussi puissants, contribuent eux aussi à forger la personnalité des nations. Il y a d'abord chez Bodin quelque chose qui s'apparente un peu à la théorie du challenge chère à Toynbee, à savoir la manière dont un peuple conscient des avantages et surtout des difficultés propres à sa situation relève le défi que la nature lui a porté. Cela lui sera possible en se donnant d'excellentes institutions tenant compte à la fois des données acquises et de la possibilité de les corriger.

Or, un peuple que sa longue histoire a intégré successivement dans plusieurs systèmes de civilisation en a souvent conservé des principes politiques hétérogènes. Là aussi, il faudra marcher dans le sens de l'histoire, comme on marchait tout à l'heure dans le sens de la géographie, concilier ces tendances et les intégrer sous l'autorité d'une forme pure.

En ce qui concerne la France, on peut dire qu'à la fin du xve siècle le principe chrétien, le principe féodal et le principe romain sont également présents dans la respiration même de l'État. L'État reste avant tout la communauté chrétienne politiquement organisée : le prince et ses officiers jurent fidélité à l'Église et la prennent comme garante de leurs équité et loyauté futures ; de là la gravité de la crise ouverte par la prétention d'un prince hérétique (le futur Henri IV) d'accéder à la couronne du Roi Très Chrétien.

Mais, de ses origines germaniques, la monarchie franque, puis française, a retenu l'importance du principe féodal. La quasi-totalité des membres du corps social sont reliés entre eux par des obligations de type personnel qui font de la noblesse la classe politique par excellence. Aux yeux de nombreux Français, le roi est, avant tout, le gardien de tous ces privilèges, considérés alors comme autant de libertés. Aussi les états généraux de 1484, où sont représentées jusqu'aux communautés de village, demanderont-ils au monarque de sanctionner par un acte public « en libertés, privilèges, franchises, provisions et juridiction des gens d'Église, nobles, cités, pays et villes ». Cette conception féodale prévaut encore au xvie siècle dans la politique archaïsante présentée par Seyssel, qui, dans sa célèbre Monarchie de France (1515, 1519, 1539, 1541), la rattache à la théorie aristotélicienne du gouvernement mixte. Dans toute période de défaillance monarchique, la revendication de ces libertés s'exaspère comme le firent la noblesse protestante et les cités ligueuses pendant les guerres de religion.

Mais le troisième principe a décidément le vent en poupe. Il s'agit du principe unitaire tiré du droit romain. La remise en ordre des textes fondamentaux opérée par les grands juristes italiens du bas Moyen Âge, la réception du droit romain comme droit impérial en Allemagne, au cours des xve et xvie siècles, ont popularisé la notion de la majestas. Celle-ci glisse insensiblement du plan impérial au plan royal. C'est l'œuvre des légistes du roi de France à partir de Philippe le Bel ; ils s'efforcent de purifier la notion et d'en revendiquer le bénéfice pour leur souverain aux dépens du pouvoir pontifical et de l'autorité censée supérieure de l'empereur. Une série importante de textes jalonne cette évolution. Le fait et le droit se rejoignent dans l'action continue menée par les rois de France de 1453 à 1525. Le concordat de 1516 et l'ordonnance de Villers-Cotterêts jugulent définitivement le clergé, tandis que l'extension de l'administration royale mine l'autorité des seigneurs. La seule classe qui monte est la bourgeoisie, dont l'élite intellectuelle fournit à la monarchie française non seulement ses meilleurs serviteurs, mais aussi ses théoriciens. Le cas personnel de Jean Bodin est très représentatif de cet état de choses.

L'État de droit[modifier]

Les sociétés, ainsi définies par le fait qu'elles constituent une communauté symbiotique supérieure, doivent remplir certaines conditions de forme pour qu'on leur reconnaisse la dignité d'État. Il faut bien comprendre comment Bodin répond à cette question en posant deux termes corrélatifs dont la réciprocité établit, du même coup, l'existence et la structure de la société politique. Ces deux termes corrélatifs sont la république et la souveraineté.

La manière dont on a ici abordé la question, le titre même du grand ouvrage de l'auteur tendent à privilégier, dans cette philosophie politique, le premier terme et du même coup la part du droit social. En revanche, la plupart des juristes de profession, spécialistes de droit public, privilégient le terme de « souveraineté » et, oubliant la priorité de droit et de fait de la communauté politique, soulèvent des difficultés propres à un absolutisme complètement étranger à Bodin. En vérité, comme Aimé Forest l'a si bien montré à propos de saint Thomas, dans toute philosophie bien ordonnée, il y a une réciprocité de la matière et de la forme. Chez Bodin, cette réciprocité éclaire jusqu'aux détails de l'exposé. C'est ainsi qu'on pourrait très justement définir la tyrannie comme un régime où les droits du souverain sont supérieurs à ce que requiert le bien commun de l'État.

La première définition de Bodin posera donc cette corrélation essentielle : « République est un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine. » La république est donc, parmi toutes les communautés, celle qui se définit par l'apparition de la souveraineté. Sans doute est-elle constituée par cette matière sociale dont la géographie et l'histoire ont pratiquement modelé la pâte, mais elle n'existe comme telle que par l'exercice de sa forme politique : « Mais tout ainsi que le navire n'est plus que bois, sans forme de vaisseau, quand la quille, qui soutient les côtés, la proue, la poupe et le tillac sont ôtés : aussi la république sans puissance souveraine qui unit tous les membres et parties d'icelle, et tous les ménages et collèges en un corps, n'est plus république. » Et, pour passer de l'image au concept : « La souveraineté est la puissance absolue et perpétuelle d'une république. » Une analyse méthodique d'une très grande sûreté conduit notre auteur, parmi tous les « droits régaliens » que les rois de France exhibaient depuis le xiiie siècle à ne retenir comme signe de la souveraineté que la puissance de donner et de casser la loi.

Unité du principe politique, diversité des modes de gouvernement[modifier]

Une telle autorité, forme vitale de l'État, ne saurait se monnayer. La souveraineté, comme la république, est une et indivisible : elle appartient en entier à celui qui a le pouvoir de donner et de casser la loi, prince, élite ou peuple. Dans le premier cas, on a une monarchie, dans le deuxième une aristocratie, dans le dernier une démocratie. Dans la mesure où ils sont exercés avec justice et conformément à leur principe, ces divers régimes se conservent plus ou moins longtemps. Bodin étudie les diverses raisons pour lesquelles ils évoluent fatalement vers leurs contraires par un déterminisme assez complexe : les imperfections humaines et un certain rythme général de l'univers, mathématiquement contrôlable, rendent l'autorité d'un État beaucoup plus vulnérable au terme de certaines périodes. C'est ainsi que, pour des raisons purement mathématiques, Jean Bodin s'est, très mal à propos, demandé, vers la fin des guerres de religion si cette monarchie française dont il avait dressé un portrait si magnifique n'était cependant pas « mûre » pour la disparition.

La conception bodinienne de la souveraineté s'oppose donc radicalement à la théorie de la supériorité des formes mixtes, si chère aux théoriciens médiévaux et dont Claude de Seyssel restait le représentant attardé. Mais, si Seyssel avait tort en droit, les faits qu'il avançait à l'appui de sa thèse pouvaient, pour la plupart, s'intégrer dans une théorie unitaire, à condition d'être situés à leur véritable niveau. C'est qu'à côté du principe de la souveraineté, qui est, pourrait-on dire, posé par la Constitution, il y a la manière dont on l'exerce, ce que Bodin appelle assez justement le mode de gouvernement. Il est bien certain, par exemple, que les rois francs, toujours entourés de leurs pairs, correspondent à une monarchie à gouvernement aristocratique et que, sous sa forme actuelle, la Ve République est un état démocratique à gouvernement monarchique.On voit, par ce dernier cas, combien les catégories de Bodin permettent encore d'éviter de fâcheuses confusions.

La genèse idéale du pouvoir[modifier]

L'État n'apparaît donc qu'au moment où la souveraineté se met en place. Ce n'est pas un fait initial ni nécessaire, car l'histoire nous montre des peuples demeurés très longtemps au stade initial, où des tribus nomades vivaient dispersées, ne connaissant d'autre autorité réelle que celle du chef de famille. Celle-ci est donc antérieure à celle de l'État, et de ce fait l'autorité civile est peut-être ontologiquement inférieure à celle du paterfamilias, directement posée par Dieu avec le premier couple. Bodin s'exalte à cette idée et à toutes les conséquences qu'en ont tirées le droit romain et la religion hébraïque dans leurs pureté et dureté premières.

Mais l'évolution a conduit les différents chefs de famille, pour assurer leur protection et réaliser la division du travail, à coordonner leurs forces et à abandonner la transcendance de leur autorité individuelle au profit du nouveau souverain. L'hypothèse est, dans son ensemble, conforme au schéma défini par Cicéron, mais elle est soutenue par une connaissance approfondie des institutions politiques de tous les peuples. En outre, Bodin sait tirer le plus grand profit de la confrontation des divers types de communauté, les familles, les collèges ou universités, enfin la société symbiotique intégrale constituée par l'État. La république n'est donc en aucune manière une société artificielle dotée d'un pouvoir arbitraire. Elle est une communauté de communautés dotée d'un nouveau pouvoir de contrainte et de sanction. L'intégration, finalement volontaire, à cette réalité suprême n'en reste pas moins nécessaire pour qu'individus et groupements convergents se voient reconnaître, par une prise de conscience sui generis, la possession de droits qu'ils ne détenaient qu'en puissance avant le passage à l'état politique. Et l'on arrive ainsi à une solution extrêmement nuancée où l'État hérite, en définitive par délégation, d'une souveraineté que le chef de famille est seul à posséder de droit divin à l'égard de ses enfants, mais qui, une fois remise entre les mains du prince, s'exerce, incontestée et suprême, sur toute l'étendue de la République.

Bien administré par un prince à qui la main de justice rappelle sa fonction essentielle, l'État permettra alors à chacun non seulement de subsister, mais de vaquer à la seule occupation vraiment digne d'un être humain, à savoir la contemplation. Et cette vie supérieure, qui est le but suprême de tout système platonicien, sera d'autant mieux facilitée aux citoyens qu'ils auront les yeux fixés sur le souverain, véritable préposé terrestre à la réalisation de la justice harmonique et image de « ce grand Roi éternel, unique, pur, simple, indivisible » dont la sagesse entretient la marche de l'univers.


Théoricien de la monarchie absolue ?[modifier]

Les auteurs modernes, qui ne s'embarrassent pas toujours de nuances, ont souvent considéré que Bodin, partisan déclaré de la souveraineté, devait du même coup être considéré comme le fondateur de la monarchie absolue.

Historiquement, cette thèse a d'abord été soutenue, et le fait est assez curieux, par les propres théoriciens de l'absolutisme. José Antonio Maravall a excellemment montré que toute la philosophie politique espagnole du xviie siècle n'est qu'un long duel entre l'influence de Bodin et celle de Machiavel. Par un jeu singulier de contingences historiques, Machiavel, auteur italien, bénéficie, dans l'Espagne baroque, des privilèges généraux de « la nation la plus favorisée », tandis que Jean Bodin, inspirateur du parti des politiques qui ruina définitivement en France les prétentions des ligueurs inféodés à l'Espagne, est traité en ennemi déclaré : finalement, c'est son œuvre qui est condamnée comme machiavélique, tandis que celle du Florentin est agréée, commentée et, mêlée à celle de l'Italien Botero (Della ragione di Stato, 1589), contribue à la théorie de la « véritable raison d'État » soutenue par Barbosa Homem, qui est un machiavélisme renforcé, ad majorem Dei Hispaniaeque gloriam.

En France, au contraire, Jean Bodin est tiré, dès la première génération de ses disciples avec Grégoire de Toulouse (Syntagma juris universi), dans le sens de l'absolutisme. Ce point de vue sera soutenu sans la moindre nuance dans l'œuvre pesante de l'avocat général Cardin Le Bret, De la souveraineté du roi, parue en 1632. L'absolutisme prétendu de Bodin se définira en pratique d'abord par la dictature du « ministère » avec Richelieu, puis avec la dictature royale de Louis XIV à partir de 1682. Mais, pour l'instant, nous sommes encore très loin du terme de cette évolution historique. La République de Bodin est une sublimation du règne de François Ier, proposée en modèle à Henri IV.

Sans doute la progression vers la concentration du pouvoir est-elle déjà manifeste, puisque l'on a pu intituler une fresque doctrinale de l'Encyclopédie française : « L'État de la Renaissance et son évolution vers l'absolutisme ». Mais, avec Jean Bodin, ce terme est très loin d'être atteint : l'exercice de la souveraineté n'implique en aucun sens la reconnaissance d'un absolutisme authentique. Nous pensons donc que Mousnier, Prélot, et beaucoup d'autres, ont tort d'employer ce terme à propos de Bodin. Prélot reconnaît d'ailleurs implicitement cette erreur lorsqu'il sent la nécessité de subdiviser l'étude qu'il consacre à l'absolutisme et de reconnaître une seconde étape, dans l'Apogée de l'absolutisme (1614-1685), où son analyse est remarquable. Mais, précisément, les auteurs qui précèdent cette période ne peuvent être traités d'absolutistes, parce que, sur les points essentiels, ils s'opposent aux thèses que soutiendront leurs successeurs. C'est ainsi que Bodin ne cesse d'anathématiser, sous le nom de monarchie seigneuriale ou de « monarchie à la turque », la thèse favorite de Le Bret, qui tend à faire de l'État la propriété du monarque. Il développe, au contraire, la théorie de la monarchie royale, c'est-à-dire d'un État où le roi est le représentant du bien commun, mais aussi le défenseur des droits de tous ses sujets et de toutes leurs libertés individuelles et collectives. La souveraineté bodinienne, limitée sur le plan transcendantal par la délégation d'un pouvoir conforme à la justice de Dieu, l'est aussi en pratique : à l'intérieur, par le respect des lois fondamentales de l'État ; à l'extérieur, par celui des traités conclus et par les normes du droit des gens.

Il faut entendre au sens d'une réciprocité absolue le vieux brocard français : « Si veut le roi, si veut la loi. » Bodin ne saurait reconnaître une monocratie qui ne serait pas tout d'abord et par essence une nomocratie authentique.

— Pierre MESNARD

Bibliographie[modifier]

Œuvres de Jean Bodin[modifier]

Joannis Bodini Colloquium Heptaplomeres de rerum arcanis abditis, Noak éd., Paris-Londres, 1857, trad. franç. Droz, Genève, 1984 ; Juris universi distributio (Exposé du droit universel), P.U.F., Paris, 1985 ; La Response de J. Bodin à M. de Malestroit (1568), H. Hauser éd., Paris, 1932 ; Les Six Livres de la République, rev. par C. Frémont et al., 6 vol., in Corpus des œuvres de philosophie en langue française, Fayard, Paris, 1986 ; The Six Books of a Commonweal, K. Douglas McRae éd., Cambridge (Mass.), 1962.

Études[modifier]

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H. Baudrillart, Bodin et son temps. Tableau des théories politiques et des idées économiques du XVIe siècle, Paris, 1853, rééd. Scientia Antiquaria, Verlag, 1964

J. L. Brown, The Methodus ad Facilem Historiarum Cognitionem, Washington, 1939

R. Chauviré, Jean Bodin, auteur de « La République », Paris, 1914, rééd. Slatkine, 1969

F. J. Conde, « El pensamiento político de Bodino », in Anu. de Hist. del Derecho esp., XII, 1935

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E. M. Fournol, Bodin prédécesseur de Montesquieu. Étude sur quelques théories politiques de « La République » et de « L'Esprit des lois », Paris, 1896, rééd. Slatkine, 1970

A. Garosci, Jean Bodin, Politica e diritto nel Rinascimento francese, Milan, 1934

E. Gianturco, « Bodin's Conception of the Venitian Constitution », in Rev. Litt. comp., oct. 1938

S. Goyard-Fabre, Jean Bodin et le droit de la République, P.U.F., 1989

F. Meinecke, Die Idee der Staatsraison, Munich, 1963

P. Mesnard, L'Essor de la philosophie politique au XVIe siècle, 3e éd., Vrin, Paris, 1968 ; Jean Bodin en la historia del pensiamento, Madrid, 1962 ; « Jean Bodin teórico de la República », in Rev. de Estud. políticos, t. LXX, 1960 ; « L'État de la Renaissance et son évolution vers l'absolutisme », in Encycl. franç., nouv. t. X, L'État, Paris, 1964 ; Jean Bodin a-t-il établi la théorie de la monocratie ?, XIVe session de la Soc. J. Bodin, Bruxelles, 1968

J. Moreau-Reibel, Jean Bodin et le droit public comparé dans ses rapports avec la philosophie de l'histoire, thèse de droit, Paris, 1933

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M. Sibert, Parallèle entre Francisco Suárez et Jean Bodin, Paris, 1949.

Pour citer l’article

Pierre MESNARD, « BODIN JEAN - (1529-1596) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 25 septembre 2018. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/jean-bodin/