John Locke

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LOCKE JOHN (1632-1704)

Écrit par Geneviève BRYKMAN : agrégée de philosophie, docteur ès lettres, chargée de recherche au C.N.R.S.

Dans le devenir des idées, certaines œuvres paraissent des jalons privilégiés et ont une portée qui leur donne le statut d'« événements ». L'Essai sur l'entendement humain du philosophe anglais John Locke est de celles-là. Paru en 1690, constamment réédité, l'Essai était devenu, dès 1692, l'ouvrage de base de l'enseignement philosophique au Trinity College de Dublin. Au siècle suivant, la philosophie des Lumières lui faisait un accueil enthousiaste. Selon Voltaire, « jamais il ne fut peut-être un esprit plus sage, plus méthodique, un logicien plus exact que Locke ; cependant, il n'était pas un grand mathématicien ». L'allusion est lourde de sens. Descartes est un grand mathématicien et son œuvre est également un événement décisif dans l'histoire des idées. Avant Locke, il a amorcé le renouveau d'une pensée où les idées claires et distinctes doivent remplacer le discours simplement vraisemblable, toujours suspect de n'être qu'une vaste logomachie. Or, le Discours de la méthode et les Méditations ont donné congé à la philosophie scolastique, respectivement en 1637 et en 1640. C'est donc seulement un demi-siècle après son illustre prédécesseur que Locke s'exprime, et on peut supposer qu'il le fait largement contre Descartes. En effet, on ne se pose qu'en s'opposant, et le voisinage historique des deux philosophes justifie l'hypothèse d'un anti-cartésianisme de Locke, plus ou moins conscient, plus ou moins explicite.

L'opposition à Descartes[modifier]

N'y aurait-il pas au départ une différence fondamentale de « tempérament philosophique » entre Descartes et Locke ? On a souligné le caractère essentiellement politique de la pensée du second. L'Essai (Essay Concerning Human Understanding) est un ouvrage de maturité. Locke, né à Wrington dans le Somersetshire, a alors beaucoup voyagé et, aux côtés du comte de Shaftesbury, a vécu de près les révolutions et tentatives de révolutions contre les Stuart, les disgrâces et les retours de faveur dans l'Angleterre agitée de ce temps. Avant son Essai, Locke a produit ses fameuses Lettres sur la tolérance (Epistola de tolerantia, 1689), des Considérations sur les conséquences de la diminution de l'intérêt et de l'augmentation de la valeur de l'argent (Some Considerations on the Consequences of the Lowering of Interest, and Raising the Value of Money) et le De arte medica dans lequel il déclare « qu'il n'y a de connaissances vraiment dignes de ce nom que celles qui conduisent à quelque invention nouvelle et utile, toute autre spéculation étant une occupation de désœuvré ». En écrivant l'Essai sur l'entendement humain, Locke aura d'abord ce même souci : être utile à l'existence sociale des hommes.

Descartes, lui, cherchait la vérité pour son propre compte et en solitaire. S'il expose sa méthode dans le Discours « en espérant qu'elle sera utile à quelques-uns », il lui suffit, en réalité, de savoir « qu'elle ne sera nuisible à personne ». Même les préoccupations les plus concrètes et presque médicales de Descartes sur l'homme incarné ne débouchent jamais sur l'existence sociale, problématique de philosophie. Parlant de sa retraite volontaire en Hollande, il déclare à Guez de Balzac : « Je vais me promener tous les jours parmi la confusion d'un grand peuple, avec autant de liberté et de repos que vous sauriez le faire dans vos allées, et je n'y considère pas autrement les hommes que j'y vois que je ne ferais des arbres qui se rencontrent en vos forêts. Le bruit même de leurs tracas n'interrompt pas plus mes rêveries que ferait celui de quelque ruisseau » (lettre du 5 mai 1631).

On voit assez bien comment se séparent les tempéraments des deux philosophes : une pensée apolitique et le solipsisme du cogito d'une part, la prévalence d'une préoccupation pratique et politique d'autre part.

Nécessité d'une genèse intégrale des idées

L'idée déterminée[modifier]

Dans l'« Épître au lecteur » qui ouvre l'Essai, Locke indique que son propos n'est pas l'exposé dogmatique de la philosophie « comme connaissance vraie et systématique des choses », mais le désir de faire « œuvre moralement utile ». Frappé par la diversité des opinions, il se demande si l'esprit est aussi différent d'un homme à l'autre que le palais et le goût, et, laissant à d'autres le soin d'élever l'édifice du savoir, il se propose d'étudier l'esprit comme instrument de ce savoir ; il espère, ce faisant, « débarrasser le terrain de quelques ordures », avant de construire la maison.

La question essentielle d'une propédeutique au savoir est donc la suivante : quelle est la nature et quelles sont les limites de l'entendement humain ? Et, certes, on croirait lire Kant lorsque Locke écrit : « Les hommes, étendant leurs recherches au-delà de leurs capacités et laissant leurs pensées s'égarer dans ces profondeurs où ils ne peuvent plus trouver aucun point d'appui, il n'est pas étonnant qu'ils posent des questions qui n'aboutissent à aucune solution claire et qui sont seulement propres à les convaincre d'un parfait scepticisme. » On est cependant fort loin du point de vue « critique », qui demanderait qu'on expliquât à la fois la témérité et les échecs de la raison à partir des conditions qui les rendent possibles. Locke, pour sa part, adopte d'emblée le point de vue d'une psychologie empirique et cherche l'explication des errements de l'intelligence dans une inadéquation fondamentale du langage et de la pensée : « Je sais, dit-il, qu'il n'y a pas assez de mots dans aucune langue pour répondre à la grande variété des idées qui entrent dans nos discours et raisonnements. » Cela admis, la grande variété des idées ne sera guère tenue pour signe d'une témérité illégitime de la raison ; l'irréductibilité de la richesse de la pensée à la pauvreté du discours demande simplement une discipline stricte de la part de l'homme parlant : « Lorsque quelqu'un use d'un terme, il doit avoir une idée déterminée dont ce terme est le signe et à laquelle ce terme doit être rapporté fidèlement pendant tout le discours. L'homme qui ne procède pas de cette façon prétend en vain avoir des idées claires et distinctes. » « La plus grande part des controverses qui embarrassent l'humanité dépend de l'usage douteux et incertain des mots et du caractère indéterminé des idées qu'ils désignent. » Préférant l'idée « déterminée » à l'idée « claire et distincte », Locke fait à la philosophie cartésienne le même reproche de verbalisme que Descartes adressait à la philosophie scolastique. Les idées « claires et distinctes » sont en effet beaucoup moins claires et distinctes qu'on ne le dit ; tant qu'on ne s'est pas interrogé très précisément sur leur nature et leur origine, on se fie à une évidence subjective, et c'est pour éviter le caractère par trop subjectif de l'idée claire que Locke substitue à celle-ci l'idée déterminée. Les vieux sophismes renaissent dès que nous manquons le contrôle quasi expérimental de l'origine de nos idées, et la correspondance souhaitable des mots avec des idées « déterminées » n'existera pas tant que l'on ne se sera pas débarrassé de ces prétendues « idées claires » qui ne se rapportent à aucun fait actuel et de ces vérités qui ne peuvent être testées par l'expérience. À Descartes affirmant que « tout ce que nous reconnaissons clairement et distinctement appartenir à une chose lui appartient en effet », Locke répond vigoureusement que « pour avoir une idée juste des choses, il faut amener l'esprit à leur nature inflexible, et non pas s'efforcer d'amener les choses à nos préjugés ».

Critique de l'innéisme[modifier]

« C'est une opinion bien établie parmi certains hommes qu'il y a dans l'entendement certains principes innés imprimés en l'esprit de l'homme dès son arrivée dans le monde. » Ce préjugé sous-tend tous les autres et, cette constatation étant faite, la presque totalité du livre premier de l'Essai est une critique systématique de toute forme de savoir inné en l'homme. Précisons que Locke ne parle pas principalement de certaines idées comme innées, mais de principes innés – tel le principe d'identité –, et ce n'est que vers la fin de son analyse qu'il passe de la critique de l'innéité des principes à la critique de l'innéité de l'idée de Dieu. La question se pose, justement, du pourquoi de la seule position de l'idée de Dieu comme complément de la critique de l'innéité des principes.

Ces principes sont soit les règles fondamentales de la connaissance, soit les règles fondamentales de l'action. L'argument qui défend l'innéité ici et là est le consentement universel des hommes à ces principes. À cela, Locke répond catégoriquement que la reconnaissance de fait de l'accord des hommes, à supposer qu'il existe, est tout sauf une preuve rationnelle d'innéité. Ou bien il faut admettre que l'homme adulte raisonne très exactement comme l'enfant qui, n'ayant pas encore fait l'expérience de la pluralité des langues, tient sa langue maternelle pour « naturelle », voire innée. D'autre part, si par exemple ce principe logique : « on ne peut pas avoir en même temps A et non-A d'une même chose » était inné, comment expliquer que les enfants, les débiles mentaux, les illettrés ou les « primitifs » n'en fassent pas usage ? Dira-t-on que ces personnes sont au moins capables de connaître ces principes ? Oui, si l'on s'en tient à la stricte formule : « être capable de » ; non, si l'on déclare que le principe est dans l'esprit implicitement et non explicitement. « Qu'est-ce donc, demande Locke, que ces vérités qui sont dans l'esprit sans jamais être perçues ? » Accorder à ces principes une priorité dans le temps est absurde, car il faut parler avant que d'user de la raison ; fidèle à l'empirisme le plus strict, Locke souligne que c'est d'abord l'expérience concrète et particulière qui montre qu'un objet blanc n'est pas noir. Accordera-t-on, alors, à ces principes une priorité logique ? Si le principe d'identité semble tellement évident et nécessaire, il faut qu'il soit inné puisqu'il n'est pas besoin de l'apprendre et qu'il est la condition première de tout raisonnement. L'évidence n'est cependant pas non plus une preuve d'innéité, pour une double raison : c'est une expérience tout aussi subjective que celle de la « clarté » des prétendues idées claires ; en outre, si l'évidence peut fonder l'innéité de quelques principes, toutes les connaissances humaines reconnues pour rationnellement établies, donc amenées à l'évidence, seraient innées ; la connaissance serait, de part en part, réminiscence. En ce qui concerne les principes pratiques, Locke a toute facilité à montrer qu'ils ne sont pas innés. Au niveau de l'action, c'est la diversité culturelle qui frappe d'abord l'observateur impartial plutôt que « la forme universelle de l'humaine condition ». Locke note que « seule est universelle la recherche du bonheur ; mais, ajoute-t-il, cette recherche est le fait d'un appétit sensible, non d'un principe de l'entendement ; s'il y a des règles éternelles de la morale, il faut les apprendre et l'homme y manque souvent ».

De tout cela, Locke peut conclure à la négation des principes innés ; et, cependant, en une sorte d'appendice, il analyse assez longuement, au terme du livre premier, la seule idée de Dieu, non pas comme exemple, mais comme clef de voûte de tout l'innéisme et d'un innéisme que l'on perçoit très évidemment, à cet endroit, être cartésien. « S'il y a des idées innées imprimées en nos âmes, remarque Locke, nous avons des raisons d'attendre que soit première la notion de l'imprimeur comme marque de Dieu sur son ouvrage. » La métaphore de l'ouvrier et de l'ouvrage est, en effet, très importante dans la troisième Méditation métaphysique : Descartes souligne la priorité logique de l'idée de Dieu sur toutes nos idées. Sur le fond de l'idée de Dieu se découpent, selon Descartes, toutes les idées finies de l'homme : « J'ai, en quelque façon, premièrement en moi la notion de l'infini. Car comment serait-il possible que je pusse connaître qu'il me manque quelque chose si je n'avais aucune idée d'un être parfait, par la comparaison duquel je connaîtrais les défauts de ma nature ? »

Descartes n'est certes pas seul en cause dans la critique formulée par l'Essai. Locke avait été très sensibilisé, lors de son séjour en France, par une controverse générale entre les « cartésiens » (innéistes) et les « gassendistes » (empiristes). Il est probable que Descartes n'aurait pas reconnu pour sienne la doctrine innéiste telle que Locke la décrit et parfois la caricature. L'équivoque demeure sur l'innéité dans les écrits de Descartes. Les réponses à Gassendi témoignent d'un innéisme fort strict : « Quelle merveille y a-t-il, que nous ne nous ressouvenons pas des pensées que notre âme a eues dans le ventre de nos mères, puisque nous ne nous souvenons pas non plus de plusieurs pensées que nous avons eues étant adultes, sains et éveillés ? » Quand bien même Descartes ne désignerait pas par ces « pensées » prénatales les idées innées, il maintient ailleurs que des « germes de vérités » sont naturellement imprimés en nos âmes. Les vérités ne sont pas innées, mais les germes le sont et, en définitive, la critique de la seule innéité de l'idée de Dieu suffit à faire couler l'édifice de l'innéisme. Or, invoquer l'universalité de cette idée pour justifier son antériorité par rapport à toute expérience, c'est, pense Locke, soulever la question fondamentale : « Comment l'ouvrier a-t-il pu ancrer dans les esprits des idées de lui-même aussi diverses et contradictoires ? » Même si les « germes de vérités » dont parle Descartes ne sont que des potentialités par lesquelles les voies de la connaissance sont tracées avant toute expérience, ils ne peuvent en aucun cas convenir à une philosophie pour laquelle « rien n'est dans l'entendement qui n'ait d'abord été dans le sens ».

Le déclin du pur « cogito »[modifier]

Ayant chassé de l'esprit les pseudo-principes de l'innéisme, Locke ne parlera plus qu'en termes d'idées, entendant par là « tout ce qui est objet de l'entendement quand l'homme pense ». Seront distinguées les idées de sensation, « impressions faites sur nos sens par les objets extérieurs », et les idées de réflexion, « réflexion de l'esprit sur ses propres opérations à partir des idées de sensation ». La capacité, assez ambiguë, certes, que possède l'esprit de réfléchir ses propres opérations nous met bien au-delà d'un pur sensationalisme ; cependant, la réflexion est une pure « contemplation », souligne Locke, en insistant sur la passivité essentielle de l'esprit humain dans la connaissance. Selon Descartes, les idées en l'homme étaient « comme des images des choses ». Le « comme » indique assez que les idées ne sont pas à strictement parler des « images ». Pour Locke, elles le sont ; de temps à autre même, l'idée est purement et simplement identifiée à une qualité de l'objet extérieur et, en définitive, les idées de réflexion se rapportent aux images des choses que sont les idées de sensation et ne peuvent exister sans elles. Bien des conséquences s'ensuivent pour le contenu de la pensée humaine.

Et, tout d'abord, la critique décisive de la notion de substance est formelle. En dépit de son refus de la tradition aristotélicienne, Descartes avait conservé et le terme et la chose : la « chose » pensante, la « chose » étendue, sont dans la ligne du substantialisme traditionnel. Faisant le point, Locke déclare : « Nous avons, à partir d'éléments simples, composé les idées complexes de sensation et de réflexion », mais l'homme, « ne pouvant imaginer comment ces idées simples peuvent subsister par elles-mêmes, a supposé quelque substrat où elles subsisteraient et que l'on appelle substance ». Revenons donc à l'expérience, « que chacun s'examine lui-même en ce qui concerne la notion de substance, il trouvera qu'il n'en a pas d'idée hors la supposition d'un « je ne sais quoi », support des qualités des objets et des idées simples qui en résultent ». Locke ne conteste pas que nous avons l'idée de substance, puisque aussi bien l'existence du mot indique, selon lui, la présence d'une idée correspondante dans l'entendement ; mais il veut montrer que cette idée, si « claire » et si « distincte » que Descartes la suppose, est en fait des plus confuses et ne correspond à aucune réalité déterminée. La question n'est pas d'abord de savoir si une substance existe, mais ce que j'entends par ce mot au juste. Comment affirmer l'existence de ce « quelque chose », de ce « je ne sais quoi », si précisément je ne sais pas ce que je dis ? L'homme, selon Locke, ne peut imaginer que les idées simples puissent subsister par elles-mêmes. La substance est donc le terme exigé par cette nécessité de relier la diversité des éléments : « Pour mettre ensemble la pensée, le vouloir, etc., nous avons l'idée d'un esprit immatériel ; pour mettre ensemble les éléments solides, nous avons l'idée de matière. » Mais cette exigence de cohésion des parties est-elle claire ? Si je dis « je », à travers la diversité de mes états de conscience, qu'est-ce donc que cette « cohésion » entre ma colère et ma sérénité ? Quel rapport cette cohésion-là a-t-elle avec la cohésion des particules d'un morceau de cuivre ? En outre, ce morceau de cuivre lui-même, remarque Locke, je l'appelle toujours « cuivre », qu'il soit solide ou fondu. « L'expérience est claire, ironise alors l'auteur de l'Essai, mais j'aimerais qu'on m'expliquât intelligiblement comment les éléments du cuivre, de si étroitement unis qu'ils étaient, deviennent lâches les uns par rapport aux autres. Je passe donc d'une forme de cohésion à une autre ? » Le langage ne fait ici que voiler la confusion de la pensée ; une fois reconnue l'exigence fondamentale d'un substrat, réclamé pour la diversité de l'expérience, cette exigence, pour impérieuse qu'elle soit, n'engendre aucune idée « déterminée ». Pourquoi donc le support permanent que l'homme vise, pour ses états de conscience, lorsqu'il dit « je », serait-il une substance distincte, alors que les corps fondus ou liquides ne forment pas une catégorie substantiellement distincte des corps solides ?

Il faut examiner plus avant comment se fonde le dualisme esprit-matière. Locke tient que c'est notre expérience de la capacité des êtres à provoquer ou à simplement recevoir du mouvement qui est à l'origine de la croyance dualiste : « Notre idée d'un corps est celle d'une substance solide, étendue, capable de communiquer le mouvement par impulsion ; notre idée de l'âme comme substance immatérielle est celle d'une substance qui pense et peut volontairement provoquer un mouvement. Telles sont nos idées complexes d'âme et de corps comme radicalement opposées. » Mais si nous avons quotidiennement l'expérience de mouvements qui sont, les uns provoqués par impulsion externe, les autres par décision volontaire, l'expérience n'est pas ici, pour immédiate qu'elle soit, idée claire et distincte de quoi que ce soit, et l'initiative volontaire ne reçoit aucune explication intelligible, même lorsque la glande pinéale apporte une localisation géographique à l'action de l'âme sur le corps. Tout le dualisme cartésien se trouve mis en question : « Dieu est pure activité, la matière est pure passivité, mais il est permis de penser que des êtres à la fois passifs et actifs ne sont ni pure matière ni pure pensée. » L'homme est double, pur cogito additionné d'une machine, voulait Descartes ; mais il se vit comme un tout et, cela, Descartes l'accorde avec embarras. Locke, soucieux de rester au plus près de l'expérience vécue, remarque que, pour dire « je », ou parler d'une même personne, un même corps est tout aussi nécessaire qu'une même conscience, c'est là une évidence de sens commun. Quand, d'autre part, Descartes fonde une philosophie spiritualiste sur l'affirmation : « L'âme est plus aisée à connaître que le corps », Locke s'insurge : « Dans les deux cas nous sommes en pleine obscurité, il s'ensuit que rien ne pourra jamais nous assurer que la matière est incapable de penser, ni que la pensée n'est pas d'origine matérielle. » Au lieu de déclarer a priori qu'il y a le pur cogito d'une part, et l'animal machine d'autre part, il faut connaître qu'il est impossible, « par le seul examen de nos idées, de découvrir si Dieu n'a pas disposé certains systèmes matériels de telle sorte qu'ils puissent percevoir et penser ». L'animal, d'ailleurs, éprouve sans doute le plaisir et la douleur ; comment réduire ces affections à des mouvements ? Si on les y réduit, pourquoi ne pas le faire chez l'homme ? Certes, l'immatérialité de l'âme est soutenue par la religion et la morale, et n'a guère besoin des « preuves » subtiles de la philosophie, mais il faut reconnaître qu'il n'est pas logiquement contradictoire que la substance spirituelle soit moins spirituelle qu'on ne le dit. « Il n'est pas plus éloigné de notre compréhension de concevoir que Dieu peut, s'il le veut, ajouter à la matière une faculté de penser que de concevoir qu'il peut ajouter à la pensée la matière. »

La méfiance de Locke pour les a-priori de l'innéisme constitue une leçon de modestie. Notre pouvoir de connaître n'est pas la mesure de la réalité des choses, comme le pensait Descartes, déclarant que « tout ce que nous concevons clairement et distinctement appartenir à une chose lui appartient en effet ». Bien plus, pour Locke, notre savoir véritable ne coïncide pas avec nos idées : « Notre connaissance n'atteindra jamais tout ce que nous voudrions savoir concernant les idées que nous avons. » Toute l'expérience de l'homme ne peut devenir connaissance pour l'homme. C'est là l'aspect pessimiste de l'Essai, car l'impossibilité de la connaissance n'est pas encore envisagée d'un point de vue « critique », et le constat de la finitude humaine ne donne pas celle-ci comme condition de possibilité du savoir. On ne saurait néanmoins perdre de vue que le projet initial de Locke est un projet politique ; mieux que les dispositions rigides et innées de « l'homme en général » convenait au philosophe de l'Essai un empirisme où l'homme n'est plus nature mais histoire.

— Geneviève BRYKMAN