L'autopoïèse et l'« individu » en train de se faire

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L'autopoïèse et l'« individu » en train de se faire

Hideo Kawamoto

Dans Revue philosophique de la France et de l'étranger 2011/3 (Tome 136), pages 347 à 363

Parmi les conceptions théoriques, il en est dont la simple formulation ne permet pas de juger d’emblée jusqu’à quel point elles ont un véritable contenu : ainsi la théorie des couleurs de Goethe, l’évolutionnisme de Darwin et différentes conceptions contemporaines de l’auto-organisation. Quelle que soit la façon dont elles sont formulées, on ne voit pas encore ce qui ressortira de leur développement. Il est donc difficile de bien discerner l’essence de ce qui en constitue la structure fondamentale. La théorie de l’autopoïèse, que proposent Humberto R. Maturana [1] et Francisco J. Varela [2] , a, en outre, ceci de remarquable que, de ce domaine de la vie qu’ils ont tenté de saisir par là, la formule initiale est insuffisante.

Et ce défaut ne peut être compensé.

En d’autres termes, quels qu’en soient les développements ultérieurs, il y est question de quelque chose dont il est a priori impossible de donner une formule satisfaisante. Si toute conception théorique doit être exprimée sous une forme aussi proche que possible d’un système axiomatique, il y a ici dès le début un obstacle à ce type d’expression. Nous nous proposons donc de dégager la spécificité scientifique de cette conception théorique et d’en mettre au jour un nouvel aspect à partir d’un certain type d’expérience. Mais le concept d’autopoïèse permet-il cette nouvelle expérience ? S’y sont essayés d’une part Varela, qui était alors chercheur à l’Institut Pasteur, et visait une meilleure cohérence scientifique, et d’autre part le sociologue Niklas Luhmann[3] , de l’université de Bielefeld, qui a abouti à une théorie générale des systèmes. Nous allons tenter ici de frayer une voie autre que les leurs, tout en tenant compte de leurs orientations théoriques.

1 – L’essence de l’autopoïèse[modifier]

En quoi consiste la conception de l’autopoïèse qu’ont inaugurée Maturana et Varela ? À quoi nous conduit-elle ? Quels choix suppose-t-elle ? Telles sont les questions que nous nous posons. Pour autant que cette notion se veuille science expérimentale, elle doit être à même de se formuler de manière descriptive. Cependant, parmi les événements qui font l’objet de la formulation, il y en a qui se refusent d’emblée à toute description et d’autres dont la description ne s’achève jamais.

Voyons d’abord comment la théorie de l’autopoïèse définit l’organisme. C’est là une entreprise risquée, car elle vise à introduire une notion simple de l’organisme comme constitutif de l’essence même du vital dans un système aussi complexe que celui de la vie. Voici la formulation initiale de Maturana et Varela[4] .

An autopoietic machine is organized (defined as a unity) as a network of processes of production (transformation and destruction) of components that produces the components which: (1) through their interactions and transformations continuously regenerate and realize the network of processes (relations) that produced them; and (2) constitute it [the machine] as a concrete unity in the space in which they (the components) exist by specifying to the topological domain of its realization as such a network.
Un système autopoïétique est organisé (défini comme une unité) comme un réseau de processus de production (transformation et destruction) de composants qui (i) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui (ii) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau[5].

Ces expressions touchent aux limites du langage humain. Si l’on ne peut les comprendre tout de suite, à la première lecture, ce n’est pas parce qu’elles exprimeraient quelque chose d’insolite et que la tournure en serait sophistiquée, mais parce que, étant donné la nature du langage, on ne peut pas dire autrement. Ce qui caractérise le langage, c’est sa linéarité, à savoir le fait qu’il emploie des séries de mots, lesquels sont des unités linguistiques, comme S + V + COD + COI. Dans chaque mouvement physique, il y a un point de départ, une transition et un point d’arrivée provisoire. Même pour un mouvement circulaire comme celui d’une planète, il y a un commencement, une continuation de mouvement circulaire et puis une désorbitation. Lorsqu’il s’agit d’exprimer une série linéaire d’événements de ce genre, le langage s’applique parfaitement à cause de sa structure. Or, dans les phénomènes de la vie, il y a non seulement des mouvements spatiaux, mais aussi des interactions avec l’environnement, des autorégénérations de parties endommagées et même des autotransformations corporelles telles que celles qu’on peut observer typiquement dans la végétation, etc. Ils impliquent des événements qui ne correspondent pas très bien à la linéarité langagière.

Expliquons-nous : le système est un réseau de processus de génération et non un ensemble d’éléments ; ces derniers ne sont pas ceux qui constituent le système, ce qui veut dire que l’ensemble de ces éléments ne devient pas un système : c’est le système qui engendre ses éléments. Ce qui est ici à l’œuvre, c’est la « causalité productive » de l’auto-organisation. Dans la causalité productive, il y a transformation entre processus et matière comme celle qu’il y a entre le mouvement frictionnel et la production du feu qui, eux, sont qualitativement différents. Curieusement, la perception de l’homme n’est pas capable de voir directement ce processus de transformation qualitative : nous pouvons observer la scène où se produit le feu à partir d’un mouvement frictionnel provoqué par le frottement d’une allumette, et il ne nous est même pas difficile de nous imaginer cette scène, mais il nous est tout à fait impossible de voir le processus de transformation par lequel le mouvement frictionnel se transforme en feu. C’est la raison pour laquelle ce phénomène était nommé traditionnellement causalité productive. C’est ce rapport productif qui met en liaison un système et ses éléments constitutifs. Lorsqu’on veut élucider théoriquement jusqu’au bout le processus de causalité productive, il reste inévitablement quelque chose d’obscur du point de vue de l’intellect humain. C’est en vue de résoudre ce problème que pose la causalité productive qu’est introduit le principe de la conservation de l’énergie, selon lequel il y a toujours quelque chose qui se conserve entre l’état initial et l’état final, quel que soit le processus de causalité productive qui s’insère entre les deux. La règle est stricte : lorsqu’on frotte une allumette, que cela ne produise que de la fumée, qu’apparaisse une flamme, ou que la tige de l’allumette se casse, il y a conservation de l’énergie. Mais comme on le voit, l’application du principe de conservation de l’énergie laisse encore trop de choses dans l’indétermination.

À la base, les éléments constitutifs sont des unités physiques et matérielles, ils ont une unité d’individuation. Ils se produisent, puis se consomment pour ce processus d’individuation. Les protéines, éléments constitutifs des cellules, se métabolisent à raison d’une centaine de jours en moyenne. D’un système qui est un ensemble de processus, les éléments constitutifs sont des individus spécifiques. Autrement dit, ils sont identifiables tels quels. Au moyen des éléments qu’il a produits par lui-même, un système produit de nouveau des mouvements qui lui sont propres. C’est ainsi que s’engendrent de manière continue des mouvements cycliques. C’est à peu près cette image qui est décrite dans la formule que nous avons citée plus haut.

Cela paraît assez simple : les éléments constitutifs sont produits pour être consommés, et ils sont ensuite produits à nouveau… Cependant, lorsqu’il s’agit d’un être vivant, ce qui effectue la production n’est en aucun cas un artisan ou un producteur externes, ce n’est pas la cause première (Dieu), mais l’être vivant lui-même. Mais si l’on entreprend de décrire ce phénomène vital dans une langue, l’on se trouve immédiatement face à une aporie, car comment exprimer exactement et précisément ce phénomène « le soi se crée lui-même ». La formule que nous avons citée plus haut tentait de le décrire : lorsqu’il s’est cassé, un être vivant serait capable de se réparer lui-même indépendamment de tout réparateur externe. Ce phénomène-là, Kant l’avait déjà considéré comme le trait caractéristique le plus important de la vie ; il parlait à ce propos d’auto-« production »[6] et tentait ainsi de caractériser l’organisme comme système. Mais bien des questions demeurent.

Problème de description[modifier]

Le moyen le plus simple d’exprimer un phénomène dépassant la linéarité en utilisant de façon plus complexe des modes d’expression qui – comme c’est le cas dans les langues et en mathématique – sont fondamentalement de nature linéaire, c’est l’autoréférence. On trouve cela dans les paradoxes, tel « ce que je dis est un mensonge », formule qui conduit à se demander si elle est elle-même un mensonge. On peut aussi se demander si le mot « long » lui-même est long. Ou encore si l’énoncé « aucun énoncé n’est absolu » n’est pas lui-même absolu. En réalité, ce ne sont pas les énoncés qui peuvent évidemment faire référence à eux-mêmes, c’est l’observateur qui met en rapport les énoncés les uns avec les autres, en effectuant ces manipulations langagières en restant à l’extérieur des énoncés. Mais, rigoureusement parlant, il faudrait que l’observateur s’implique lui-même dans le cadre du « soi » qu’il désigne.

Suivons maintenant la définition de l’autopoïèse de Maturana et Varela telle qu’elle est donnée. Un système produit ses éléments constitutifs. Ceux-ci produisent à leur tour le système qui leur a donné naissance. Bien que le contenu même en soit dissimulé derrière le mot obscur « production », on voit bien qu’il y a là un circuit cyclique automatique et que cela dépasse la linéarité.

Problème d’organisme[modifier]

La formule de l’autopoïèse décrit la circulation d’une sorte d’activité vitale qui est plus qu’une circulation automatique. Sinon, il serait impossible que se produisent les transformations que l’on peut observer chez les amphibiens. Dans la circulation mécanique, c’est un mécanisme de simple autonomie qui est en jeu. Ce n’est qu’une partie de ce qu’on appelle traditionnellement autoconservation. À s’en tenir là, on ne décrirait qu’une petite partie de l’essentiel de la vie : l’autoproduction implique la production continue de soi, le soi comprend en lui le devenir perpétuel de lui-même. C’est là un aspect essentiel qui a échappé à Maturana et à Varela qui ont eu le tort de se contenter de la notion d’autoconservation.

Pour ne citer qu’un fait bien délimité : dans le processus de production de ses éléments constitutifs, la vie produit souvent également des corps étrangers ou des corps défectueux. Tout ce que la vie produit ne devient pas forcément ses éléments constitutifs, et chacun de ses produits n’est pas spécifique. Une protéine produite, dont la composition moléculaire aurait été modifiée dans sa partie périphérique, restera tout de même susceptible de devenir un élément constitutif pour un organisme vivant. S’il en est ainsi, l’aptitude d’un élément produit à devenir élément constitutif ne dépend pas du fait qu’il soit identique à lui-même, mais de sa capacité à déclencher une prochaine opération du système auquel il appartient. Un système produit des éléments par sa propre opération. Parmi tous les éléments produits, c’est seulement les éléments participant heureusement à l’avancement de l’opération du système qui deviendront éléments constitutifs de ce dernier. Les frontières de l’ensemble des éléments constitutifs d’un système se détermineront donc uniquement en fonction du maintien de l’opération, de sorte que l’étendue de cet ensemble varie de façon continue, d’autant que les éléments produits par le système ne correspondent pas automatiquement à ceux qui participent à l’opération de ce dernier. C’est ainsi que la circulation automatique qui aurait été présupposée entre système et éléments a été rompue, d’où il s’avère que les éléments constitutifs ne sont pas déterminés par l’autoréférence ou la circulation mécanique. C’est par là même que nous nous séparons complètement des trois formules énoncées par Kant à propos de l’organisme dans sa troisième Critique. On voit également comment se situe dans notre analyse la notion bergsonienne d’élan vital.

Un autre problème majeur que pose la définition de Maturana et Varela vient de ce qu’ils considèrent qu’un système s’établit dans l’espace même qu’occupent ses éléments. Ils pensent que, s’il y a des atomes et des molécules dans un espace physique, un système se réalise dans l’espace même qu’ils occupent. Mais il est difficilement pensable que ces éléments désignent d’eux-mêmes un espace déterminé. L’espace habité par des tiques et celui qui est habité par des mouches, par exemple, diffèrent l’un de l’autre. Cependant, ce ne sont pas leurs éléments constitutifs qui désignent les espaces qui leur sont propres, c’est un observateur qui établit une correspondance entre les éléments et les espaces. En plus, celui-ci met en rapport les systèmes observés avec un espace déterminé par une opération de mesure, c’est-à-dire d’une manière tout autre que la façon dont se réalisent les espaces habités par les êtres vivants eux-mêmes. Or, dans le cas de l’autopoïèse, il s’agit d’un espace formé pour soi-même en vertu de sa propre opération. La vie se réalise dans un espace qui lui est propre pour habiter celui-ci, mais elle ne se forme pas elle-même dans un espace désigné par un observateur, tout est intégré dans l’organisme même.

La formation de soi-même est en même temps, si l’on peut dire, la formation d’un espace qui lui est propre, et ce dernier est appelé espace topologique par les deux penseurs de l’autopoïèse. Si cet espace topologique était seulement configuré en fonction des paramètres désignés par un observateur, il s’agirait uniquement des espaces destinés à la transformation de points de vue depuis la position de l’observateur. Cela se réduirait à des rapports de transformation entre espaces topologiques définis. Dans ce cas-là, ce ne serait plus des tiques ou des mouches qui forment et s’approprient d’elles-mêmes un espace, mais elles seraient simplement installées dans l’espace qu’attribue à chacun des groupes un observateur. Or, l’autopoïèse doit inclure un processus par lequel un système se constitue de lui-même un espace. Car la vie vit par elle-même le monde qui lui est propre.

Ce qui vient d’être dit s’applique efficacement à différents aspects de la nature. Par exemple, les paonnes font avec sûreté leur choix parmi les paons en fonction du nombre d’ocelles de ces derniers afin de s’accoupler avec un paon ayant plus d’ocelles que d’autres mâles. Il est évident que les femelles ne comptent pas les ocelles d’un mâle (dont le nombre peut atteindre plus de 140), mais les évaluent probablement d’après leur luminosité. Autre exemple : la chrysalide hibernale du machaon se colore en vert lorsqu’elle s’accroche à la tige d’une herbe et en gris au tronc d’un arbre ou à une pierre. Ici encore, il est évident que ce mimétisme ne résulte pas d’un acte de comparaison de la couleur de son corps avec celle d’une herbe ou d’une pierre, mais se fait en fonction de la luminosité. Dans ce cas-là, ce qui constitue l’environnement dans lequel s’effectue le changement de couleur n’est pas la couleur d’une herbe ou d’une pierre telle qu’elle est susceptible d’être reconnue par un observateur, mais la luminosité lors de la transformation en chrysalide.

Si l’on tient compte de ces rectifications, il devient nécessaire de modifier la formule de l’autopoïèse. En règle générale, il est souhaitable qu’une définition une fois formulée, si notablement insuffisante soit-elle, soit conservée telle quelle était initialement. Même si l’on y ajoute des termes supplémentaires, il vaudra mieux la conserver pour les discussions publiques. Cela dit, quand il y a un problème sérieux, la modification de la définition est un mal nécessaire. Tel est ici le cas. Je propose donc la modification suivante :

« L’autopoïèse est un système constitué de manière organique (déterminé comme unité) en tant que réseau de processus de production (transformation et destruction) qui produit des éléments de manière répétitive.

1° Lorsque des éléments ainsi produits de manière répétitive font fonctionner en outre – à travers la transformation et l’interaction – le réseau de processus (relations) qui produit ces éléments eux-mêmes, nous les appelons éléments constitutifs du système. Ceux-ci sont comme tels dans la mesure où ils font continuer à fonctionner le système, et c’est à travers l’opération du système que se détermine la sphère des éléments constitutifs (Sich) de ce dernier.

2° Lorsqu’une série d’éléments constitutifs forme un champ clos dans lequel se déroule l’opération productive, le mouvement produit entre eux, et leurs propriétés matérielles, c’est par là qu’un réseau (système) devient une unité concrète pour se former un champ qui lui est propre et rendre topologique ce dernier. L’espace que surplombe ce champ clos qui se forme continuellement (Selbst) est l’espace topologique du système, autrement dit l’espace pour le système. »

Voici une schématisation de ce qui précède :

Systeme-autopoiétique.jpg

Cette reformulation nous permettra de bien comprendre que le soi possède foncièrement un double caractère :

  • le soi qui se produit de manière discontinue par l’opération productive (Sich/soi)
  • et le soi qui se forme comme tel dans un espace topologique (Selbst/le soi qui se forme dans l’espace topologique).

Les modifications que j’ai apportées à la formule de Maturana et Varela se résument en les deux points suivants :

1° en corrigeant l’autoréflexivité impliquée dans la formule initiale, j’ai intégré dans l’organisme la possibilité d’une autre évolution du système ;

2° j’ai indiqué clairement les deux définitions du soi qui étaient présupposées comme étant évidentes dans le développement de la théorie de Maturana et Varela alors même qu’elles n’avaient pas été inscrites dans la formulation initiale.

Ce que N. Luhmann a tout particulièrement utilisé en particulier dans sa théorie est la notion de Selbst ; et l’introduction de ce denier dans la définition du soi nous permet de distinguer le soi de la production pure et le soi qui se forme dans la formation topologique.

Dans la formule initiale de Maturana et Varela, c’est uniquement le Sich productif qui était explicitement indiqué. Quant à Luhmann, qui fait preuve d’un grand talent pour l’usage de ces notions, il a réussi à construire un vaste système de description dans différents domaines tels que la société, l’économie, l’art et les sciences. Dans sa théorie, l’organisme de l’autopoïèse qui est intégré dans les descriptions de la réalité gravite autour de la seconde moitié du soi qu’est le soi topologique.

2 – L’autopoïèse et l’individualité[modifier]

Nous allons maintenant voir quelle nouvelle catégorie d’expérience se dégage de cette conception théorique. Tout système trace ses frontières à travers ses propres opérations pour se donner un champ qui lui est propre. La formation des frontières, telle est la nouvelle catégorie philosophique qui apparaît ici. Soit, à titre d’image, quelqu’un qui court à toute vitesse en cercle. S’il continue simplement de courir, sa course dessine une frontière qui sépare un intérieur et un extérieur, mais il n’est pas possible de déterminer lequel des deux espaces créés par sa course est l’intérieur : c’est là une nouvelle question. Il s’agit pourtant là d’un problème qui se pose inévitablement avec l’acte même de formulation, et cela, malgré la précision que nous avons apportée afin de corriger le défaut qu’impliquait la formule initiale. En fait, c’est bien l’opération même de tracer une courbe ou le mécanisme du mouvement automatique continu de cette opération qui sont à même de former les frontières qui distinguent l’intérieur et l’extérieur, mais il n’est pas encore possible de déterminer lequel des deux espaces créés par cette opération est l’intérieur ou l’extérieur. Une solution possible est d’y introduire le travail qui s’effectue en même temps que les mouvements de la connaissance opérationnelle de l’observateur et du mécanisme de l’automatisme, et cela, indépendamment de ces mouvements. Réfléchissons-y en prenant l’exemple de cellules. Mélangeons dans un récipient assez grand des cellules qui avaient d’abord été tirées séparément du foie et d’un muscle, et laissons les y quelque temps. Au bout d’un certain temps, certaines cellules du foie se rassemblent entre elles et certaines cellules musculaires également. De plus, à un moment donné, un de ces groupes se rassemble au milieu du récipient pour se former en un ensemble cellulaire, et l’autre se rassemble de façon à entourer ce premier. C’est un cas typique qui permet de voir que, dans cette différenciation entre intérieur et extérieur, ce qui est opérationnel, c’est la cognition tactile des cellules, c’est-à-dire la sensibilité tactile. Les matières chimiques formant les membranes cellulaires mettent en œuvre comme différentes cognitions l’une de l’autre les cognitions tactiles extérieure et intérieure. Par exemple, lorsqu’il s’agit de toucher au monde extérieur par l’épiderme du corps ou qu’il s’agit de toucher un muscle à l’intérieur de la peau, différentes sensibilités se mettent en œuvre pour chacun de ces deux cas. L’on comprend de là qu’un corps matériel effectue non seulement la distinction entre intérieur et extérieur, mais les désigne à travers la sensibilité tactile dont s’accompagne le mouvement corporel. Dans ce cas-là, la sensibilité tactile n’est pas un organe récepteur assimilant les stimuli venant du monde extérieur, ni même un organe en général. C’est dire que, contrairement à ce que pensait Aristote, il est impossible de traiter la sensibilité tactile comme étant du même ordre que les autres sens : vision, audition, olfaction et goût.

L’opération double[modifier]

Ce processus par lequel l’intérieur et l’extérieur se déterminent spécifiquement dans un système même permet de reconnaître non seulement la connaissance opérationnelle et le mécanisme de l’automatisme, mais également la cognition tactile intrinsèque qui est mise en œuvre avec le mouvement. C’est là qu’il nous semble nécessaire d’introduire une nouvelle catégorie nous permettant de considérer le mouvement et la cognition tactile comme deux processus différents mais s’effectuant simultanément. Aussi ai-je proposé d’appeler ce phénomène « double opération ». En effet, dans la sensibilité tactile, il y a déjà dans tous les cas un mouvement intrinsèque ; tout changement morphologique au niveau de l’épiderme doit s’accompagner d’un mouvement ; mais la cognition tactile, elle, est un processus différent du mouvement et fonctionne selon un mécanisme différent de ce dernier.

La double opération n’est pas la même chose que le « double aspect » dont nous trouvons diverses expressions chez les philosophes. S’il s’agit simplement de saisir les choses sous un double aspect, nous pouvons énumérer facilement de nombreux exemples : l’objet et son sens, les sons articulés dans un mot et l’image que donne ce dernier, la structure et le fonctionnement d’un organe, etc. Il s’agit ici au contraire d’un système qui se met lui-même en opération et, au sein même de cette opération, fait apparaître de lui-même ce qui est plus qu’un mouvement. C’est là l’apparition d’une nouvelle réalité, ce qui m’a en effet conduit à penser qu’il est nécessaire d’y introduire un nouveau mot-clé qu’est celui de « double opération ».

Individuation[modifier]

Un système distingue un champ qui lui est propre et détermine son champ comme tel. C’est une autre façon de dire qu’un système possède son individualité. Ce dont s’était occupé Deleuze dans ses dernières années devrait être appelé « individualité performative ». L’être humain se constitue spontanément la journée comme unité. Cette unité est inséparable de son corps et impliquée dans son existence elle-même. Quand on fait le voyage du Japon vers l’Europe, une journée est prolongée de sept heures environ, et l’on ressent bien ce décalage horaire. Ce qui est inclus dans cette sensation de décalage, c’est bien la journée comme unité. Même un malade à qui personne ne tend plus une main secourable, et à qui il ne reste plus qu’à mourir, est encore un individu. Cet individu ne peut être déterminé ni par les relations sociales dans lesquelles il vit ni par sa propre volonté ou par l’autodécision de la conscience. Il continue néanmoins à rester un individu dans son processus agonisant. Ce phénomène que Deleuze essaya de désigner par ces métaphores littéraires est déjà bien intégré dans l’organisme du système autopoïétique.

Lorsqu’il s’agit de l’auto-individuation d’un système, aucune des conditions environnementales ne permet d’en déduire un individu. Car l’individuation réside justement dans le fait de se disjoindre du réseau des conditions environnementales pour devenir un point discontinu en tant que tel. Cependant, elle ne consiste pas à s’autodéterminer de soi-même afin de s’individuer soi-même. Un individu se forme de lui-même comme tel en se produisant de lui-même en tant qu’individu en vertu de la mise en œuvre d’une partie de ses conditions intrinsèques, de sorte qu’il ne se résout à aucun des groupes composant les conditions qui constituent un soi existant. Autrement dit, l’individuation ne peut être déterminée ni par l’entrée (input) ou la sortie (output), ni par le passé propre. C’est justement ce « ni entrée ni sortie » qui est l’énigme la plus importante de l’autopoïèse. À l’individuation comme fait de continuer à devenir soi de manière successive et en continu, s’ajoutent des rapports avec le monde en vertu de l’opération même de l’individuation. C’est bien cette individuation peformative qui fait défaut à la théorie de l’épistémologie opérationnelle de Luhmann.

Plus importante encore est la question de savoir ce qui se produit dans celui qui effectue de lui-même l’individuation. C’est à travers l’individuation elle-même qu’il se distingue lui-même de son environnement. Continuer à devenir soi-même n’est rien d’autre que de continuer à créer une asymétrie dans le monde. Ce n’est pas le cas de tout système. Celui dont il est ici question se met en opération de lui-même, et cela constitue en même temps un mécanisme produisant une asymétrie dans le monde. Ce dont parle Deleuze, c’est bien aussi un organisme élémentaire se donnant pour but de faire apparaître de la diversité dans le monde, mais lui fait défaut un mécanisme permettant de développer de manière plus détaillée la différence dynamique, celle de changement qualitatif et celle de génération et de production. La différenciation telle que la conçoit Deleuze est bien ressentie avec certitude comme une intensité, à savoir une variabilité, dans le monde. Pourtant lui fait défaut un mécanisme permettant de déployer à partir de là de manière plus développée les modes de différenciation. Il m’a semblé qu’on pouvait améliorer cette notion en concevant respectivement l’apparition d’une différence, celle d’une dimension et celle d’une asymétrie comme des mécanismes différents les uns des autres. Aussi ai-je pensé que c’est bien ce qui se charge de l’apparition d’une asymétrie qui constitue la distinction système/environnement. Un système, tout en continuant à s’autoformer, produit par là même et simultanément une asymétrie dans le monde.

3 – L’autopoïèse et l’environnement[modifier]

Dans la conception de l’autopoïèse qui nous est proposée, il apparaît que, si l’on tient compte de son mécanisme, les rapports entre système et environnement ne sont pas bien formulés. Les rapports entre « individualité », « unité » et « autodétermination des frontières », que Maturana et Varela considèrent comme des essences de la vie, n’apparaissent pas clairement.

La vie crée elle-même ses rapports avec l’environnement. Si nous voulons les décrire d’une nouvelle manière, nous serons obligé de saisir de l’extérieur à la fois le corps vivant et l’environnement et de dire quels sont leurs rapports. L’auto-opération d’un corps vivant, au moins tant qu’elle reste seule et isolée, se produit en un instant, comme une réaction chimique. Pour être maintenue, elle devra incorporer des éléments de l’environnement susceptibles de devenir « son matériau ». Il faudra alors intégrer dans la formule de la vie le phénomène de l’incorporation de matières venues du monde extérieur. Or, dans l’autopoïèse, comme il s’agit justement de l’apparition d’un soi, ses rapports à l’environnement ne devront pas se ramener à ceux qu’il y aurait entre le soi et l’environnement si on les considérait séparément.

Environnement[modifier]

Par exemple, le processus consistant à intégrer des éléments nutritifs de manière sélective en les choisissant dans l’environnement nous semble n’occuper qu’une petite place dans l’ensemble des rapports d’un être vivant avec le monde extérieur. Dans ces rapports-là, il y a un champ immense dans lequel ont été déjà établis des pré-rapports avant toute description des rapports au monde extérieur en tant que tels. Par exemple, l’air n’est pas quelque chose qui ne rendrait un être vivant capable de respirer seulement après qu’ils aient été mis en rapport. La respiration est une fonction vitale qui ne suppose pas forcément l’air extérieur. Il y a un environnement dans lequel la respiration est déjà en opération lors même de la naissance d’une vie et auquel celle-ci est déjà mise en rapport en vertu de l’acte de respirer. Cet environnement-là, pour autant qu’un être vivant n’est pas capable de le créer de lui-même, n’est pas le résultat du travail de production de la vie. Il s’agit là de l’environnement auquel est intrinsèquement lié un être vivant dans le fait même qu’il se crée lui-même et continue de le faire par intermittence. Ce n’est en rien un environnement qui se découvre progressivement à travers la recherche des informations venant du monde extérieur, ni quelque chose qui, restant ailleurs que dans les êtres vivants, est choisi et assimilé par un être vivant chaque fois que la nécessité vitale l’exige. Le concept d’assimilation ne porte que sur une partie de toutes ces activités de la vie en termes des rapports entre l’être vivant et l’environnement. Pour autant qu’il y ait ce type d’environnement et que celui-ci soit bien intégré dans le fait même de vivre, c’est seulement par cela que la vie s’autoforme elle-même. Emmanuel Levinas parlait de quelque chose du même ordre à propos de la dépendance totale à l’égard de l’Autre :

Que la respiration, par laquelle les étants semblent s’affirmer triomphalement dans leur espace vital, soit une consumation, une dénucléation de ma substantialité ; que dans la respiration je m’ouvre déjà à ma sujétion à tout l’autre invisible […].
[…] répondant à un besoin fondamental d’énergie, elle [= la respiration] apporte aux tissus l’oxygène nécessaire au fonctionnement de l’organisme et élimine le déchet. L’air et l’oxygène qu’il contient sont alors traités comme le bois et le fer […]. Mais la relation par laquelle se font et s’énoncent les expériences exprimées dans ces vérités n’est pas à son tour une expérience […][7] .

L’activité de la respiration qui s’effectue au niveau le plus fondamental de la vie – dont il y a peut-être une expérience dont seraient nées toutes les descriptions de la science expérimentale – est pourtant en elle-même antérieure à toute expérience. Il sera en outre assez difficile de dire du point de vue du soi subjectif que l’air est l’Autre et relève de l’extérieur. Car la respiration, étant déjà intrinsèquement liée à l’apparition et à la formation de la subjectivité, n’est pas l’Autre pour un soi qui ne serait que la conséquence de cette formation. Il y a en effet un environnement auquel le soi est lié antérieurement à tous les rapports à l’égard de l’Autre. La réalité, que voit bien Levinas à propos de la respiration, implique pourtant quelque chose de différent de ce que le philosophe nomme « l’Autre ». Ici justement, le phénomène que Maturana et Varela ont nommé « ni entrée ni sortie » est plutôt proche de ce qu’on pourrait appeler « ni intérieur ni extérieur ». Il s’agit du processus par lequel un système se met à s’autoformer en traçant des frontières avant de devenir lui-même. Une fois qu’un soi aura fait son apparition, il y aura un point d’ancrage pour la description. À partir de là, apparaîtra l’autre qui s’oppose au soi. Mais au stade où un soi se crée lui-même, il est impossible de trouver la cause ou le facteur permettant cette autocréation du soi dans l’environnement ou au niveau matériel antérieur à l’apparition du soi. Celle-ci, étant un phénomène discontinu et une création dans le monde, ne peut jamais être tirée d’aucune des causes existantes ni d’aucun des facteurs existants. Qu’un soi se mette à apparaître pour la première fois, généralement parlant, cela n’est rien d’autre que l’individuation d’un système en tant que tel. C’est justement dans l’effort de définition de l’autopoïèse qu’a été conçu ce mécanisme de l’individuation. Si l’on tente de décrire comme un objet de science expérimentale l’environnement de l’activité qui est intrinsèquement liée à l’apparition du soi, l’on comprendra que ce n’est qu’une petite partie qui en est descriptible. C’est dire que cet environnement est celui qui recèle une profondeur insondable et reste toujours à élucider pour les sciences expérimentales.

De même, la gravité constitue aussi un environnement qui est relié indissociablement à l’autoformation de soi de la vie. Quand nous avons laissé tomber un objet, nous essayons de le ramasser en nous accroupissant. Dans ce geste de nous accroupir est toujours en acte la capacité d’équilibrage. Il nous est même possible de nous accroupir les yeux fermés lorsque nous avons laissé tomber un objet à nos pieds. À ce moment-là, nous savons très bien comment faire pour nous accroupir tout droit. Nous avons déjà bien compris et acquis avec notre propre corps la façon de réagir à la gravité qui s’est déjà en quelque sorte imprégnée en nous. Lorsque nous nous accroupissons les yeux ouverts, la vitesse de transition du mur qui passe à côté de nous et le sens de la distance sont partiellement liés à l’acte de l’équilibrage. C’est ce que James J. Gibson appelle flux optique (optical flow). Cependant, cela ne représente qu’une petite partie des facteurs d’équilibrage indirects. Il n’existe pas de circuit par lequel des informations perceptives participent directement à l’équilibrage des gestes corporels. Lorsqu’il s’agit de l’équilibrage corporel, il faut agir sur certains facteurs d’équilibrage que l’on peut ressentir de l’intérieur de son corps. Ils incluent la kinesthésie, la somesthésie, la sensibilité de la position corporelle, la sensation interne du corps, etc. La gravité (la sensation du poids), elle aussi, en est un. En ce sens, la gravité n’appartient pas aux informations telles qu’elles sont susceptibles d’être recherchées et perceptibles dans l’environnement. Elle n’est pas non plus, comme la conçoivent les sciences de la nature, une force agissant de l’extérieur et attirant un corps vers le centre de la Terre.

Si j’ai cité le cas de la respiration et celui de la gravité, c’est qu’il y a pour cela une raison sérieuse. Il y a des enfants souffrant de troubles de la croissance qui ne peuvent pas facilement redresser la tête. Parmi les enfants handicapés qui restent toujours allongés, il y en a beaucoup qui ne peuvent toujours pas redresser la tête. Dans ce cas-là, on voit bien qu’il n’est pas facile pour eux de ressentir le poids de leur tête. Pour autant qu’ils soient incapables de le faire, ils ne pourront en aucun cas comprendre et acquérir la façon de redresser la tête. Chez ces enfants handicapés, il ne s’agit pourtant pas du manque de force musculaire, ni d’une quelconque affection du muscle du style atrophie : ils ont suffisamment de force musculaire, mais ils n’arrivent pas à redresser la tête. Quand on fait asseoir un enfant qui ne peut redresser la tête, il n’y a rien chez lui qui soit susceptible de soutenir le poids de la tête. C’est le thérapeute qui la soutient. Quand il le fait de façon à ce que la tête pèse dans une certaine mesure sur les épaules de l’enfant, une petite liberté kinesthésique apparaît, et l’enfant devient capable de tourner la tête, ne serait-ce que faiblement. Ainsi, la possibilité de soutenir le poids engendre une liberté de mouvement qui est une lueur d’espoir. Quand on ne peut sentir le poids de la tête, la partie du corps qui est au-dessus du cou se trouve comme « en dehors de soi ». Il ne s’agit pas d’une simple impossibilité de la mouvoir à volonté : en fait, cela signifie que la tête est exclue du réseau fondamental qui permet au corps d’avoir une cohérence et qui ne devient possible que par le fait de soutenir le poids, autrement dit par le fait de se le confier à soi-même. La sensibilité à la gravité est une liaison avec l’environnement le plus fondamental relatif à la formation du corps propre. À ce niveau de l’expérience se situe la profondeur insondable du corps. Ce qui échappe à Merleau-Ponty, c’est ce corps-là ainsi que l’environnement coexistant[8]. Si l’on se place du point de vue phénoménologique, même lorsqu’il s’agit de la phénoménologie qui décrit la réalité empirique, la distance qui sépare l’expérience et la vie elle-même étant incommensurable, on continue indéfiniment de chercher un chemin parcourant cette distance. C’est justement l’autopoïèse qui propose pour ce parcours un dispositif efficace.

Il manque très largement à la langue humaine des mots pouvant pertinemment exprimer les rapports du système à l’environnement. La gravité dont nous avons parlé plus haut n’est pas quelque chose dont il nous soit possible de savoir ce qu’elle est en tant qu’objet. L’environnement que nous essayons ici de déterminer est une entité formant un ensemble avec notre corps et les gestes corporels, et il y est attaché intimement. La science expérimentale ne peut décrire la gravité et l’air qu’en tant qu’objets, si bien qu’ils finissent par se transformer en quelque chose d’étranger à ce qu’ils sont originairement. L’environnement qui participe à la formation d’un individu à partir du champ où il n’y a ni intérieur ni extérieur, ou environnement qui participe à l’acte d’établir une unité d’un soi, ou environnement qui participe à la formation des frontières elles-mêmes, voilà ce qui contribue à la formation d’un système avant même que le soi se mette à établir des relations avec l’environnement extérieur. Dans tous les cas, ces environnements ne se réduisent pas à des rapports d’entrée et de sortie. Afin d’exprimer ces phénomènes-là, il m’a semblé que, pour traduire ces processus, il manque toujours des catégories fondamentales aussi bien à la philosophie qu’aux sciences expérimentales.

Pénétration et correspondance immédiate[modifier]

Aussi devient-il nécessaire d’y réintroduire des catégories comme la « pénétration » et la « correspondance immédiate ». La première désigne un environnement (extérieur) qui s’est déjà mis à participer à un système (intérieur) au moment même où se séparent l’intérieur et l’extérieur avec la formation des frontières ; elle désigne également ce phénomène lui-même. Les vibrations de l’air sont reçues dans une fréquence extrêmement large, alors que c’est seulement une petite partie qui en est perçue comme sons. Tandis que la sensation est un travail actif consistant à distinguer ce qu’elle perçoit et ce qu’elle ne perçoit pas, il y a un environnement qui n’est pas perçu, mais reçu. Ce phénomène-là constitue une « pénétration ».

Autre exemple : quand un nageur nage tout doucement et de manière relaxée après une épreuve, cette façon de nager crée une fluidité aquatique autour de son corps, et ce nageur avance de manière à mettre son corps sur cette fluidité. Quand il nage le crawl lors d’une épreuve, il prend de l’eau par les bras et en pousse par les jambes. S’il prend de l’eau pour avancer, c’est parce qu’il y a de l’adhérence aquatique, de sorte que son corps agissant se meut en avant par rapport à l’eau sur la nature adhésive de laquelle il agit. Quand on fait les mouvements du crawl hors de l’eau, la nature adhésive aérienne est si faible que c’est l’air qui bouge et le corps n’avance pas du tout. C’est pour cette raison que les athlètes font avancer la partie supérieure de leur corps en poussant les bras en avant au lieu de les tirer. Pour ce qui est des jambes, on met en œuvre dans le crawl la force répulsive de l’eau. Ainsi, la spécificité environnementale de l’eau qui est mise en œuvre pour chaque cas change en fonction des modes d’opération corporelle, de sorte que la fluidité, la nature adhésive et la force répulsive, etc. sont respectivement perçues telles quelles pour être mises en œuvre dans chacune des actions. Les modes d’action dans un environnement donné ont chacun leur spécificité, de telle sorte que l’action du corps corresponde immédiatement à une spécificité environnementale déterminée en vertu d’un mode d’action déterminé. La correspondance immédiate consiste dans les rapports des actions du corps en opération à l’environnement qui se forme. Une fois bien mis en lumière, un tel phénomène devient parfaitement intelligible. Il existe d’autres expériences du même ordre dont l’étude pourra enrichir notre connaissance de l’environnement.

Conclusion[modifier]

Ainsi, la méthode proposée ici permet d’accéder à des formes d’expérience qu’il était jusqu’à présent impossible de mettre au jour. Rares sont les rapports aux environnements où est inclus le corps susceptibles d’être éclairés en tant que faits de conscience ; c’est justement là qu’est apparue la conscience elle-même. Il s’ensuit qu’il doit y avoir une façon de rechercher qui nous permette d’élucider les expériences dont s’accompagne le mécanisme d’opération d’un système, tout en mettant en œuvre ce dernier. Plus simplement, il s’agit d’une recherche qui met en valeur de manière complémentaire l’organisme du système et la phénoménologie. Depuis quelque temps, je l’ai nommée « phénoménologie du système ». Cette dernière, d’une part, propose de nouveaux enjeux de recherche à l’égard des sciences expérimentales en même temps qu’elle incite la philosophie à la recherche de nouvelles catégories, et, d’autre part, elle invite chacun de nous à s’éveiller à de nouveaux aspects de sa propre expérience.

Cela signifie également que d’autres façons de lire l’apport des sciences expérimentales peuvent nous aider à approfondir notre expérience. Des processus qui se déroulent au plus profond de la vie, tels que la lumière, l’air, l’humidité, la gravité, etc., les sciences expérimentales n’ont jusqu’à présent pas dit grand-chose. L’autopoïèse nous a fait comprendre de manière suggestive les raisons de cette indigence, en même temps qu’elle nous a montré quelques voies plus fécondes.

  1. [1] Cf. Humberto R. Maturana, Erkennen: Die Organisation und Verkörperung von Wirklichkeit, Vieweg Friedr. & Sohn, 1982.
  2. [2] Francisco J. Varela, Principles of Biological Autonomy, North Holland, 1979, F. J. Varela, « Autonomy and Autopoiesis » in G. Roth, H. Schwegler, (eds.), Self-organizing Systems, Campus Verlag, 1981, p. 14-23.
  3. [3] Niklas Luhmann, Soziale Systeme. Grundriss einer allgemeinen Theorie, Suhrkamp Verlag, 1984.
  4. [4] H. R. Maturana, F. J. Varela, Autopoiesis and Cognition, D. Reidel Publishing Company, 1980, p. 78-79.
  5. [5] Voir F. J. Varela, Autonomie et connaissance. Essai sur le vivant, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 1989, p. 45 (N.D.T.).
  6. [6] Kant, Kritik der Urteilskraft, F. Meiner, 1974, § 64-65.
  7. [7] E. Levinas, Autrement qu’être ou Au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff, 1978, p. 227-228 ; Le Livre de Poche, coll. « biblio essais », 1990, p. 277 (souligné dans le texte original).
  8. [8] M. Merleau-Ponty, Les Relations avec autrui chez l’enfant, Éditions Gallimard, 1969.