L'esprit est-il une machine ?
L'esprit est-il assimilable à un mécanisme ?
Non ! parce que, d’une part, l’esprit n’est pas réductible au cerveau et que, d’autre part, le cerveau lui-même n’est pas réductible à un mécanisme.
La réponse de Jean-François Lambert [1]
(1.)[modifier]
Les êtres vivants ne sont pas des machines. Un mécanisme, par lui-même, n’a pas de but, ne tend vers rien ; il n’a pas de finalité propre. C’est son concepteur qui tend vers quelque chose ; c’est lui qui a arrangé des composants de telle sorte qu’ils servent le but que, lui, le concepteur, s’est fixé.
Une machine n’est pas un organisme[modifier]
- Les systèmes dits intelligents n’ont pas réellement de but même s’ils se comportent, conformément à l’agencement programmé de leurs composants, « comme si » ils en avaient. Un automate réalise des opérations qui ne l’affectent pas (qui n’affectent pas l’existence même de ses composants) alors que le comportement d’un être vivant a pour but premier la conservation, l’adaptation et le renouvellement de ses propres constituants. Les organes d’un organisme vivant sont parties d’un tout intégré (d’un soi) alors que les composants d’une machine n’ont qu’un rapport extérieur, les uns par rapport aux autres, et ne constituent pas un tout organique (un soi).
Le calcul n’est pas la vie[modifier]
- Plus fondamentalement, la mathématisation de la nature aboutit à des paradoxes. Par exemple, le calcul infinitésimal transforme le mouvement en un nombre infini d’états stationnaires (ainsi que cela est admis depuis Leibnitz), mais cela ne dit rien sur ce qu'est réellement le mouvement. L’explication (la réduction) du mouvement est produite aux dépens de sa compréhension. L’explication permet la maîtrise et la domination alors que la compréhension conduit à la reconnaissance et à la contemplation.
(2.)[modifier]
Une machine n’est pas consciente. Le fait qu’un automate puisse se comporter comme un humain conscient dans un contexte donné, ne signifie pas que cet automate soit lui-même conscient. La décision concernant l’existence ou non d’une pensée ou d’une conscience est principalement de nature éthique et suppose une communication. De plus, l'idée que nous nous faisons des machines ne dépend pas seulement de l'évolution des techniques mais aussi du statut que nous leur accordons dans notre discours.
Nous ne sommes pas seulement ce que nous faisons[modifier]
- Il ne suffit pas qu’une entité « se comporte comme » un humain pour lui attribuer des qualités propres à ce dernier. Pour certains scientifiques, il ne s’agit pas de savoir, par exemple, si une machine souffre, mais si elle se comporte « comme si » elle souffrait. Et d’ajouter que nous procédons de même entre nous. Le logicien Alan Turing soutient également que la question n’est pas de savoir si une machine pense ou est intelligente mais si son comportement est indiscernable de celui d’un humain dans les mêmes conditions. Or, nous ne sommes pas seulement ce que nous faisons. Même si un homme et un automate satisfont aux mêmes épreuves, ce n’est pas ce que l’on voit mais ce que l’on sait de leur comportement qui nous fait en décider. La conscience n’est réductible à aucun comportement et donc, inversement, l’absence de comportement n’implique pas nécessairement l’absence de conscience.
Une machine fait signe de ce qu’elle n’est pas[modifier]
- Il n'y a pas de définition strictement positive de la machine ; celle-ci apparaît toujours chargée du sens dont lui a fait crédit son « créateur ». Son statut est au confluent de la matière et de la signification. Ainsi une machine n'est pas seulement une machine. Elle révèle ce qu'elle n'est pas ou plutôt elle révèle à lui-même celui qu'elle n'est pas.
(3.)[modifier]
L’esprit n’est pas réductible au calcu l. Pour les neurosciences cognitives, la pensée, l’esprit, la conscience sont des phénomènes dont l'étude relève exclusivement des sciences de la nature. Une telle naturalisation de l’esprit procède d’une triple réduction : réduction de l’esprit à la cognition, réduction de la cognition au calcul, réduction du calcul à un mécanisme. Identifier l’esprit au calcul et admettre que tout calcul est mécanisable est cependant parfaitement réfutable.
L’esprit accède à des vérités qui échappent au calcul[modifier]
- Selon le logicien Alan Turing, tout calcul effectué par un être humain est susceptible d’être réalisé par une machine. Le calcul humain consiste en manipulations de symboles corrélées à des états mentaux. De tels états mentaux représentent les états internes d’une machine (le cerveau). Ainsi, l’homme qui fait un calcul se comporte comme une machine et de ce fait est une machine psychophysique. Cependant, l'identification de l'esprit au calcul suppose que l'ensemble des assertions portant sur le calcul soit représentable dans le calcul lui-même. Or, ce n’est pas le cas. Comme le montre notamment le logicien Kurt Gödel, il existe des vérités non réductibles au calcul (ainsi il existe des propositions mathématiques dites indécidables) ; donc l’esprit qui accède à ces vérités ne saurait être lui-même réduit à un calcul, qu’il soit effectué par une « machine » ou par le cerveau.
(4.)[modifier]
C’est l’interprétation qui donne sens aux symboles. Un symbole symbolise quelque chose pour quelqu'un. Rien n’est intrinsèquement une représentation de quoi que ce soit ; quelque chose est une représentation seulement pour ou de quelqu’un ; ainsi n’importe quelle représentation ou système de représentation requiert au moins un utilisateur et un interprète externes à cette représentation.
Il faut quelqu’un pour faire le calcul[modifier]
- Le terme de symbole désigne ici une configuration d’éléments assimilée à un signifiant dont il reste à préciser qui fournit le signifié. L'analogie avec l'ordinateur montre, certes, comment il est possible de simuler des processus sémantiques par des processus formels, mais elle ne permet pas de comprendre comment le sens vient aux symboles. Comme le souligne le philosophe anglais J. Searle « La syntaxe [ ] n’est pas intrinsèque à la physique du système ; elle est dans l’œil de l’observateur [ ] le calcul n’est pas un processus intrinsèque qui se trouverait dans la nature comme la digestion ou la photosynthèse ; il n’existe que relativement à un agent qui donne une interprétation computationnelle à la physique. Il en résulte que le calcul n’est pas intrinsèque à la nature mais relatif à l’observateur ou à l’utilisateur ». Il s'ensuit donc qu’un agent particulier ne saurait être lui-même réduit (identifié) à un calcul. De plus, comme le souligne Wittgenstein, un tel calcul suppose d’être effectué : « Le langage ne se réduit pas à un calcul, au sens d'une manipulation de symboles, sans considération de leur signification. En nous servant du langage nous devons faire quelque chose de la même manière que pour calculer il ne suffit pas de regarder les signes : c'est à nous de faire le calcul ». Dans tous les cas le système n'interprète pas lui-même les symboles ou les représentations qu'il manipule, ce sont le concepteur et, plus tard, l'utilisateur, tous deux extérieurs au système, qui projettent sur ces symboles ou représentations une interprétation. On voit donc difficilement comment on pourrait accorder à un système informatique une intentionnalité intrinsèque. Son intentionnalité apparaît comme une intentionnalité d'emprunt, dérivée de celle du concepteur et de l'utilisateur.
(5.)[modifier]
Simuler le cerveau n’est pas produire de la pensée. Un mécanisme peut évidemment simuler le fonctionnement du cerveau bien que le cerveau ne s’identifie pas à une machine telle que définie précédemment. Quoi qu’il en soit, une simulation du cerveau n’est pas une simulation de la pensée.
Le cerveau n’est pas l’esprit[modifier]
- Pour qu’il en soit ainsi, il faudrait que la pensée s’identifie elle-même au fonctionnement du cerveau. Or, ce n’est pas le cas. Si le cerveau conditionne bien la pensée, il n’en est pas l’unique origine (voir « La spécificité de l’homme ne tient-elle qu’à son cerveau ? » et « L’imagerie cérébrale permet-elle de lire dans l’esprit ? »)
(6.)[modifier]
Il n’y a pas de critères objectifs de la subjectivité. En tant qu’expérience subjective, la conscience n’est accessible qu’à la première personne. Or, pour pouvoir être attestée, cette expérience doit pouvoir être partagée, c’est-à-dire communiquée (rapportée). Mais l’impossibilité de communiquer ne signifie pas l’absence de conscience. L’absence de preuve n’est pas une preuve d’absence.
L’apparence n’est pas la présence[modifier]
- La conscience est généralement évaluée à partir de l’apparence d’activité et donc l’absence de conscience à partir d’une absence d’apparence ou plutôt d’une apparence d’absence. Est-il alors fondé d’en conclure à l’absence de toute forme de présence ? De quelle conscience s’agit-il d’ailleurs ? Si rien ne permet d’affirmer objectivement que la personne dans le coma conserve une forme de conscience de soi, rien non plus ne permet d’affirmer le contraire. En fait, il s’agit d’une option scientifiquement indécidable. La question ultime reste bien celle de savoir s’il existe ou non une dimension transcendante de la personne, qui n’est pas abolie par l’absence d’apparence de conscience (rapportable) chez le sujet. La décision ici n’appartient pas à la science. Il s’agit d’un choix fondamental qui témoigne de notre liberté. Aucun moyen technique ne saurait donc apporter une réponse définitive à la question de la « présence » subjective dans les états limites.
commentaires[modifier]
Sébastien 27/12/2016 06:10 =[modifier]
- Réflexion très intelligente! L'âme est bien plus que la matière. La singularité ne peut exister sans la lumière dont parle Saint-Jean dans le derniers Évangile. Qui commande à la matière? Quelque chose est bien au-dessus de celle-ci, pour lui dire comment se comporter et fixer les lois qui la régisse. Cela ne peut se résumer uniquement par le simple fait qu'une machine puisse effectuer des calculs.
Marius Morin 26/10/2016 12:21[modifier]
- Beaucoup de scientifiques reconnaissent le fondement non physique de la matière. Bernard d’Espagnat parle d’un autre ordre d’existence, celui du Réel voilé. C’est lui qui a craqué l’allumette du big bang, qui a mis le feu aux équations mathématiques présentes dans les lois physiques de l’univers.
- ↑ Maître de Conférences Honoraire en Neurosciences (Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis). Ancien Directeur-adjoint de l’Institut d’Enseignement à Distance (IED) de l’Université Paris 8. Professeur associé à l’Institut de Philosophie Comparée (Faculté Libre de Philosophie et de Psychologie).