L'insurection du cheptel
L’insurrection du Cheptel
Jean-Michel Truong·Friday, November 11, 2016
"En vérité, dit-il à ses disciples, nous allons maintenant entrer dans un long crépuscule. Hélas ! Comment arriverai-je à sauver jusqu’au matin ma lumière ?" Friedrich Nietzsche [1].
De l’homme au Successeur s’étend une plage où, pour une durée impossible à déterminer, des êtres de moins en moins humains cohabiteront avec une créature de plus en plus inhumaine. Comment vivront-ils dans son voisinage ? Instruite des leçons de la « nouvelle économie », que peut espérer la « nouvelle humanité » ? Et si par « humanisme » on entend le projet de l’homme pour accomplir pleinement son destin, que sera l’humanisme à l’ère post-humaine ?
Pour y voir clair, il nous faut distinguer. L’unité de l’humanité est désormais une fiction : face au Successeur, au lieu d’une communauté unifiée par la conscience de son identité et prête à lutter pour la préserver, il n’y a plus que des agrégats d’atomes coagulés en vue de l’assouvissement de leurs égoïsmes. Trois nébuleuses de tailles et de consistances très inégales occupent ainsi la place de l’astre désintégré.
La plus cohésive est celle des Imbus. Le projet des Imbus est de persister dans la faveur du Successeur, de préserver leur place à sa table – ce « festin pour mangeurs d’hommes» où le mangeur peut à chaque instant être mangé [2] – afin d’y honorer le plus longtemps possible l’antique précepte païen : « Fais la fête, […] donne du plaisir à ta femme. Car telle est l’unique perspective de l’homme [3]. »
Ce projet pour eux-mêmes implique un projet pour le reste de l’humanité – la seconde nébuleuse, qu’en référence à sa place dans la chaîne alimentaire du Successeur nous nommerons Cheptel. Le projet des Imbus pour le Cheptel tient en trois mots : stabulation à visage humain. Leur souci principal est en effet d’en maintenir le pouvoir énergétique – sa valeur en tant que combustible du Successeur.
La valeur du Cheptel dépend de la permanence de son état de manque [4]. Les Imbus doivent donc constamment rechercher le point d’équilibre entre la souffrance du Cheptel, dont résulte le rendement, et le devoir de bienveillance s’imposant à tout berger – non comme un impératif catégorique, mais comme un tribut à sa propre dignité [5]. Trouver ce compromis, c’est ce qu’ils nomment gouverner.
La science politique des Imbus fait donc une place importante aux méthodes de contrôle de la souffrance, à l’analgésie chimique comme aux diverses techniques de manipulation mentale. Divertissements de masse, sports, arts, spectacles, religions : les gouvernants « entourent exprès la vie d’un jeu de mensonges », car ils savent que « par l’art seul la misère même [peut] devenir jouissance [6] ». L’art seul, en effet, peut « pousser si avant nos sensations que nous finissons par nous écrier : “Quoi que soit enfin la vie, elle est bonne” [7] ». On comprend mieux, dès lors, l’intérêt marqué des Imbus pour les industries du mème – presse, télévision, livre, cinéma, musique, multimédia –, et l’implication massive du Successeur dans leur développement.
Science du mensonge, l’art de gouverner des Imbus est aussi science de l’ajustement démographique, ou rightsizing. En regard d’autres sources d’énergie, le Cheptel présente en effet l’intérêt d’être renouvelable. Son effectif est susceptible de changer à volonté en fonction des besoins. Dès lors, natalité et mortalité servent d’instruments de pilotage macro-économique, au même titre que les taux d’intérêt, et les divers outils de la médecine high-tech – contraception, reproduction assistée, clonage, euthanasie – de moyens de réglage du niveau des stocks [8]. Ce que Hayek, parvenu à un âge où il n’avait plus à celer le fond de sa pensée, exprima crûment en cette formule lapidaire : « The calculus of costs is a calculus of lives [9]. »
Ces soins palliatifs sophistiqués et coûteux ne seront bien entendu dispensés qu’aux fractions légères, utiles, du combustible. Quant aux boues, goudrons et autres résidus lourds engorgeant les colonnes de craquage de la « nouvelle humanité » – ces tiers et quarts-mondes décidément non recyclables – une seule destination, la décharge. Ici encore les aveux de Hayek nous ouvrent les yeux : « […] un conflit moral pourrait surgir si les pays matériellement avancés continuaient à assister et même subventionner la croissance des populations dans les régions, comme peut-être la zone du Sahel en Afrique centrale, où il existe peu de chances que la population présente, et moins encore une population accrue, soit en mesure dans un futur prévisible de se maintenir par ses propres moyens […]. De sérieux problèmes pourraient surgir si nous tentions sans discernement [indiscriminately] de préserver toutes les vies humaines en tout lieu [10]. » Mais, nous avertit l’historien anglais Eric Hobsbawm, ce qui vaut pour les pays pauvres vaut également pour les populations déshéritées des pays riches : « Pour dire les choses brutalement, si l’économie mondiale peut mettre sur la touche une minorité de pays pauvres jugés économiquement sans intérêt et négligeables, elle peut également se passer des plus pauvres à l’intérieur de ses frontières, du moment que le nombre de consommateurs potentiellement intéressants reste suffisamment important. Vu des cimes impersonnelles d’où les économistes et les comptables d’entreprise considèrent la situation, qui donc a besoin des 10 % de la population américaine dont les gains horaires réels ont baissé jusqu’à 16 % depuis 1979 [11] ? » Au demeurant, ce downsizing généralisé est déjà bien amorcé, ainsi qu’en témoignent la baisse tendancielle des taux de fertilité en Europe et celle de l’espérance de vie affectant depuis peu l’Europe de l’Est, l’Afrique et – plus significativement encore – certaines populations des États-Unis et d’Europe occidentale [12].
Dans la mesure où le projet des Imbus pour le Cheptel réussit, celui-ci n’a en principe pas lieu de former un projet pour lui-même : abruti de stupéfiants réels ou virtuels, il accomplit son cycle production/consommation/reproduction jusqu’à complète exténuation, où l’euthanasie est proposée et reçue comme une grâce. Mais comme il est probable que les bergers, étant ce qu’ils sont, tendent, pour accroître le rendement, à maintenir la souffrance du Cheptel à un degré que leurs techniques d’anesthésie ne parviendront pas à compenser, on ne pourra éviter que ce dernier exprime un projet pour lui-même.
Le projet du Cheptel pour lui-même est de ne pas souffrir : « Ce qu’ils veulent, au fond, c’est une chose bien simple : c’est que personne ne leur fasse de mal [13]. » Le droit du Cheptel est d’être gardé indemne de tout mal – un droit à l’« indemnité », mais tous l’appellent droit au bonheur. Ce droit, au mieux, s’alignera sur celui que les Imbus concèdent à leurs bêtes de compagnie. « Il paraît que vous, Européens, traitez vos animaux avec amour. S’il vous plaît, traitez-nous comme des animaux ! » : cette supplique d’un réfugié kurde à la frontière turque, lors de la Guerre du Golfe, sourdra du cœur même des orgueilleuses métropoles de la « nouvelle humanité », et c’est à y faire droit que s’évertueront les « nouveaux humanistes » [14]. Revendication d’une existence hors dol, l’indemnité, destin ultime du Cheptel, sa nostalgie, sa tension, son asymptote. Figures actuelles de l’indemnité, le fœtus, l’amant dans l’orgasme, le junkie à l’instant du flash, le mystique en extase, le supporter au moment du goal, le hacker quand craque le code, le gosse en symbiose avec sa Playstation approchent fugitivement de cet état de grâce sans jamais y séjourner.
Le Cheptel englobe la quasi totalité de l’humanité, bien que tout l’art des Imbus consiste à lui faire croire en l’existence d’une caste plus défavorisée encore. Rôle dévolu au mème de la « classe moyenne » – sédatif majeur de la pharmacopée des bergers –, selon lequel l’humanité se répartirait à terme en deux tiers d’élus, un tiers d’exclus, plus une poignée de privilégiés hors concours. À Varsovie, les SS s’étaient ainsi assurés une certaine tranquillité dans le ghetto en y répandant le bruit que la Solution finale ne concernerait qu’une minorité de damnés – cinquante mille au plus, parole d’officier ! – sélectionnés parmi les plus misérables [15]. On sait ce qu’il advint.
Il arrive pourtant qu’un Imbu laisse entrevoir ce qu’il cache dans son arrière-boutique. Ainsi, ce pape de la « nouvelle économie » qui dans un accès de franchise déclara tout de go : « 2 % des Américains suffisent à nous nourrir, et 5 % à produire tout ce dont nous avons besoin [16]. » Il n’alla pas cependant jusqu’à expliciter ce qu’il avait à l'esprit pour les 95 % restants.
Reste la fraction échappant à l’attraction des deux précédentes, aux gratifications illusoires promises aux Imbus comme au bonheur pernicieux dispensé au Cheptel. Nommons-la epsilon, comme ce terme de valeur indéterminée mais supposée infinitésimale dont usent les physiciens pour balancer leurs équations. On aura ainsi :
Nouvelle humanité = Imbus + Cheptel + epsilon
Epsilon est la dernière des trois nébuleuses résultant de la désintégration de l’humanité. Son existence même est encore hypothétique : on ne peut que l’inférer, à la manière dont les astrophysiciens déduisent, à partir de faits aussi ténus que têtus, celle des trous noirs ou de la matière invisible. Le projet des epsilon pour eux-mêmes serait d’exister dans les interstices de la « nouvelle humanité ». Projet de refus du monde et de ses séductions, impliquant le retour, sur les friches de l’ancienne civilisation, à l’économie pastorale du Néolithique, voire à une variante urbaine de celle des chasseurs-cueilleurs paléolithiques, à base de razzias sur les centres commerciaux, de prédation dans les hypermarchés et de charognage sur les décharges géantes des mégalopoles.
La présence, même violente, des epsilon, ne gênera personne tant qu’ils se contenteront de hanter les marges. Les problèmes ne surgiront que lorsqu’ils viendront à passer – sous l’influence de quel catalyseur ? – de l’état dilué à l’état précipité, du parasitisme individuel à l’action organisée, d’une posture de repli du monde à la volonté d’en changer. Dès lors, deux projets s’affronteront, inconciliables : celui des epsilon pour les Imbus, celui des Imbus pour les epsilon. Projets d’annihilation mutuelle, qui auront en commun une extrême brutalité combinée à une totale désinhibition, et conduiront les uns comme les autres à reconsidérer des acquis tels que l’abolition de la peine de mort, la prohibition de la torture, le non-recours aux moyens de destruction de masse, la répression des crimes contre l’humanité, qui dans ce contexte de violence totale feront figures de coquetteries hors de saison [17].
La confrontation de ces deux projets dévoilera le fond d’humanité non encore mis à nu par les crises précédentes – les réserves de cruauté non consommées au Rwanda, les capacités de carnage non épuisées à Hiroshima, le potentiel créatif inexprimé à Auschwitz. Comme la collision à haute énergie des particules révèle les vérités dernières de la matière, ce choc et les abominations qui s’ensuivront exposeront en pleine lumière la nature ultime de la matière humaine et justifieront, par contraste, l’immense espérance placée dans la figure totalement inhumaine du Successeur.
Saigon-Strasbourg mars-décembre 2000 [18]
Jean-Michel Truong, Totalement inhumaine, Le Seuil - Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2001. Nouvelle édition revue et augmentée, Le No Man’s Land, Paris, 2015
Notes
[1] F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, GF Flammarion, 1996, p. 181.
[2] « Ils veulent manger de l’homme, et en même temps craignent d’être mangés, aussi est-ce avec la plus grande suspicion qu’ils s’observent. » (Luxun, Journal d’un fou, Stock, 1998, p. 65).
[3] J. Bottéro, L’Épopée de Gilgamesh : le grand homme qui ne voulait pas mourir, Gallimard, 1992, p. 257 sq.
[4] « Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance » (A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, 3e partie, I, B).
[5] É. de Fontenay, op. cit., p. 518, commentant Kant.
[6] F. Nietzsche, Humain trop humain, § 154.
[7] Ibid., § 222.
[8] « Le malthusianisme, qui propose invariablement de résoudre les crises auxquelles une société est confrontée en diminuant le nombre de ses membres, forme, avec le néolibéralisme, l’autre grande tentation idéologique de notre époque » (D. Cohen, op.cit., p. 133).
[9] F. A. von Hayek, The Fatal Conceit, op.cit., p. 132 : « […] seules les vies inconnues seront prises en compte […] quand il sera question de sacrifier quelques vies en vue d’en préserver un plus grand nombre ailleurs […]. Les vies inconnues individuelles, dans les décisions publiques et privées, ne sont pas des valeurs absolues, et le constructeur de routes ou d’hôpitaux ou d’équipements électriques ne prend jamais les précautions maximales contre les accidents mortels, car en évitant les coûts qui en résulteraient ailleurs, les risques globaux aux vies humaines peuvent être réduits bien davantage. Quand après la bataille un chirurgien militaire procède au “tri” – quand il laisse mourir un blessé qui aurait pu être sauvé, parce que dans le temps qu’il aurait dû lui consacrer il peut sauver trois autres vies […] – il procède à un calcul de vies […]. L’exigence de préserver un maximum de vies n’implique pas que toutes les vies soient considérées comme également importantes […]. Certaines vies sont évidemment plus importantes en ce qu’elles créent ou préservent les autres vies. » Sachant par ailleurs que, toujours selon Hayek, « le prolétariat a pu survivre et s’accroître grâce à l’activité des propriétaires du capital, et en un sens fut en fait appelé par eux à l’existence » (ibid., p. 111), il en résulte très logiquement que, quand la question se posera de savoir qui sera « sauvé », les capitalistes auront priorité sur cette « population additionnelle » qui sans eux n’existerait pas (ibid., p. 123).
[10] Ibid., p. 125. Le refus des grands laboratoires pharmaceutiques de baisser les prix de médicaments qui pourraient sauver les quelques quarante millions de malades atteints du sida en Afrique illustre dramatiquement la réalité de ce « calcul des vies ». Cf. B. Gellman, « Africans Plead in Vain for AIDS Treatment », International Herald Tribune, 28 décembre 2000, p.1.
[11] E. J. Hobsbawm, op. cit., p. 734.
[12] « L’humanité a commencé à pratiquer ou à éprouver les restrictions qui gouvernent toutes les autres espèces » (J. E. Cohen, « Demographic Doomsday Deferred », Harvard Magazine, 1984, p. 50-51).
[13] F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, op.cit., 1996, p. 220.
[14] « Le règne de la survie promise sera celui de la mort douce, c’est pour cette douceur de mourir que se battent les humanistes. » (R. Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Gallimard, 1967, p. 30).
[15] H. Seidman, Du fond de l’abîme, Plon, 1999.
[16] T. J. Rodgers, fondateur de Cypress Semiconductor, cité par T. Friedman, « Help Wanted », The New York Times, 14 avril 1998.
[17] « Malheureusement on sait par des expériences historiques que tout bouleversement […] ressuscite à nouveau les énergies les plus sauvages, les horreurs et les excès des âges reculés. » (F. Nietzsche, Humain trop humain, § 463). Ou encore : « Il n’y a pas de secours à espérer des hommes ; et quand il en serait autrement, les hommes n’en seraient pas moins vaincus d’avance par la puissance des choses. La société actuelle ne fournit pas d’autres moyens d’action que des machines à écraser l’humanité. » (S. Weil, op. cit., p. 143).
[18] Note de l'éditeur : l'auteur continue d'actualiser ce texte sur son site www.jean-michel-truong.com, où sont également recueillis et publiés les commentaires et contributions des lecteurs, avec lesquels il dialogue par ailleurs sur www.facebook.com/jeanmichel.truong.