L’esprit des Lumières a l’époque du philosophical engineering

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L’esprit des Lumières à l’époque du philosophical engineering

Bernard Stiegler
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L’accès public au web a vingt ans. La société numérique s’est développée à travers lui dans le monde entier. Cette société est-elle devenue mündig, c’est à dire majeure au sens où Emmanuel Kant définissait l’époque des Lumières comme une sortie hors de la minorité, hors de l’Unmündigkeit ? Certainement pas : la société actuelle semble devenir tout au contraire profondément régressive. Des désordres mentaux aussi bien qu’environnementaux, économiques, politiques et militaires ne cessent d’y proliférer et d’y croître, cependant que la traçabilité généralisée semble être avant tout mise au service d’une aggravation de l’hétéronomie des individus à travers le profilage des comportements.

Si la numérisation est de toute évidence porteuse de toutes sortes de promesses, et si, comme j’en suis profondément convaincu, sa socialisation à la fois raisonnée et résolue est la première condition pour sortir le monde de l’impasse où le modèle industriel consumériste désormais épuisé l’a enfermé, cette socialisation exige la conception et la négociation d’un nouveau cadre légal qui suppose lui-même la formation de nouvelles « Lumières ».

C’est pourquoi je me réjouis que Neelie Kroes en appelle à une nouvelle philosophie des Lumières à l’âge numérique, tout comme Tim Berners-Lee et Harry Halpin lorsque, dans Internet Access is a Human Right, un article où ils dialoguent avec Vint Cerf, concepteur de la norme TCP-IP, ils soutiennent que l’accès à internet doit devenir un droit universel. Mais ici, que veut dire exactement accéder ? Ou encore : quel type d’accès faut-il revendiquer qui serait porteur de lumière plutôt que d’ombre ? A quelles conditions un tel accès doit-il être dit bénéfique pour les individus et les sociétés où ils vivent ?

Répondre à ces questions, et avant cela, les poser correctement, tel est le défi que nous devons relever. Et pour tenter d’en prendre la mesure, il faut aller voir par exemple comment dans The shallows. What internet is doing to our brains, Nicholas Carr spécifie le contexte qui constitue l’enjeu du sommet mondial du web qui se réunit ici cette année.

La numérisation généralisée engagée depuis 1992 a provoqué une véritable réaction en chaîne bouleversant aussi bien la vie sociale dans ce qu’elle a de plus public que la vie psychique dans ce qu’elle a de plus intime. The shallows témoigne de l’immense désarroi qui résulte de cette progression fulgurante – qui est de plus en plus vécue comme un raz de marée, qui perturbe profondément les capacités mentales de Nicholas Carr lui-même, selon ses propres dires, et qui semble devoir balayer toutes les structures héritées des civilisations de tous les continents, au risque de provoquer une immense déception, voire une terrible désaffection.

Face à ce qui est en train de s’installer comme la négativité d’un nouvel état de fait, il faut affirmer la nécessité et la positivité d’un nouvel état de droit. Pour cela, il faut nous tourner vers la question des rapports entre la technique et le droit. Ce que nous appelons le droit est en effet fondé sur l’écriture. Or la technologie numérique constitue le dernier stade de l’écriture. Et comme l’écriture à l’époque de Socrate, le numérique est pour nous un pharmakon : il peut tout aussi bien conduire à la destruction de l’esprit qu’à sa renaissance.

Je voudrais dire ici pourquoi

La constitution d’un nouvel état de droit, fondé sur l’écriture numérique, suppose en effet un nouvel âge des Lumières.

Ces nouvelles Lumières doivent cependant critiquer les limites de la philosophie de l’Aufklärung elle-même, notamment à partir des questions posées par l’ingénierie philosophique qui se développe au sein du W3C à l’instigation de Tim Berners-Lee.

La philosophie nouvelle qui devrait naître de l’expérience planétaire du web et plus généralement du numérique, traversant toutes les cultures, et universelle en ce sens, ne peut pas être simplement celle des « lumières » numériques : ce doit être aussi une philosophie des ombres qui accompagnent inévitablement toute lumière.

Nous ne pouvons plus ignorer le caractère irréductiblement « pharmacologique » – c’est à dire ambivalent – de l’écriture, qu’elle soit alphabétique ou numérique, inscrite dans le marbre ou sur le papier, ou dans le silicium, ou sur les écrans des lumières numériques. L’écriture est la condition des « lumières », et c’est pourquoi Kant dit qu’il s’adresse au « public qui lit ». Mais elle n’apporte jamais ses lumières qu’avec des ombres. C’est pourquoi en 1944, Theodor Adorno et Max Horkheimer pouvaient voir dans la rationalisation du monde le contraire de la raison et de l’Aufklärung.

Cette irréductible ambivalence, qui est aussi celle de la technique en général, et que le XXIè siècle, comme Nicholas Carr, découvre presque chaque jour à travers mille autres expériences des limites et des ambiguïtés du progrès technologique, c’est ce que ni la philosophie moderne, ni la philosophie antique n’auront su et pu penser. Et c’est ce que, face aux nouveaux défis du monde numérisé, il nous faut à présent impérativement tenter de concevoir : c’est ce avec quoi nous devons apprendre à penser et à vivre autrement.


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A l’inverse de Tim Berners-Lee et Harry Halpin, Vint Cerf soutient que l’accès à internet ne peut pas être un objet de droit parce que la technologie numérique est un artefact qui peut changer – et qui ne cesse de changer. Mais l’écriture alphabétique, qui fut en Grèce à l’origine du droit, tout aussi bien que de la pensée géométrique, n’est-elle pas tout aussi artefactuelle ? Il est vrai que son devenir s’est stabilisé et universalisé comme écriture alphabétique, et il semble qu’à travers cette écriture et sa stabilité apparente, ce sont les structures universelles de la langue, et, au-delà de la langue, celles de la pensée, qui se sont découvertes. C’est ce qu’il semble – mais ce n’est peut-être pas aussi clair.

Et là est tout l’enjeu d’un débat avec la philosophie dont nous avons hérité à l’époque de la numérisation généralisée : quel aura été le rôle de l’écriture, et, au-delà, de la technique, dans la constitution de la pensée, et notamment de la pensée qui s’est universalisée à travers les Lumières et leur discours émancipateur ? Le développement du web rend désormais incontournable un tel débat – à propos duquel je soutiendrai ici qu’il doit se tenir dans le cadre des digital studies, dont il doit constituer la question fondamentale.

Si Tim Berners-Lee et Harry Halpin peuvent soulever la question d’un droit universel d’accéder à internet qu’une philosophie à la base de la conception du web devrait incarner, et dont le W3C serait porteur, c’est précisément parce que le web est une fonction du système technique numérique qui pourrait être autrement, qui pourrait même disparaître, et dont ils soutiennent qu’en droit, c’est selon cette philosophie et selon la stabilité qu’elle devrait étayer qu’il faut garantir non seulement une certaine conception d’internet, de son fonctionnement et de ses finalités, mais du sens du progrès spirituel et social que doit constituer la numérisation en général.

Pour approfondir ces formidables questions, il faut prendre la mesure des deux points suivants :

. Premièrement, le système technique numérique constitue un dispositif de publication et d'éditorialisation planétaire et contributif qui transforme radicalement la chose publique, s’il est vrai que la res publica, la république, est ce qui suppose une publicité – ce que l’Aufklärung appelle une Öffentlichkeit – soutenue par des processus de publication.

. Deuxièmement, ce dispositif de publication s'inscrit dans l'histoire d'un processus de grammatisation, qui conditionne lui-même tout dispositif de publication. Le concept de grammatisation, tel que l’a forgé Sylvain Auroux (qui fut le premier directeur de l’Ecole normale supérieure de Lyon), fournit des éléments très importants pour la discussion qu’anime Tim Berners-Lee autour de ce qu’il appelle le philosophical engineering.

Avec le concept de grammatisation, Auroux a pensé les conditions techniques de l’apparition des grammata, des lettres de l’alphabet, et de leurs effets sur la compréhension et la pratique du langage – et cela, depuis leurs conditions pré-alphabétiques (idéogrammes, etc.) et jusqu’aux technologies linguistiques de ce qu’Auroux appelle les « industries de la langue », en passant bien sûr par l’imprimerie.

J’ai moi-même élargi ce concept en soutenant que la grammatisation décrit plus généralement tous les processus techniques qui permettent de discrétiser et de reproduire les divers flux comportementatux par lesquels s’expriment ou s’impriment les expériences des êtres humains (parler, travailler, percevoir, entrer en relation, etc.). Le numérique est le stade le plus récent de la grammatisation ainsi entendue – où tous les modèles comportementaux peuvent désormais être grammatisés et intégrés par une industrie planétaire de la production, de la collecte, de l’exploitation et de la distribution des traces numériques.


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La grammatisation d’un comportement consiste en une spatialisation du temps qu’est avant tout ce comportement (comme chaîne signifiante de mots, chaîne opératoire de gestes, flux perceptif de sensations, etc.). Spatialiser le temps, cela signifie transformer par exemple le flux temporel d'un discours comme celui que je suis en train de tenir ici et maintenant en un espace textuel de ce même discours détemporalisé : c’est en faire un objet spatial – et c’est ce qui est en jeu depuis l’écriture alphabétique jusqu’à la technologie numérique, comme le montre ici Walter Ong :

Writing initiated what print and computers only continue, the reduction of dynamic sound to quiescent space. 1

Cet objet spatial peut être gravé sur un mur, inscrit sur une tablette d’argile, couché sur du papier, métastabilisé sur une mémoire micro-électronique de silicium, etc. – et ces divers types de supports autorisent des opérations chaque fois spécifiques, c’est à dire propres à chaque stade de la grammatisation.

Lorsqu’il est écrit, le discours parlé, qui était un objet temporel au sens de Husserl, c’est à dire un objet audible qui n’apparaissait qu’en disparaissant, devient au cours de cette grammatisation un objet spatial, c’est à dire un objet synoptiquement visible, synopsis qui permet une appréhension à la fois analytique (discrétisée) et synthétique (unifiée). Cette spatialisation est une matérialisation. Cela ne veut pas dire que quelque chose qui aurait été « immatériel » serait ainsi devenu matériel : il n'y a rien d'immatériel. Par exemple, ma parole est matérielle : elle est produite par des organes phonatoires qui engendrent des trains d'ondes, qui sont eux-mêmes supportés par des molécules faites d’atomes qui entrent en vibration dans le milieu aérien, etc.

On peut parler de matérialisation visiblement spatialisante dans la mesure où l’on passe ici d’un état matériel invisible, et en cela in-discernable et impensable, à un autre état, analysable, critiquable et manipulable – au deux sens que l’on peut donner à ce verbe, c’est à dire :

1) sur lequel on peut effectuer des opérations analytiques et produire par là de l’intelligibilité, et

2) avec lequel on peut manipuler des esprits – comme Socrate reproche aux sophistes de le faire avec l’écriture, c’est à dire avec la spatialisation du temps de ce qu’il appelle la « parole vivante ».

Si la grammatisation est donc un processus de matérialisation, l'hominisation est cependant elle-même et de la façon la plus générale un processus de matérialisation : l’homme est l’être vivant qui fabrique des outils, et ce faisant, il transforme le monde en ne cessant finalement de matérialiser des anticipations – ce que Husserl appelait des protentions, et je préciserai tout à l’heure pourquoi je dois m’exprimer ici avec le vocabulaire du fondateur de la phénoménologie.

La grammatisation est un type de matérialisation très spécifique dans un processus plus vaste de matérialisations de toutes natures au sein de ce que Georges Canguilhem appelait la vie technique – technicité qui nous distingue parmi les autres vivants.

La grammatisation commence au paléolithique supérieur, deux millions d’années après le début de la vie technique. Elle permet de discrétiser des flux mentaux et comportementaux, et de créer par là même de nouveaux modèles mentaux et comportementaux. Au cours de la matérialisation et de la spatialisation en quoi elle consiste, les éléments constitutifs des flux mentaux et comportementaux grammatisés se discrétisent, et les réalités mentales temporelles, devenues identifiables par des listes d’éléments finis analysables et calculables, sont modifiées en retour.

La réalité visible et tangible issue de cette spatialisation constitue un objet qui appartient à la classe de ce que j'appelle la rétention tertiaire. J’emprunte le terme rétention à Husserl. La rétention est ce qui est retenu par une fonction mnésique elle-même constitutive d’une conscience, c’est à dire d’un appareil psychique. Dans cette rétention psychique, Husserl distingue deux types de rétentions, l’une qu’il dit primaire et l’autre secondaire.

La rétention secondaire, qui est l’élément constitutif d’un état mental qui est toujours fondé sur une mémoire, a d'abord été une rétention primaire : primaire veut dire retenu au cours d’une perception, et par le processus de cette perception, mais au présent, ce qui veut dire que la rétention primaire n’est pas encore un souvenir, même si c’est déjà une rétention : percevoir un phénomène, c’est retenir et unifier dans le cours de la perception de ce phénomène tout ce qui y apparaît comme le « contenu » identique de la perception (du phénomène perçu) se présentant chaque fois sous un aspect différent.

Une rétention primaire est ce qui, constituant le cours d’une expérience présente, est destiné à devenir une rétention secondaire de celui qui a vécu cette expérience devenue passée – secondaire parce que n'étant plus perçue, elle s’est imprimée dans la mémoire de celui qui en a fait l’expérience et peut être réactivée.

Mais une rétention, en tant que fruit d’un flux et issue d’un cours temporel d’expérience, peut aussi devenir tertiaire par la spatialisation en quoi consiste la grammatisation (et plus généralement, tout processus technique de matérialisation) des flux de rétentions. Cette réalité mentale peut ainsi être projetée sur un support qui n'est ni cérébral ni donc psychique, mais technique. Le web est ce qui donne accès à un tel espace de projection et d’introjection de rétentions tertiaires numériques partagées constituant en cela un nouvel espace public, planétaire, contributif et fonctionnant à la vitesse de la lumière. Quelles Lumières et quelles Ombres ce temps-lumière peut-il et doit-il nous apporter ? Qu’est-ce que l’ombre à la vitesse de la lumière ?

Je voudrais montrer ici que l’ombre du temps lumière, c’est l’automatisation.


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Michel Foucault a parlé de la matérialisation des savoirs dans L’Archéologie du savoir – mais sans la resituer dans le contexte du processus de grammatisation, ni l’appréhender en relation avec les rétentions primaires et secondaires – lorsqu'il s'est intéressé aux archives qui rendent possible tout savoir. Un savoir est avant tout un ensemble de traces archivées, c’est à dire ordonnées, modélisées, constituant ainsi un ordre – et se soumettant à cet ordre et au modèle qui l’ordonne. Le savoir ainsi modélisé conserve la trace de l'ancien dont il provient, et dont il est la renaissance et la trans-formation à travers un processus que Platon décrit comme une anamnésis.

La conservation des traces de l'ancien est ce qui permet de constituer des circuits d'individuation collective à travers le temps et dans le cadre d’une discipline qui règle les rapports entre des esprits qui s’individuent ainsi de concert dans le cours d’une transmission intergénérationnelle – par quoi se concrétise un processus de transindividuation producteur de ce que Gilbert Simondon appelait le transindividuel formant des significations. Or, les conditions de ce processus sont surdéterminées par les caractéristiques de la grammatisation, c’est à dire par les caractéristiques des supports d’archivage que sont les rétentions tertiaires des différentes époques : idéogrammmes, textes manuscrits, imprimés, enregistrements, bases de données, métadonnées, etc.

L'archive est matérielle, dit Foucault, et le savoir est intrinsèquement archive, ce qui signifie que sa matérialité n'est pas quelque chose qui lui arrive après coup, pour l’enregistrer comme ce qui se serait produit avant sa matérialisaiton : celle-ci est la production même du savoir. Cette matérialisation ne vient ni après la forme qu’elle conserve, ni avant elle, et elle doit être pensée au-delà de l’opposition de la matière et de la forme : elle constitue une hypermatière.

L’hypermatérialité du savoir est ce qui, à l’époque du web et de ce qui s’y produit comme nouveaux processus de transindividuation, doit être étudié comme la condition de construction des savoirs rationnels et des savoirs en général. Il faut situer l’étude de hypermatérialité du savoir dans le cadre d’une organologie générale qui étudie les supports et les instruments des savoirs sous toutes leurs formes. Et dans le contexte contemporain, cette étude de l’hypermatérialité doit venir au cœur des digital studies, qui doivent elles-mêmes devenir ainsi le nouveau modèle unificateur et transdisciplinaire des savoirs académiques sous toutes leurs formes.

L'organologie générale étudie les relations entre les trois types d'organes caractéristiques de la vie technique : les organes physiologiques, les organes techniques et les organisations sociales. La grammatisation commence il y a 30 000 ans à un stade spécifique du processus de co-évolution de ces trois sphères organologiques qui sont inséparables les unes des autres – comme le montre aujourd'hui de façon extrêmement claire la neurophysiologie de la lecture où, comme le dit Maryanne Wolf, le cerveau est littéralement écrit par les organes sociotechniques, et le nôtre, qu’elle nomme le reading brain, qui a été écrit par l’écriture alphabétique, est désormais écrit par l’écriture numérique :

We were never born to read. Human beings invented reading only a few thousand years ago. And with this invention, we rearranged the very organization of our brain, which in turn expanded the way we were able to think, which altered the intellectual evolution of our species. 2

Or, nous vivons avec le web un passage du reading brain au digital brain qui ouvre mille questions de droits et de devoirs en particulier à l’égard des jeunes générations :

We make the transition from a reading brain to an increasingly digital one. … Reading evolved historically … and … restructured its biological underpinnings in the brain [of what which mus be thought] as a literate species.

Et la question, au cours de cette transition, est de savoir

what is important to preserve

– la question est de savoir ce qu’il faut préserver dans le digital brain de ce qui caractérisait le reading brain : l’écriture de nouveaux circuit peut effacer et rendre illisibles des circuits plus anciens.

L’écriture des organes psychophysiologiques par les organes sociotechnologiques est ce qui constitue la réalité de l'histoire de la pensée, c’est à dire de ce que Hegel décrivit comme la phénoménologie de l’esprit – à ceci près que dans la phénoménologie des rétentions tertiaires dont je parle ici, la technique est le principal facteur dynamique, et ce précisément en tant qu’elle constitue un système de rétentions tertiaires dont Hegel ignore la dynamique.

L'apparition des technologies numériques, d’internet et du web, qui est aussi l’âge des rétentions tertiaires industrielles, est de toute évidence la nouvelle page (hypertextuelle) où s’écrit et se lit (en écriture HTML 5) l’histoire de la pensée – à travers ce qu’il faut appréhender comme un nouveau dispositif de publication constituant une nouvelle chose publique, une nouvelle res publica.

Le Web constitue un appareillage de lecture et d'écriture fondé sur des automates permettant la production de métadonnées sur la base de métalangages numériques qui modifient ce que Foucault appelait les processus d’énonciation et les formations discursives. Tout cela, nous ne pouvons le penser qu'à la condition d’étudier en détail les conditions neurophysiologiques, technologiques et sociopolitiques de la matérialisation à la vitesse de la lumière du temps de la pensée (et non seulement de la pensée, mais aussi de la vie et de l’impensé de ce que l'on appelle les êtres noétiques, c’est à dire aussi de leur inconscient – au sens de Freud).

C’est pourquoi il faut développer une organologie générale capable de spécifier les caractéristiques, le cours et les enjeux du processus qui commence au paléolithique supérieur comme matérialisation des flux de conscience projetant de nouvelles sortes de représentations mentales forgées par cette projection même – dont nous allons maintenant voir qu’elle est aussi une intro-jection.


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A partir de la projection rupestre, qui est aussi la naissance de l’art, commence l’extériorisation des contenus mentaux de l’esprit. Après le néolithique, des formes rétentionnelles tertiaires spécifiques apparaissent, qui rendent possible le contrôle de ces contenus mentaux, comme premiers calculs, puis comme enregistrements pas à pas du raisonnement géométrique, et tels que l’esprit, s’autocontrôlant et s’autocritiquant, constitue l'origine du logos – que Husserl identifie en 1936 à l’origine de la géométrie fondée sur la rétention tertiaire littérale.

Dès l'origine de la philosophie, et jusqu’à nos jours, ce processus a été dissimulé : son étude a été rendue impossible par la métaphysique de l’ontologie fondamentale – conçue comme l’ontologie d’une pensée pure, c’est à dire antérieure à l’impureté de son extériorisation, une pensée que Kant dira être « a priori », et que cette métaphysique aura posée comme étant la seule connaissance vraie, où l’être est supposé précéder le devenir, et le rendre ainsi lui-même connaissable.

De nos jours, la grammatisation se généralise, s’accélère et trans-forme toutes les formes de savoirs, au moment où la neurophysiologie nous apprend que la plasticité cérébrale et la transformation de ce que Maryanne Wolf appelle la « circuiterie mentale » par l’introjection de rétentions tertiaires (littérales, par exemple) est la pensée – celle-ci consistant en une production de nouveaux circuits par les processus de matérialisation venant modifier des circuits existants, et parfois les détruire, la question étant de savoir ce qu’il faut « préserver ».

Cette constitution de l’esprit par l’introjection de rétentions tertiaires devient aujourd'hui visible et observable parce qu’expérimentable à travers la neurophysiologie équipée d'appareils d'observation de la vie de l'esprit, c’est à dire des mouvements qui se produisent dans l'appareil cérébral, comme introjection, mais aussi et d’abord entre cet appareil somatique et les appareillages de rétentions tertiaires issues de la grammatisation, c’est à dire issues de la projection de l’esprit hors de lui.

Que l'extériorisation de l'esprit soit la condition de sa constitution, cela veut dire que l'esprit n'est pas une substance pure qui, en s'extériorisant, s'aliénerait dans son extériorisation. La constitution de l’esprit par son extériorisation, c'est son expression comme résultat d’une impression antérieure. La projection de l'esprit hors de lui constitue l'esprit à travers sa matérialisation et sa spatialisation comme un mouvement : l’esprit est en cela mobilité, motilité et émotion (c’est ainsi qu’il faut interpréter les thèses d’Antonio Damasio).

Cependant, cette projection constitutive de l’esprit peut aussi être sa destitution : elle rend possible ce que Socrate décrit comme un court-circuit de la vie de l’esprit par une extériorisation sans retour – c’est à dire sans ré-intériorisation. La projection ne constitue en effet un esprit que pour autant que celui-ci retemporalise ce qui, s’étant spatialisé, doit être individué et « intériorisé » en ce sens pour reprendre vie. La rétention tertiaire est morte, et elle le reste tant qu’elle ne vient pas trans-former par un choc en retour les rétentions secondaires qui constituaient l’individu psychique que cette rétention tertiaire affecte.

Cette transformation de l’individu est possible parce que celui-ci, ayant par exemple littéralisé son cerveau devenu un reading brain, est désormais tramé de rétentions secondaires littéralisées, c’est à dire textualisées, et devant en cela faire l’objet d’incessantes auto-interprétations. C’est pour cela que Joseph Eptsein peut écrire que

we are what we read. 3

Et c’est ce que Walter Ong rend compréhensible lorsqu’il écrit que les êtres humains lettrés sont des

beings whose thought processes do not grow out of simply natural powers but out of these powers as structured, directly or indirectly, by the technology of writing. Without writing, the literate mind would not and could not think as it does, not only when engaged in writing, but normally even when it is composing its thoughts in oral form. 4

Autrement dit, même lorsqu’il parle, et s’exprime oralement, le literate human being est en train de se lire et de s’interpréter à la lettre – c’est à dire qu’il est « à la lettre » en train de s’écrire, s’il est vrai que tout ce qu’il lit s’inscrit dans son cerveau, et s’il est vrai que tout ce qu’il lit réactive et interprète les circuits antérieurement et textuellement écrits de ses rétentions secondaires : le literate human being parle comme le livre qu’il est et qu’il lit.

Se référant à Stanislas Dehaene 5, Maryanne Wolf précise cependant que l’acquisition de compétences rétentionnelles nouvelles par l’intériorisation de rétentions tertiaires peut aussi remplacer « les circuits existants », c’est à dire les détruire, et c’est pourquoi la question est de savoir ce qu’il « faut préserver ». C’est aussi pourquoi Socrate est fondé à soutenir que l’extériorisation peut se produire sans réintériorisation, c’est à dire sans individuation, et qu’en conséquence il faut en droit comme en devoir lutter contre la dérive sophistique.

Quelles conséquences tirer de ces considérations dans le cadre de notre rencontre, et du point de vue d’une réactivation du projet des Lumières à l’époque du web ? C’est ce que je vais tenter de brosser à grands traits pour conclure.

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L’écriture du cerveau est l’écriture des capacités de coopération entre les cerveaux – notamment comme constitutions de communautés de reading brains ou de digital brains. Socrate objecte qu’en permettant de court-circuiter les âmes (et leurs cerveaux), l’écriture du cerveau peut aussi détruire ces capacités à la fois noétiques et sociales, et produire une incapacitation structurelle, c’est à dire une incapacité à penser par soi-même. Cela veut dire que les organes techniques intériorisés par l’organe cérébral qui est ainsi réorganisé ne constituent un nouveau stade de la pensée qu’à la condition que les organisations sociales en garantissent l’intériorisation – par exemple comme paideia pratiquée par l’académie de Platon. La question de ce qu’il faut préserver est donc aussi celle de circuits sociaux, et non seulement cérébraux.

Il n’est pas possible de constituer un accès à internet sans repenser de fond en comble la formation et la transmission des savoirs en vue de garantir une intelligence historique du rôle des rétentions tertiaires dans la constitution aussi bien que dans la destruction des savoirs, et en vue de produire sur cette base une intelligence pratique et théorique des rétentions tertiaires numériques qui bouleversent les organisations cérébrales et sociales. Faute d’une telle politique, le destin inéluctable du digital brain est de se trouver lentement mais sûrement court-circuité par les automates et incapable de constituer une nouvelle forme de société avec les autres digital brains – le temps lumière remplaçant alors la société politique par une société automatique.

L’automatisation est ce que rend possible la numérisation, et si elle augmente incommensurablement le pouvoir de l’esprit (comme rationalisation), celui-ci peut être une destruction du savoir de cet esprit (comme rationalité). Une pensée « pharmacologique » du numérique doit étudier les dimensions contradictoires de l’automatisation pour contrecarrer ses effets destructeurs de savoirs. La question n’est pas simplement de garantir le droit d’accéder à internet, mais d’avoir le droit et le devoir de savoir (par l’éducation) ce qu’il en est des automatismes invisibles qui peuvent échapper aux digital brains – et les manipuler sans leur apprendre à les manipuler, parce que ne leur ayant pas appris non seulement à les manipuler, mais à penser avec eux, à accéder ainsi à de nouvelles lumières, à la vitesse de la lumière, et à être en mesure de penser les ombres du temps lumière.

Cette question s’impose dans un contexte où le neuro-marketing est de nos jours en mesure de solliciter directement les automatismes des couches inférieures de l’organe cérébral en court-circuitant les réseaux inscrits par l’éducation dans le néocortex : la combinaison des automatismes nerveux et des automatismes technologiques est la menace contre laquelle les nouvelles lumières doivent lutter.

C’est parce que la pensée est avant tout l’histoire de la grammatisation comme histoire des rapports de projections et d’introjections entre l’appareil cérébral et les rétentions tertiaires que la question du philosophical engineering telle que la pose Tim Berns-Lee s’impose.

Le philosophical engineering doit conduire à une articulation étroite entre organes psychosomatiques, organes technologiques et organisations sociales tout en veillant à ce que la couche technologique ne vienne pas court-circuiter les couches psychosomatique et sociale. Là est l’enjeu d’une articulation intelligente entre le web social et le web sémantique, qui ne doivent pas s’opposer, mais composer – à travers des organisations sociales et éducatives entièrement repensées de ce point de vue – ce qu’à l’institut de recherche et d’innovation nous appelons des technologies de transindividuation, qui doivent constituer les organes de la société contributive.

1 « L’écriture initia ce que l’imprimerie et les ordinateurs continuent : la réduction du son dynamique à l’espace en repos ».

2 Maryanne Wolf, Proust and the Squid, Harper, 2007

3 cité par Maryanne Wolf, op. cité, p. 5

4 Walter J. Ong, Orality and Literacy, Routledge, 1982

5 Stanislas Dehaene, Les neurones de la lecture, Odile Jacob, 2007