La « machine de Grothendieck » se fonde-t-elle seulement sur des vocables métémathématiques ?
Revue d’histoire des mathématiques - 12 (2006), p. 119–162
LA « MACHINE DE GROTHENDIECK » SE FONDE-T-ELLE SEULEMENT SUR DES VOCABLES MéTAMATHéMATIQUES ?
Ralf Krömer
Résumé.
On reconstruit la discussion de Bourbaki sur la théorie des catégories dans les années 1950 ; les sources non publiées qui permettent cette reconstruction font partie des archives Bourbaki en France et du Nachlaß de Samuel Eilenberg, collection récemment redécouverte et depuis incorporée aux archives de la Columbia University. On étudie surtout la relation entre cette discussion et la participation de Grothendieck au projet Bourbaki. Ses travaux sur l’algèbre homologique et sur la géométrie algébrique étaient la motivation principale pour une adoption des catégories par Bourbaki. Or, les raisons pour qu’une telle adoption n’ait pas eu lieu sont multiples : outre le conflit entre les catégories et le concept bourbachique de structure, les problèmes dans le fondement ensembliste des catégories (problèmes qui ont d’ailleurs conduit Grothendieck à introduire ses Univers) et l’opposition personnelle d’André Weil ont été décisifs. En fin de compte, le refus de Bourbaki d’adopter les catégories figure parmi les raisons pour la démission de Grothendieck du groupe.
R. Krömer, LPHS-Archives Poincaré, UMR 7117 du CNRS, 23, Boulevard Albert 1er , 54015 Nancy Cedex, France.
- Courrier électronique : kromer@univ-nancy2.fr
- Url : http://www.univ-nancy2.fr/poincare/perso/kroemer/
- Classification mathématique par sujets (2000) : 01A60, 01A70, 18-03.
Mots clefs : algèbre homologique, Bourbaki, théorie des catégories, Eilenberg, géométrie algébrique, Grothendieck, métamathématique, structuralisme, théorie des ensembles, univers, Weil.
Abstract (Does the “Grothendieck Machine" Rest Only on Metamathematical Vocabulary? Bourbaki and Categories in the Fifties)
The Bourbaki discussion on category theory in the late 1950s is reconstructed with the help of unpublished sources contained in the French Bourbaki archives and in the late Samuel Eilenberg’s Nachlaß, a recently rediscovered collection now in the Columbia University archives. Special attention is given to the relation between this discussion and Grothendieck’s participation in the Bourbaki project. Grothendieck’s work on homological algebra and algebraic geometry was the major motivation for attempts to adopt categories in Bourbaki’s Eléments; but this adoption failed for several reasons, including a conflict of Bourbaki’s concept of structure with categories, but also the problems to give set theoretical foundations for category theory (which eventually led Grothendieck to introduce the notion of Universe which bears nowadays his name) and André Weil’s personal disapproval. It is shown that Bourbaki’s refusal to adopt category theory was among the reasons which led Grothendieck to leave the group.
Quand une équipe d’éminents mathématiciens groupés sous le nom d’un général français entreprend la formalisation totale des mathématiques, on peut être certain d’avance qu’ils ne seront jamais au bout de leur effort.
Le tome premier qui devra fonder les autres ne paraîtra jamais.
(Roger Apéry, cité dans [Ageron 2005, p. 236])
Sommaire
- 1 INTRODUCTION
- 2 1. LE FONCTIONNEMENT DE BOURBAKI
- 3 2. EILENBERG ET BOURBAKI
- 4 3. LES TENTATIVES D’INTEGRER LES TRAVAUX DE GROTHENDIECK DANS LE PROJET BOURBAKI
- 5 4. LE ROLE D’ANDRE WEIL
- 6 5. CATEGORIES ET STRUCTURES
- 7 6. COMMENT FOURNIR DES FONDEMENTS ENSEMBLISTES à LA THéORIE DES CATéGORIES ?
- 8 7. AD MAJOREM FONCTORI GLORIAM. LA DéMISSION DE GROTHENDIECK
- 9 8. CONCLUSION
- 10 APPENDICE. LES ARCHIVES BOURBAKI
INTRODUCTION[modifier]
La problématique que nous examinons[1] est le refus de Bourbaki d’intégrer la théorie des catégories dans son œuvre. L’examen s’impose du fait que cette théorie[2] aurait pu, au moins rétrospectivement, contribuer à la tâche unificatrice que Bourbaki visait : présenter les mathématiques modernes à partir d’un point de vue « structuraliste », c’est-à-dire insistant sur le concept de structure mathématique. De plus, les sources du débat interne à Bourbaki[3] montrent qu’il s’agit là vraiment d’un refus explicite (et non seulement de la passer sous silence pour une raison ou une autre). Ce n’est pas la première fois que la question est abordée[4], on peut citer le livre de Leo Corry [1996, p. 376-383]. Cependant, l’examen proposé ici est plus complet sous trois aspects :
- l'accessibilité des sources originales a augmenté par rapport à la situation dans laquelle se trouvait Corry ; je m’appuie sur un corpus plus important de sources[5] ;
- Corry s’intéressait, en accord avec le propos général de son livre, principalement au rôle que joue dans le débat l’opposition entre la notion bourbachique de « structure » et la théorie des catégories, j’examine d’autres éléments d’explication : les difficultés de fournir un fondement ensembliste à la théorie des catégories (et les implications philosophiques de ces difficultés) ainsi que les rapports personnels difficiles entre certains membres du groupe ;
- je présente une lecture plus approfondie des sources par rapport à la lecture plutôt cursive que Corry était obligé d’effectuer, vu l’étendue de son propos général.
Mes résultats sont les suivants : des raisons pratiques, philosophiques et personnelles ont été invoquées pour refuser la théorie des catégories ; parmi celles-ci, les raisons personnelles semblent avoir été décisives. La discussion sur la théorie des catégories a évolué dans différents contextes dont la présentation systématique actuelle est normalement traitée en termes catégoriques :
- Bourbaki a envisagé un traitement des concepts limite inductive/projective d’abord dans EVT[6] (en continuant et généralisant la présentation de la thèse d’Alexander Grothendieck avec sa « topologie limite »), puis dans le chapitre IV du livre E sur les « structures » (ce chapitre étant conçu pour réunir les outils généraux d’une « mathématique des structures »).
- Les protagonistes étant tous membres du groupe, Bourbaki a longuement discuté l’intégration d’un texte sur l’algèbre homologique dans les éléments. Le texte « Tôhoku » de Grothendieck était originellement conçu pour une rédaction Bourbaki, et « La Tribu[7] » 41 vise à « faire marcher la machine de Grothendieck ».
- La géométrie algébrique au sens de Grothendieck a été discutée au sein de Bourbaki ; « La Tribu » 45 contient le plan d’un Livre de géométrie algébrique par Grothendieck comprenant les notions principales du Séminaire de géométrie algébrique (SGA).
Les projets décrits ci-dessus ayant tous amené à la thématisation du langage catégorique, il va de soi que Bourbaki a également discuté de l’adoption de ce langage. Il y avait des avocats d’une telle adoption ; en revanche, quelques témoignages indiquent qu’André Weil s’y est opposé strictement.
Bourbaki a constaté un conflit entre la théorie des catégories et les structures ; Samuel Eilenberg (qui évidemment, en tant qu’un des « pères » de la théorie des catégories, était pour l’introduction des catégories) dit dans un texte écrit à ce sujet[8] qu’il ne voit pas comment résoudre ce conflit. Il y a aussi une vaste discussion du fondement ensembliste de la théorie des catégories. C’est au sein de Bourbaki que Grothendieck présente ses Univers pour la première fois, rejetant une distinction entre objets mathématiques et objets métamathématiques proposée par Daniel Lacombe (logicien consulté par Bourbaki).
Le texte « Ad majorem fonctori gloriam », écrit par Serge Lang au moment de la démission de Grothendieck, indique que celle-ci fut justifiée, au moins en partie, par le refus de Bourbaki d’adopter la théorie des catégories et le cadre des univers, ainsi que par la violence avec laquelle on a dû discuter de la question au sein du groupe.
Il convient ici de décrire les sources que j’utilise.
France.— Le travail de Bourbaki dans les années cinquante est documenté par les archives de l’Association des Collaborateurs de Nicolas Bourbaki (ACNB) qui sont désormais consultables jusqu’à l’année 1953[9].
Une partie de cette collection est conservée à l’Institut élie Cartan de l’Université de Nancy I (archives de Bourbaki contenues dans les Archives Jean Delsarte) et une autre partie devrait être déposée par l’ACNB aux Archives de l’Académie des sciences à Paris[10].
Etats-Unis.— Suite à une demande de ma part, le Nachlaß scientifique d’Eilenberg, dont la location était inconnue depuis sa mort en 1998, a été exhumé en 2001 à la Columbia University (New York). Ce Nachlaß (qui comprend entre autres plusieurs centaines de lettres scientifiques, quelques manuscrits inédits et beaucoup de documents personnels) fait aujourd’hui partie des collections des Columbia University Archives, mais, à ma connaissance, il n’a pas encore, jusqu’à présent, fait l’objet d’un catalogage systématique. Toutefois, j’ai eu l’opportunité de consulter de manière cursive l’ensemble de ces matériaux, et il me semble important d’en présenter une petite partie dans ce qui suit[11].
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- ↑ 1 Outre Liliane Beaulieu qui avec ses commentaires détaillés et précieux a aidé plus que personne à améliorer ce travail, je remercie les personnes et institutions suivantes pour leur soutien : Pierre Ageron, Pierre Cartier, Leo Corry, Jacques Dixmier, Gérard Eguether, Andrée Ehresmann, Christian Houzel, Jean-Michel Kantor, Hélène Nocton, les rapporteurs de cet article, les Columbia University Archives, les Archives de la création mathématique et les participants de la Journée Bourbaki qui s’est tenue à l’Institut Elie Cartan (Nancy) en 2003, organisée avec la collaboration du LPHS-Archives Henri-Poincaré, et lors de laquelle j’avais l’occasion de présenter une première version de ce travail.
- ↑ 2 Il n’est pas possible de rappeler les éléments principaux de la théorie des catégories ou encore de son histoire dans le cadre du présent travail. Au lecteur souhaitant s’en informer, je recommande Mac Lane [1971].
- ↑ 3 Pour une description de ces sources, voir ci-dessous.
- ↑ 4 La bibliographie à la fin de l’article ne couvre que les travaux directement cités dans le corps de l’article. Pour plus d’informations historiques sur Bourbaki, voir la thèse de Liliane Beaulieu [1990] ; pour une vue d’ensemble de la littérature historique concernant Bourbaki, voir l’excellente bibliographie mise en ligne récemment par Liliane Beaulieu : http://www.univ-nancy2.fr/poincare/bourbaki.
- ↑ 5 Cependant, afin de ne pas me perdre dans une multitude de détails, j’abandonne, de temps en temps, consciemment (et explicitement) la poursuite d’une trace qui est d’importance mineure pour mon propos. Le présent travail a plutôt pour but de montrer la richesse et l’intérêt du sujet que de l’épuiser.
- ↑ 6 J’utilise les abréviations courantes pour les livres de Bourbaki qui sont expliquées dans chaque volume des Eléments de mathématique ; EVT signifié le livre sur les espaces vectoriels topologiques.
- ↑ 7 On verra plus loin de quoi il s’agit quand on parle de « La Tribu ».
- ↑ 8 Texte que j’ai trouvé à New York ; voir ci-dessous.
- ↑ 9 L’autorisation que j’ai obtenue par le Comité scientifique des Archives de la création des mathématiques, unité du CNRS qui fut chargée jusqu’en 2003 de la mise à disposition de ces archives, me donna également le droit d’utiliser les sources datant des années postérieures à l’année 1953, que j’avais consultées auparavant aux Archives Jean Delsarte, soit avant que l’ACNB ne rende publique sa décision d’ouvrir ses archives et ne décide des parties qui seraient consultables. J’ai ainsi bénéficié d’une occasion qui ne se présenterait sans doute plus aujourd’hui, mais c’est en toute légitimité que je puis m’appuyer sur cette riche documentation. Toutefois, la collection des Archives Jean Delsarte étant à son tour limitée aux années antérieures à 1963, je n’ai pu étudier la discussion ultérieure.
- ↑ 10 Liliane Beaulieu a développé une cotation des documents désormais consultables. Dans l’article, je me réfère plutôt à une numérotation des documents établie par Bourbaki luimême à l’époque, en indiquant la concordance de ces numéros avec les cotes en vigueur en annexe. Les principales raisons pour ce faire sont que les auteurs des textes cités se servent parfois de cette numérotation pour se référer à d’autres documents, que la numérotation est homogène pour les documents désormais consultables et les autres, et finalement que ces numéros sont plus courts que les cotes. En revanche, la numérotation originale n’était pas établie selon des critères aussi systématiques que la cotation actuelle.
- ↑ 11 La citation des documents contenus dans ces collections se fait avec l’autorisation de ces Archives.
1. LE FONCTIONNEMENT DE BOURBAKI[modifier]
Les sources qui témoignent du travail collectif de Bourbaki révèlent aussi le fonctionnement du groupe[1]. Le fait que ces sources sont à notre disposition aujourd’hui (fait étonnant vu qu’elles ne sont pour la plupart que des versions préalables, on dirait même du brouillon) est d’ailleurs, à son tour, compréhensible par ce fonctionnement, car celui-ci, comme on va le voir dans un instant, rendait indispensable ces brouillons.
Les rédactions sont des versions préliminaires, plusieurs fois révisées et réécrites, de chapitres et livres des éléments de mathématique. Souvent anonymes, elles sont les fruits d’un travail vraiment collectif quand elles émergent du processus éditorial que Bourbaki développa au cours de son histoire. Dans les années cinquante, ce processus suivait le schéma suivant : le groupe décidait d’abord du sujet sur lequel un texte allait être rédigé, il demandait à l’un de ses membres d’en faire un premier rapport dans lequel étaient exposés les principaux résultats et les méthodes pertinentes ; sur la base de ce rapport, le groupe décidait d’une répartition de la matière en sections ou chapitres et chargeait un autre membre d’une première rédaction ; quand cette rédaction parvenait à l’ensemble de l’équipe réunie en « congrès », elle était critiquée et l’on décidait des corrections plus ou moins élaborées à y apporter. Ces corrections furent souvent des changements complets de point de vue et rares furent les rédactions qui ne furent pas modifiées. D’autres se voyaient carrément rejetées, d’autres encore ne furent jamais examinées par l’assemblée de Bourbaki et restèrent lettre morte. Le rédacteur suivant était nommé[2] qui devait, en principe, suivre les recommandations de ses pairs. Il arriva que des rédacteurs désignés ne s’acquittèrent pas de leur travail qui était alors pris en main par d’autres ou encore qu’un rédacteur décida tout simplement par lui-même de l’orientation à donner à son texte. Chaque étape de la rédaction d’un chapitre était marquée d’un numéro d’état et certains sujets connurent jusqu’à dix états différents, répartis sur de nombreuses années. Finalement, quand un texte était jugé prêt à la publication, ou encore quand l’équipe s’en était lassée, la rédaction finale était confiée à Jean Dieudonné qui unifia ainsi le « style » de Bourbaki[3].
C’est pourquoi il convient de parler du caractère relativement collectif du travail de Bourbaki : tous y mettaient la main mais certaines mains pesèrent plus lourdement que d’autres dans la rédaction d’un sujet ou d’un autre[4].
Dans les années cinquante, Bourbaki se réunissait au moins trois fois l’an pour mettre en commun et critiquer les rédactions individuelles de ses membres en congrès. Au sein du groupe, on travaillait toujours sur plusieurs sujets à la fois et les congrès examinaient ainsi plusieurs textes portant sur des matières diverses. Les numéros du bulletin interne « La Tribu » servirent de compte rendu de ces congrès ainsi que de fiche comptable des rédactions[5]. Typiquement, un numéro de « La Tribu » comprenait les éléments suivants :
- une liste des participants ;
- quelques anecdotes du congrès ;
- les dates, le lieu et les organisateurs du congrès prochain ;
- les engagements du congrès : les obligations de rédaction de chaque membre ;
- l’état des rédactions : une liste de l’avancement des travaux pour chaque chapitre en production ;
- les décisions : résultats de la discussion des rédactions lues au congrès.
A fréquence irrégulière, les congrès ont porté également sur la répartition en parties, livres, chapitres des éléments ; ces réflexions sont répertoriées dans « La Tribu » au titre de plan général. Bourbaki a donné une numérotation à la plupart des numéros de « La Tribu » dont je me sers dans la suite[6] ; j’utilise aussi l’abréviation « congrès X » pour le congrès dont « La Tribu » X forme le compte rendu. Parfois, surtout s’il s’agit de problèmes chronologiques, je fais référence aux dates des congrès de manière abrégée ; par exemple, « (1951.2) » signifie « le deuxième congrès de 1951 ». Je vais me servir des dates et des listes des participants indiquées dans les différents numéros de « La Tribu » sans mention explicite.
J’ai examiné les numéros 21 à 56 (couvrant les années 1950 à 1962) avec quelques lacunes, selon les documents d’archives auxquels j’ai eu accès.
Les travaux de dactylographie, reproduction et envoi de courrier étaient accomplis par un sécretariat qui originellement était affilié au bureau de Jean Delsarte à Nancy. C’est là aussi que furent archivés un exemplaire de chaque rédaction et les numéros de « La Tribu » [7].
Les rédactions sont, pour la plupart, anonymes[8] et sans date. De temps en temps, il est possible de deviner les auteurs et les dates à partir des engagements du congrès ou d’autres indices dans les textes mêmes ou dans des textes s’y référant. L’identification complète des auteurs serait en principe possible à l’aide d’un cahier (établi à l’époque par les secrétaires) qui indique les auteurs des différentes rédactions, mais ce document n’est actuellement pas rendu accessible par le secrétariat de Bourbaki[9]. Dans les années cinquante, le secrétariat de Bourbaki donna à chaque rédaction qu’il détenait un numéro qui sert désormais de point de repère – outre la cote – dans les références aux archives. Une « Nomenclature des rédactions » fait partie des archives [NBR 102]. Je me réfère souvent à cette numérotation en utilisant l’abréviation no X pour le texte ayant le numéro X .
Les discussions de Bourbaki ne se limitaient pas à des théories déjà établies et connues, mais s’étendaient également à des thématiques plus actuelles, en cours de développement, voire aux travaux émergents de ses membres ou de leurs collègues mathématiciens. Mais si des textes de ce genre ont pu être rédigés pour Bourbaki à un moment donné, ils ont parfois fini par être publiés par leurs auteurs propres hors Bourbaki. Car Bourbaki n’assimilait pas tout ce qu’on lui proposait et bien des rédactions ou rapports se virent relégués aux oubliettes ou « au frigidaire » selon l’expression couramment employée par Bourbaki. Cela est dû, d’une part, à la longueur du procédé de production des textes que Bourbaki adoptait finalement et, d’autre part, aux impératifs d’une carrière scientifique parmi lesquels la nécessité de publier sous son nom force le mathématicien, fût-il de Bourbaki, à sortir de l’anonymat. Pour le contexte des structures et des catégories, le travail de Pierre Samuel sur les problèmes universels [Samuel 1948], l’article « Tôhoku » de Grothendieck (voir ci-dessous) et le livre de Godement [1958] sur la théorie des faisceaux (voir note 37) en sont des exemples. Les deux derniers cas attestent de ce qu’en fin de compte Bourbaki n’a pas pu se mettre d’accord sur l’exposition de la théorie des catégories.
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- ↑ 12 Liliane Beaulieu a exposé, exemples à l’appui, la mise en œuvre de cette méthode de travail dans sa thèse [Beaulieu 1990], dans son manuscrit [Beaulieu], ainsi que dans les textes introductifs de la base de données dont il a été question plus haut. C’est donc simplement pour la commodité du lecteur et sans prétendre à l’originalité que je donne quelques indications ici.
- ↑ 13 Claude Chevalley se souvient : « It was always someone else who was charged with the next draft » [Guedj 1985, p. 20].
- ↑ 14 « When Dieudonné was the scribe of Bourbaki, for many, many years, every printed word came from his pen » [Senechal 1998, p. 28] ; voir aussi [Jackson 1999, p. 785].
- ↑ 15 Voir les travaux de Liliane Beaulieu cités ci-dessus.
- ↑ 16 Liliane Beaulieu a analysé les contenus des bulletins internes de Bourbaki en montrant, entre autres, comment Bourbaki y mit en scène sa propre histoire. Voir à ce sujet Beaulieu [1998] et Beaulieu [1999].
- ↑ 17 Dans quelques cas, la numérotation fait même l’objet d’une extrapolation ; je tiens à signaler que pour des informations plus précises, il convient de se référer à la base de données mentionnée ci-dessus à l’aide des cotes indiquées en annexe.
- ↑ 18 Ces archives constituent maintenant la partie Bourbaki du Nachlaß de Jean Delsarte qui est entreposé à l’Institut élie Cartan. Les bulletins des années antérieures ont été rassemblées au secrétariat de l’ACNB qui possède également la plupart des rédactions à partir du numéro 100.
- ↑ 19 En revanche, on sait que les comptes rendus des congrès Bourbaki étaient d’abord systématiquement rédigés par Delsarte [Jackson 1999, p. 785]. Dans l’après-guerre et jusqu’aux années soixante, ce sont surtout Pierre Samuel et Jacques Dixmier qui s’en chargent.
- ↑ 20 Je suis reconnaissant à Hélène Nocton, ancienne secrétaire de Bourbaki, qui m’a indiqué de mémoire les auteurs de quelques rédactions ; j’y ferai référence plus loin.
2. EILENBERG ET BOURBAKI[modifier]
En vue de l’étude du débat sur la théorie des catégories au sein de Bourbaki, il est important de rappeller que Samuel Eilenberg (1913-1998) a été membre du groupe. Le Nachlaß permet de reconstituer les circonstances de son admission.
Eilenberg a fait ses études de mathématiques à Varsovie au sein du cercle polonais de topologie générale (cercle autour de Kasimierz Kuratowski très actif dans les années 30) et a été aussi en contact avec le cercle d’analyse fonctionnelle de Lvov autour de Stefan Banach. Il passa un premier séjour en France durant l’année universitaire 1936/37 (juste après avoir achevé son doctorat en 1936) à l’Institut Henri Poincaré[1]. Il n’est pas certain qu’Eilenberg ait fait la connaissance des membres fondateurs de Bourbaki lors de ce séjour. D’une part, Henri Cartan se souvient dans la notice nécrologique[2] [Cartan 1998, p. 73] : « J’ai rencontré Sammy pour la première fois à la fin de décembre 1947 »[3] ; d’autre part, selon le témoignage d’Andrée Ehresmann, veuve de Charles Ehresmann, un des membres fondateurs, Eilenberg a été dès son premier séjour à Paris fortement attiré par l’idée bourbachique d’expliciter le concept de structure mathématique et d’en développer une théorie générale – mais comme ce séjour se déroulait bien avant les premières publications de Bourbaki, et comme l’affirmation de Mme Ehresmann semble s’appuyer sur des souvenirs personnels de son mari, on suppose qu’il y avait un contact au moins entre Eilenberg et Ehresmann[4]. De toute façon, Eilenberg n’entre formellement dans le groupe que vers la fin des années 1940.
D’abord, Eilenberg quitte la Pologne pour les états-Unis au printemps 1939, juste à la veille de l’agression allemande. Grâce aux interventions de quelques collègues, il s’installe facilement dans la communauté scientifique des mathématiciens américains ; à partir de 1947, il est professeur à la Columbia University (New York). Il s’investit dans la topologie algébrique, notamment en collaboration avec Saunders Mac Lane. En 1942, cette collaboration conduit à l’introduction des premières notions de ce qui deviendra plus tard la théorie des catégories.
Au congrès 12 (tenu du 8 au 19 juin 1946), Bourbaki prend la décision d’admettre Eilenberg dans le groupe. Dans le Nachlaß, on trouve une lettre (tapée à la machine) invitant Eilenberg à participer au projet Bourbaki. La lettre porte la « signature » de Nicolas Bourbaki[5] :
« Nancy, le 21 Juin 1948.
Cher Monsieur,
Ayant été informé, par un rapport de notre “Intelligence”, que vous vous proposez de faire un séjour en Europe, dans un avenir prochain, nous espérons vivement que vous voudrez bien, pendant la durée de ce séjour, vous associer à nos réunions et discussions.
Cette participation sera, nous en sommes certains, le point de départ d’une collaboration durable.
Dès maintenant, nous vous adresserons nos rédactions, en comptant que vous nous ferez part de vos observations. Nous vous proposons aussi, si cela vous convient, de vous charger, en collaboration avec notre bien-aimé disciple André Weil, d’un rapport concernant les propriétés élémentaires de l’homotopie et des espaces filtrés. Weil, qui compte vous voir le 26 juin à New York, vous donnera toutes informations à ce sujet.
Salut et bénédiction.
Nicolas Bourbaki ».
Le décalage entre la décision prise en juin 1946 et la date de la lettre est étonnant ; il n’est pas exclu qu’il s’agisse d’une faute de frappe. De toute façon, le rapport mentionné a été écrit (mais évidemment ne porte pas de date). La rédaction no 103 est intitulée « Rapport SEAW sur la topologie préhomologique » ; en vue de la lettre citée, l’interprétation de l’énigmatique « SEAW » s’impose : Samuel Eilenberg André Weil. Cartan [1998, p. 74] confirme cette interprétation.
Notons que, si Cartan ne se trompe pas concernant son affirmation d’avoir fait la connaissance d’Eilenberg seulement en décembre 1947, le contact entre Bourbaki et Eilenberg n’a probablement pas été établi par Cartan. Mais par qui ? Ehresmann n’était pas présent à Strasbourg. Mais Chevalley l’était ; il semble[6] qu’il était déjà en contact avec Eilenberg quelque temps avant la parution de leur travail commun [Chevalley & Eilenberg 1948].
Eilenberg séjourne de nouveau à l’IHP l’année universitaire 1950/51 pour y travailler avec Cartan ; les actes du Séminaire Cartan laissent fortement sentir son influence, par l’omniprésence de l’approche axiomatique des différentes théories d’homologie et cohomologie, dans le style de son livre coécrit avec Norman Steenrod [Eilenberg & Steenrod 1952].
En fait, la portée de cette influence s’étend jusqu’aux congrès Bourbaki, comme on le voit dans les actes du congrès 24 (tenu du 27 janvier au 3 février 1951) auquel Eilenberg a participé. La page 3 de « La Tribu » 24 témoigne qu’on s’est intéressé à intégrer une présentation de l’« homologie axiomatique » dans les écrits de Bourbaki ; je reviendrai en détail à ce passage. Eilenberg participe également au Séminaire Bourbaki.
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- ↑ 21 Dans le Nachlaß, il se trouve une espèce de certificat de scolarité, avec la remarque « présenté par Maurice Fréchet », une « carte d’identité des étrangers » de la République franc¸aise datant du 17 mars 1937 et deux cartes postales de Bronisław Knaster à Eilenberg, envoyées à une adresse parisienne, datant du 12 décembre 1936 et du 9 février 1937.
- ↑ 22 Pour une notice nécrologique plus longue, contenant une version anglaise du texte de Cartan, voir [Bass et al. 1998].
- ↑ 23 Voir aussi [Jackson 1999, p. 784].
- ↑ 24 Mme Ehresmann m’a fait part de ce témoignage lors d’une conférence que j’ai donnée au séminaire de théorie des catégories à l’Université de Paris VII en mai 2002. Cependant, Cartan ne rend même pas compte du fait qu’Eilenberg a passé une année en France avant la guerre ; il écrit seulement : « [Eilenberg] maîtrisait parfaitement la langue française, qu’il avait apprise à l’époque ou` il vivait dans sa Pologne natale » [Cartan 1998, p. 74].
- ↑ 25 Il est probable que Delsarte ait signé pour Bourbaki. Non seulement la lettre est tapée sur le papier à en tête du Cabinet du Doyen de la Faculté des sciences de l’Université de Nancy, mais on a aussi un double qui porte la mention manuscrite « Communiqué à Monsieur André Weil. J. Delsarte », et cette signature est de la même écriture que celle de la lettre.
- ↑ 26 Communication de Liliane Beaulieu.
3. LES TENTATIVES D’INTEGRER LES TRAVAUX DE GROTHENDIECK DANS LE PROJET BOURBAKI[modifier]
Les efforts d’Eilenberg pour convaincre le groupe de l’utilité de l’adoption du langage catégorique ne sont nullement limités à ce que je viens de décrire ; on rencontrera, dans ce qui suit, d’autres contributions d’Eilenberg au débat. Cependant, ce n’était pas lors de ses propres tentatives mais lors de celles entreprises par Alexander Grothendieck[1] que la discussion a pris un caractère de querelle. Cela se comprend en partie par la nature différente des applications mathématiques de la théorie que vise Grothendieck.
3.1. Limites inductives et projectives[modifier]
Comme je l’ai montré dans ma thèse[2], les notions de limites inductive et projective étaient très importantes pour l’histoire de la théorie des catégories car dans différentes situations, c’était précisement à l’occasion de leur emploi que l’on avait insisté sur le point de vue catégorique. Par conséquent, on doit aussi s’interroger sur le traitement de ces notions qu’avait prévu Bourbaki. On verra que l’évolution de la présentation de ces notions a créé une forte motivation pour l’adoption d’un langage catégorique – sans pour autant être capable d’éviter le refus final. Grothendieck n’est pas le seul à insister sur les limites, mais il a joué un rôle important dans ce débat.
Il semble que la première mention des limites inductives soit faite dans « La Tribu » 24 (1951.1) : à la page 5 se trouve une liste de sujets à traiter au chapitre II des espaces vectoriels topologiques (EVT), qui contient au moins le terme. Le projet d’une section sur les limites inductives dans ce contexte est mentionné de nouveau dans « La Tribu » 26 (1951.3), dans les commentaires de la page 7, se référant aux Espaces vectoriels topologiques - Fascicule de résultats : « Chapitre II [...] On réserve les limites inductives [...] jusqu’à examen d’un exposé Grothendieckien ». De manière semblable, les commentaires au Texte du chap. II : Ensembles convexes et espaces localement convexes comprennent le passage suivant (p. 10) : « On décide de généraliser, fonctoriser et grothendieckiser le no des limites inductives, d’y mettre les limites projectives ». Il semble donc que Grothendieck ait proposé de traiter les limites d’une manière « générale » et « fonctorielle » - mais on ignore ce que cela veut dire ici, d’autant plus que l’« exposé Grothendieckien » n’est pas encore identifié à l’heure actuelle. De toute façon, on ne trouve aucune mention de cette proposition au numéro 27 de « La Tribu » ; tout au contraire, on lit p. 11 quant aux EVT : « Un comité a revu la rédaction définitive des chap. I et II qui sont adoptés modulo des virgules » et finalement à la p. 3 de « La Tribu » 28 : « Les chap. I et II [de EVT] sont en épreuves ». Par conséquent, la version publiée des EVT ne contient pas de traitement général des limites.
Ce projet d’un traitement général des limites réapparaît dans « La Tribu » 30 (1953.1) ou` on lit p. 6 quant aux Ensembles IV : « Faire les limites inductives et projectives dans les structures ». Cette résolution est confirmée dans « La Tribu » 34 (1954.2), mais elle a dû être abandonnée par la suite. Au congrès 38, Bourbaki prend des « décisions sur les appendices d’Algèbre multilinéaire (Rédaction no 235) » [3], appendices dont l’un concernait les limites inductives :
« Le Congrès ayant découvert un résultat ultra général sur la commutation des problèmes universels avec les limites inductives, il s’est avéré que l’App. des limites inductives est quelque chose de très général, qui devrait venir, en partie au chap. IV des Ensembles, en partie au chap. I d’Algèbre ».
Donc là aussi, Bourbaki souligne l’intérêt d’un traitement général. Malheureusement, la rédaction no 235 n’est pas disponible, mais la discussion la concernant contenue dans « La Tribu » 38 montre que cette rédaction emploie le langage de Pierre Samuel pour le traitement des problèmes universels [Samuel 1948] ; on peut donc au moins supposer que celui-ci était son auteur. Avant d’inspecter d’autres indices pour cette affirmation, examinons d’abord un peu plus loin les décisions de « La Tribu » 38 :
« NB – Grothendieck remarque que la recherche d’une limite inductive est un problème d’application universelle, et que le fourbi ci-dessus de commutativité pourrait bien être un cas particulier d’une propriété de commutativité des problèmes universels. Au concours ».
Pierre Cartier s’inscrit à ce concours, comme on le voit dans un passage de « La Tribu » 39 concernant le chapitre IV (structures) du livre sur les ensembles :
« Un papier de Cartier montre que les résultats de Samuel sur les limites inductives sont des cas particuliers de fourbis ultra-généraux sur la commutation des problèmes universels. Ces fourbis ne s’énoncent bien que dans le cadre des catégories et foncteurs ».
Donc voici comment, selon Bourbaki, s’impose enfin la théorie des catégories comme cadre idéal pour le traitement général des limites inductives. J’affirme que les résultats de Samuel dont parle Cartier sont ceux de la rédaction no 235 [4]. Pierre Cartier n’a malheureusement plus ce papier à sa disposition. Dans la suite du texte cité, Bourbaki envisage la possibilité d’un chapitre V dans le livre sur les ensembles pour introduire le « cadre des catégories et foncteurs », et discute des problèmes du fondement ensembliste de la théorie des catégories ; j’y reviens plus loin.
Avec le progrès de la rédaction des limites inductives, l’absence du langage catégorique se fait sentir de plus en plus. Par exemple, « La Tribu » 40 reproduit les décisions concernant la « rédaction no 242 limites inductives de structures algébriques », prévue en tant que supplément à l’Algèbre multilinéaire[5] : « cette rédaction [...] ne se rattache plus à rien : il n’y a plus de limites inductives “relatives à une espèce de structure” [...], et il n’y a pas encore de limites inductives “dans une catégorie”. La manière de rédiger ce “supplément” [...] dépend donc essentiellement de ce que Bourbaki décidera de faire sur les catégories ».
De manière semblable, on trouve, dans « La Tribu » 47 (1959.1) à la page 3, parmi les Décisions générales et géniales concernant Algèbre, le passage suivant :
« On a envisagé un moment un chap. X (“Problèmes universels en Algèbre”) contenant les limites inductives et projectives [...] Cette suggestion n’a pas été retenue : Les limites inductives iront plutôt aux catégories ».
Du même congrès est issu un texte concernant la Réédition du chap. III de Topologie générale (nos 305, 306, 314 et 315) ; dans ce texte, à la page 1, il y a une remarque semblable par rapport à la rédaction no 315 :
« Ce n’est manifestement pas ici le lieu de parler des limites inductives ; ce n’est d’ailleurs le lieu nulle part, sauf aux Catégories ».
En revanche, un traitement des limites inductives et projectives sera de nouveau prévu pour la réédition d’Algèbre linéaire ; voir « La Tribu » 53 (1961.1). Ceci semble indiquer l’abandon du projet d’un chapitre sur les catégories, simultanément avec la démission de Grothendieck (voir cidessous). Les versions publiées du chapitre E IV ne contiennent rien sur les limites (ni sur les catégories, bien sûr).
Résumons : si un traitement des limites inductives s’est imposé d’abord dans différents contextes particuliers, Bourbaki se sera rapidement rendu compte que la multitude de ces contextes entraîne plutôt un traitement général (traitement qui aura sa place dans le chapitre sur les structures[6]). En plus, certains résultats concernant le concept général ont montré l’intérêt d’adopter un langage catégorique et, du coup, d’ajouter au chapitre sur les structures un traitement de ce langage. Cette situation a conduit à des problèmes par rapport au statut des catégories face au concept bourbachique de structure d’une part, et par rapport aux fondements ensemblistes de la théorie des catégories de l’autre. Pour les deux problèmes, les sources nous procurent des témoignages à prendre en compte – ce qui sera fait plus loin ; mais poursuivons d’abord le rôle qu’ont joué d’autres travaux de Grothendieck dans le débat sur l’adoption du langage catégorique.
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- ↑ 27 A partir d’ici, le style biographique de la section précédente sera largement abandonné en faveur d’une analyse de la discussion elle-même. Pour des informations biographiques concernant Grothendieck, voir Cartier [2000] et http://www.math.jussieu.fr/~leila/ index.
- ↑ 28 Krömer [2004]. Cette thèse paraîtra en traduction anglaise chez Birkha¨user ; toutefois, la pagination définitive n’étant pas connue au moment actuel, il convient de référer à la version originale en allemand disponible sur l’internet.
- ↑ 29 Il s’agit ici du chapitre III d’Algèbre.
- ↑ 30 Cependant, Corry semble supposer qu’il s’agit ici de résultats contenus dans l’article publié sur les applications universelles [Samuel 1948]. Il interprète le passage que je viens de citer comme soutien pour la thèse que des idées développées par Samuel dans son article aient retardé la publication du chapitre sur les structures annoncé en 1939 [Corry 1996, p. 378sq]. Corry semble donc interpréter le texte de « La Tribu » 39 ainsi : Samuel aurait développé dans son article les idées que Cartier essayait de généraliser. Or, le seul article de Samuel cité par Corry est [Samuel 1948]. Dans cet article, on ne trouve aucun résultat sur les limites inductives ou sur la commutation de problèmes universels. Certes, on y trouve l’idée brute de problème universel, mais je ne vois pas comment le passage de « La Tribu » 39 pourrait montrer que cette idée eût retardé la publication du chapitre sur les structures. La présentation contenue dans cet article est adoptée sans beaucoup de changements dans E IV, et elle existe depuis 1948 au plus tard.
- ↑ 31 Il s’agit donc d’un état ultérieur de no 235, voir ci-dessus.
- ↑ 32 Cependant, l’autre proposition (apparemment jamais poursuivie) évoquée dans « La Tribu » 38, faire une partie du traitement des limites inductives dans le chapitre I du livre sur l’Algèbre n’a pas été la seule à dévier du projet d’inclure ce traitement dans le chapitre sur les structures, voire les catégories. Ainsi, on lit dans « La Tribu » 39 concernant le Livre II (Algèbre), Chap. III (algèbre multilinéaire) : « on ajoute une footnote renvoyant aux limites inductives ultérieures. Le supplément des limites inductives n’a pas été lu. [...] Les limites inductives pourraient venir en préliminaire aux faisceaux ». Mais les faisceaux, ou` étaient-ils prévus ? Dans le même numéro de « La Tribu », on trouve mention du projet d’un Livre VII – (Topologie P. . . réhomologique) : « Ce livre comprendra les faisceaux (déjà rédigés ; on les verra en Octobre 56, agrémentés si l’on veut des limites inductives) ». On remarquera que Bourbaki n’a jamais rien publié sur les faisceaux ; voir note 37.
3.2. Algèbre homologique[modifier]
La parution en 1957 du travail « Sur quelques points de l’Algèbre Homologique » (« Tôhoku ») par Grothendieck fut un événement marquant dans l’histoire de la théorie des catégories ; j’ai analysé dans ma thèse la part que prend la théorie des catégories dans les innovations que présente Grothendieck (principalement sur l’application des méthodes cohomologiques en géométrie algébrique), et l’impulsion considérable qu’elle a rec¸ue, grâce à cette contribution, pour son propre développement. Dans le contexte présent, il convient d’insister en premier lieu sur les liaisons avec le projet Bourbaki que ce travail a entretenues au cours de sa genèse. (Ce fut seulement en 1980 que le groupe publia un chapitre, mais toujours sans traiter des faisceaux et sans appliquer le langage des catégories[1] ; or, les rédactions entreprises vont beaucoup plus loin.) La source principale pour la reconstitution historique de la genèse de l’article « Tôhoku » est la correspondance entre Grothendieck et JeanPierre Serre (publiée récemment par la SMF) qui permet de suivre de près le processus de rédaction de Grothendieck en échange permanent avec Serre [Colmez & Serre 2001]. On apprend d’abord que Grothendieck a rédigé son texte au Kansas ou` il fut invité en 1955 ; de plus, on voit clairement que Grothendieck avait originellement prévu le texte comme rédaction Bourbaki.
Inspectons donc la correspondance de manière détaillée. Serre écrit à Grothendieck le 13 juillet 1955 :
« Je viens juste de rentrer du congrès Bourbaki [...] Le congrès Bourbaki s’est fort agréablement passé. [...] En ce qui te concerne, voici ce qu’il y a à signaler :
[...] Ton papier sur l’Algèbre homologique a été lu soigneusement, et a converti tout le monde (même Dieudonné, qui semble complètement fonctorisé !) à ton point de vue. Sammy a décidé de faire une rédaction dans ce sens (pour Bourbaki) avec pour chapitre I la théorie générale de l’homologie dans les classes abéliennes, Chapitre II l’application aux modules, Chapitre III l’application aux faisceaux. Il se mettra en rapport avec toi pour les questions de rédactions et de démonstrations » [Colmez & Serre 2001, p. 17].
Serre parle ici du congrès de l’été 1955 qui s’est tenu du 27 juin au 9 juillet à Sallières-les-Bains (36). Parmi d’autres, Serre et Eilenberg étaient présents, mais André Weil, notons-le, ne l’était pas. Les engagements de ce congrès s’accordent avec ce que Serre dit sur les projets d’Eilenberg. Sur les pages 38 à 39 de « La Tribu » 36, quelques remarques concernant un papier Grothendieck sur l’Algèbre Homologique (no 222) sont notées. D’abord, « il a été lu avec enthousiasme », et plus loin « il n’y aura pas de difficulté à formaliser (en un texte métamathématique) » – affirmation qui va encore nous intéresser dans la suite (c’est moi qui souligne).
Malheureusement, je n’ai pas accès à la rédaction no 222. Il y a aussi un passage dans les engagements du Congrès de « La Tribu » 37 ou` Grothendieck prend l’engagement d’envoyer « à Sammy les démonstrations relatives aux classes abéliennes ». Apparemment, Eilenberg a en fait écrit la rédaction mentionnée (voir ci-dessous).
Les lettres suivantes de la correspondance publiée n’abordent plus le sujet de l’article sur l’algèbre homologique. C’est seulement le 1er septembre 1956 que Grothendieck, dans une lettre à Serre sans indication de lieu de provenance, y revient :
« J’ai passé le plus clair du mois passé à la rédaction de mon multiplodoque d’algèbre homologique ; j’ai essayé d’être concis, mais bien qu’il n’y ait pratiquement pas de démonstrations, il y en aura pour plus de 100 pages (dont 80 sont rédigées), grand format. As-tu une suggestion ou` le publier [...]. Par ailleurs, il ne serait peut-être pas idiot de faire tirer c¸a pour Bourbaki [...] pour pouvoir en tenir compte dans la rédaction à venir d’Algèbre Homologique.
Qu’en penses-tu ? » [Colmez & Serre 2001, p. 43].
La lettre qui suit dans le recueil est de nouveau de Grothendieck (Paris, 19 septembre 1956) alors qu’elle se réfère à une lettre (manquante) de Serre :
« Merci pour ta lettre. [...] les Transactions [ne marchent pas pour mon article], car ne m’étant pas conformé aux tabous de rédaction très sévères de Sammy, il voudra me faire retaper le manuscrit, et je n’en ai pas l’intention. A moins que Bourbaki ne soit intéressé à avoir des copies (tu ne m’avais pas répondu sur ce point) et que “Bastien”[2] fasse donc le nécessaire » [Colmez & Serre 2001, p. 45].
On ignore quels étaient les « tabous de rédaction de Sammy »[3]. Dans la lettre suivante (Mexico, 23 septembre 1956), Serre répond :
« Quant à faire taper c¸a par néo-Bastien (whoever she is), je n’ai guère d’opinion ; bien sûr, cela me permettrait d’en avoir une copie assez tôt, ce qui serait bien sympathique ; mais n’a-t-elle pas déjà assez de travail avec les rédactions Bourbaki ? C’est une question que tu ferais mieux de discuter avec un type de Nancy, Delsarte ou à défaut Bruhat » [Colmez & Serre 2001, p. 47].
La réponse de Grothendieck (datée du 13 novembre 1956 seulement, sans indices suggérant qu’il manque des lettres intermédiaires dans la correspondance publiée) montre que le manuscrit a dû être tapé pour Bourbaki (bien qu’une telle rédaction ne semble pas faire partie des archives connues). Par ailleurs, Grothendieck a réussi à trouver l’éditeur définitif :
« J’ai fini mon emmerdante rédaction d’algèbre homologique (mais c’est la seule façon que j’aie pour comprendre, à force d’insister, comment marchent les choses) que j’ai envoyée à Delsarte, qui justement manquait de rédactions pour la dactylo ; je l’ai proposée à Tannaka pour le Tôhoku, il paraît que les articles-fleuves ne les rebutent pas » [Colmez & Serre 2001, p. 49].
Serre répond le 17 novembre 1956 :
« J’attends avec impatience que Bourbaki ait tiré ton diplodocus homologicus fonctoricus, et je plains les pauvres imprimeurs japonais qui vont devoir se battre avec tes corrections à la main. . . » [Colmez & Serre 2001, p. 52].
Examinons maintenant les sources non publiées qui portent sur la discussion de ce texte. Comme dans « La Tribu » [4], on commande, dans « La Tribu » (1955.3), un texte au sujet de l’Algèbre homologique auprès d’Eilenberg ; en même temps, Grothendieck est chargé de rédiger l’Homologie des faisceaux et d’envoyer à Eilenberg les « démonstrations relatives aux classes abéliennes ». Eilenberg semble avoir écrit le texte commandé : aux Archives Columbia, il y a deux textes intitulés respectivement « II. Abelian Categories » et « IV. Resolutions ». Ces textes ne sont pas signés, mais il est fort probable sinon tout à fait certain que Eilenberg en est l’auteur. En voici des indices :
- d’une part, la première page porte la mention, écrite à la main par Eilenberg, « Only Ch II & IV exist/ Only copy/ Sammy » et en-dessous, effacé à la gomme mais encore lisible, « What about the rest ? J.D. » (l’écriture rappelle la main de Dieudonné) ;
- d’autre part, « La Tribu » se réfère à ces textes plusieurs fois. « La
Tribu » 39 comporte des Décisions sur l’algèbre homologique (papiers tirés en noir et en anglais, intitulés « II Abelian Categories », « IV Resolutions ») 36 ; de plus, on lit dans le plan de ce numéro : « Sammy continuera à envoyer des papiers ; il résumera les parties I et III manquantes, et fera une rédaction détaillée de V ; détails plus loin sur II et IV ». De la même façon,
« La Tribu » 47 mentionne à la p. 6 concernant « catégories additives et abéliennes » qu’« on a déjà une rédaction Sammy ».
Cependant, Eilenberg a abandonné la table des matières indiquée dans la lettre du 13 juillet 1955 de Serre à Grothendieck (voir ci-dessus) ; les chapitres II et IV rédigés ne portent pas sur les faisceaux[5].
Plus tard, Bourbaki reporte la réalisation d’un texte sur l’algèbre homologique ; on lit dans « La Tribu » 45 (1958.2) à la p. 6 : « Comme l’Algèbre Homologique continue à se généraliser, on décide d’attendre encore pour la rédiger ». Ce passage est le dernier concernant l’algèbre homologique dans les sources que j’ai consultées ; Bourbaki n’a donc pas repris le travail sur la question jusqu’au congrès 56.
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- ↑ 33 Voir aussi [Corry 1996, p. 332]. Corry [1996, p. 331] discute également des passages de l’Algèbre commutative dans lesquels le groupe avoue la nécessité d’employer un langage fonctoriel et renvoie, par conséquent, à une publication ultérieure à ce sujet. Je n’aborde pas ici l’analyse des sources concernant la rédaction de l’algèbre commutative.
- ↑ 34 La note 2 des éditeurs de la correspondance Grothendieck-Serre explique : « La première secrétaire de Bourbaki à Nancy s’appelait Bastien. Il s’agit ici de celle qui lui a succédé :Andrée Vigneron, devenue plus tard Andrée Aragnol ».
- ↑ 35 Pour cela, voir aussi [Krömer 2004, p. 123].
- ↑ 36 Usuellement, les exemplaires ronéotypés des rédactions Bourbaki étaient de couleur bleue.
- ↑ 37 Bourbaki n’a pas publié de texte sur le concept de faisceau, mais le livre de Godement [1958] était originellement prévu comme contribution à Bourbaki. « La Tribu » 36 contient, pages 9 à 17, une discussion assez détaillée d’une « rédaction Godement » sur les faisceaux d’au moins 208 pages. Je n’aborde pas ici ce sujet.
3.3. Géométrie algébrique[modifier]
Dans un premier temps, Grothendieck était en mesure d’« infecter » le groupe de son enthousiasme pour un renouvellement des bases conceptuelles de la géométrie algébrique. Mais avec sa démission, les grands projets de Bourbaki sur ce plan furent abandonnés. L’hypothèse qui s’impose (comme on va le voir) est celle qu’André Weil, ayant lui-même contribué considérablement à cette discipline, n’était pas prêt à accepter les changements conceptuels proposés par Grothendieck.
Si des rédactions Bourbaki existent qui témoignent d’une approche de la géométrie algébrique au niveau conceptuel du Séminaire de géométrie algébrique de Grothendieck, elles ne sont pas consultables. Bénéficiant d’une mesure dérogatoire, j’ai néanmoins pu consulter différents numéros de « La Tribu » qui concernent ce sujet. Déjà dans « La Tribu » 35bis (datant de 1955), on rencontre à la page 2 les termes « Géométrie algébrique » et « Schémas » (certainement dans le sens de Chevalley ; voir [Krömer 2004, p. 157]). A la page 3 de « La Tribu » 41 (1957.1), Bourbaki essaie de développer un plan général[1] en cinq parties dont « la première partie est terminée avec le livre d’Intégration », la deuxième partie est intitulée « Les catégories fondamentales » et devrait comprendre les livres suivants :
- « Livre I – Catégories et foncteurs (avec les catégories additives et abéliennes)
- Livre II – Algèbre homologique [...]
- Livre III – Catégories topologiques (avec fibrés, faisceaux, revêtements) ».
Les autres parties sont intitulées Analyse algébrique, Analyse Fonctionnelle, Les variétés. Le travail de Grothendieck sur l’algèbre homologique (qui visait dès le départ des applications en géométrie algébrique) était donc censé former un élément essentiel du développement qui conduit au livre sur les variétés[2]. On y trouve aussi la réflexion que la conception de ce livre ne puisse plus être celle du congrès « de Murols » (c’est-à-dire 34) puisqu’on veut « faire fonctionner la machine de Grothendieck ». Pour des raisons de chronologie, cela signifie ici sans doute la cohomologie de faisceaux Grothendieckienne.
La discussion du plan général a été reprise lors du congrès 42 (1957.2).
Dans les actes de ce congrès, on rencontre pour la première fois le projet d’un Livre de Géometrie Algébrique et la remarque intéressante : « la tendance actuelle de Bourbaki est d’en faire le livre central » (p. 5). à cette époque, des travaux importants de Serre [1955–1956, 1955] et de Grothendieck [1958] étaient réalisés, mais le nouveau système conceptuel des schémas n’était pas encore mis en place. Cela fut le cas dans l’été 1958 : dans « La Tribu » 45, on trouve (p. 3 et suivantes concernant un Livre de Géométrie Algébrique) un plan détaillé, élaboré par Grothendieck, qui comprend la notion de schéma (dans le sens de Grothendieck).
4. LE ROLE D’ANDRE WEIL[modifier]
Bourbaki a donc été, à un moment donné, tout à fait disposé à se convertir au point de vue de Grothendieck sur la géométrie algébrique.
Comme cette tendance semble s’être perdue peu après, on cherche à expliquer cette contradiction apparente. Les sources permettent d’avancer l’hypothèse qu’André Weil s’opposait à ladite tendance, avec tout son poids de mathématicien de réputation mondiale et de membre fondateur de Bourbaki.
Certes, il n’y a que très peu d’indices explicites de l’attitude de Weil envers la théorie des catégories ; Corry cite une source qui remonte à une époque bien antérieure aux événements que nous étudions ici, à savoir une lettre de Weil à Chevalley du 15 octobre 1950[3]. Ainsi Weil aurait écrit à Chevalley :
« Je viens de recevoir les chap. II-III des Ensembles. [...] faut-il réserver le mot “fonction” à une application d’un ensemble dans l’univers, comme tu as fait [...] ou bien convient-il de nommer “fonction” tout ce à quoi on attache un symbole fonctionnel, e.g. P(E); A dans le second sens ne serait pas un objet mathématique, mais un vocable métamathématique ; c’est sans doute pourquoi il existe (je ne veux nommer personne. . .) des gens qui disent “foncteur” ; devons-nous accepter ce terme ?
Il semble qu’on ait besoin d’un mot pour cette notion. “Fonction” dans les deux sens aurait peut-être plus d’avantages que d’inconvénients » [Corry 1996, p. 379].
On verra plus loin que cette idée de distinguer les objets mathématiques des vocables métamathématiques a joué un rôle important dans le débat de Bourbaki sur les catégories. Le passage cité n’est pas la seule source indiquant la méfiance de Weil envers une terminologie provenant de la théorie des catégories ou de l’algèbre homologique. Mac Lane mentionne un débat violent (lors d’un congrès autour[4] de 1952) concernant l’emploi du terme « suite exacte », Weil s’opposant à ce choix terminologique [Mac Lane 1988, p. 337]. Cet épisode peut être lié à différents congrès. Cependant, l’hypothèse la plus probable[5] est qu’il concerne la notice suivante parue dans « La Tribu » 30 (1953.1), p. 6 (Weil était bien présent) :
« Algèbre II[6]. [...] Les possibilités sont les suivantes : 1) Réédition sans changements. 2) Si on décide des changements, ils peuvent porter sur les points suivants : [...] d) Introduction du langage des suites exactes ».
Un autre aspect de la critique de Weil se rapporte au concept de morphisme. Dans sa lettre à Chevalley (citée par Corry [1996]), Weil continue :
« Comme tu sais, mon honorable collègue Mac Lane soutient que toute notion de structure comporte nécessairement une notion d’homomorphisme [...] Que penses-tu qu’il y ait à tirer de ce genre de considérations ? » Contrairement au point de vue de Mac Lane, on lit dans no 188, une rédaction préalable d’E IV : « Pour la plupart des espèces de structure usuelles pèce de structure « nécessairement » est certainement liée à la discussion suivante contenue dans « La Tribu » 31 (1953.2), p. 8 :
« Le point de vue des structures est plus gênant qu’utile pour l’intégration et les variétés. On est spécialement canulé par le fait que les représentations sont imposées une fois choisie la structure.
[...] En conséquence, au chapitre des structures :
1) La notion [de représentation] sera appelée “morphisme” [...].
3) Les “morphismes” seront dissociés des structures ».
Des passages semblables sont compris dans la discussion du no 180 (état antérieur du no 188) contenue dans le même numéro. Par conséquent, le traitement des morphismes est séparé de celui des structures dans la version publiée qui de surcrôıt contient le passage suivant :
« Pour une espèce de structure donnée [...], on a souvent l’occasion de définir divers termes [...] qui satisfont aux conditions [intervenant dans la définition de la notion de morphisme]. [...] La donnée d’une espèce de structure n’implique donc pas une notion de morphisme bien déterminée » [E IV.12 ; italiques de Bourbaki].
D’ailleurs « le fait que les représentations sont imposées une fois choisie la structure » peut être gênant pour « l’intégration et les variétés » traitées à la manière d’André Weil est avéré. Par exemple, dans son livre sur l’intégration sur les groupes topologiques, Weil [1940, p. 11] s’appuie fortement sur la distinction entre deux types d’homomorphismes pour les groupes topologiques (à savoir homomorphismes tout court ou homomorphismes continus) ; dans ce contexte, il utilise même le mot « catégorie » pour distinguer entre la catégorie des groupes abéliens discrets et celle des groupes abéliens compacts (il observe que dans les deux cas, tous les homomorphismes sont continus). Pensait-il que l’adoption de la théorie des catégories interdirait ce genre de distinctions (tandis qu’elle permet, en vérité, de les rendre plus explicites) ?
Les sources présentées ci-dessus datant d’avant la participation de Grothendieck au projet Bourbaki, les indices qu’elles contiennent d’une opposition de Weil aux méthodes catégoriques ne jouent pas pour la question plus particulière de savoir quelle était l’attitude de Weil envers les innovations conceptuelles proposées par Grothendieck. Or de cela aussi, il y a au moins des indices indirects. Le 2 février 1956, Serre écrit à Grothendieck : « je me réjouis fort de voir cette “hypercohomologie” donner des résultats tangibles en géométrie algébrique – Weil sera furieux ! »[7].
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- ↑ 38 Ce numéro de « La Tribu » contient, selon la table de matières, « plusieurs plans généraux contradictoires ». Je n’aborde pas ici l’analyse de ces autres plans.
- ↑ 39 Les discutants expriment leur regret qu’ainsi ce livre ne pourra paraître que très tard.
- ↑ 40 Selon Corry, cette lettre a été distribuée parmi les membres de Bourbaki en tant qu’appendice à un numéro (non précisé) de « La Tribu ». Malheureusement, cette lettre ne fait pas partie des Archives Jean Delsarte ni d’aucun autre fonds que j’ai consulté. Corry, pour sa part, n’indique pas la provenance du document qu’il a consulté. Je cite donc d’après Corry.
- ↑ 41 Mac Lane n’a probablement pas assisté personnellement au congrès en question car, selon les listes des participants, il a été présent seulement lors du congrès 34 (1954.2) au cours duquel l’épisode ne semble pas avoir eu lieu. – Lors de sa participation en 1954, Mac Lane est d’ailleurs intervenu en faveur des catégories ; il explique son échec par sa mauvaise commande de la langue française, « insuffisante pour la tâche de convaincre » (“perhaps my command of the French language was inadequate to the task of persuasion”) [Mac Lane 1988, p. 337]. Une lecture cursive de « La Tribu » 34 ne révèle pas de trace des efforts de Mac Lane, si ce n’est le fait qu’il figure dans la liste des participants en tant qu’« efficiency expert ».
- ↑ 42 Lors du congrès 31 (1953.2) le groupe a discuté, en présence de Weil, un texte intitulé Preliminary report on homological algebra (no 178) qui utilise la terminologie des suites exactes.L’auteur du texte est Eilenberg, ce qui expliquerait au moins comment Mac Lane pourrait avoir appris l’épisode (bien qu’Eilenberg ne fût pas présent lui-même).
- ↑ 43 Algèbre II signifie Algèbre linéaire. Je ne poursuis pas ici le débat sur la réédition de ce livre.
- ↑ 44 Or, comme on l’a vu, Serre avait écrit à Grothendieck dans une lettre précedente concernant le congrès 36 : « ton papier sur l’Algèbre homologique a été lu soigneusement, et a converti tout le monde ». En effet, Weil n’était pas présent lors de ce congrès.
5. CATEGORIES ET STRUCTURES[modifier]
Bourbaki n’a pas seulement promu une philosophie des mathématiques « structuraliste », il a aussi présenté une définition mathématique du terme « structure » qui englobe les structures fondamentales auxquelles il fait appel : les structures algébriques, les structures d’ordre et les structures topologiques. Cette définition est annoncée dans le Fascicule des résultats du livre traitant de la théorie des ensembles (1939) et donne lieu à une théorie des structures dans le chapitre IV du Livre I :
Théorie des ensembles (E) paru pour la première fois en 1957. Comme Leo Corry l’a déjà mis en évidence, les difficultés d’harmoniser cette théorie avec la théorie des catégories étaient parmi les raisons invoquées pour le refus de celle-ci[1] ; à l’appui de cette thèse, j’analyse maintenant d’autres sources.
Déjà dans « La Tribu » 25 (1951.2), p. 9, on trouve une tentative d’intégration du concept de foncteur dans les brouillons (alors encore rudimentaires) de E IV : « Sammy fera un rapport sur ce qu’on pourra y dire des foncteurs, homomorphismes, variances, structures induites, etc. ». Ce rapport a été effectivement écrit : dans le Nachlaß, on trouve un texte (tapé à la machine) intitulé Concerning functors and Livre I, anonyme et sans date, mais l’identification de l’auteur et du contexte s’impose néanmoins. Comme ce texte est assez court, je le reproduis ici in extenso :
« Voici quelques remarques concernant la possibilité d’inclure les catégories et foncteurs dans Bourbaki. Il y a deux places possibles pour ce faire
- 1. Livre I
- 2. Deuxième partie, homologie algébrique
En homologie algébrique, les foncteurs devraient être utilisés systématiquement pour unifier les différentes théories d’homologie. Je soutiens que c’est ici ou` foncteurs et catégories devraient être introduits. Voici mes raisons.
La méthode des foncteurs et catégories est dans une espèce de “compétition” avec la méthode des structures telle qu’elle s’est développée jusqu’à présent. Aussi longtemps que cette “compétition” n’est pas close, une seule des deux méthodes devrait être présentée au départ. Bourbaki est contraint par les structures pour toute la première partie au moins.
Clore la “competition” est seulement possible par la définition d’une notion d’“homomorphisme structural” qui convertirait chaque espèce de structure en une catégorie. Cette définition manquante demanderait certainement une modification importante du concept de structure tel qu’il est à présent.
Cela conduirait sans doute à des complications supplémentaires de ce concept déjà bien compliqué. Bien que je sois prêt à compliquer les choses, je ne suis toujours pas en mesure de produire une définition générale qui marche dans les cas typiques connus. J’ai discuté le problème avec Mac Lane et Chevalley sans beaucoup de succès. Aussi longtemps que cette question mathématique n’est pas résolue, les foncteurs vont dans la deuxième partie » [2] En premier lieu, Eilenberg parle ici des difficultés techniques à réconcilier les deux concepts[3]. On voit qu’il acceptait parfaitement la place concédée au concept de structure dans les Eléments de mathématique - concept dans le développement duquel il a d’ailleurs pris part avec engagement et intérêt, comme en témoigne par exemple la reproduction dans [Corry 1996, p. 378] d’un passage de « La Tribu » 28 (1952.2). Au vu de l’avis d’Eilenberg, il ne saurait surprendre que dans un premier temps, les catégories ne fussent plus réellement prises en considération pour E IV.
Cela changea avec les problèmes concernant la commutation des problèmes universels ; la discussion reproduite dans « La Tribu » 39 (voir section 3.1 ci-dessus) envisage un chapitre sur les catégories tout en laissant inchangé le chapitre (entretemps bouclé et prêt à publication) sur les structures :
« Afin [...] de ne pas retarder la publication d’un chapitre sur lequel on a beaucoup travaillé on décide (malgré le veto de Dixmier, retiré in extremis) d’envoyer le chap. IV à l’impression sans modifier les limites inductives[4], et en ajoutant les petites modifications relatives aux solutions strictes des problèmes universels. Quant aux catégories et foncteurs, on est finalement convaincus que c’est très important. D’ou` :
Chap. V (Catégories et foncteurs). — Pour commencer Grothendieck rédigera une espèce de Fascicule de Résultats en style na¨ıf, afin que Bourbaki se rende compte de ce qu’il est utile de pouvoir faire. On formalisera ensuite ».
Le veto de Dixmier concernait, comme il me l’a expliqué lors d’un entretien à ce sujet, le chapitre IV en général : il niait toute pertinence à cette théorie des structures. La raison pour laquelle le chapitre fut tout de même publié était, assez curieusement, entièrement pratique : on avait beaucoup travaillé dessus.
complicate further this already complicated concept. Despite my willingness to complicate things I am still unable to produce a general definition that would fit known typical cases. I have discussed the matter with Mac Lane and Chevalley without great success. Until this mathematical question is solved, functors belong to part II”.
Nous ignorons si Grothendieck a rédigé le texte commandé ; lors des congrès suivants, c’était plutôt Cartier qui avait pris l’engagement de le faire. La première discussion d’un texte concernant la théorie des catégories se trouve dans « La Tribu » 43 (1957.3) ; il s’agit là du texte « Notes sur les catégories et foncteurs » (no 279). L’auteur de ce texte est Henri Cartan, comme me l’a confié Hélène Nocton, ancienne secrétaire de Bourbaki. Je n’ai pas consulté cette rédaction, mais sa discussion dans « La Tribu » 43 qui, bien qu’elle commence avec la remarque « Le Congrès a été assez effrayé de ce “diplodocus qui trotte” [...] », contient, sur 3 pages, des remarques très détaillées et techniques, en soulignant aussi bien les points forts que les points faibles de la rédaction (il n’y a donc pas eu ici opposition générale). Or, on lit à la page 1 : « Le point de vue adopté dans le chapitre paraît être incompatible avec celui des structures, et Bourbaki ne veut pas abandonner ce dernier sans de très sérieuses raisons ».
Cependant, dans la rédaction no 307, Grothendieck[5] parle d’un « nouveau chapitre 4 » du Livre I « qui remplacera l’ancien inutilisable de toutes façons ». Cet avis que l’ancien chapitre IV est privé d’utilité, pourquoi ne l’a-t-il pas avancé lors du congrès 43 – ou` il était effectivement présent – quand « Bourbaki » (donc qui ?) affirmait ne pas vouloir « abandonner » le point de vue des structures « sans de très sérieuses raisons » ?
Notons en passant qu’André Weil était également présent au congrès 43...
Si Bourbaki visa à développer une théorie performante des constructions structurales courantes en mathématiques au niveau d’abstraction le plus élevé possible, alors le traitement général de problèmes universels semble être la seule tentative d’une telle théorie qui a été publiée. Le premier texte paru à ce sujet est un appendice à l’Algèbre multilinéaire de 1948 (qui disparaît dans les éditions ultérieures), suivi de deux textes qui redéveloppent et élargissent ce traitement, restant tous les deux indépendants de la théorie des catégories : l’article cité de Pierre Samuel et une section dans E IV. Dans ces textes, est développée une construction qui aboutit à la solution d’un problème universel et marche pour la plupart des exemples étudiés. Dans [Krömer 2004], je me suis limité à l’étude de ces textes publiés et j’ai présenté une interprétation préliminaire (en soulignant en particulier que la remarque de Corry [1996, p. 358] selon laquelle Samuel aurait implicitement fait emploi de concepts catégoriques n’est pas justifiée, car dans la construction de Samuel, l’opération de munir d’une structure le produit cartésien de certains ensembles est essentielle). Toutefois, la prise en compte de sources non publiées est indispensable pour mieux comprendre à quel point les membres de Bourbaki étaient tout de même conscients des liens de cette notion avec la théorie des catégories, en particulier avec la notion de foncteur adjoint.
J’aborderai une telle étude dans une publication ultérieure.
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- ↑ 45 Voir aussi les remarques de Cartier à ce sujet dans Senechal [1998]. Cartier observe que les structures de Bourbaki ont fini par être si peu maniables justement parce qu’on a essayé de faire sans les catégories.
- ↑ 46 « Here are some remarks concerning the possibility of including categories and functors in Bourbaki.
There are two places at which this could take place
- 1. Livre I
- 2. part II, Homologie algébrique
- ↑ 47 L’un des rapporteurs anonymes considère des contributions parues dès 1960 par Chevalley, Lawvere, Ehresmann et d’autres comme des solutions pour ces problèmes techniques ; de telles contributions n’étaient visiblement pas discutées pendant la période étudiée ici.
- ↑ 48 Quelle est la signification du passage « envoyer le chap. IV à l’impression sans modifier les limites inductives » ? (Car il n’y a pas de limites inductives dans la version publiée de ce chapitre !) Il reste bien des questions historiques concernant le chapitre IV qui méritent une étude en soi, étude que je compte entreprendre ultérieurement.
- ↑ 49 La rédaction no 307 est anonyme, mais Hélène Nocton a confirmé l’hypothèse – qui s’impose pour plusieurs raisons – que Grothendieck était bien son auteur.
6. COMMENT FOURNIR DES FONDEMENTS ENSEMBLISTES à LA THéORIE DES CATéGORIES ?[modifier]
La question de l’harmonisation des catégories avec le livre sur la théorie des ensembles ne se posait pas seulement par rapport au chapitre IV, mais également par rapport aux autres. Bourbaki, bien qu’il ait considéré, dans sa rhétorique au moins, les structures (au lieu des ensembles) comme les objets de base des mathématiques, s’est tout de même contenté de définir le concept de structure en s’appuyant sur celui d’ensemble. Pour cela, une axiomatique de la théorie des ensembles est mise en place dans le livre portant ce titre, culminant dans la théorie des structures au chapitre IV. Cette axiomatique est grosso modo équivalente à celle de Zermelo-Fraenkel avec axiome de choix (ZFC) ; or, comme on le sait depuis les premiers articles d’Eilenberg-Mac Lane, ZFC n’est pas le cadre axiomatique idéal pour la théorie des catégories. En même temps, adhérer à ZFC n’était pas une simple question de goût pour Bourbaki ; rappelons la position « hypothético-déductive » invoquée par le groupe : vu l’échec du programme initial de Hilbert, Bourbaki se contente de l’argument inductif pour la non-contradiction des mathématiques, qui consiste en l’observation que le système sur lequel on s’appuie (la théorie des ensembles ZF) a été approuvé à maintes reprises. Si un jour se produisait tout de même une contradiction, alors on chercherait des solutions ad hoc[1]. Remplacer cette axiomatique par une autre – comme on l’a proposé lors du débat sur la théorie des catégories – pourrait très bien causer la perte de cette « sûreté empirique ». L’hypothèse s’impose donc selon laquelle ce débat a aussi conduit à une mise en cause de la position hypothético-déductive.
Inspectons donc les sources relatives aux fondements ensemblistes de la théorie des catégories. Déjà dans « La Tribu » 24 (1951.1), un changement d’axiomatique fait l’objet de réflexions ; on lit à la p. 3 concernant Logique et Ensembles :
« certains ont bien envie de “gödeliser” pour traiter plus commodément de choses comme l’homologie axiomatique ou les applications universelles, mais se demandent si classes et nuler. Enfin Cartan se méfie d’un système “fermé” ou` tout est donné dès le début ».
Ici, « gödeliser » signifie évidemment l’introduction d’une théorie des ensembles au sens de von Neumann-Bernays-Gödel, suivant les lignes de Gödel [1940], c’est-à-dire une distinction entre ensembles et classes. Le problème évoqué au sujet du modo la question de l’extension de la portée de l’axiome du choix aux classes propres sans risque de contradiction[2]. Notons qu’on a donc envie d’avoir à sa disposition les opérations usuelles de la théorie des ensembles « classique » (comme l’axiome du choix) pour tous les objets soumis au traitement mathématique. La position de Cartan est évidemment déviante par rapport à la position hypothético-déductive. Les sources ne comprennent pas de traces de cette discussion (le projet d’un traitement de l’« homologie axiomatique » de Bourbaki n’était plus poursuivi ultérieurement). On ne retrouve cette problématique que lors du débat sur la commutation des problèmes universels (voir section 3.1 ci-dessus) dans « La Tribu » 39 (1956.2) :
« Cartier propose une méthode métamathématique d’introduire [les catégories et foncteurs] sans modifier notre système logique. Mais ce système est vomi car il tourne résolument le dos au point de vue de l’extension [...]. On décide donc qu’il vaut mieux élargir le système pour y faire rentrer les catégories ; à première vue le système Godel semble convenir ».
La proposition de Cartier visait l’introduction des catégories en vue du traitement général de la commutation des problèmes universels. Notons que le compte rendu du congrès parle ici d’une « méthode métamathématique » qui n’est pas acceptable, car elle « tourne résolument le dos au point de vue de l’extension »[3]. Mais que peut bien signifier cette expression de « tourner le dos au point de vue de l’extension » ? Introduire des objets ne pouvant pas être soumis à l’ensemble des opérations usuelles de la théorie des ensembles ? Il semble bien que l’emploi du terme « métamathématique » comprenne un reproche de ce genre, comme on l’a vu dans la lettre de Weil à Chevalley et comme on va le voir encore dans un instant[4].
Toutefois, les discutants avancent une fois de plus la proposition d’adopter le « système Godel » (le problème concernant l’axiome du choix n’est pas abordé). Mais l’impression que ce système « semble convenir » n’a pas su persister longtemps. Dans « La Tribu » 44 (1958.1), on lit à la p. 2 :
« Malgré le quiétisme de Cartan et d’une partie des jeunes couches, Chevalley, Serre, Dixmier et Samuel sont nettement d’avis qu’il faut une base logique solide pour les opérations qu’on veut se permettre de faire dans les catégories et foncteurs. On rejette le procédé artificiel consistant à limiter les cardinaux au moyen d’une astuce ad hoc (alephs inaccessibles par exemple). On a évoqué le système de Gödel, mais Chevalley doute qu’il soit assez puissant. En tout cas c’est une chose qu’il faut regarder. Dixmier en parlera avec Chevalley et fera un rapport pour l’an prochain ».
Lors de mon entretien avec lui, Dixmier ne se rappelait plus si ce projet de rapport avait été réalisé. Que Cartan ait été indifférent quant à la nécessité d’une base logique solide, cela est bien en accord avec sa méfiance d’un « système fermé » exprimée plus tôt. Ce qui est intéressant dans ce passage, c’est que les cardinaux inaccessibles y apparaissent pour la première fois. Certes, on les rejette pour l’instant, mais cette décision ne sera pas définitive. Dans un premier temps, on décide d’attendre l’avis d’un « logicien professionnel » ; lisons « La Tribu » 45, p. 6 :
« Sammy essaye [...] de vendre un tapis sur les fondements logiques des catégories et foncteurs. La tribu ne le reproduit pas, car il a été vomi. On attend un papier de Lacombe, qui a été consulté par Serre et Dixmier sur l’avis des logiciens professionnels ».
J’ignore si la proposition d’Eilenberg fut soumise sous forme papier ou simplement développée au tableau ; jusqu’à présent, il n’y a pas d’exemplaire connu. En revanche, le papier de Lacombe a été écrit et intégré dans la nomenclature en tant que rédaction no 301 (portant le nom de son auteur). Dans ce texte, Lacombe présente diverses possibilités de fonder les catégories, entre autres un développement plus approfondi de la distinction entre ensembles et classes ainsi que la représentation de constructions illégitimes par des systèmes de représentants suffisamment petits. Cependant, Lacombe affirme que la proposition « la composition de foncteurs se comporte formellement comme un bifoncteur » n’est pas « exprimable à l’aide des classes » (car cela nécessiterait évidemment la construction de catégories de foncteurs arbitraires servant comme catégories de base d’un tel bifoncteur). La première partie de cette citation doit être connue au lecteur familier avec les travaux principaux sur l’algèbre homologique. Grothendieck [1957, p. 125], dit précisément ceci :
« La composition de foncteurs se comporte formellement comme un bifoncteur ». La formulation indique[5] que Grothendieck est conscient du fait que la proposition n’est pas exprimable à l’aide des classes (ou plutôt à l’aide de la théorie des ensembles utilisée implicitement dans ce travail qui est une théorie de type NBG) ; cependant, la construction de catégories de foncteurs s’impose dans la théorie qu’il développe.
Il est donc normal que Grothendieck ne soit pas satisfait des propositions de Lacombe ; il répondit en rédigeant le texte no 307[6]. En voici le début :
« Il est certain qu’il faut pouvoir considérer les catégories, foncteurs, homomorphismes de foncteurs etc . . . on puisse quantifier librement, et qu’on puisse considérer à leur tour comme formant les éléments d’ensembles. Deux raisons à cette nécessité : Pour pouvoir effectuer sans contrainte pour les foncteurs les types de raisonnement (induction, etc . . .) proprement mathématiques, sans interminables contorsions pour sauvegarder la fiction du foncteur qui ne serait qu’un objet spécifié de la métamathématique ; parce que les ensembles de foncteurs ou d’homomorphismes fonctoriels, avec les diverses structures naturelles qu’on a sur eux (groupe d’automorphismes d’un foncteur donné, etc) sont d’un intérêt mathématique évident, et que bien des structures (structures semi-simpliciales, etc.) s’expriment le plus naturellement en regardant les nouveaux objets à définir comme des foncteurs.
Aussi la “solution” suggérée par Lacombe semble-t-elle tout à fait inadéquate. D’autre part, si on veut introduire une nouvelle catégorie d’objets mathématiques, les classes, qui seraient des “ensembles” trop gros pour qu’on ose les appeler par ce nom, la seule façon de les distinguer formellement des “vrais” ensembles semblerait d’interdire qu’ils puissent être eux-mêmes éléments de quelque chose [...]. Or, on a dit qu’on ne pouvait tolérer une telle interdiction. Donc il faut pouvoir considérer des classes de classes, et il serait na¨ıf de croire qu’il sera possible de s’arrêter à ce second cran. Dès lors, on ne voit plus ce qui distingue les soi-disantes classes, hyperclasses etc. des vulgaires ensembles, étant tout comme ceux-là caractérisés par la collection de leurs éléments et étant tout comme ceux-là éléments d’autres collections ; si ce n’est qu’il apparaît dans l’Univers Mathématique une sorte de filtration naturelle.
Les opérations coutumières de la théorie des Ensembles (i.e. celles résultant de la stricte application des axiomes de Notre Maître) ne font pas sortir d’un cran donné Ui de la filtration, et il faut de nouvelles opérations comme celle correspondant à la notion intuitive de “formation de la catégorie de tous les objets” - plus correctement, de tous les objets de Ui – pour sortir de Ui , et entrer dans Ui+1 . En vertu de ce qu’on vient de dire, de telles opérations ne pourront s’effectuer que moyennant un nouvel axiome dans la théorie des Ensembles, qui sera formulé plus bas. Ainsi, la formalisation des catégories, contrairement à ce qu’on a pu croire, se fait en réalité dans une théorie plus forte que la théorie des Ensembles. Dans cette théorie chaque Ui pourra être considéré comme un modèle de la Théorie des Ensembles “affaiblie”.
[...] Il ne peut pas être question, pas plus que par le passé, de parler de la catégorie de “tous” les ensembles, ou de “tous” les groupes abéliens etc. . ., si ce n’est encore qu’à titre d’objet purement métamathématique. [...] Pour conclure, il me semble donc point qu’on soit obligé de rien changer aux trois premiers chapitres du Livre I [...] Il sera suffisant d’introduire au nouveau chapitre 4 (qui remplacera l’ancien inutilisable de toutes façons) les axiomes supplémentaires de la théorie des ensembles, et y développer la théorie des catégories aussi loin qu’il semble désirable ».
Comme on le voit, ce texte s’oppose explicitement à la conception du foncteur comme objet de la métamathématique – ou`, une fois de plus, ce terme désigne les objets n’admettant pas toutes les opérations usuelles de la théorie des ensembles. Le texte introduit ce que l’on a ultérieurement appelé les univers de Grothendieck. Dans la suite, sont énumérées quelques propriétés qui persistent lors de la transition d’un univers à un autre ; il s’agit précisément de celles intervenant dans l’article Tôhoku [Grothendieck 1957] visant la démonstration de l’existence de suffisamment d’objets injectifs dans une catégorie abélienne – concept dont certaines catégories de foncteurs constituent l’exemple le plus important pour les applications de la théorie que vise Grothendieck.
Quel est l’écho de ces propositions ? Dans « La Tribu » 47 (1959.2), on lit à la p. 4 concernant Catégories :
« La mirifique théorie des univers, acclamée par tous, Cartan dissenting, permet maintenant de rédiger les catégories dans un cadre mathématique commode ».
Le désaccord de Cartan n’est nullement en contradiction avec son « quiétisme » lors du congrès 44 ; il est certainement toujours d’avis qu’il faut se méfier d’un « système "fermé" ou` tout est donné dès le début » - et cela serait également le cas de la « mirifique théorie des univers ».
En revanche, tous les autres présents (parmi lesquels ne figure pas André Weil, bien entendu) étaient d’accord. Cette unanimité contredit-elle le rejet de l’« astuce ad hoc des alephs inaccessibles » lors du congrès 44 ? On a pris l’habitude d’identifier l’axiome des univers avec l’axiome qui affirme l’existence de cardinaux inaccessibles arbitrairement grands, puisque ces deux axiomes sont de fait équivalents, comme l’a déjà démontré Alfred Tarski [1938][7]. Mais ce résultat technique n’étant pas nécessairement connu des membres de Bourbaki de l’époque, les deux décisions apparemment divergentes peuvent très bien s’accorder ; outre le fait que les effectifs des deux congrès n’étaient pas complètement identiques, on aura remarqué la différence suivante : lors du congrès 44, les participants au débat se croyaient plutôt confrontés à une limitation des cardinaux, c’est-à-dire à un choix conscient parmi les ensembles qui existent « en principe », choix non admissible au vu d’une position réaliste ; ici, au contraire, il s’agit plutôt d’introduire une théorie des ensembles plus forte que l’usuelle (en ce sens qu’elle permet de déduire l’existence d’ensembles supplémentaires dont l’existence n’est pas déductible dans la théorie usuelle) ; à mon avis, c’est précisément ce changement d’interprétation que Grothendieck veut souligner en écrivant que « la formalisation des catégories, contrairement à ce qu’on a pu croire, se fait en réalité dans une théorie plus forte que la théorie des Ensembles ».
Mais dans ce cas, Bourbaki, du fait de sa position « officielle » hypothético-déductive, n’aurait-il pas dû s’opposer à cette proposition ? En effet, en ajoutant l’axiome des univers, on perd la « sûreté empirique » de ZFC pour une raison très simple : la consistance relative pour l’axiome en question n’est pas démontrable[8]. Bourbaki au départ ne connaissait pas ce résultat, mais s’y est intéressé et s’est même procuré l’avis d’un « logicien professionnel ». Cela ressort d’une remarque dans un texte sur les univers contenu dans SGA 4 (dont l’auteur est « Nicolas Bourbaki ») : « Il serait très intéressant de démontrer que l’axiome [...] des univers est inoffensif. Ca¸ paraît difficile et c’est même indémontrable, dit Paul Cohen » [Artin et al. 1972, p. 214]. Or, déjà le fait que Bourbaki, à l’époque de la discussion sur les univers, n’avait pas à sa disposition la démonstration en question rend tout de suite inapplicable au cas de l’axiome des univers l’argument inductif qui est à la base de la position hypothético-déductive. Le fait que Bourbaki n’a pas, au moins lors du congrès 47, tiré cette conclusion, témoigne-t-il d’un manque d’intérêt du groupe envers sa propre philosophie « officielle » (ou envers toute cohérence philosophique en général), ou n’a-t-il simplement pas vu la question à cette époque ? Dans tous les cas, Bourbaki aurait donc eu une raison philosophique pour son refus de la théorie des catégories, mais il semble que cette raison n’a jamais été invoquée explicitement.
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- ↑ 50 Cette position est adoptée explicitement dans plusieurs textes portant le nom de Bourbaki, par exemple dans l’introduction du Livre E, p. 9, ou encore dans la conférence Foundations of mathematics for the working mathematician [Bourbaki 1949], conférence qu’a donnée André Weil en tant que représentant du groupe (voir [Mac Lane 1988, p. 345]).
- ↑ 51 La relation du 1970, vol. II p. 12].
- ↑ 52 Il faut évidemment lire « cette méthode » au lieu de « ce système » dans la deuxième phrase de la citation, car Bourbaki n’avait certainement pas l’intention de « vomir » son système logique (à Bourbaki) qui de toute façon ne tourne justement pas le dos au point de vue de l’extension.
- ↑ 53 Cependant, je ne sais pas si la proposition de Cartier (qui n’est pas à notre disposition ; voir ci-dessus) avait mérité ce reproche. Cartier ne se rappelle plus de tous les détails de la méthode proposée, mais dit avoir voulu introduire les catégories à la façon des structures ; ainsi, on n’aurait, selon lui, qu’à fixer un modèle de la théorie des ensembles sans devoir modifier le schème fondationnel (les principes de déduction et de la théorie des modèles). Cela justifierait le passage « sans modifier notre système logique » qui irait sinon à l’encontre de mon interprétation. Mais comment le choix d’un modèle peut-il donner lieu à des objets non traitables ? Une interprétation définitive du passage nécessite la consultation du texte de Cartier.
- ↑ 54 Il est courant d’utiliser le mot « formel » (éventuellement précédé d’un « purement ») pour indiquer qu’une construction, tout en allant à l’encontre d’une interprétation concrète, ne pose aucun problème pour une manipulation purement syntaxique ; le calcul des séries entières formelles, qui n’aborde pas de considérations de convergence, en est un exemple bien connu.>
- ↑ 55 Pour l’identification de l’auteur de cette rédaction, voir note 49 ci-dessus.
- ↑ 56 Pour plus de précision, voir aussi [Krömer 2004, p. 287].
- ↑ 57 Voir par exemple [Kunen 1980, p. 145].
7. AD MAJOREM FONCTORI GLORIAM. LA DéMISSION DE GROTHENDIECK[modifier]
Rappelons la mélodie encourageante de la dernière citation : « la mirifique théorie des univers, acclamée par tous, [...] permet maintenant de rédiger les catégories dans un cadre mathématique commode ». On pourrait s’attendre à ce que Bourbaki passe maintenant sans hésitation à cette rédaction, le conflit des catégories avec les structures étant résolu grâce à l’obsolescence de ces dernières, et l’accord sur les problèmes ensemblistes étant établi grâce à l’axiome des univers. Mais la réalité a été toute différente. « La Tribu » 53 contient en annexe un texte anonyme[1] intitulé Ad majorem fonctori gloriam qui commence ainsi :
« J’apprends que Grothendieck n’est plus membre de Bourbaki. Je le regrette beaucoup, ainsi que les circonstances qui ont amené cette décision.
[...] Ce qui importait, c’est une opposition systématique, plus ou moins explicitée selon les uns ou les autres, contre son point de vue mathématique, ou plutôt son emploi par Bourbaki ».
Il est compréhensible que l’auteur de ce texte n’indique pas les noms de ceux qui se sont opposés systématiquement. Mais il ne renonce pas à se plaindre au moins de l’esprit conservateur qui s’exprime dans cette opposition et de ses effets nuisibles pour le travail de Bourbaki :
« Or, comme l’a très bien remarqué Kaplanski dans sa dernière review, Bourbaki n’est plus le youth impétueux qu’il était il y a vingt ans, mais une fixture moyenne-ageuse ».
Dans sa review [Kaplanski 1960], par ailleurs assez positive, Irving Kaplanski ne fait aucune mention de la théorie des catégories ; c’est donc l’auteur anonyme qui prolonge la caricature :
« C’est un scandale que Bourbaki, non seulement ne soit pas à la tête du mouvement fonctoriel, mais encore n’y soit même pas à la queue. [...] Si certains membres fondateurs (e.g. Weil) désirent revenir sur leur décision de ne pas influencer Bourbaki dans la direction qu’il désire prendre, qu’ils le disent explicitement ».
Or, c’était Weil lui-même qui, dans une lettre à Cartan pour qu’il la lise au congrès 39 (1956.2), avait avancé la proposition (devenue plus tard une règle non-écrite de Bourbaki) qu’un membre du groupe devrait « prendre la retraite » à son cinquantième anniversaire. Paradoxalement, ni Weil (qui est né en 1906) ni la plupart des membres fondateurs n’ont respecté strictement cette règle bien que certains n’aient plus été aussi actifs dans les discussions. Le passage cité donne donc du poids à l’hypothèse selon laquelle Weil s’est activement opposé à l’emploi par Bourbaki du point de vue mathématique de Grothendieck. L’auteur du texte ne regrette pas seulement cette opposition, mais la considère aussi comme l’origine d’une perte d’impétuosité dans la création de Bourbaki, et il a assez de courage pour demander au moins indirectement à Weil d’en tirer les conséquences. Pour reprendre la poursuite du « mouvement fonctoriel », l’auteur du texte propose « que Bourbaki adopte le livre de Grothendieck sur les catégories, ou toute autre variante, par exemple un fascicule de résultats extrait dudit livre ».
Je reviendrai tout de suite sur ce « livre de Grothendieck ». L’auteur anonyme continue en répétant sa plainte :
« Si Bourbaki refuse, non pas de se mettre dans le nouveau mouvement, mais d’en prendre la tête, alors les traités visant à la rédaction des éléments de mathématique (et pas seulement à ceux de la géométrie algébrique) seront rédigés par d’autres, qui s’inspireront non pas de l’esprit de Bourbaki 1960, mais de son esprit 1936. Ce serait dommage ».
Dans la suite de ce texte, l’auteur souligne l’importance des méthodes catégoriques pour la réalisation du programme grothendieckien visant la résolution des conjectures de Weil.
La discussion sur les catégories ne se termina pas avec la démission de Grothendieck. On parla de nouveau d’un texte sur les catégories, écrit par Grothendieck, lors du congrès prochain (« La Tribu » 54 p. 6) :
« Commentaires sur les Catégories et Foncteurs (3 cahiers polycopiés en noir, sans no )
Il s’agit d’un canevas, envoyé par Grothendieck à l’un de ses scribes, qui doit en extraire un article ou un livre (15000 pages, in folio). Le Congrès l’a lu pour s’instructionner, mais Bourbaki ne sait encore si, quand et comment il fera les catégories et foncteurs ».
Quant à l’identité du « scribe », la citation suivante, contenue dans « La Tribu » 56 (1962.1) à la p. 2, permet d’avancer l’hypothèse qu’il s’agissait de Chevalley :
« Pour les catégories et foncteurs, on regardera le bouquin de ChevalleyGrothendieck, mais la place d’un tel chapitre n’a pas été décidée (utilité d’y savoir un peu d’algèbre) ».
La dernière remarque est certainement à interpréter ainsi : un chapitre sur les catégories sera mieux placé après les chapitres sur l’algèbre, au vu des connaissances d’algèbre nécessaires pour la compréhension de la théorie des catégories. Comparons ceci avec une remarque contenue dans SGA 1 [Grothendieck 1971] au sujet des Univers : « pour les définir, voir un livre en préparation par C. Chevalley et le conférencier [Grothendieck] » (Exposé VI, p. 2). De manière semblable, Gabriel [1962, p. 327, 447] cite « Chevalley Grothendieck Catégories et foncteurs, à paraître ».
Un tel livre n’a jamais été publié, bien sûr.
En revanche, les réflexions de Bourbaki sur les catégories ont apparemment été poursuivies. La suite de cette discussion ne nous est pas encore connue. Elle le sera quand les autres rédactions et numéros subséquents de « La Tribu » tomberont dans le domaine public. Mais les documents consultés jusqu’ici permettent néanmoins de reconstituer une bonne part des premiers débats. On trouve en outre les indices suivants : Serre, dans sa lettre à Grothendieck du 30 septembre 1964, expédiée à Cambridge, écrit : « P-S.2. Samuel a rédigé les catégories : 70 pages ! Mais ce n’est qu’un état 1, ne désespère pas. . . » ([Colmez & Serre 2001, p. 189] ; Serre confirme dans une note qu’il parlait là bien d’une rédaction Bourbaki).
Michèle Chouchan cite le témoignage de Jacques Roubaud qui a « été sollicité par Claude Chevalley pour contribuer à une esquisse d’un chapitre sur les catégories, qui, finalement, n’a jamais vu le jour. “De toutes façons cela aurait été très mauvais, renchérit Jacques Roubaud, d’une illisibilité totale. Heureusement que mai 68 est arrivé là-dessus et que tout le monde a pensé à autre chose !” » [Chouchan 1995, p. 124].
On ne connaît pas de source directe de la réaction de Weil aux événements autour de la démission de Grothendieck, mais en lisant la préface de la deuxième édition de son livre sur les variétés algébriques [Weil 1962], on s’aperçoit clairement qu’il n’était pas prêt, au fond, à accepter le développement que les bases conceptuelles de la géométrie algébrique avaient subi depuis la première édition de ce livre en 1946. S’il n’a plus influencé directement Bourbaki à partir d’un certain moment[2], il a tout de même contribué par son opposition à éviter l’adoption des catégories. Cette opposition semble au moins avoir retardé toute publication à ce sujet jusqu’au moment ou` une telle publication était devenue obsolète, des textes traitant de ces questions étant apparus en dehors de Bourbaki. Alors que l’influence de Weil sur les décisions de Bourbaki était importante, elle l’était moins pour les institutions de recherche françaises, et Grothendieck s’est rapidement trouvé dans des conditions matérielles commodes pour la recherche.
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- ↑ 58
- ↑ 59 Dans une interview, Henri Cartan a fait quelques remarques quant à l’influence décisive de Weil sur Bourbaki [Jackson 1999, p. 785].
8. CONCLUSION[modifier]
Dans le programme initial de Hilbert, la métamathématique ayant un contenu au-delà du formel et faisant appel à l’intuition en se limitant à un cadre fini, était censée servir à la démonstration de la consistance de la mathématique qui est elle-même formelle (c’est-à-dire sans contenu).
Les usages du terme « métamathématique » qu’on a rencontrés dans les textes cités ci-dessus sont dans la continuité de l’emploi qu’envisageait Hilbert, en ce sens qu’un travail métamathématique s’effectue à un autre niveau épistémologique qu’un travail mathématique. Cependant, Bourbaki semble développer une conception de l’introspection des mathématiques qui va à l’encontre de celle de Hilbert ou` la séparation entre mathématique et métamathématique était intentionnelle. Chez Bourbaki, l’accentuation bascule vers l’idée que des concepts introduits pour parler de la mathématique (comme « structure » d’une part, « catégorie » et « foncteur » d’autre part) doivent aussi à leur tour pouvoir être soumis à un traitement mathématique ; si cela n’était pas le cas, donc si ces concepts ne participaient pas à ce caractère épistémologique commun à tous les objets mathématiques, alors ils ne seraient que des objets ou vocables de la métamathématique. On retrouve donc ici la volonté du groupe de réaliser ce que Leo Corry a appellé la « réflexivité » des mathématiques qui consiste à ne pas admettre une transition épistémologique lorsque les mathématiques effectuent un passage à l’introspection par des moyens mathématiques.
Une discussion philosophique de la question de l’adoption ou non des catégories dans le cadre du projet Bourbaki aurait donc dû se poser en premier lieu la question de l’adéquation à un tel travail d’introspection effectué en « mathématiques proprement dites ». Or, comme on l’a vu, une telle discussion ne semble pas avoir eu lieu lors des débats de Bourbaki ; les vraies raisons du refus sont beaucoup moins philosophiques.
On peut même ajouter que du point de vue d’une mathématique « réflexive » dans le sens expliqué ci-dessus, la proposition de Grothendieck d’introduire les Univers aurait constitué le cadre conceptuel favorable à l’adoption des catégories par Bourbaki. Le débat que j’ai analysé montre plutôt qu’encore une fois les membres du groupe n’ont pas pris très au sérieux les questions philosophiques que posait l’entreprise inou¨ıe d’unifier conceptuellement les mathématiques[1].
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- ↑ 60 Les conséquences philosophiques de la conception d’une introspection des mathématiques sans transition épistémologique mériteraient d’être étudiées plus profondément ; mais une telle étude n’a pas son lieu dans le cadre d’un travail historique comme celui
APPENDICE. LES ARCHIVES BOURBAKI[modifier]
Le catalogage des sources Bourbaki[modifier]
Concernant les documents numérisés qui seront mis en ligne, je me réfère aux cotations établies dans la base de données créée par Liliane Beaulieu, disponible dans un proche avenir à l’adresse suivante :
http://www.univ-nancy2.fr/poincare/bourbaki En ce qui concerne les documents qui ne seront pas accessibles en ligne, je me réfère au catalogue des Archives Delsarte à Nancy[1] qui est disponible à l’adresse suivante : http://www.iecn.u-nancy.fr/~eguether/archives/index.html
On trouve dans ces archives la photocopie du catalogue que Delsarte avait établi lui-même (BKI 00 457). Dans ce catalogue, comme dans le catalogue actuel, les rédactions sont classées suivant les livres dont elles étaient destinées à faire partie. Il y a un certain nombre de différences entre les deux catalogues ; je fais toujours référence au catalogue actuel.
Titres et lieux des rédactions utilisés[modifier]
Dans le travail présent, j’utilise les rédactions suivantes :
no
cote
178
180
NBR 083
301 307
315
BKI 03-5 315
Ce choix est dû aux critères suivants :
- Sont prises en compte surtout les rédactions dont le titre suggère un
contenu en relation avec le présent propos ;
entrepris ici. Dans [Krömer 2004], j’ai développé une philosophie des mathématiques à partir du pragmatisme peircéen ; dans cette optique, les objets d’un niveau de travail ultérieur ne sont pas de simples abstractions des objets originaux, comme le prétendent les positions réductionnistes, mais sont les théories mêmes de ces objets originaux. Cette observation est susceptible de pouvoir éclaircir considérablement la capacité « réflexive » des mathématiques ; je donne des éléments d’un tel éclaircissement dans mon travail [Krömer 2005].
Ainsi, le lecteur aura remarqué lors de sa lecture de l’article que, malgré leur intérêt éminent, les textes suivants n’ont pas pu être consultés pour compléter l’analyse :
no
222 235
Quelques remarques d’algèbre homologique ? (Appendices d’algèbre multilinéaire)[modifier]
279 selon BKI 00 457 ; voir aussi « La Tribu » 43 J’espère que les conditions d’accessibilité des textes évolueront afin qu’une vérification des hypothèses avancées à leur sujet soit possible dans l’avenir.
Les congrès[modifier]
Bien qu’on parle des « numéros » de « La Tribu », ses livraisons n’ont pas toutes obtenu un numéro. En ce qui concerne la partie numérisée, la base de données de Liliane Beaulieu donne des informations précises la-dessus. Le lecteur doit donc se rendre compte du fait que l’usage que je fais de cette numérotation est dans quelques cas le résultat d’une extrapolation, dans l’intérêt d’une procédure de référence convenable. Dans le tableau qui suit, j’indique pour chaque numéro utilisé dans le présent article le lieu et les dates du congrès correspondant et la cote. L’absence d’un numéro (compris entre 20 et 56 inclus) de cette liste indique en général que le numéro de « La Tribu » correspondant ne contient pas d’informations utilisées dans l’article. Il est toutefois à signaler que les numéros 36 et 48 sont absents des Archives Delsarte ; j’ai consulté le premier dans une collection particulière, et n’ai pu consulter le dernier.
- ↑ 61 Dans ce catalogue, les cotes des documents concernant Bourbaki commencent tous par
l’abréviation BKI. Comme cette abréviation n’est pas utilisée dans la base de données de
Liliane Beaulieu, la localisation des documents (Nancy ou non) est donnée implicitement
par la cote ; pour cette raison, je ne la précise pas explicitement dans ce qui suit.
- sont prises en compte également des rédactions auxquelles se réfèrent (de manière substantielle pour le présent propos) d’autres rédactions déjà consultées (ou les numéros de « La Tribu ») ;
- évidemment, ne sont prises en compte que les rédactions accessibles