La dialectique enjeu d'aujourd'hui

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La dialectique, enjeu d'aujourd'hui[modifier]

par Brigitte Boudon, enseignante en philosophie, fondatrice des Jeudis Philo à Marseille, auteur des ouvrages : Les voies de l'immortalité dans la Grèce antique, Symbolique de la Provence, Symbolisme de l’arbre, Symbolisme de la croix.

La dialectique, chez Socrate et Platon, est avant tout la discussion par voie de dialogue, permettant de parcourir un chemin ascendant menant des opinions particulières aux Idées universelles. Mais, au cours de l’histoire, le mot dialectique prend diverses acceptions en fonction des différents systèmes philosophiques qui l’ont employé.

Chez Hegel, considéré comme le maître de la dialectique moderne, le concept de dialectique concerne la genèse du réel par intégration (synthèse) d’une thèse et de son opposé (antithèse). Dans les sciences humaines, par référence au sens donné par Hegel et Marx, le nom recouvre toute méthode d’investigation qui repose sur le principe d’opposition et de dépassement de l’opposition.

Avec Hegel, la dialectique est promue au rang de méthode absolue du penser pur. Elle devient abstraite, une lutte de concepts, et c’est comme si, peu à peu, la dialectique chasse le contexte concret dans lequel cette opposition doit s’exprimer, c’est-à-dire le dialogue entre deux intelligences, entre deux groupes humains, entre deux êtres humains. L’Autre a été chassé de la dialectique, ou tout au moins, il a été déshumanisé, réduit à l’état désincarné de concept. L’Occident a oublié et délaissé l’art du dialogue vivant, tel que Socrate l’avait enseigné.

La dialectique est devenue recherche de totalité, point d’aboutissement logique d’une philosophie tournée vers une tentative de synthèse universelle, une réduction de toute l’expérience à une totalité où la conscience embrasse le monde, ne laisse rien d’autre hors d’elle, et devient La pensée absolue. Une pensée qui exclut l’Autre.

Cette aspiration à la totalité est comme une maladie, une perversion de la conscience qui croit qu’elle n’a jamais rien à apprendre de l’extérieur. Une conscience qui a peur de l’Autre, et désire éviter la blessure d’une extériorité perçue comme une menace. C’est dans cet égocentrisme totalisant, voire totalitaire, où le moi engloutit tout, que le singulier n’est plus respecté dans son altérité ni dans son originalité irréductible.

Et c’est pourquoi il nous faut revenir à la dialectique platonicienne, en redonnant ses lettres de noblesse au véritable dialogue vivant, entre deux êtres humains, où Autrui a toute sa place et n’est jamais réductible au Même. Cette dialectique se déploie entre des interlocuteurs qui ne sont pas des adversaires mais des amis, se considérant mutuellement comme semblables et égaux. Animés par une volonté de dialoguer et non pas de se réfuter, ils cherchent à discerner la vérité en parvenant à un accord. Comme le dit si bien le philosophe Emmanuel Lévinas, Autrui, qui se présente à moi, dépasse toujours l’idée que je peux m’en faire. L’Autre et son mystère est la condition même du dialogue, et le «visage d’autrui» est ce qui m’échappe, même si je peux avoir l’impression de pouvoir l’emprisonner dans l’image que je m’en fais.

Le mythe de la Caverne de Platon[modifier]

L’allégorie de la Caverne, la plus célèbre de Platon, donne une représentation imagée de l’état de notre nature relativement à la connaissance et à l’ignorance. Elle n’a pas seulement une valeur didactique pour tel point particulier de la philosophie. Elle résume, en fait, la condition humaine dans son rapport à la connaissance, mais aussi ce qu’est la dialectique et en quoi consiste la vocation du philosophe dans sa relation aux autres hommes.

« Figure-toi , écrit Platon, des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ; la lumière leur vient d’un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux ; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant eux, et au-dessus desquelles ils font voir leurs merveilles. » Platon, La République, livre VII

Un jour, un des prisonniers est conduit à la lumière du jour, et là , il voit les objets naturels et le soleil tels qu’ils sont réellement. D’abord aveuglé, il sera, par la suite, heureux de cette connaissance et ne voudra pas retourner en esclavage. Si par amour pour ses semblables, il retourne quand même dans la caverne, il n’y distinguera d’abord que peu de choses, ses yeux s’étant habitués à la lumière. Puis, il expliquera à ses anciens compagnons l’erreur qu’ils commettent à prendre pour réalité ce qui n’est qu’illusion. Mais ils le prendront pour un fou et tenteront de le punir pour de telles affirmations.

La caverne est le lieu d’un passage, d’une épreuve, dans le chemin vers la vérité. L’allégorie de la caverne présente de manière imagée l’ascension philosophique vers les Idées et vers l’unité. La philosophie est avant tout une éducation : e-ducere, c’est « sortir hors de », s’élever hors de la caverne de son ignorance et de sa dépendance. Elle est quête d’autonomie intellectuelle. Elle exige d’apprendre à penser par soi-même, à trouver soi-même les réponses aux questions fondamentales qui se posent à travers son existence.

Le mérite de Platon est d’avoir rendu imagée et visuelle cette sortie de l’ignorance que Socrate avait déjà si bien enseignée. Pour ce dernier en effet, le premier pas de la philosophie consiste à prendre conscience de son ignorance, c’est-à-dire de prendre un certain recul par rapport à ses opinions, ce qui n’est pas chose facile. Dans la pratique, on constate qu’il n’est pas aussi simple de se défaire de ses préjugés ou opinions toutes faites. La sortie de la caverne représente le fait que, lorsqu’on commence à réfléchir, on prend une certaine distance par rapport à ses opinions et on apprend à distinguer ce qui est réel de ce qui est apparent ou illusoire. La méthode de Socrate pour délivrer ses concitoyens de l’ignorance passait par la pratique du dialogue, c’est-à-dire la capacité de s’interroger soi-même, avec rigueur et méthode, pour sortir des faux-semblants et des idées reçues. Le retour dans la caverne symbolise la confrontation des idées découvertes à l’expérimentation quotidienne.

La symbolique de la Caverne de Platon[modifier]

par Philippe GUITTON, enseignant en philosophie, fondateur de la Maison de la Philosophie à Marseille, co-auteur de Les voies de l’immortalité dans la Grèce antique.

Il existe des textes, des pensées, des idées qui captent l’universel et qui, par conséquent, nous touchent profondément. Le mythe de la Caverne de Platon, un des textes les plus connus du philosophe, en fait partie.

Situé dans La République, Livre VII, le mythe de la Caverne donne une représentation imagée de l’état de la nature humaine relative à la connaissance. Il fonde et donne une orientation à la vie humaine. Le génie de Platon consiste à y conduire le mystère aux portes mêmes de la raison. Si nous voulons sortir de l’état d’ignorance, nous devons prendre conscience de notre position d’intermédiaire. Nous sommes «…comme un homme qui habitant à moitié du fin fond de la mer, se figurerait habiter la surface de l’océan, et, apercevant à travers l’eau le soleil et les autres astres, prendrait la mer pour le ciel» (1).

Le mouvement de l'âme, entre deux mondes opposés[modifier]

Nous sommes alors soumis à la peur de la remise en cause de nos opinions, de nos croyances, de nos illusions. Platon met ici en évidence la mort causée par l’acceptation de notre ignorance. Pour sortir de l’ignorance, il est nécessaire de changer ses habitudes et ses certitudes confortables. Il faut mourir et renaître. Mourir à une certaine réalité pour renaître à une autre. S’initier au passage de l’un vers le multiple ou du multiple vers l’unité. Le mouvement de descente de l’âme dans la matière et celui de son mouvement ascensionnel vers son origine sont ancrés dans l’imagination et dans le vécu des contemporains de Platon. C’est dans ce double mouvement que se concilient les oppositions entre l’invisible et le visible, entre l’âme immortelle et son existence terrestre. L’âme immortelle et le corps physique sont reliés grâce au mouvement. Quel outil possède l’âme pour relier les contraires ? Un de ses outils est l’analogie. Platon utilise l’image d’une ligne divisée en deux segments inégaux pour développer une analogie entre le monde sensible, accessible aux sens et le monde intelligible, accessible à la pensée. C’est lorsqu’elle monte et descend selon cette ligne que la pensée peut intégrer les oppositions sans les nier. C’est dans le mythe de la Caverne que Platon met en scène et donne vie à cette image de la Ligne.

La caverne, lieu symbolique de naissance[modifier]

La grotte ou caverne est le lieu de passage entre l’invisible et le visible, entre ce qui est atemporel et ce qui rentre inexorablement dans le temps chronologique ou historique. L’enceinte est une protection, un rempart, une délimitation entre un espace intérieur et un espace extérieur ; mais c’est aussi un passage, une porte, une initiation vers la lumière du jour. Le mythe de la Caverne est donc l’histoire de nos origines. Naître à la conscience de son âme immortelle est une initiation, un passage qui nécessite un retournement. L’essentiel n’est pas dans ce que nous savons mais dans notre capacité à vaincre la peur de l’ignorance, la déstabilisation qu’accompagne toujours la mort d’une opinion ou d’une croyance, pour acquérir une autre vision de soi-même et du monde. Le cheminement complet, dans et hors de la caverne, est un aller-retour permanent, un mouvement continuel entre le monde des causes, de l’essence, de l’être et le monde concret où il est possible d’appliquer la connaissance acquise dans le monde des causes. L’objectif est d’éclairer sa vie et celle des autres à la lumière de cette connaissance, d’agir sagement et de faire le bien. La descente de l’âme immortelle dans le monde concret l’a rendue prisonnière au fond de la caverne, sans avoir aucun souvenir conscient de son origine divine, de sa véritable nature. La naissance à un nouvel état passe par quatre étapes.

La première étape, le constat[modifier]

Socrate parle ainsi à Glaucon (2) :

Socrate : «Voici des hommes dans une habitation souterraine en forme de grotte, qui a son entrée en longueur, ouvrant à la lumière du jour l’ensemble de la grotte ; ils y sont depuis leur enfance, les jambes et la nuque pris dans des liens qui les obligent à rester sur place et à ne regarder que vers l’avant, incapables qu’ils sont, à cause du lien, de tourner la tête ; leur parvient la lumière d’un feu qui brûle en haut et au loin, derrière eux ; et entre le feu et les hommes enchaînés, une route dans la hauteur, le long de laquelle voici qu’un muret a été élevé, de la même façon que les démonstrateurs de marionnettes disposent de cloisons qui les séparent des gens ; c’est par-dessus qu’ils montrent leurs merveilles.»

Glaucon : «Je vois.»

Socrate : «Vois aussi, le long de ce muret, des hommes qui portent des objets fabriqués de toute sorte qui dépassent du muret, des statues d’hommes et d’autres êtres vivants, façonnés en pierre, en bois, et en toutes matières ; parmi ces porteurs, comme il est normal, les uns parlent et les autres se taisent.»

Glaucon : «C’est une image étrange que tu décris là et d’étranges prisonniers.»

Socrate : «Semblables à nous. Pour commencer, en effet, crois-tu que de tels hommes auraient pu voir quoi que ce soit d’autre, d’eux-mêmes et les uns des autres, que les ombres qui, sous l’effet du feu, se projettent sur la paroi de la grotte en face d’eux ? Comment auraient-ils fait, dit-il, puisqu’ils ont été contraints, tout au long de leur vie, de garder la tête immobile ? Et en ce qui concerne les objets transportés, n’est-ce pas la même chose ?»

Glaucon : «Bien sûr que si.»

Socrate : «Alors, s’ils étaient à même de parler les uns avec les autres, ne crois-tu pas qu’ils considéreraient ce qu’ils verraient comme ce qui est réellement ?»

Glaucon : «Si, nécessairement.»

Socrate : «Et que se passerait-il si la prison comportait aussi un écho venant de la paroi d’en face ? Chaque fois que l’un de ceux qui passent émettrait un son, crois-tu qu’ils penseraient que ce qui l’émet est autre chose que l’ombre qui passe ?»

Glaucon : «Non, par Zeus, je ne le crois pas !»

Socrate : «Dès lors, de tels hommes considéreraient que le vrai n’est absolument rien d’autre que l’ensemble des ombres des objets fabriqués.»

Glaucon : «Très nécessairement.» (3)

La première prise de conscience est celle de notre condition. Le «connais-toi toi-même» commence par la constatation de notre état de prisonnier et le refus de rester dans cette situation. Reconnaître cette condition d’ignorant, de prisonnier de nos opinions est indispensable pour faire naître l’amour d’une sagesse à conquérir.

La caverne de Platon possède un fond. Ce n’est pas un tunnel ni une grotte qui s’enfoncerait sans limite dans la terre. La caverne possède des parois qui la ferment et permettent l’écho. De même, toute évolution nécessite un point de départ. Pour ne pas rejeter émotionnellement le constat d’impuissance, il faut l’amour, une quête puissante de ce que nous voulons être, de la liberté à venir.

La description de Platon du fond de la caverne, des lourdes chaînes qui entravent les membres et les articulations des prisonniers, a pour but de déclencher notre prise de conscience d’un manque. Ce n’est donc pas une connaissance qui déclenche l’évolution mais un constat d’impuissance face à une nécessité impérieuse de mouvement et de liberté de mouvement.

La deuxième étape, le combat[modifier]

Socrate : «Examine alors, ce qui se passerait si on les détachait de leurs liens et si on les guérissait de leur égarement, au cas où de façon naturelle les choses se passeraient à peu près comme suit. Chaque fois que l’un d’eux serait détaché, et serait contraint de se lever immédiatement, de retourner la tête, de marcher, et de regarder la lumière, à chacun de ces gestes il souffrirait, et l’éblouissement le rendrait incapable de distinguer les choses dont tout à l’heure il voyait les ombres ; que crois-tu qu’il répondrait, si on lui disait que tout à l’heure il ne voyait que des sottises, tandis qu’à présent qu’il se trouve un peu plus près de ce qui est réellement, et qu’il est tourné vers ce qui est plus réel, il voit plus correctement ? Surtout si, en lui montrant chacune des choses qui passent, on lui demandait ce qu’elle est, en le contraignant à répondre ? Ne crois-tu pas qu’il serait perdu, et qu’il considérerait que ce qu’il voyait tout à l’heure était plus vrai que ce qu’on lui montre à présent ?»

Glaucon : «Bien plus vrai».

Socrate : «Et de plus, si on le contraignait aussi à tourner les yeux vers la lumière elle-même, n’aurait-il pas mal aux yeux, et ne la fuirait-il pas pour se retourner vers les choses qu’il est capable de distinguer, en considérant ces dernières comme réellement plus nettes que celles qu’on lui montre ?»

Glaucon : «Si, c’est cela.»

Socrate : «Et si on l’arrachait de là par la force, en le faisant monter par la pente rocailleuse et raide, et si on ne le lâchait pas avant de l’avoir tiré dehors jusqu’à la lumière du soleil, n’en souffrirait-il pas, et ne s’indignerait-il pas d’être traîné de la sorte ? Et lorsqu’il arriverait à la lumière, les yeux inondés de l’éclat du jour, serait-il capable de voir ne fût-ce qu’une seule des choses qu’à présent on lui dirait être vraies ?»

Glaucon : «Non, il ne le serait pas, en tout cas pas tout de suite.» (4)

Le premier combat débute. Pouvons-nous accepter la mort de nos illusions ? Cette seconde étape est celle de la perte de repères, de la perte du connu qui nous rassurait dans le fond de la caverne. Nous sommes éblouis par la lumière. C’est le temps de l’épreuve. Seul l’intérieur de nous-mêmes, notre propre conscience, peut fournir les armes pour sortir victorieux du combat. Si la peur nous domine, le besoin de retourner en arrière et de revenir à l’état antérieur sera le plus puissant. Pour ne pas fuir, il nous faut reconnaître, accepter l’épreuve comme un passage, une naissance nécessaire à une plus grande liberté.

Au-delà du plaisir ou de la souffrance, la confrontation doit être vécue comme une libération, une ouverture à une réalité plus claire et plus vraie.

Il faut aller vers le mystère, vers ce que nous ne maîtrisons pas encore ni ne pouvons contrôler. Si notre identité est fondée sur nos pseudo-certitudes ou sur notre besoin d’avoir raison, le calcul nous fait revenir en arrière ou nous empêche de nous aventurer sur ces terres inconnues. Lors de ce passage, il faut assumer notre vulnérabilité. C’est le moment de convoquer son âme immortelle pour que, de prisonnière, elle devienne notre guide.

La troisième étape, l'échelle de vérité[modifier]

Socrate : «Oui, je crois qu’il aurait besoin d’accoutumance pour voir les choses de là-haut. Pour commencer ce seraient les ombres qu’il distinguerait plus facilement, et après cela, sur les eaux, les images des hommes et celles des autres réalités qui s’y reflètent, et plus tard encore ces réalités elles-mêmes. À la suite de quoi il serait capable de contempler plus facilement, de nuit, les objets qui sont dans le ciel, et le ciel lui-même, en tournant les yeux vers la lumière des astres et de la lune, que de regarder, de jour, le soleil et la lumière du soleil.»

Glaucon : «Forcément.»

Socrate : «Alors je crois que c’est seulement pour finir qu’il se montrerait capable de distinguer le soleil, non pas ses apparitions sur les eaux ou en un lieu qui n’est pas le sien, mais lui-même en lui-même, dans la région qui lui est propre, et de le contempler tel qu’il est.»

Glaucon : «Nécessairement.»

Socrate : «Et après cela, dès lors, il conclurait, grâce à un raisonnement au sujet du soleil, que c’est lui qui procure les saisons et les années, et qui régit tout ce qui est dans le lieu du visible, et qui aussi, d’une certaine façon, est cause de tout ce qu’ils voyaient là-bas.»

Glaucon : «Il est clair, que c’est à cela qu’il en viendrait ensuite.»

Socrate : «Mais dis-moi : ne crois-tu pas que, se souvenant de sa première résidence, et de la "sagesse"de là-bas, et de ses codétenus d’alors, il s’estimerait heureux du changement, tandis qu’eux il les plaindrait ?»

Glaucon : «Si, certainement.»

Socrate : «Les honneurs et les louanges qu’ils pouvaient alors recevoir les uns des autres, et les privilèges réservés à celui qui distinguait de la façon la plus aiguë les choses qui passaient, et se rappelait le mieux lesquelles passaient habituellement avant les autres, lesquelles après, et lesquelles ensemble, et qui sur cette base devinait de la façon la plus efficace laquelle allait venir, te semble-t-il qu’il aurait du désir pour ces avantages-là, et qu’il jalouserait ceux qui, chez ces gens-là, sont honorés et exercent le pouvoir ? Ou bien qu’il préférerait de loin, […] subir tout au monde plutôt que se fonder ainsi sur les apparences, et vivre de cette façon-là ?»

Glaucon : «Je le crois pour ma part, dit-il : il accepterait de tout subir, plutôt que de vivre de cette façon-là». (5)

Au cours de l’ascension, il est nécessaire de passer par des étapes d’accoutumance ; nos yeux s’habituent peu à peu à la lumière. Tel un plongeur ou un alpiniste qui progresse par paliers, le candidat à la sagesse passe par des vérités successives, reflets du soleil inaccessible, qu’il est impossible de regarder en face, sous peine d’aveuglement. Il y a une échelle de vérité, une ligne qui relie l’être au paraître, l’ombre de l’ombre à l’origine de la lumière. Le philosophe est l’amoureux en marche vers la sagesse mais il ne la possède jamais entièrement. Le sens de sa vie est dans le mouvement qui empêche la rupture entre la cause et ses effets. La vérité ne se possède pas comme un bien matériel, de même que le sommet d’une montagne n’est jamais possédé par le grimpeur. Seul, le nouveau point de vue appartient à sa conscience.

La quatrième étape, 'éducation[modifier]

Socrate : «L’éducation dès lors, dis-je, serait l’art de retourner cet organe lui-même, l’art qui sait de quelle façon le faire changer d’orientation le plus aisément et le plus efficacement possible, non pas l’art de produire en lui la puissance de voir, puisqu’il la possède déjà, sans être correctement orienté ni regarder là où il faudrait mais l’art de trouver le moyen de le réorienter.»

Glaucon : «Oui, apparemment.»

Socrate : «Dès lors les autres vertus, que l’on appelle vertus de l’âme, risquent bien d’être assez proches de celles du corps car elles n’y sont pas préalablement présentes en réalité, et on les y crée plus tard par des habitudes et des exercices – tandis qu’apparemment la vertu de penser se trouve très certainement appartenir à quelque chose de plus divin, qui ne perd jamais sa puissance, mais qui, en fonction du retournement qu’il subit, devient utile et avantageux ou au contraire inutile et nuisible. N’as-tu jamais réfléchi, à propos de ceux dont on dit qu’ils sont des méchants, mais qu’ils savent y faire, combien leur âme mesquine sait regarder de façon perçante et distinguer avec acuité les choses vers lesquelles elle s’est tournée, car elle n’a pas la vue faible, mais est contrainte de servir la méchanceté, si bien que plus elle regarde avec acuité, plus elle fait de mal ?»

Glaucon : «Oui, exactement.»

Socrate : «Cependant, cette âme mesquine, avec la nature qu’elle a, si en taillant en elle dès l’enfance on la débarrassait de ce qui l’apparente au devenir, comme on enlèverait des charges de plomb qui, venues se coller à sa nature à force de victuailles, de plaisirs, et de convoitises de ce genre, tournent la vue de l’âme vers le bas ; si elle en était débarrassée, et qu’elle se retournait vers ce qui est vrai, ce même organe, chez les mêmes hommes, verrait aussi cela avec la plus grande acuité, comme il voit ce vers quoi il est à présent tourné.»

Glaucon : «Oui, ce serait normal.» (6)

L’homme possède un extraordinaire pouvoir d’apprendre. Chacun a un outil de perception qui lui permet de se libérer de ses chaînes. L’éducation est ce qui libère l’homme de sa prison matérielle et lui permet de tourner le regard de son âme vers le vrai. Dans le mouvement de l’âme, de l’obscurité de l’ignorance à la sagesse de la lumière, l’accompagnement pour le retournement est indispensable. Celui qui s’est détaché de certaines entraves a le devoir, la responsabilité d’accompagner et d’éduquer. Nous ne sommes pas nés de rien, nous avons été éduqués par nos parents et par la société. C’est pourquoi Platon parle de la nécessité, tout en gravissant l’échelle de la vérité, de toujours redescendre, accompagner et remonter. C’est un mouvement permanent du fond vers le sommet et du sommet vers le fond.

La conscience de l’immortalité de l’âme se conquiert dans cette danse spiralée de la périphérie vers le centre, et du bas vers le haut. Cette conscience est également celle de la solidarité, du lien profond, de l’amitié entre tous les hommes. Elle ne peut être une quête individuelle mais un partage, un vécu commun permettant à chacun de tendre vers le meilleur de lui-même.

Clés de lecture[modifier]

Parmi les multiples clés d’interprétation du mythe de la Caverne, nous en esquissons quelques-unes, tirées du texte de Platon (La République, Livre VII).

Clé cosmogonique[modifier]

Le Soleil représente l’Unité. Il est à l’origine des saisons, des années et régit tout le monde visible. Il est l’image de l’idée du Bien, qui a donné naissance à toute chose, cause de tout ce qui est droit et beau. Le soleil est ce qu’il faut voir pour agir de manière correcte dans sa vie personnelle ou publique.

Clé des mystères[modifier]

La caverne est un lieu d’initiation avec la perte de repères au moment de l’aveuglement et la nécessité de vaincre peu à peu les ténèbres, par soi-même. Elle permet la naissance à de nouveaux concepts, modes de vie et perspectives. Il faut mourir et renaître, et s’initier aux mystères de la vie et de la mort. Ce mythe est un voile habile pour évoquer le mystère sans trahir le serment de silence qui l’accompagne.

Clé humaine[modifier]

La caverne met en évidence la condition de l’homme fait de «l’un et de l’autre». Il est enchaîné et prisonnier, mais il possède la puissance d’apprendre. Il possède cet œil de l’âme qui a du mal à se détacher de l’obscurité et qui doit se «retourner» pour aller vers ce qui est lumineux. Il a besoin d’éducation pour faire émerger son potentiel. Cette clé indique la solidarité nécessaire des hommes entre eux. L’homme n’est pas encore un dieu et ne peut voir la vérité, mais il peut tendre vers cette vérité.

Notes[modifier]

(1) Phédon, Platon, Garnier Flammarion, 1991, page 295-296

(2) Fils d’Ariston, jeune frère de Platon et d’Adimante, principal interlocuteur de Socrate dans le livre VII de La République de Platon

(3) La République, Livre VII, Platon, Gallimard Folio essais, page 357-358

(4) Ibidem, page 358-359

(5) Ibidem, page 359-361

(6) Ibidem, page 364-365

L'itinéraire de la conscience[modifier]

par Thierry ADDA, philosophe praticien

Pour sortir de la confusion, Platon propose un itinéraire précis permettant à la conscience de se repérer et de se mettre en mouvement pour déchirer le voile d’ignorance qui l’aveugle.

Platon, dans le Livre VI de La République, nous enseigne à voir dans le réel quelque chose qui dépasse la dimension matérielle et observable, pour intégrer des dimensions plus virtuelles. Il apparaît composé de quatre niveaux différents, qui se succèdent tout au long d’une ligne ascensionnelle allant de l’image à l’idée. Ce chemin n’est pas une construction intellectuelle mais une ascension, une véritable trajectoire de la conscience allant de l’ignorance vers le vrai, du mal ou maladroit vers le bien. C’est l’itinéraire philosophique fondamental dont le parcours permet de prendre conscience que la réalité se manifeste différemment selon le plan de l’existence dans lequel nous nous trouvons.

COMPRENDRE LES ENJEUX[modifier]

Les formes différentes du réel[modifier]

Synthèse magistrale d’un initié aux mystères, adaptation des enseignements reçus en Égypte dans une construction logique adaptée aux Occidentaux, transmission d’enseignements archaïques dans une forme renouvelée, l’œuvre de Platon est tout cela et plus encore. Elle tente de nous faire percevoir les formes différentes dans lesquelles se manifeste le réel, pour nous apprendre à sortir de l’illusion.

Ainsi, lorsque nous rêvons, nous le vivons sur le moment comme quelque chose de bien réel, bien que cela ne soit là que le premier niveau, celui des images, qu’elles soient oniriques ou conscientes. Et, lorsque nous caressons un animal, il est aussi pour nous manifestement réel, puisque nous le sentons sous nos doigts, comme une évidence sensible. Mais pourtant le réel ne s’arrête pas là, et lorsque nous réfléchissons sérieusement à un concept pour résoudre un problème, nous sommes sans conteste possible également dans le réel, tout comme lorsque nous contemplons une idée, pour tenter par exemple de percevoir ce qui est juste. Ainsi se dessine peu à peu un itinéraire, qui par une véritable ascension de la conscience, fait apparaître dans une hiérarchie rigoureuse de l’être, quatre degrés de la connaissance, allant du plus grossier au plus subtil. Ce chemin dessine en fait un paradigme totalement nouveau pour comprendre la réalité.

Le «paradigme de la ligne»[modifier]

Le mot paradigme vient du grec, et signifie «modèle», «exemple». Il s’applique à une idée et définit un modèle d’action et un cadre de pensée. Dans le cas qui nous occupe, Platon nous propose un modèle d’action avec la philosophie comme axe et repère, pour discerner la part d’illusion des choses. Nous parlerons ainsi du paradigme de la ligne. Ce modèle nous fait voir que derrière chaque chose, s’en trouve une autre qui est sa cause, que l’on dévoile progressivement. Même dans le plan des idées, derrière les idées plus sensibles se trouvent d’autres plus abstraites. Progresser dans le plan des idées, c’est découvrir peu à peu ces voiles successifs. Le rapport entre ces quatre parties du réel est réglé selon leur degré respectif de clarté et d’obscurité. Chaque segment vit dans un temps, dans un espace et dans une lumière qui lui est propre. En fonction de l’endroit où nous plaçons notre conscience, la même chose pourra donc être perçue différemment, avec plus ou moins de clarté, de durée, avec une forme et un espace différents.

Les quatre domaines de la connaissance =[modifier]

Dans le schéma du paradigme de la ligne, nous distinguons les différents segments de l’ascension dialectique :

«Le cercle en soi» (Intellection) 
Ici, la réalité ne s’atteint que par la contemplation et nous sommes tenus de délaisser le concept du cercle, pour accéder à la contemplation du «cercle en soi». Nous sommes désormais parvenus à l’aboutissement de notre périple à l’intérieur du réel, au plan des intelligibles purs, des idées premières.
«Ce dont les extrémités se trouvent en tout point à égale distance du centre» (Connaissance) 
Ici, il nous faut conceptualiser le cercle, en avoir une définition, et ne plus nous contenter de le voir, de le dessiner ou de le fabriquer. Et dès lors, tout objet répondant à la définition du cercle et dont tous les points sont équidistants du centre, sera un cercle, peu importe la matière ou la représentation qui sera la sienne. Cette définition, principe ou hypothèse devient l’original de tous les cercles que l’on trace ou construit dans la matière.
Le cercle «qu’on fabrique au tour et que l’on détruit» (Opinion vraie)  
Ici, nous découvrons l’objet et non plus son image. C’est le domaine de l’expérience où le réel devient perception par les sens. Nous passons ici de l’image du cercle, à la matérialité du cercle que l’on fabrique sur un tour, à l’objet concret qui peut être détruit. Ici, nous pouvons désormais mesurer, observer, cataloguer, apporter des preuves quantifiables.
Le cercle «qu’on dessine et qu’on efface» (Opinion)  
Le domaine de connaissance le plus bas est celui de l’opinion, celui des images éphémères, semblables au cercle que l’on dessine dans le sable et qui s’efface aussitôt. C’est le monde des ombres de la caverne de Platon, tel le spot publicitaire qui multiplie à l’infini les images des objets. C’est le monde de la réalité virtuelle, que ce soit sur papier glacé, sur l’écran de nos désirs ou sur celui d’internet.

Les deux premiers domaines de connaissance, l’un direct et l’autre indirect, sont accessibles à partir des sens, sans réflexion ni connaissance des lois. Ils constituent le domaine du sensible qui se compose des objets et de leurs images. Pour continuer à monter, il faut nous extraire du sensible et définir un concept qui nous permette de nous représenter les choses pour accéder à l’intelligible.

Le raisonnement qui s’est mis en place nous a permis d’accéder au plan des intelligibles inférieurs, des concepts, le lieu où les choses peuvent être comprises et pas simplement utilisées ou imitées. Si chacun peut utiliser sa voiture ou l’électricité sans pour autant comprendre son fonctionnement, pour le comprendre réellement, il faut aller plus loin, abstraire et conceptualiser. Méthode fondatrice de l’approche scientifique, la démarche permet de s’abstraire de l’observable pour déterminer des principes, des hypothèses et des lois qu’elle vérifie ensuite dans le sensible. C’est dans ce domaine des hypothèses que naît la dialectique, art de la méthode, art du questionnement, qui, par le dépouillement des opinions, permet l’accès à la dernière partie du chemin, celui qui conduit du concept à l’idée. Car l’idée, est plus loin, plus haute encore. Elle est dans un plan où le concept est impuissant à rendre compte du réel qui apparaît maintenant sous la forme d’archétypes et de modèles inaccessibles pour la raison. À leur sommet rayonne, tel un soleil, l’idée du Bien.

Un chemin pour sortir de l’illusion[modifier]

Pour celui qui parcourt ainsi le paradigme de la ligne, la vision du réel change et il assiste, du haut vers le bas, du plus réel vers le plus illusoire, à une étonnante génération où concepts et hypothèses naissent en grand nombre du croisement des idées premières, engendrant à leur tour d’innombrables objets et réalisations. De là découle la spirale sans fin des perceptions sensibles avec sa cohorte d’images et de représentations. Voilà donc succinctement décrit le cheminement platonicien qui, du haut vers le bas, va du Un au multiple, et du bas vers le haut, du multiple vers le Un, à travers la verticalité d’une ligne ascendante séparant hiérarchiquement les domaines de la connaissance. Nous comprenons mieux dès lors, comment à partir d’une idée peuvent s’expliquer tant de phénomènes, et pourquoi en partant de notre perception ou représentation desdits phénomènes, nous ne sommes pas certains de parvenir à une idée. La première question méthodologique est donc de valider la direction de notre parcours, pour savoir si nous agissons en allant du sensible vers l’intelligible ou de l’intelligible vers le sensible !

Le pèlerin[modifier]

Nous sommes devant les quatre domaines de la connaissance, et dans chacun, l’être est présent, faute de quoi, ils ne pourraient être… Mais Platon s’est refusé à situer l’homme sur cette ligne. Il le nomme simplement, «le pèlerin», «l’itinérant» sur le chemin de la connaissance. Celui-ci traverse les différents domaines comme un voyageur, étranger aux lieux qu’il visite et n’a pas de place précise sur la ligne. Il est partout, puisque la ligne parcourt les différents plans de réalité qui le constituent. Qu’il s’attache à un niveau, et il devient prisonnier, tel est son destin. La caverne n’est pas en bas mais partout où il ira, elle changera d’apparence, et toujours il lui faudra trouver la bonne relation, la bonne distance. Qu’il n’ait pas la bonne distance avec la lumière, et au lieu de discerner clairement, il sera aveuglé et incapable de voir davantage que s’il était dans le noir le plus total. Dans ce cheminement ascensionnel, la relation au temps change et le temps se dilate. Véritable espace de la conscience dans laquelle se déroule le parcours, le temps grandit pour toucher à l’éternité au terme du périple. Si le temps dans lequel se forment les images est très bref, celui de la perception est plus important et celui des certitudes raisonnées s’installe dans la durée… jusqu’à ce qu’une nouvelle expérience casse les hypothèses établies. Quant à la durée d’un archétype ou modèle, elle est infiniment plus longue. Ainsi, progressant des représentations des choses jusqu’aux idées premières, nous cheminons également de l’éphémère à l’atemporel. Pour parcourir ce chemin ascensionnel, Platon propose un outil méthodologique : la dialectique.

Qu’est-ce que la dialectique ?[modifier]

Née dans le plan intelligible, la dialectique ne peut pas s’exercer sans un accès à la pensée, car ce qui est intelligible a comme unique accès la pensée. Son domaine va des hypothèses aux grands principes. Elle ne vit pas dans le monde sensible de l’opinion ni dans la subjectivité des sens ni ne travaille avec les sensations, les goûts et les représentations que chacun se fait des choses. Voyage ascensionnel le long du paradigme de la ligne, la dialectique est un mode d’exposition de la pensée pour dévoiler la réalité qui se cache derrière les apparences, au-delà de ce que les choses montrent, pour accéder à ce qu’elles sont. Un voyage qui nous conduit de l’opinion multiple vers l’unité, du paraître vers l’être, par une lente et inexorable progression dans l’ordre des idées.

La mise en place de la méthode dialectique permet de sortir du registre de l’opinion et de la sensibilité du «je sens» intime et personnel d’où naissent les incompréhensions et les rapports de force. Elle permet de sortir du «je crois», source de confusion pour parvenir à un dialogue réel, basé sur le «je pense», sur des idées partagées, passées au crible de la raison. L’effort fourni pour sortir ainsi de l’expérience particulière, pour conceptualiser et vérifier la validité de nos assertions, permet, au-delà du partage du dialogue, la formation du jugement, sans lequel nulle réflexion ne peut avoir lieu. À partir de là, une dynamique peut se mettre en place, pour dépasser les dogmes et les catégories figées, permettant à chacun de devenir capable d’intégrer, à chaque instant, de nouvelles connaissances. Alors, et alors seulement, il devient possible de partager des vérités communes avec des sensibilités différentes.

SAVOIR SE SITUER[modifier]

Si nous sommes fatigués, que nous avons des idées noires, il nous sera très difficile de distinguer clairement les choses. Indubitablement, nous aurons besoin de nous apaiser, en nous mettant en contact avec des éléments qui nous élèvent et nous inspirent. Ils nous permettront de retrouver une paix intérieure en nous appuyant sur des sentiments supérieurs. De nouveau calmes affectivement, nous serons aptes à pénétrer dans l’activité mentale. Mais cette paix elle-même peut devenir un obstacle car elle peut devenir une finalité, là où elle n’était qu’un moyen pour dissoudre l’agitation, une étape nécessaire pour nous permettre d’élever notre conscience.

Apprendre à distinguer[modifier]

Si dans la tradition orientale, les pratiques méditatives menant à la paix de l’âme existent, elles sont le fait de pratiquants chevronnés, avec une grande maîtrise mentale et une forte concentration. Leurs traductions occidentales se faisant dans une approche plus axée sur l’apaisement émotionnel, bien souvent le risque est de vouloir rester dans la paix ainsi obtenue, sans rentrer dans l’activité mentale.

Car c’est par la raison et à travers la raison que nous naissons à la conscience, et la première étape est de distinguer clairement les choses que nous cherchons à comprendre et à relier. La sensualité excessive comme le débordement émotionnel, ne permettent pas cette nécessaire distinction donnant naissance à une vision fusionnelle et confusionnelle où la distance sujet-objet disparaît. Quand cette pathologie apparaît, le mental dévoyé est assujetti à justifier des finalités affectives. Qu’elles soient nobles ou pas, elles auront pour effet identique d’empêcher l’ascension de la conscience le long du paradigme de la ligne. Apaiser la sphère des émotions est donc un préalable indispensable, ensuite il nous faut distinguer et relier.

Trouver son centre, assumer le contradictoire[modifier]

Dès que nous devenons capables de distinguer et de sortir de la confusion, les choses nous apparaissent plus clairement avec toutes leurs contradictions.

Désormais, l’épreuve consiste à assumer l’existence même de ces contradictions, sans tenter de les résoudre, à renoncer à ce que les choses soient parfaitement conformes à nos attentes perfectionnistes, dans une fuite en avant pour tout contrôler. Car, cette épuisante bataille perdue d’avance pour résoudre les contradictions de l’existence nous fait violemment prendre partie pour un aspect des choses, en occultant son contradictoire. Or notre apprentissage est de rester équanimes, à égale distance des opposés, au centre de nous-mêmes, au centre des contradictions, là où se trouve le vide. Pour pénétrer en ce lieu, il ne faut ni jugement ni fuite face aux aspects contradictoires de l’existence mais de la bienveillance. Il ne s’agit plus de désirer uniquement ce qui nous séduit le plus dans l’existence, mais simplement d’assumer notre vie pour le meilleur et pour le pire. Ce principe de contradiction nous est essentiel car si les choses, par leurs différences et leur confrontation ne rentrent pas en relation contradictoire, il n’y a pas de mouvement possible. Ainsi, c’est parce que des idées ont l’air opposées que nous tentons de les relier, pour dépasser la contradiction qu’elles représentent et leur donner vie dans un niveau supérieur de réalité où elles puissent se relier. Pour que deux choses en contradiction à l’intérieur de nous-mêmes puissent s’harmoniser, il nous faut trouver un niveau de réalité permettant de sortir de l’antagonisme, pour faire des liens. Car quand les choses sont en conflit, elles nous signalent simplement que nous ne nous situons pas dans la bonne complexité, qu’il nous faut donc descendre ou monter.

Oser se dépouiller de l’acquis[modifier]

Une fois obtenue la capacité à distinguer les contradictoires et à les assumer, vient la nécessité de l’ascension, de la synthèse. À chaque synthèse, à chaque «eurêka», nous avons l’impression d’avoir compris quelque chose d’important et d’avoir atteint un sommet décisif. Mais, pour être sûrs d’être arrivés quelque part, il nous faudra toujours redescendre pour constater. Seule la vérification dans le monde observable, dans notre vie quotidienne, permet d’éprouver le principe atteint et de rendre opérationnel l’acquis dialectique. Si le principe est véritablement un, il sera applicable à tout ce que nous faisons et permettra la construction de notre outil de vie. Cette circulation dialectique est celle du mouvement de l’âme qui lui permet, en montant, de se dépouiller du sensible pour accéder à une nouvelle unité, afin de se revêtir à la descente, de formes plus subtiles et adéquates pour agir. Ces éternels mouvements de la conscience, montée vers l’inconnaissable et redescente vers le sensible impliquent une terrible confrontation à soi, à ce que l’on croit acquis, à ce que l’on croit savoir, à ses ignorances. Car il s’agit toujours de commencer par le dépouillement, difficile dans son apparente régression, avec une telle tension et un tel déchirement que l’on a souvent l’impression de reculer. Cette lutte intérieure nous permet de nous dépouiller de l’ancienne forme, de l’ancienne apparence, pour acquérir la forme nouvelle et installer une nouvelle cohérence et harmonie dans notre relation avec les choses. Ainsi, la progression, la «performance» ne s’acquiert pas par l’action dans le sensible mais par la capacité à trouver le principe intelligible.

Donner vie aux idées[modifier]

Une fois la distinction entre les contradictoires assumée, et la validation faite dans le quotidien de l’opérationnalité de la synthèse à laquelle nous sommes parvenus, reste l’étape de la vie morale. Celle qui consiste à avoir le courage de pratiquer nos propres conclusions. C’est pourquoi Socrate plaçait le courage comme la première des vertus car c’est le courage qui nous permet d’assumer nos propres prises de conscience et nous permet de choisir, et parfois de décider de ce qui est difficile et douloureux, ce qui menace nos intérêts et notre confort pour choisir ce qui nous paraît juste au terme de notre cheminement intérieur. Platon met dans la bouche de Socrate dans le Gorgias (1) que «Mieux vaut subir l’injustice que la commettre» (2), clarifiant sans ambiguïté que mieux vaut souffrir de l’injustice, que vivre la souffrance de quitter ses propres idéaux et convictions, en agissant de manière injuste. Cette souffrance là est bien plus forte, car ce n’est plus l’incompréhension des autres que nous subirons mais celle de notre propre conscience après avoir renoncé. C’est là, l’abandon des découvertes faites dans notre ascension vers les idées, pour le confort illusoire de la tranquillité, en d’autres mots, l’abandon de l’intelligible pour le sensible.

Le dilemme s’énonce de manière simple : donner vie à nos idées par nos actes avec courage, ou penser nos émotions, c’est-à-dire, justifier ce que nous ressentons, par un habillage intellectuel. Le mental est la vie de la conscience. Ne pas choisir de donner vie par nos actes, à une idée que nous trouvons juste, c’est renoncer à la vie de la conscience. C’est faire le choix de nous assujettir à la temporalité, au lieu de nous en délivrer. Par contre, faire le choix de l’idée, par nature atemporelle, hisse celui qui l’incarne au-dessus des vicissitudes de l’existence. Donner vie à une idée, lui insuffler la force de nos émotions, l’ardeur de nos actions, c’est déjà un peu nous libérer du monde sensible. C’est enfanter dans le monde sensible, ne plus être prisonnier de sa matrice, échapper à son conditionnement. Peut-être la solution est-elle là, inverser l’attachement et puisque nous ne pouvons nous libérer complètement, au moins, changer de racines. Changer pour celles qui nous enracinent dans l’intelligible, les racines célestes dont parlent tant de traditions, en délaissant celles qui nous enracinent dans le sensible et l’illusion. Ainsi, lorsque survient un problème personnel, il nous paraît dès lors naturel de le penser dans un cadre universel, pour relativiser et nous dégager de la singularité de notre expérience particulière. Immédiatement, notre mental se réorganise pour donner un autre cadre à la réalité que nous vivons, nous permettant d’observer nos vécus personnels dans une échelle relative. Nous venons de donner vie à nos idées.

À la quête de notre identité[modifier]

L’étape de la vie morale assumée, la nécessité de donner vie aux idées acquise, commence le long parcours vers nous-mêmes. Si le paradigme de la ligne nous permet dans son ascension dialectique de percevoir la réalité des choses par-delà leur voile d’illusion, il nous faut désormais oser cheminer, pour percevoir la réalité de nous-mêmes. Cette quête des origines qui se traduit toujours par la question, «Qui suis-je ?» nous pose en fait la question de notre réelle identité.

Soit, pour exprimer la question dans la clé platonicienne, «Quelle est la racine qui me fonde dans le monde des idées et qui, plongée dans le sensible engendre la personne que je suis ?» Car notre réelle identité n’est autre que notre origine. Rendus là où nous sommes, il nous revient désormais d’assumer la plus grande des contradictions, celle qui oppose les besoins de la racine spirituelle de nous-mêmes aux besoins de notre personnalité affamée de sensations. Tous les hommes, consciemment ou non, se formulent la question de l’identité.

Mais, nombreux sont ceux qui tombent dans le piège de vouloir résoudre la contradiction de l’existence, en choisissant un aspect pour nier l’autre. L’accès aux plans supérieurs étant obstrué par leurs projections et leurs désirs, face à l’angoisse issue des limitations du monde sensible, ils choisissent de se rassurer en faisant le choix des sensations. Malheureusement, le piège des opinions issues de leur sensibilité se referme. Il n’apparaît pas de réponse à leur quête d’identité, aussi effrénée soit-elle, car par sa nature même, illusoire et changeante, le monde sensible ne peut apporter de solution à leur interrogation. Insatisfaits, anxieux, beaucoup deviennent alors désespérés ou profiteurs, cyniques dans un monde où le sens est absent et la quête de l’identité vaine et sans réponse, inconscients du profond matérialisme de leur posture, ne tenant pour vrai que le concret, et sans autre issue que les fantasmes, «ils s’éclatent» alors dans l’unique sphère de la réalité à laquelle ils ont accès, le sensible.

Trouver sa place[modifier]

La quête du philosophe est dans l’absolu, elle trouve son épilogue dans l’intelligible. Plus nous montons dans cette sphère, plus profondes et absolues seront les caractéristiques. Ce qui donne au discours platonicien la profondeur qui manque aux constructions intellectuelles actuelles est cette quête de l’origine, de l’être, cette ontologie, qui est la quête des principes et des lois, de l’unité qui gouverne l’homme et l’univers. Trouver sa place dans l’univers, c’est suivre l’itinéraire de la conscience que le paradigme de la ligne exprime avec une si limpide clarté. L’angoisse actuelle de ne pas trouver sa place, cette inquiétude de ne pas voir le monde adapté à nos attentes, traduit simplement pour la personne qui l’exprime le choix inconscient mais bien réel de donner sa propre échelle comme mesure de l’univers. Alors, il est vrai et compréhensible que tout devient étriqué. Trouver sa place, signifie avant tout savoir quelle est notre mesure relative par rapport au monde. C’est là toute la portée du magistral enseignement de Platon dans le paradigme de la ligne.

D’après un séminaire donné par Fernand Schwarz en 1998.

Notes[modifier]

(1) Dialogue de Platon dans lequel est examinée la valeur politique de la rhétorique

(2) Extrait 473b-474a du dialogue Gorgias de Platon

Peut-on penser par soi-même ?[modifier]

Que veut dire penser par soi-même ? Est-ce penser en dehors de toutes les influences extérieures ? Est-ce confronter ses idées à l’expérience de la vie pratique quotidienne ?

Penser par soi-même est le propre d’une démarche philosophique, celle qui consiste à chercher la vérité individuellement pour arriver à mieux se connaître soi-même et les autres et agir en toute liberté, selon des principes applicables en toutes circonstances.

Penser par soi-même n’est pas un acte naturel. Cela exige un effort, un travail sur soi pour lutter contre ses instincts, ne pas s’attacher à ses pensées et ne pas subir les influences extérieures. Penser par soi-même est d’abord un acte d’un individu responsable et autonome. Mais où se placer pour penser par soi-même ? Dans l’Être ou le paraître ?

Être ou exister ?[modifier]

Penser par soi-même exige de se placer dans l’Être, le «je suis » et non dans le paraître, «j’existe».

Exister, c’est paraître socialement, commercialement ou culturellement. C’est se montrer en fonction de la mode, des codes et des pensées établies. Si l’on place son soi-même dans le «j’existe», nous allons toujours agir pour exister et paraître, mais pas pour Être. Et en même temps que l’on se montre, que l’on montre ce qui est montrable, on cache son Être derrière les apparences !

Si l’on se place au niveau de l’être, cela veut dire se placer au niveau de son identité. L’identité n’est pas en relation avec ce qui est extérieur, c’est-à-dire sa famille, son travail, sa maison, ses biens. Elle est en rapport avec la partie intime de soi, le centre de soi-même, le seul lieu où l’on peut trouver la paix, où l’on peut rester objectif et neutre et faire de bon choix.

Pour Être, il faut se connaître, dominer ses instincts, ses mauvaises habitudes pour éloigner de soi toute forme de violence et de barbarie. En clair, entreprendre une démarche intérieure, la fameuse maxime «connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux», inscrite sur le fronton du temple de Delphes.

Le philosophe Descartes l’a très bien exprimé dans son «je pense, donc je suis». «Je suis» veut dire «Être». Pour lui l’acte de penser nous fait Être. La pensée est associée dans sa partie noble à la conscience.

«La vraie philosophie nous fait connaître notre propre nature, nous révèle ce que nous pouvons chercher, et nous habitue à découvrir la vérité dans toutes sortes de questions.»

Pour se connaître, soi-même, il est indispensable de se libérer des influences extérieures et intérieures.

Se libérer des influences extérieures et intérieures[modifier]

Penser par soi-même exige de se libérer à tout prix des influences extérieures (sociales, familiales, éducatives, atmosphériques…) et intérieures (les instincts mais également les états d’âme, les passions…). Ajoutons une bonne connaissance intérieure (de soi-même) et une bonne connaissance extérieure (des autres et du monde qui nous entoure) et l’acte de penser par soi-même devient un outil encore plus performant par la pratique de la philosophie.

La philosophie, pour penser par soi-même et pour soi-même[modifier]

Penser par soi-même est le sens même de la démarche philosophique, qui n’est ni intellectuelle ni académique. Il s’agit de pratiquer ses choix de valeurs, ou de connaissance dans la vie quotidienne.

Pour être philosophe, il faut accepter de pratiquer sur soi-même afin de mieux se comprendre soi-même, les autres et de mieux vivre ensemble.

C’est l’enseignement délivré dans les écoles de philosophie grecques à la manière classique, que Nouvelle Acropole a repris comme voie spirituelle de quête de soi.

Le fondateur de l’Ecole du Jardin à Athènes, Épicure, définit l’enseignement pratique par la notion de prudentia ou «petite sagesse».

La prudentia ou la petite sagesse[modifier]

La prudentia est appelée «la petite sagesse» car elle donne des conseils pratiques pour la vie de tous les jours (comment organiser sa journée, comment écrire à un ami…) et permet d’éviter d’agir de façon impulsive et précipitée. Ne jamais précipiter son jugement, c’est une méthode d’action. Cela permet d’avoir un contrôle de soi et une parfaite compréhension des situations, tel est l’intérêt de la prudence que tout apprenti philosophe devrait appliquer avant d’agir.

Mais pour bien discerner, il faut déjà accepter sa propre ignorance, accepter de remettre en cause ses idées, surtout celles qui n’ont pas été vérifiées par la pratique quotidienne.

De l’opinion au jugement[modifier]

En effet, la connaissance du monde vient de nos propres sens (nos sensations) et des images mentales que nous nous sommes créées à l’intérieur de nous et qui sont souvent plus fantaisistes que créatrices. Ce réseau de sensations et d’images se transforme en opinions (doxa en grec) qui n’ont de valeur que si elles ont été vérifiées à la lumière de l’expérimentation. Quand les opinions ont été vérifiées, elles deviennent alors des certitudes, des jugements, et à partir de là, on commence à discerner, à penser. Mais attention, car les certitudes ne sont jamais éternelles, et dans un souci de vérité, le philosophe doit vérifier si celles-ci sont toujours applicables à tous moments. Les vérités d’un moment peuvent ne plus être vraies à un autre, parce que les situations changent.

Quand l’apprenti philosophe applique des connaissances pratiques et utiles dans sa vie quotidienne, quand il accepte de ne pas agir de façon précipitée ou impulsive, il commence à penser par lui-même, il se transforme en Individu, en être responsable et autonome, en citoyen, comme dirait Platon.

Pour penser par soi-même, il faut également accéder à la tranquillité de l’âme.

La tranquillité de l’âme[modifier]

Le philosophe Épicure dit que la philosophie est avant tout un mode de vie et de pensée, basée sur l’ataraxie (l’absence d’agitation, de trouble et d’anxiété), en clair la tranquillité de l’âme et la paix intérieure.

Aujourd’hui, pour faire cesser l’agitation, les troubles, les angoisses et la confusion, certains prescrivent le Prozac et les neuroleptiques. Épicure, lui préconise la simplification et la réduction des besoins. Il ne s’agit pas de diminuer seulement les besoins matériels mais aussi la dépendance vis-à-vis d’autrui, la dépendance affective et la dépendance vis-à-vis du savoir.

Toutes ces dépendances nous entraînent dans un désir de toujours plus, restreignent notre liberté extérieure et intérieure et nous empêchent d’aller au plus profond de soi.

Se mettre en relation avec le plus profond en soi[modifier]

Penser par soi-même permet d’orienter son existence, de décider de ses choix, de ses actions et de ses engagements, en se mettant en relation avec ce qui est le plus profond en soi. Agir en son âme et conscience, c’est-à-dire en profondeur, implique d’orienter son existence, en fonction de ses choix.

Cela suppose de pratiquer l’éthique, une vie morale intègre, respectueuse et responsable pour soi et les autres.

Ainsi penser par soi-même implique donc agir et vivre en profondeur, aller à la cause des choses, contacter le monde intelligible, pour connaître les lois qui président à l’action de toute chose.

Mener une vie spirituelle, c’est se libérer de l’influence du monde tout en restant dans le monde, se confronter aux autres, appliquer ce que Kant appelle la Raison pratique, celle qui nous permet d’agir en profondeur, avec sens, cohérence et ordre. Cette démarche prend du temps.

Agir en toute liberté[modifier]

Penser par soi-même implique nous l’avons vu, de sortir des dépendances mais également des libertés apparentes ou des fausses libertés. La liberté apparente consiste à être esclave sans le savoir. On peut être esclave de son travail, de ses sentiments, de ses besoins. On a l’impression d’être libre, mais on ne l’est pas en réalité. Citons comme exemple ceux qui font l’apologie de la solitude mais qui en réalité la confondent avec l’isolement et la séparativité, qui ne s’attachent à personne pour ne pas souffrir ou faire croître leurs sentiments, les méfiants qui doutent de tout parce qu’ils ne sont pas capables de se faire confiance, ni de faire confiance aux autres, enfin ceux qui ont toujours peur de perdre quelque chose par manque d’affirmation de soi.

Il est clair qu’il est indispensable de se sentir libre extérieurement et intérieurement pour penser par soi-même, à condition toutefois de faire des choix, de s’engager et de les réaliser. La liberté est réelle quand on la pratique et pas seulement quand on la pense. Sans cette liberté intérieure, on ne peut pas penser par soi-même, sans cette liberté extérieure, on ne peut pas le mettre en action.

La philosophie peut vraiment nous aider à nous libérer de l’agitation intérieure et extérieure, à nous libérer des préjugés et de l’ignorance. Les sociétés qui n’arrivent pas à mettre en pratique leurs propres décisions seront très troublées, inquiètes, elles auront très peur ! Alors elles vont réclamer encore plus de sécurité et de protection et vont devenir dépendantes et soumises à ceux qui vont leur assurer cette sécurité !

Pour ne pas devenir dépendant de la sécurité et la protection, effectuons le travail sur soi qui nous permet de penser par et pour nous-mêmes, dans le cadre d’une vision philosophique. Acceptons l’impermanence, la contradiction, l’improbabilité, l’incertitude et l’ignorance comme faisant partie de la réalité.

Avant tout, il faut accepter de sortir de la pensée particulière pour aller vers la pensée universelle.

Du particulier à l’universel[modifier]

Nous avons généralement tendance à penser au niveau individuel, de notre égo, à penser de façon analytique, qui découpe, segmente et sort les choses de leur contexte.

Si nous sortons ce cet état, c’est-à-dire si nous élevons notre pensée au niveau de ce qui est universel, de ce qui est commun, les lois universelles de la nature, les principes qui sous-tendent les choses sensibles, nous pouvons alors appliquer ces principes universels au niveau particulier de notre vie.

Ainsi penser par soi-même permet d’élever notre pensée et notre conscience au niveau supérieur, à la connaissance directe, que nous appelons intuition, ou illumination par les bouddhistes. L’intuition permet de développer une grande créativité.

Le but de la philosophie est d’épuiser les raisonnements du mental, de parvenir à une pensée la plus fine possible, pour se connecter avec le plus profond de l’être et le capter pour agir avec.

Alors, pour penser par soi-même, pratiquons sans relâche la philosophie dans sa vie quotidienne, pour devenir des êtres libres, profonds et donner le meilleur de soi-même !

Penser par soi-même à travers l'Autre[modifier]

par Philippe Guitton, enseignant en philosophie, fondateur de la Maison de la philosophie à Marseille.

Apprendre à dialoguer à la manière de Socrate est un sentier ardu, un corps à corps, une incroyable prise de risque, impossible sans la présence d’une profonde confiance.

«Enlève ta chemise, et viens pour le corps à corps !» nous invite Platon à travers la figure de Socrate. C’est une invitation au dialogue philosophique vu comme un engagement corps et âme. L’enjeu de la pratique du dialogue est d’accepter la chute, de laisser ses opinions, ses certitudes, et de se remettre en question. Peu séduisante peut paraître cette invitation ! Elle est pourtant le préambule indispensable pour apprendre à penser par soi-même.

Le dialogue philosophique, une affaire d'amour[modifier]

Face à la remise en cause engendrée par le dialogue, seule la confiance donne des ailes. Elle évite de rester tétanisé ou de fuir à grandes enjambées. Nous voilà donc au cœur du problème : on ne pratique pas la philosophie par intelligence mais par amour. Comment faire naître alors cet amour, cette confiance en soi et les autres ? L’enseignement de Platon nous propose une tension créatrice entre une prise de risque et la confiance. Le risque consiste à chercher hors de soi, à regarder ailleurs, vers l’ami, le frère, l’inconnu. Les opposés engendrent une force, une puissance, un amour, un besoin de retrouver l’unité. Le risque s’habille alors de sentiments, de confiance. Avant de pouvoir devenir l’initiateur, ou l’accoucheur, Socrate est celui que l’on aime. On le respecte pour son exemple de vie, son amitié offerte à qui veut la partager, son humour, sa joie de vivre. Le philosophe, du temps de Platon, est un maître de vie. Il offre son existence comme un chemin de transformation, un itinéraire pour le futur aventurier de la sagesse. Le premier livre à consulter d’un philosophe est sa vie elle-même, car il existe un lien profond entre son comportement privé et son comportement public, ses idées, ses sentiments et ses actes. La force de son enseignement est autant dans son authenticité et sa propre transformation que dans sa doctrine. Une fois l’amitié et le respect nés dans notre cœur à travers la figure du maître de vie, nous pouvons nous mettre à rêver d’exprimer le meilleur de nous-mêmes et aller au combat.

Le risque philosophique[modifier]

Un dialogue philosophique avec l’Autre, avec soi-même, avec la vie, invite à une conversion du regard, à une mort, à un changement dans notre manière de vivre. C’est un dépouillement, une mise en lumière, un face-à-face avec nos ignorances déguisées en certitudes. Seul l’amoureux de la vérité, sous la forme de la beauté et de l’harmonie, entre de son plein gré sur le terrain de combat. Personne n’aime la chute et la remise en cause s’il ne pressent derrière la confrontation la présence d’un coffre aux trésors, d’une arme magique, d’un pouvoir qu’il souhaite obtenir, celui de faire le Bien. Le premier pas pour penser par soi-même commence donc par un arrachement, une déstabilisation, une crise. Cette perte des repères précédents s’intensifie par notre manque de maîtrise sur le nouveau terrain. Nous sommes perdus, déboussolés. Ce sont quelques aspects de cette déstabilisation que nous allons voir maintenant, à partir de cas vécus ou lus dans les dialogues de Platon.

Il est difficile de nous avouer que nos pensées sont fragiles, peu assurées, peu fondées. Par orgueil, avec arrogance ou fausse timidité, nous tentons de fuir toute remise en cause. Elle dévoilerait en effet ce que nous pressentons faible en nous-mêmes et ce que souvent nous n’aimons pas : notre propre pensée.

Nous voulons avoir raison mais nous voulons surtout que personne ne remette en cause notre faculté de penser. Dites à votre voisin «je ne suis pas d’accord», il pourra s’énerver, tout au plus. Mais, dites-lui «ce que tu dis ne veut rien dire…» ou «tu ne sais pas réfléchir», là, son amour-propre voit en vous un assassin ! Nous voulons que notre parole soit reconnue par l’autre comme «pensée», même si elle suscite des désaccords. L’opposition reste sympathique, flatteuse à nos yeux, car au plus profond de nous-mêmes, nous doutons peut-être de penser réellement !

La peur de perdre la face fait naître des questionnements paralysants :

«Et si l’on me demande de justifier ce que je dis, sur tel article, telle émission ou livre que je suis censé connaître, qu’est-ce que je vais dire ?…» ou bien «Et si je ne comprenais pas ce qu’il me dit, qu’est-ce que je vais répondre ?…» ou encore «Et si je me contredis, comment m’en sortir ?…»

Prendre le risque d'aimer penser[modifier]

Ce que l’on va penser de moi m’obnubile et si ce que je pense de moi est remis en cause, je m’effondre. Si la remise en question se fait à partir de ma propre parole, lorsqu’on me demande de rendre des comptes sur ce que je dis, tous les mécanismes instinctifs de protection, de fuite, d’agressivité, d’attaque vont se mettre en place.

Nous sommes face à une des contradictions les plus fascinantes de l’être humain : dépenser toute son énergie à protéger ce qu’il y a de plus fragile en lui.

Pourtant, notre pensée se fonde sur un bric-à-brac d’opinions, vraies ou fausses, d’informations non vérifiées, de faits divers, d’expériences teintées de ressentiments, plus que d’enseignements réels.

Les formules «J’ai entendu dire, j’ai vu à la télé ou sur Internet, j’ai lu telle chose, tel professeur a dit…» reviennent souvent dans nos discours, comme des arguments d’autorité où les médias et l’information remplacent une véritable réflexion. Les expressions «plus jamais cela…, je ne le supporte pas…, je ne le sens pas…, il m’énerve…» deviennent des arguments émotionnels, jugés suffisants dans la conversation. Dans les justifications «tout le monde le fait ! tout le monde le sait !», l’argument du nombre fait foi. Ces quelques exemples ne sont qu’un faible échantillon du grand manque de réflexion dissimulé derrière des mots et des phrases barrières. Plus vite le dialogue s’arrête, mieux c’est !

Nous savons, nous sentons que nos pensées sont peu nombreuses, mais par manque d’imagination et de goût du risque, nous préférons ce maigre butin à un hypothétique trésor restant à trouver et à dévoiler. Nous avons une réelle difficulté à accepter nos limitations, nos imperfections, comme une nostalgie des origines, d’un temps disparu où nous aurions été des dieux. Le syndrome de Dieu se manifeste par une volonté de paraître parfait alors que les fissures sont partout visibles dans l’édifice de notre discours.

Le courage de pouvoir agir, de se corriger, d’apprendre à penser par soi-même passe par l’acceptation de son ignorance. Plutôt que de cacher ses fragilités, nous sommes invités dans la méthode socratique à les travailler, comme une matière à transformer, à rendre noble. Nos fragilités sont en effet un trésor potentiel. Elles sont les témoignages imparfaits que penser est possible. Aimer penser, c’est aimer la pratique, le cheminement, plus que la possession d’un savoir.

Les stratégies pour rester idiots sans le paraître[modifier]

Nous déployons différentes stratégies pour cacher l’indigence de notre pensée. L’une d’elles consiste à essayer de faire disparaître le porteur du miroir, de le discréditer, de l’exiler :

«Socrate, tu dis n’importe quoi … Qu’est-ce que tu veux me faire dire ?... Tu te moques du monde… Tu ne me laisses pas parler… Tu ne réponds jamais à mes propres questions… De quel droit dis-tu cela ?...Tu es malveillant, méchant, insensible, brutal, violent, tu ne te rends pas compte».

Parfois même, il est considéré responsable du mal être de ceux qui l’ont rencontré :

«Si tu avais dit autre chose, si tu avais écouté, si tu avais été plus gentil, bienveillant, psychologue… si tu n’avais rien dit…».

Plus directement, on essaiera de le réduire au silence :

«Socrate, tu es un gourou dangereux, tu manipules les gens faibles, tu profites de ton pouvoir, tu mérites d’être censuré si ce n’est plus …».

Une autre stratégie consiste à ne rien dire, à ne pas répondre, à envelopper notre fragile pensée dans un manteau flatteur de silence :

«Je ne répondrai pas car tu ne peux pas comprendre, ce n’est pas si simple, tu ne veux pas saisir le fond de ma pensée… ».

Mais la fuite est encore la meilleure tactique pour rompre le corps à corps, en prétextant la mauvaise foi de l’interrogateur, et en projetant sur lui les quelques failles entrevues dans son propre discours :

«Je m’en vais, Socrate, tu es vraiment insupportable, tu me poses des questions mais n’écoutes pas les réponses, tu retournes tout ce que je dis, tu m’embrouilles, tu me perds avec tes questions, tes sottises, tes non-sens, cela n’a ni queue ni tête… je perds mon temps, c’est idiot… tu triches… Toi, tu as du temps à perdre avec tes bêtises, tes exemples simplistes, mais pas moi !».

Notre créativité pour rester idiots, sans le paraître, n’a pas fini de nous surprendre. Ces quelques stratégies seront enrichies de mille variantes que nous n’avons pas encore pensées !

Prendre le risque d'aimer l'Autre[modifier]

On ne peut pas penser sans l’Autre. Que l’Autre soit un groupe, une personne, un mythe, la conscience de soi-même ne se construit que dans son regard, dans le miroir qu’il nous tend. Il possède la distance affective que nous avons tant de difficulté à avoir avec nous-mêmes. En tant que spectateur, il peut voir l’incohérence de nos pensées sans en souffrir. Il nous donne à voir nos propres imperfections, contradictions, conflits, avec une légèreté étonnante. Il est bien sûr prisonnier de sa propre subjectivité, mais il n’en reste pas moins notre seule possibilité de nous approcher de la vérité.

Dans le dialogue, ce que je protège prend forme dans le miroir que me tend Socrate. En m’interrogeant sur mes paroles, il m’oblige à m’entendre et aimer ma pensée, avec l’exigence d’un travail mille fois remis sur l’ouvrage. Le groupe sert aussi de miroir dans le cadre d’un travail socratique commun. Il devient l’Autre en proposant des interprétations, des avis, des reformulations m’invitant à un décentrage. Prendre le risque d’aimer Socrate ou le groupe comme une véritable opportunité de me réconcilier avec moi-même soude une amitié philosophique durable. L’irritation initiale, partagée par tous les participants d’une pratique de dialogue socratique, se transforme en une belle amitié fondée sur le travail individuel et commun. On se sent plus libre, plus léger, plus énergique, plus vivant.

Philosopher, c’est donc dialoguer, se dédoubler, introduire toujours l’Autre au cœur de ma vie. Dans la pupille de l’ami, j’y verrai peut-être cet Autre mystérieux, caché à l’intérieur de moi-même. Mis en contact avec ma propre unité, j’apprendrai à aimer ce que je ne peux connaître. Le dialogue socratique est la pratique par excellence où chacun a besoin de l’Autre, prend le risque d’aimer l’Autre.

Prendre le risque de s'engager[modifier]

Se justifier en disant «j’ai parlé pour ne rien dire» est chose commune. Pourtant, ce «rien» est plein de sens sur nous-mêmes, sur nos émotions, nos sentiments ou ressentiments, nos besoins. Il en dit plus que bien des discours et idées toutes faites que nous répétons à loisir. Assumer sa parole et ses choix implique de prendre le risque de s’engager et d’avoir à rendre compte de ce que l’on dit. C’est offrir aux autres une part de soi-même à disséquer, à juger et interpréter. Pour protéger ce que je vis, je n’autorise personne à s’immiscer dans l’intimité de mes pensées. Les formules courantes «ce n’est pas ce que je voulais dire» ou «j’ai dit ça comme ça» sont révélatrices de notre difficile engagement vis-à-vis de nos discours.

Une autre parade est ce que nous pourrions nommer l’esprit de nuance :

«Oui mais…», «Dans certains cas…», «Il faudrait ajouter…», «Il faudrait un peu plus d’éléments… de temps… de réflexion, ce n’est pas aussi simple que ça».

Ce sont quelques expressions instinctives pour ne pas choisir ou noyer le choix dans une indétermination paralysante. Ce syndrome du «toujours plus» pour s’engager «toujours moins» est rarement éclairant. Le besoin de nuances, de précisions, d’un contexte précis, de singularité repousse notre engagement.

Le problème sous-jacent est que nous mettons notre identité dans le choix, avec toujours cette idée :

«Je ne voudrais pas me tromper, je voudrais être juste, je voudrais être sûr, c’est sérieux l’engagement, cela ne se prend pas à la légère…».

Nous nous érigeons en contrôleurs de nos propres pensées avec ce rêve à peine dissimulé d’être parfaits et surtout de le paraître.

La radicalisation dans le dialogue avec le terrible couperet du «oui» ou du «non» devient terrifiante. Il suffit souvent de demander de choisir entre deux termes pour que la tragédie s’enclenche : plutôt mourir que de choisir !

«Ce n’est pas possible de choisir entre deux termes, la vie n’est pas oui ou non ! C’est réducteur, simpliste, froid, mensonger… ».

Plus timidement, l’opposition se cache derrière un «oui, si ça te fait plaisir» qui met en évidence le côté manipulateur de Socrate. On choisit donc de ne pas choisir… ou plutôt que la vie, les autres choisissent pour nous. En pensant préserver notre liberté et la nuance de notre jugement, nous nous retrouvons esclave du choix des autres, victime et non bourreau.

Aimer la pensée, aimer l’autre nous conduit pourtant à reconnaître notre ignorance et que tout choix est imparfait, erroné, perfectible. Vouloir le choix parfait, c’est nier la vie, son impermanence et la possibilité d’évolution. S’engager, choisir, c’est tout simplement vouloir apprendre de la vie. Apprendre à apprendre de la vie est une prise de risque constante, un engagement qui donne du sens.

Comme Nicolas, dans le dialogue qui précède cet article, nous rêverions bien de rester tranquilles, car le dialogue socratique semble un art martial violent. Mais, peut-être, une amitié philosophique dérangeante, la rencontre avec l’Autre, feront-ils naître l’amour du risque ?

== L'itinéraire de la conscience

par Thierry ADDA, philosophe praticien

Pour sortir de la confusion, Platon propose un itinéraire précis permettant à la conscience de se repérer et de se mettre en mouvement pour déchirer le voile d’ignorance qui l’aveugle.

Platon, dans le Livre VI de La République, nous enseigne à voir dans le réel quelque chose qui dépasse la dimension matérielle et observable, pour intégrer des dimensions plus virtuelles. Il apparaît composé de quatre niveaux différents, qui se succèdent tout au long d’une ligne ascensionnelle allant de l’image à l’idée. Ce chemin n’est pas une construction intellectuelle mais une ascension, une véritable trajectoire de la conscience allant de l’ignorance vers le vrai, du mal ou maladroit vers le bien. C’est l’itinéraire philosophique fondamental dont le parcours permet de prendre conscience que la réalité se manifeste différemment selon le plan de l’existence dans lequel nous nous trouvons.

COMPRENDRE LES ENJEUX

1 - Les formes différentes du réel

Synthèse magistrale d’un initié aux mystères, adaptation des enseignements reçus en Égypte dans une construction logique adaptée aux Occidentaux, transmission d’enseignements archaïques dans une forme renouvelée, l’œuvre de Platon est tout cela et plus encore. Elle tente de nous faire percevoir les formes différentes dans lesquelles se manifeste le réel, pour nous apprendre à sortir de l’illusion.

Ainsi, lorsque nous rêvons, nous le vivons sur le moment comme quelque chose de bien réel, bien que cela ne soit là que le premier niveau, celui des images, qu’elles soient oniriques ou conscientes. Et, lorsque nous caressons un animal, il est aussi pour nous manifestement réel, puisque nous le sentons sous nos doigts, comme une évidence sensible. Mais pourtant le réel ne s’arrête pas là, et lorsque nous réfléchissons sérieusement à un concept pour résoudre un problème, nous sommes sans conteste possible également dans le réel, tout comme lorsque nous contemplons une idée, pour tenter par exemple de percevoir ce qui est juste. Ainsi se dessine peu à peu un itinéraire, qui par une véritable ascension de la conscience, fait apparaître dans une hiérarchie rigoureuse de l’être, quatre degrés de la connaissance, allant du plus grossier au plus subtil. Ce chemin dessine en fait un paradigme totalement nouveau pour comprendre la réalité.

2 - Le «paradigme de la ligne»

Le mot paradigme vient du grec, et signifie «modèle», «exemple». Il s’applique à une idée et définit un modèle d’action et un cadre de pensée. Dans le cas qui nous occupe, Platon nous propose un modèle d’action avec la philosophie comme axe et repère, pour discerner la part d’illusion des choses. Nous parlerons ainsi du paradigme de la ligne. Ce modèle nous fait voir que derrière chaque chose, s’en trouve une autre qui est sa cause, que l’on dévoile progressivement. Même dans le plan des idées, derrière les idées plus sensibles se trouvent d’autres plus abstraites. Progresser dans le plan des idées, c’est découvrir peu à peu ces voiles successifs. Le rapport entre ces quatre parties du réel est réglé selon leur degré respectif de clarté et d’obscurité. Chaque segment vit dans un temps, dans un espace et dans une lumière qui lui est propre. En fonction de l’endroit où nous plaçons notre conscience, la même chose pourra donc être perçue différemment, avec plus ou moins de clarté, de durée, avec une forme et un espace différents.

3 - Les quatre domaines de la connaissance

Dans le schéma du paradigme de la ligne, nous distinguons les différents segments de l’ascension dialectique :

«Le cercle en soi» (Intellection)

Ici, la réalité ne s’atteint que par la contemplation et nous sommes tenus de délaisser le concept du cercle, pour accéder à la contemplation du «cercle en soi». Nous sommes désormais parvenus à l’aboutissement de notre périple à l’intérieur du réel, au plan des intelligibles purs, des idées premières.

«Ce dont les extrémités se trouvent en tout point à égale distance du centre» (Connaissance)

Ici, il nous faut conceptualiser le cercle, en avoir une définition, et ne plus nous contenter de le voir, de le dessiner ou de le fabriquer. Et dès lors, tout objet répondant à la définition du cercle et dont tous les points sont équidistants du centre, sera un cercle, peu importe la matière ou la représentation qui sera la sienne. Cette définition, principe ou hypothèse devient l’original de tous les cercles que l’on trace ou construit dans la matière.

Le cercle «qu’on fabrique au tour et que l’on détruit» (Opinion vraie)

Ici, nous découvrons l’objet et non plus son image. C’est le domaine de l’expérience où le réel devient perception par les sens. Nous passons ici de l’image du cercle, à la matérialité du cercle que l’on fabrique sur un tour, à l’objet concret qui peut être détruit. Ici, nous pouvons désormais mesurer, observer, cataloguer, apporter des preuves quantifiables.

Le cercle «qu’on dessine et qu’on efface» (Opinion)

Le domaine de connaissance le plus bas est celui de l’opinion, celui des images éphémères, semblables au cercle que l’on dessine dans le sable et qui s’efface aussitôt. C’est le monde des ombres de la caverne de Platon, tel le spot publicitaire qui multiplie à l’infini les images des objets. C’est le monde de la réalité virtuelle, que ce soit sur papier glacé, sur l’écran de nos désirs ou sur celui d’internet.

Les deux premiers domaines de connaissance, l’un direct et l’autre indirect, sont accessibles à partir des sens, sans réflexion ni connaissance des lois. Ils constituent le domaine du sensible qui se compose des objets et de leurs images. Pour continuer à monter, il faut nous extraire du sensible et définir un concept qui nous permette de nous représenter les choses pour accéder à l’intelligible.

Le raisonnement qui s’est mis en place nous a permis d’accéder au plan des intelligibles inférieurs, des concepts, le lieu où les choses peuvent être comprises et pas simplement utilisées ou imitées. Si chacun peut utiliser sa voiture ou l’électricité sans pour autant comprendre son fonctionnement, pour le comprendre réellement, il faut aller plus loin, abstraire et conceptualiser. Méthode fondatrice de l’approche scientifique, la démarche permet de s’abstraire de l’observable pour déterminer des principes, des hypothèses et des lois qu’elle vérifie ensuite dans le sensible. C’est dans ce domaine des hypothèses que naît la dialectique, art de la méthode, art du questionnement, qui, par le dépouillement des opinions, permet l’accès à la dernière partie du chemin, celui qui conduit du concept à l’idée. Car l’idée, est plus loin, plus haute encore. Elle est dans un plan où le concept est impuissant à rendre compte du réel qui apparaît maintenant sous la forme d’archétypes et de modèles inaccessibles pour la raison. À leur sommet rayonne, tel un soleil, l’idée du Bien.

4 - Un chemin pour sortir de l’illusion

Pour celui qui parcourt ainsi le paradigme de la ligne, la vision du réel change et il assiste, du haut vers le bas, du plus réel vers le plus illusoire, à une étonnante génération où concepts et hypothèses naissent en grand nombre du croisement des idées premières, engendrant à leur tour d’innombrables objets et réalisations. De là découle la spirale sans fin des perceptions sensibles avec sa cohorte d’images et de représentations. Voilà donc succinctement décrit le cheminement platonicien qui, du haut vers le bas, va du Un au multiple, et du bas vers le haut, du multiple vers le Un, à travers la verticalité d’une ligne ascendante séparant hiérarchiquement les domaines de la connaissance. Nous comprenons mieux dès lors, comment à partir d’une idée peuvent s’expliquer tant de phénomènes, et pourquoi en partant de notre perception ou représentation desdits phénomènes, nous ne sommes pas certains de parvenir à une idée. La première question méthodologique est donc de valider la direction de notre parcours, pour savoir si nous agissons en allant du sensible vers l’intelligible ou de l’intelligible vers le sensible !

5 - Le pèlerin

Nous sommes devant les quatre domaines de la connaissance, et dans chacun, l’être est présent, faute de quoi, ils ne pourraient être… Mais Platon s’est refusé à situer l’homme sur cette ligne. Il le nomme simplement, «le pèlerin», «l’itinérant» sur le chemin de la connaissance. Celui-ci traverse les différents domaines comme un voyageur, étranger aux lieux qu’il visite et n’a pas de place précise sur la ligne. Il est partout, puisque la ligne parcourt les différents plans de réalité qui le constituent. Qu’il s’attache à un niveau, et il devient prisonnier, tel est son destin. La caverne n’est pas en bas mais partout où il ira, elle changera d’apparence, et toujours il lui faudra trouver la bonne relation, la bonne distance. Qu’il n’ait pas la bonne distance avec la lumière, et au lieu de discerner clairement, il sera aveuglé et incapable de voir davantage que s’il était dans le noir le plus total. Dans ce cheminement ascensionnel, la relation au temps change et le temps se dilate. Véritable espace de la conscience dans laquelle se déroule le parcours, le temps grandit pour toucher à l’éternité au terme du périple. Si le temps dans lequel se forment les images est très bref, celui de la perception est plus important et celui des certitudes raisonnées s’installe dans la durée… jusqu’à ce qu’une nouvelle expérience casse les hypothèses établies. Quant à la durée d’un archétype ou modèle, elle est infiniment plus longue. Ainsi, progressant des représentations des choses jusqu’aux idées premières, nous cheminons également de l’éphémère à l’atemporel. Pour parcourir ce chemin ascensionnel, Platon propose un outil méthodologique : la dialectique.

6 - Qu’est-ce que la dialectique ?

Née dans le plan intelligible, la dialectique ne peut pas s’exercer sans un accès à la pensée, car ce qui est intelligible a comme unique accès la pensée. Son domaine va des hypothèses aux grands principes. Elle ne vit pas dans le monde sensible de l’opinion ni dans la subjectivité des sens ni ne travaille avec les sensations, les goûts et les représentations que chacun se fait des choses. Voyage ascensionnel le long du paradigme de la ligne, la dialectique est un mode d’exposition de la pensée pour dévoiler la réalité qui se cache derrière les apparences, au-delà de ce que les choses montrent, pour accéder à ce qu’elles sont. Un voyage qui nous conduit de l’opinion multiple vers l’unité, du paraître vers l’être, par une lente et inexorable progression dans l’ordre des idées.

La mise en place de la méthode dialectique permet de sortir du registre de l’opinion et de la sensibilité du «je sens» intime et personnel d’où naissent les incompréhensions et les rapports de force. Elle permet de sortir du «je crois», source de confusion pour parvenir à un dialogue réel, basé sur le «je pense», sur des idées partagées, passées au crible de la raison. L’effort fourni pour sortir ainsi de l’expérience particulière, pour conceptualiser et vérifier la validité de nos assertions, permet, au-delà du partage du dialogue, la formation du jugement, sans lequel nulle réflexion ne peut avoir lieu. À partir de là, une dynamique peut se mettre en place, pour dépasser les dogmes et les catégories figées, permettant à chacun de devenir capable d’intégrer, à chaque instant, de nouvelles connaissances. Alors, et alors seulement, il devient possible de partager des vérités communes avec des sensibilités différentes.

SAVOIR SE SITUER

Si nous sommes fatigués, que nous avons des idées noires, il nous sera très difficile de distinguer clairement les choses. Indubitablement, nous aurons besoin de nous apaiser, en nous mettant en contact avec des éléments qui nous élèvent et nous inspirent. Ils nous permettront de retrouver une paix intérieure en nous appuyant sur des sentiments supérieurs. De nouveau calmes affectivement, nous serons aptes à pénétrer dans l’activité mentale. Mais cette paix elle-même peut devenir un obstacle car elle peut devenir une finalité, là où elle n’était qu’un moyen pour dissoudre l’agitation, une étape nécessaire pour nous permettre d’élever notre conscience.

1 - Apprendre à distinguer

Si dans la tradition orientale, les pratiques méditatives menant à la paix de l’âme existent, elles sont le fait de pratiquants chevronnés, avec une grande maîtrise mentale et une forte concentration. Leurs traductions occidentales se faisant dans une approche plus axée sur l’apaisement émotionnel, bien souvent le risque est de vouloir rester dans la paix ainsi obtenue, sans rentrer dans l’activité mentale.

Car c’est par la raison et à travers la raison que nous naissons à la conscience, et la première étape est de distinguer clairement les choses que nous cherchons à comprendre et à relier. La sensualité excessive comme le débordement émotionnel, ne permettent pas cette nécessaire distinction donnant naissance à une vision fusionnelle et confusionnelle où la distance sujet-objet disparaît. Quand cette pathologie apparaît, le mental dévoyé est assujetti à justifier des finalités affectives. Qu’elles soient nobles ou pas, elles auront pour effet identique d’empêcher l’ascension de la conscience le long du paradigme de la ligne. Apaiser la sphère des émotions est donc un préalable indispensable, ensuite il nous faut distinguer et relier.

2 - Trouver son centre, assumer le contradictoire

Dès que nous devenons capables de distinguer et de sortir de la confusion, les choses nous apparaissent plus clairement avec toutes leurs contradictions.

Désormais, l’épreuve consiste à assumer l’existence même de ces contradictions, sans tenter de les résoudre, à renoncer à ce que les choses soient parfaitement conformes à nos attentes perfectionnistes, dans une fuite en avant pour tout contrôler. Car, cette épuisante bataille perdue d’avance pour résoudre les contradictions de l’existence nous fait violemment prendre partie pour un aspect des choses, en occultant son contradictoire. Or notre apprentissage est de rester équanimes, à égale distance des opposés, au centre de nous-mêmes, au centre des contradictions, là où se trouve le vide. Pour pénétrer en ce lieu, il ne faut ni jugement ni fuite face aux aspects contradictoires de l’existence mais de la bienveillance. Il ne s’agit plus de désirer uniquement ce qui nous séduit le plus dans l’existence, mais simplement d’assumer notre vie pour le meilleur et pour le pire. Ce principe de contradiction nous est essentiel car si les choses, par leurs différences et leur confrontation ne rentrent pas en relation contradictoire, il n’y a pas de mouvement possible. Ainsi, c’est parce que des idées ont l’air opposées que nous tentons de les relier, pour dépasser la contradiction qu’elles représentent et leur donner vie dans un niveau supérieur de réalité où elles puissent se relier. Pour que deux choses en contradiction à l’intérieur de nous-mêmes puissent s’harmoniser, il nous faut trouver un niveau de réalité permettant de sortir de l’antagonisme, pour faire des liens. Car quand les choses sont en conflit, elles nous signalent simplement que nous ne nous situons pas dans la bonne complexité, qu’il nous faut donc descendre ou monter.

3 - Oser se dépouiller de l’acquis

Une fois obtenue la capacité à distinguer les contradictoires et à les assumer, vient la nécessité de l’ascension, de la synthèse. À chaque synthèse, à chaque «eurêka», nous avons l’impression d’avoir compris quelque chose d’important et d’avoir atteint un sommet décisif. Mais, pour être sûrs d’être arrivés quelque part, il nous faudra toujours redescendre pour constater. Seule la vérification dans le monde observable, dans notre vie quotidienne, permet d’éprouver le principe atteint et de rendre opérationnel l’acquis dialectique. Si le principe est véritablement un, il sera applicable à tout ce que nous faisons et permettra la construction de notre outil de vie. Cette circulation dialectique est celle du mouvement de l’âme qui lui permet, en montant, de se dépouiller du sensible pour accéder à une nouvelle unité, afin de se revêtir à la descente, de formes plus subtiles et adéquates pour agir. Ces éternels mouvements de la conscience, montée vers l’inconnaissable et redescente vers le sensible impliquent une terrible confrontation à soi, à ce que l’on croit acquis, à ce que l’on croit savoir, à ses ignorances. Car il s’agit toujours de commencer par le dépouillement, difficile dans son apparente régression, avec une telle tension et un tel déchirement que l’on a souvent l’impression de reculer. Cette lutte intérieure nous permet de nous dépouiller de l’ancienne forme, de l’ancienne apparence, pour acquérir la forme nouvelle et installer une nouvelle cohérence et harmonie dans notre relation avec les choses. Ainsi, la progression, la «performance» ne s’acquiert pas par l’action dans le sensible mais par la capacité à trouver le principe intelligible.

4 - Donner vie aux idées

Une fois la distinction entre les contradictoires assumée, et la validation faite dans le quotidien de l’opérationnalité de la synthèse à laquelle nous sommes parvenus, reste l’étape de la vie morale. Celle qui consiste à avoir le courage de pratiquer nos propres conclusions. C’est pourquoi Socrate plaçait le courage comme la première des vertus car c’est le courage qui nous permet d’assumer nos propres prises de conscience et nous permet de choisir, et parfois de décider de ce qui est difficile et douloureux, ce qui menace nos intérêts et notre confort pour choisir ce qui nous paraît juste au terme de notre cheminement intérieur. Platon met dans la bouche de Socrate dans le Gorgias (1) que «Mieux vaut subir l’injustice que la commettre» (2), clarifiant sans ambiguïté que mieux vaut souffrir de l’injustice, que vivre la souffrance de quitter ses propres idéaux et convictions, en agissant de manière injuste. Cette souffrance là est bien plus forte, car ce n’est plus l’incompréhension des autres que nous subirons mais celle de notre propre conscience après avoir renoncé. C’est là, l’abandon des découvertes faites dans notre ascension vers les idées, pour le confort illusoire de la tranquillité, en d’autres mots, l’abandon de l’intelligible pour le sensible.

Le dilemme s’énonce de manière simple : donner vie à nos idées par nos actes avec courage, ou penser nos émotions, c’est-à-dire, justifier ce que nous ressentons, par un habillage intellectuel. Le mental est la vie de la conscience. Ne pas choisir de donner vie par nos actes, à une idée que nous trouvons juste, c’est renoncer à la vie de la conscience. C’est faire le choix de nous assujettir à la temporalité, au lieu de nous en délivrer. Par contre, faire le choix de l’idée, par nature atemporelle, hisse celui qui l’incarne au-dessus des vicissitudes de l’existence. Donner vie à une idée, lui insuffler la force de nos émotions, l’ardeur de nos actions, c’est déjà un peu nous libérer du monde sensible. C’est enfanter dans le monde sensible, ne plus être prisonnier de sa matrice, échapper à son conditionnement. Peut-être la solution est-elle là, inverser l’attachement et puisque nous ne pouvons nous libérer complètement, au moins, changer de racines. Changer pour celles qui nous enracinent dans l’intelligible, les racines célestes dont parlent tant de traditions, en délaissant celles qui nous enracinent dans le sensible et l’illusion. Ainsi, lorsque survient un problème personnel, il nous paraît dès lors naturel de le penser dans un cadre universel, pour relativiser et nous dégager de la singularité de notre expérience particulière. Immédiatement, notre mental se réorganise pour donner un autre cadre à la réalité que nous vivons, nous permettant d’observer nos vécus personnels dans une échelle relative. Nous venons de donner vie à nos idées.

5 - À la quête de notre identité

L’étape de la vie morale assumée, la nécessité de donner vie aux idées acquise, commence le long parcours vers nous-mêmes. Si le paradigme de la ligne nous permet dans son ascension dialectique de percevoir la réalité des choses par-delà leur voile d’illusion, il nous faut désormais oser cheminer, pour percevoir la réalité de nous-mêmes. Cette quête des origines qui se traduit toujours par la question, «Qui suis-je ?» nous pose en fait la question de notre réelle identité.

Soit, pour exprimer la question dans la clé platonicienne, «Quelle est la racine qui me fonde dans le monde des idées et qui, plongée dans le sensible engendre la personne que je suis ?» Car notre réelle identité n’est autre que notre origine. Rendus là où nous sommes, il nous revient désormais d’assumer la plus grande des contradictions, celle qui oppose les besoins de la racine spirituelle de nous-mêmes aux besoins de notre personnalité affamée de sensations. Tous les hommes, consciemment ou non, se formulent la question de l’identité.

Mais, nombreux sont ceux qui tombent dans le piège de vouloir résoudre la contradiction de l’existence, en choisissant un aspect pour nier l’autre. L’accès aux plans supérieurs étant obstrué par leurs projections et leurs désirs, face à l’angoisse issue des limitations du monde sensible, ils choisissent de se rassurer en faisant le choix des sensations. Malheureusement, le piège des opinions issues de leur sensibilité se referme. Il n’apparaît pas de réponse à leur quête d’identité, aussi effrénée soit-elle, car par sa nature même, illusoire et changeante, le monde sensible ne peut apporter de solution à leur interrogation. Insatisfaits, anxieux, beaucoup deviennent alors désespérés ou profiteurs, cyniques dans un monde où le sens est absent et la quête de l’identité vaine et sans réponse, inconscients du profond matérialisme de leur posture, ne tenant pour vrai que le concret, et sans autre issue que les fantasmes, «ils s’éclatent» alors dans l’unique sphère de la réalité à laquelle ils ont accès, le sensible.

6 - Trouver sa place

La quête du philosophe est dans l’absolu, elle trouve son épilogue dans l’intelligible. Plus nous montons dans cette sphère, plus profondes et absolues seront les caractéristiques. Ce qui donne au discours platonicien la profondeur qui manque aux constructions intellectuelles actuelles est cette quête de l’origine, de l’être, cette ontologie, qui est la quête des principes et des lois, de l’unité qui gouverne l’homme et l’univers. Trouver sa place dans l’univers, c’est suivre l’itinéraire de la conscience que le paradigme de la ligne exprime avec une si limpide clarté. L’angoisse actuelle de ne pas trouver sa place, cette inquiétude de ne pas voir le monde adapté à nos attentes, traduit simplement pour la personne qui l’exprime le choix inconscient mais bien réel de donner sa propre échelle comme mesure de l’univers. Alors, il est vrai et compréhensible que tout devient étriqué. Trouver sa place, signifie avant tout savoir quelle est notre mesure relative par rapport au monde. C’est là toute la portée du magistral enseignement de Platon dans le paradigme de la ligne.

D’après un séminaire donné par Fernand Schwarz en 1998.

Notes

(1) Dialogue de Platon dans lequel est examinée la valeur politique de la rhétorique

(2) Extrait 473b-474a du dialogue Gorgias de Platon

La méthode socratique[modifier]

par Fernand SCHWARZ, philosophe et anthropologue, président-fondateur de Nouvelle Acropole en France.

La force de Socrate fut d’enseigner et de pratiquer un art de vivre appelé philosophie. Il fut à l’origine de l’art du dialogue intérieur et d’une méthode pour le pratiquer, la dialectique.

La dialectique est basée sur le développement simultané de l’investigation et de la pratique, à la recherche de la sagesse. Elle implique d’accepter un dialogue en profondeur avec soi-même et de parvenir à une harmonie entre ses pensées et ses actions. Le mot «méthode», issu du grec, signifie littéralement démarche et implique l’idée d’un chemin à trouver. Il s’agit d’un processus consistant en un itinéraire, un voyage qui, sous les auspices et l’inspiration d’Hermès, dieu des carrefours, du commerce et des voies de la connaissance, conduit à trouver une réponse adéquate. Chacune des crises de Socrate a opéré comme une messagère du dieu de la connaissance, en le remettant dans le bon chemin. Mais quel chemin cherchait-il ? Le chemin conduisant à lui-même.

Désintéressée et dénuée d’égoïsme, la méthode de Socrate vise à aider chacun à trouver sa propre voie et loi d’action. Conscient d’être imparfait, Socrate cherche sans cesse à se perfectionner. Il ne se hisse pas sur le piédestal de celui qui sait, il défie quotidiennement sa propre ignorance pour pouvoir avancer. Ce faisant, il assume la contradiction apparente qui consiste à mettre en pratique un savoir ou une technique qu’il ne domine pas encore entièrement. Son attitude de vie relève d’une philosophie du risque assumé. Il ne tombe pas dans le piège psychologique d’agir seulement lorsqu’il croit tout savoir et que le risque est nul, ce qui empêche précisément nombre de personnes, paralysées par le syndrome de la perfection, de passer à l’action. Sans confrontation, nul ne peut apprendre ni se perfectionner en quoi que ce soit. Socrate comprend qu’on ne peut jamais être totalement préparé à l’action dans la théorie et que, dans la réalité, ce qui permet d’être prêt est la décision d’agir tout en étant conscient de sa propre imperfection, en apprenant de ce qu’on expérimente, qu’on gagne ou qu’on perde. Le succès selon Socrate réside dans le fait d’avoir le courage et l’intelligence de se confronter à ses peurs et à ses doutes, en les dépassant.

L'art du dialogue[modifier]

La sagesse socratique consiste à savoir faire le bien. Mais ce n’est pas si simple, car il n’est pas facile de savoir ce qui est bon ou mauvais pour soi ou pour les autres. Comment concilier ce qui est bon pour l’un et ce qui l’est pour tous ? Comment agir de façon à ne pas faire le mal, alors qu’on cherche à faire le bien ?

Socrate nous invite à unir la connaissance à l’amour pour entrer en dialogue avec les gens. Etymologiquement, dialogue signifie échange de paroles ou de discours (logoi), à travers (dia) l’espace intellectuel et physique qui sépare deux personnes. Le dialogue n’existe pas si l’on n’est pas au moins deux, et il s’établit dans l’espace «entre» les choses. C’est un art de mettre en relation.

Selon Socrate, le maître n’en sait pas forcément plus que le disciple mais il pratique l’investigation comme lui et avec lui.

La véritable relation entre le maître et le disciple consiste en un effort commun de recherche de la vérité. Le maître a une expérience et une maîtrise technique plus poussée de l’investigation, dans l’art de se poser des questions. Ce n’est pas le fait de savoir plus qui fait de quelqu’un un maître mais la capacité d’accompagner quelqu’un d’autre dans sa quête de la vérité et de le mettre face à lui-même.

Le dialogue n’est pas une technique, liée aux circonstances et procédant par enquêtes et exposés. C’est l’expression essentielle de l’effort mis en commun pour dévoiler une vérité intérieure partagée. Le maître n’est pas celui qui transmet un type de connaissance à un élève plus ou moins réceptif ; il n’enseigne pas au moyen de monologues. La relation établie par le dialogue est celle de deux individus qui communiquent entre eux à travers deux consciences pratiquant l’investigation et entrant en relation pour parvenir à atteindre une vérité commune.

Pierre Hadot (1) rappelle que le questionnement de l’individu à travers le dialogue le conduit à décider s’il prendra en vérité la résolution de vivre selon la conscience et la raison. L’individu est remis en cause dans les fondements mêmes de sa propre action. Il prend conscience de l’interrogation vivante qu’il constitue pour lui-même. Socrate l’incite «à se préoccuper moins de ce qu’il a que de ce qu’il est» et à se rappeler que «la précipitation est le signe de ceux qui veulent échapper à eux-mêmes.» (2)

Accepter le dialogue, c’est assumer la possibilité de se diriger vers un destin commun à travers des chemins différents. Il s’agit de partager une présence invisible à travers une relation visible entre deux personnes, parce que la vérité surgit «entre» ceux qui sont en train de dialoguer.

Lorsque cette relation s’établit, il se passe quelque chose que la parole écrite ne peut exprimer. Indépendamment et au-delà des mots exprimés dans un échange impliquant aussi bien les sentiments que les gestes, les liens tissés par le dialogue permettent, à l’intérieur et du cœur même de l’espace créé par la relation, la manifestation d’une vérité transcendante, idée, connaissance ou sentiment partagés. Un bien immatériel est rendu sensible et dès que cesse l’échange, il retourne dans l’invisible. Quand le dialogue devient intérieur, la magie persiste et le contact est maintenu. Le lien à soi-même établi, on ne se quitte plus. On atteint alors le stade dont parlent toutes les traditions qui est d’apprendre du silence, de l’essence au-delà des apparences.

Le fait de partager cette vérité la rend vivante et régénère ceux qui la partagent. «La tâche du dialogue consiste (paradoxalement) essentiellement à montrer les limites du langage, l’impossibilité pour le langage de communiquer l’expérience morale et existentielle... la philosophie socratique est... éveil de conscience, accession à un niveau d’être qui ne peuvent se réaliser que dans une relation de personne à personne.» (3)

La dialectique, un cheminement de l'âme[modifier]

La méthode inventée par Socrate est la dialectique : l’art de faire dialoguer deux discours apparemment contradictoires pour accéder à une vérité supérieure. Grâce à un jeu progressif de questions, Socrate fait tomber les fausses connaissances de l’interlocuteur. Véritable instrument de mise à l’épreuve et de critique, la dialectique ne se contente pas du vraisemblable, du probable mais dénonce l’apparence et tout simulacre de vérité.

La dialectique possède aussi une application positive à travers la progression dans l’effort et la pratique de la rigueur : elle évite des conclusions précipitées ou dues au hasard. Elle élève les interlocuteurs du dialogue à l’intuition de l’essence, dissipant toute fausse querelle.

C’est une méthode de pensée qui soumet le discours à l’épreuve des principes de la logique. Elle oblige le philosophe à prouver la cohérence interne de son discours comme sa compatibilité avec la réalité. Socrate ne se contente pas de savoir, il veut comprendre et s’interroge sur les sciences qu’il étudie. À travers cette attitude, les véritables philosophies accèdent à une dimension plus vaste que ne le font les sciences spécialisées. L’ascension ultime que réclame la dialectique ne cherche pas une intuition intellectuelle du vrai mais une vision d’ensemble de la réalité (en grec, synoptica) pour pouvoir mettre sa science au service de l’homme.

La pensée ou dialogue avec soi-même naît de la prise de conscience des incohérences logiques d’un discours. Le savoir véritable ne consiste pas, selon Socrate, à posséder la vérité mais à savoir construire méthodiquement, à travers des processus logiques d’unification, l’ascension dialectique vers le simple - ou analyse-synthèse pour trouver une vérité - et l’appliquer ensuite dans une descente dialectique vers le multiple.

La dialectique permet de se libérer de l’apparence sensible et de trouver les causes ou essences. Elle libère l’âme de la prétention qu’ont les sensations d’être l’origine ou la cause de la vérité. Elle lui permet aussi, une fois trouvée la clarté, de descendre, libérée de toute influence de l’environnement et des apparences, pour agir dans la réalité. La dialectique propose un double chemin, aller-retour qui permet, par le chemin ascendant, de parvenir à la définition et de savoir ce dont on parle et, par le chemin descendant, à sa vérification-démonstration.

Le chemin ascendant, l'analogie[modifier]

L’analogie, science des relations - du grec ana (qui implique ici la notion de mouvement et de répétition) et logos (au sens de relation) - consiste en la répétition d’une relation identique, cette relation restant la même alors que le plan change. Le chemin ascendant ou ascension dialectique est celui de la synthèse, réalisée à travers les fonctions de l’analogie. C’est grâce à l’analogie qu’on peut établir une relation entre les idées et les objets. L’exemple bien connu, donné par Platon, est celui de l’artisan qui veut construire un lit. Pour cela, il doit d’abord entrer en relation avec l’idée de lit, ce qu’il fait en se le représentant mentalement. Le lit fabriqué par l’artisan sera une image de cette idée, autrement dit une version analogique au plan du monde sensible d’une réalité du plan intelligible.

L’analogie permet de comprendre la relation qui existe entre la partie et le tout. Elle permet de sortir du sensible et de se tourner vers l’intelligible. Il n’est pas possible à l’intelligence de fonctionner sans analogie car celle-ci va plus loin que la compréhension des choses par la seule raison. Elle implique la capacité de discerner les relations qu’établissent les choses entre elles : ce n’est pas la même chose de percevoir les sons ou les couleurs d’une part, un morceau de musique ou un tableau d’autre part. Platon insiste en rappelant que regarder un doigt n’éveille pas l’intelligence. Un doigt est un doigt mais, si on observe le pouce et l’index on remarquera que l’index est un grand doigt parce qu’il est comparativement plus grand que le pouce. Si ensuite on regarde l’index et le majeur, on en concluera que l’index est un doigt petit parce qu’il est plus petit que le majeur. à première vue, il est impossible de comprendre que l’index puisse être à la fois grand et petit. Le témoignage des sens contrevient ici au principe de non-contradiction, autrement dit la raison seule ne peut comprendre des éléments contradictoires. Seul le travail de l’intelligence permet de résoudre la contradiction et de comprendre que le grand et le petit sont relatifs et relèvent de relations, d’analogies.

L’analogie permet de s’élever du sensible à l’intelligible et facilite l’ascension. Le préfixe ana n’indique pas seulement la répétition mais aussi l’idée d’un mouvement de bas en haut, et désigne le mouvement de retour vers l’origine. L’analogie possède également une fonction pédagogique et didactique parce que les images ou symboles permettent de communiquer des messages ou des significations relevant d’autres plans de la réalité : le vol d’un oiseau par exemple, peut signifier aussi la liberté.

L’analogie est la faculté de l’intelligence qui permet d’instaurer des liens. Elle est à la base de la créativité dont le principe est d’établir des liens entre des choses qui n’en avaient apparemmement pas entre elles. L’art de créer des liens libère du cloisonnement car il permet la communication fluide entre les choses. L’analogie apporte une vision nouvelle des mêmes choses.

Le chemin descendant, la vérification dans le monde concret[modifier]

Le second moment du mouvement dialectique est la dialectique descendante ou diérèse, du grec diairesis (division). Il s’agit de soumettre la synthèse obtenue durant l’ascension dialectique à l’épreuve de la dichotomie ou opposition apparente du monde empirique.

Après avoir réduit à l’unité d’un principe une multiplicité d’actes concrets, il faut vérifier si le critère découvert est véritablement pertinent et s’il correspond à une loi générale. C’est pourquoi il faut l’appliquer dans la multiplicité et vérifier si, à travers lui, on peut caractériser différents objets et événements particuliers susceptibles de répondre à une loi universelle. C’est la confrontation de la pensée au monde concret. C’est ainsi que, pour être valable, une loi scientifique ne souffre pas d’exception : la loi de la gravitation n’a force de loi que parce qu’elle s’applique à tous les corps.

Le double mouvement de l'âme[modifier]

Le double mouvement dialectique confirme la nature une et multiple de la réalité. «La route qui monte et qui descend est une seule et unique route.» Cette formule d’Héraclite (4) illustre le principe de transformation des choses, responsable de la nature des échanges, tels le commerce, la guerre ou la dialectique. De cet échange émerge la justice qui permet la juste tension de forces, l’harmonie des contraires. La méthode socratique rejette toute forme d’exclusion ou de séparatisme. Elle assume la loi naturelle de polarité qui régit l’univers : jour et nuit, froid et chaleur, masculin et féminin. Grâce à sa logique d’inclusion, elle transforme les paires d’opposés en union des contraires.

À travers la dialectique, en tant que méthode qui permet à l’intelligence (en grec noüs), siège de notre propre immortalité, de percevoir la vérité qui réside dans le «ciel» (le monde des idées) et d’appliquer et pratiquer le bien sur terre (le monde sensible), Socrate apporte un cadre philosophique à la croyance ancestrale grecque du double mouvement de l’âme, véritable pont entre le ciel et la terre. Il apporte une forme pratique à celui qui souhaite vivre en élevant son âme et agir en conformité avec son intime conviction.

Il libère l’homme de la simple croyance, lui apportant une voie de constatation à travers sa propre action et sa propre pensée. Mais pour pouvoir descendre et monter avec succès entre le plan des idées, des archétypes et celui des objets et des images, le chemin est étroit et il est très facile de dévier et de se tromper. Tant pour commencer une ascension que pour vérifier la réalisation d’une idée dans le monde concret, il faut respecter, dans la mesure de ses possibilités, les trois phases de la méthode dialectique.

Les trois phases de la méthode dialectique[modifier]

La dialectique n’est pas le savoir mais la méthode qui permet d’y parvenir. Socrate nous donne le courage d’affronter nos propres ignorances en jalonnant le chemin. C’est le dialogue qui s’instaure dans le chemin qui fera apparaître la vérité. À travers la pratique de la dialectique, Socrate nous invite à participer à un véritable processus alchimique. Comme l’œuvre alchimique, la dialectique connaît trois phases : l’exhortation, la réfutation et la maïeutique ou naissance à soi-même.

Ces trois phases indiquent un processus évolutif en spirale, illustré par l’ascension du fameux mont Hélicon, au sommet duquel résident les neuf Muses, et dont la finalité est le retour de l’âme à la lumière de l’origine. Dans le quotidien, les trois phases constituent un cycle de renouvellement et de perfectionnement qui nous permet de devenir chaque jour meilleur. Chaque jour, nous pouvons donner naissance à un nouvel aspect de nous-mêmes. Chaque jour, nous pouvons inventer, comprendre, créer quelque chose de nouveau.

L'exhortation ou reconnaissance de l'ignorance[modifier]

L’exhortation est une véritable sonnerie de clairon pour la conscience. Socrate invente l’examen de conscience : la reconnaissance de l’ignorance. L’examen sincère de soi permet de reconnaître et d’assumer ses idées erronées, ankylosées, l’orgueil de son ego, les véritables obstacles qui empêchent d’avancer sur le chemin. Il nous conduit à constater nos ignorances.

Qu’ai-je cru vrai qui est faux ? Qu’est-ce que je crois faire bien que je fais mal ? En quoi est-ce que je commets des erreurs ? Car ces dernières proviennent d’une ignorance que je dois assumer pour découvrir mes manques. L’exhortation de la conscience permet d’illuminer les zones erronées, pour les assainir, les assumer, les constater et comprendre qu’il nous manque quelque chose. La constatation de l’ignorance conduit à l’amour ou à la quête de ce qui nous manque.

Un double chemin se présente à nous : celui qui consiste à ne pas assumer nos erreurs, nos ignorances, à rester pédant, égocentrique et à nous justifier, en voulant prouver quelque chose, ou celui qui consiste à accepter ce que nous sommes et à décider qu’il faut faire quelque chose pour avancer.

Au début, cette prise de conscience s’exprime comme une souffrance devant l’absence d’une dimension supérieure dont nous avons la nostalgie. L’introspection à laquelle nous amène l’exhortation nous conduit au fond de nous-mêmes, à la découverte socratique que nous savons seulement que nous ne savons rien mais aussi à la découverte de notre besoin d’aimer et de chercher la sagesse. C’est cette re-connaissance qui nous conduit à sortir de notre ignorance. C’est la constatation de ce qui nous manque qui permet de faire naître l’amour.

Cette nouvelle inquiétude nous mène de l’ignorance à la philosophie ou amour de la sagesse. L’ignorance, selon Socrate, ne consiste pas à ne pas savoir mais à continuer d’ignorer ce que nous savons que nous ignorons. On ne peut ignorer l’ignorance sous peine de ne pouvoir apprendre. Ignorer l’ignorance, pour Socrate, est la plus terrible des maladies. Notre véritable ennemi intérieur est ce qui nous pousse à nous résigner à l’ignorance avec fatalisme, à renoncer à développer un profond besoin de changement intérieur, à renoncer à toute volonté de transformation : «Je suis comme ça ! qu’y faire ? je n’y peux rien !» Pour Socrate, renoncer à sa propre capacité de transformation, c’est être déjà mort.

La réfutation ou purification de l'ignorance[modifier]

Nous devons apprendre à nous purifier de nos ignorances parce que celles-ci dissimulent notre sagesse. Comme est purifié le métal, une fois dissoute la gangue qui l’entoure de ses sels minéraux au fond de la mine, nous devons nous purifier de notre ignorance en nous libérant de nos préjugés, de nos pseudo-connaissances, des idées mal comprises, du sophiste enfin qui nous habite.

La purification est une voie pour nous débarrasser de nos idées erronées, par le dialogue ou l’ascension de la conscience. Celle-ci, à travers un interrogatoire précis, se «purge» des erreurs intellectuelles et affectives qui lui cachent la vision de la vérité. À travers la confrontation initiée par le dialogue, nous prenons conscience de notre responsabilité en affrontant nos doutes et nos peurs, en accédant à des pensées toujours plus claires et plus pures. La philosophie telle que l’enseigne Socrate mène à une discipline de vie qui conduit elle-même à la simplicité.

La première antichambre, celle de l’ignorance, fait naître l’amour et la seconde conduit à la volonté, à la force d’ascension ou de dépassement de soi, à la pratique de l’exigence et de la rigueur. Cette ascension s’effectue à l’intérieur de soi, comme face aux obstacles de l’environnement, ce qui oblige à se simplifier et à se sentir toujours plus léger. Ce premier vestibule conduit de la connaissance intellectuelle à la vision, à la contemplation des choses, à l’intuition.

La mise à l’épreuve de l'intuition[modifier]

Comment distinguer les vraies inspirations et intuitions, obtenues en songes ou reçues de son daimon ou voix intérieure, des simples spéculations ou projections ? Pour Socrate, la méthode dialectique est l’outil de cette mise à l’épreuve.

En effet, si l’intuition est la saisie immédiate d’une vérité, sans l’aide du raisonnement, si elle est un outil précieux d’information et d’inspiration, pour qu’elle devienne compréhensible, transmissible et utilisable, il lui faut passer au crible de la raison. C’est cette confrontation qui permettra d’éprouver sa consistance et de savoir si elle est une simple vue de l’esprit, une illusion ou si elle est au contraire porteuse d’une information authentique, neuve et utile.

Lorsqu’Archimède, en faisant déborder son bain à Syracuse, s’exclame «Euréka» (j’ai trouvé), il a l’intuition du principe de la densité. Mais c’est parce qu’il a traduit cette intuition dans une loi exprimable par une formule que tous ont pu avoir accès à la compréhension et à l’utilisation de ce principe. En mettant en formule son intuition, il l’a validée et son expérience subjective est devenue objective, compréhensible et exploitable par tous. De même, l’œuvre d’art est la traduction, dans le plan mental puis dans le monde sensible, d’une inspiration.

C’est le rôle de la dialectique de faire de l’intuition une connaissance, intégrée à notre conscience. Elle permet de la vérifier et de la traduire.

Socrate n’est ni athée ni agnostique. C’est dans le plan spirituel que la dialectique joue un rôle majeur. Pour la première fois, il devient possible de traduire en termes clairs le vécu spirituel. La dialectique exerce, dans la dimension spirituelle, une double purification. Non seulement elle purifie des illusions de la fantaisie et de la tyrannie de la subjectivité, comme on vient de le voir, mais elle purifie également la religion de la superstition et du fanatisme, ce que ne supporteront pas les détracteurs de Socrate.

Si Socrate s’est approprié l’outil intellectuel, c’est d’abord en vue d’une meilleure efficacité dans le domaine de l’action concrète, en se prémunissant contre la subjectivité, l’impulsivité, la passion. La méthode dialectique est un moyen. Elle n’est pas la finalité qu’en a fait souvent la modernité. Socrate n’enferme ni le monde ni l’individu dans une méthode car ce qui est capital est le contact avec la partie supérieure ou divine qui est en chacun.

On se trouve là face à un autre type de dialogue, celui qui permet la véritable transformation intérieure, celui qui préside à la maïeutique ou naissance à soi-même. Non plus le dialogue entre deux personnes qui réfléchissent ensemble mais un dialogue intérieur entre une intuition, une inspiration, et une intelligence qui met à sa disposition un canal pour qu’elle puisse trouver son aboutissement dans une œuvre, action ou objet.

La maïeutique ou accouchement de soi[modifier]

Le mot maïeutique dérive du grec maieutikè, l’art de faire accoucher, mot qui vient lui-même de maia, la sage-femme. En analogie avec le travail de sa mère, Socrate se faisait appeler «l’accoucheur d’Athènes», qui faisait naître à la lumière de l’esprit des centaines de citoyens athéniens. À travers ses interrogatoires, Socrate essaie d’extraire des âmes de ses interlocuteurs et de révéler ce qu’ils savent sans le savoir, comme cela arriva au célèbre Ménon qui, le bec cloué par les questions de Socrate, découvrit progressivement sa connaissance inconsciente du théorème de Pythagore. Découvrir ce qu’on sait, savoir qui on est, connaître sa valeur intrinsèque, son Être, telle est la finalité de la maïeutique.

On ne peut donner le jour à ce qu’on ne possède pas ou à ce qu’on n’est pas. Socrate ne peut apporter qu’une aide, comme une sage-femme à une parturiente. La lumière qui naît, la sagesse qui se révèle ne sont pas celles de Socrate mais celles de celui qui se donne le jour. On ne peut donner à l’autre ce qu’il ne possède pas. On peut néanmoins l’aider à exprimer ce qu’il est.

À travers la dialectique, nous accédons à une connaissance que nous possédons, selon Socrate, depuis l’origine du monde mais que nous avons oubliée à cause de l’impact de l’incarnation de l’âme dans la matière. Tout véritable savoir pour Socrate est une réminiscence, un rappel de l’âme qui se souvient. C’est la purification et le besoin de retourner à la lumière qui confère à l’âme la capacité d’utiliser à nouveau la pensée pure, de se rappeler et d’exprimer l’Être.

La maïeutique est la science de soi ; elle fait de la connaissance la force qui dirige l’activité spirituelle et concrète. La sagesse socratique consiste à se vaincre soi-même, l’ignorance à être vaincu par soi-même. Cette sagesse se met en pratique à travers la vertu qui conduit à la véritable félicité ou eudaimonia, laquelle consiste à faire le bien sans chercher de récompense.

Socrate nous apprend par son exemple qu’un homme en paix avec sa conscience est un sage. Le sage pourra affronter avec calme, à chaque instant, le mystère de la mort et en même temps vivre pleinement.

Notes[modifier]

Cet article est extrait de La Sagesse de Socrate, Philosophie du Bonheur, Fernand SCHWARZ, Éditions Viamedias, 3ème édition, 2013, 125 pages

(1) Philosophe, historien, philologue français (1922-2010), spécialiste de l’Antiquité, notamment de la période hellénistique et particulièrement du néoplatonisme et de Plotin.

(2) et (3) Pierre HADOT, Éloge de Socrate, Editions Allia, page 54

(4) Héraclite d’Éphèse, philosophe grec de la fin du VIe siècle av. J.-C.

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