La pornographie, cet esclavage dont notre société s’accommode
Avec le trafic sexuel, la pornographie est la traite humaine la plus répandue, une forme d’esclavage totalement banalisée au XXIe siècle. A l’occasion de la 15e Journée européenne contre la traite des êtres humains (18 octobre), le juriste Nicolas Bauer, chercheur associé au Centre européen pour le droit et la justice (son interview sur Aleteia en lien ci-dessous), pointe ce paradoxe : alors que toute forme de traite humaine est interdite par le droit international (protocole de Palerme, an 2000) comme par le droit national français (2003), l’industrie de la pornographie continue de prospérer et d’étendre ses ravages, sur les femmes et sur les jeunes en particulier.
Le droit définit la traite humaine comme le recrutement d’une personne par la force ou la tromperie afin de l’exploiter (exemples : le travail forcé, le proxénétisme). Mais paradoxalement, le proxénétisme réprimé en France par le Code pénal en tant qu’ « atteinte à la dignité de la personne », est légal dans d’autres pays membres de l’Union Européenne, comme l’Allemagne ou les Pays-Bas. Au nom de la liberté ou plutôt d’une fiction selon laquelle le proxénétisme pourrait se pratiquer avec le libre consentement des personnes prostituées. Celles-ci sont essentiellement des femmes, venues à 95% de l’étranger, principalement des pays de l’Est et d’Afrique. Il faut un aveuglement volontaire et une bonne dose d’hypocrisie pour nier que c’est la pauvreté qui pousse ces femmes à se prostituer, et que leur recrutement et leur installation s’opèrent par des filières de traite. Lesquelles alimentent aussi la pornographie.
La France n’échappe pas à cette hypocrisie. On peut même dire qu’elle l’aggrave en n’appliquant pas sa propre législation, dans ce domaine comme en d’autres (l'interdiction de la GPA, par exemple). A moins que les enquêtes pénales actuellement engagées pour viol, proxénétisme aggravé et traite d’êtres humains aggravée, contre les deux leaders du marché pornographique français, les entreprises Dorcel et « Jacquie et Michel », ne marquent un tournant dans la jurisprudence, la pornographie reste admise comme un genre cinématographique. Comme si elle mettait en scène des acteurs comme les autres et non des personnes rendues dépendantes, victimes d’une industrie esclavagiste, même lorsqu’elles affirment qu’elles sont consentantes. Le comble de l’hypocrisie se niche dans la nouvelle « Charte déontologique de la production X » qui garantirait ce consentement : elle est promue par l’entreprise Dorcel pour faire oublier la mise en examen de ses producteurs et collaborateurs. Or, le protocole de Palerme précise que le consentement d’une personne à sa propre exploitation n’a aucune valeur parce qu’il est extorqué à des personnes vulnérables. Un véritable consentement ne saurait bafouer les droits fondamentaux et être dissocié du respect de la dignité de la personne humaine. Le consentement d’un individu est fragile, variable, subjectif, tandis que la dignité est objective, inhérente à la personne humaine.
La situation actuelle est schizophrénique. D’un côté, un cadre juridique s’est constitué ces deux dernières décennies, au niveau international sous l’égide des Nations Unies, puis européen, contre la traite humaine. Or cette traite est systémique dans l’« industrie du sexe » selon les plaintes déposées par des « actrices » et des associations féministes. De l’autre, alors que les États ont l’obligation de lutter contre la traite humaine, ils « oublient » la pornographie, aidés en cela par la grande discrétion des Nations Unies ou du Conseil de l’Europe. Un tabou complaisant continue de peser sur la pornographie comme si celle-ci n’était pas, comme la prostitution, la location de corps pour le plaisir d'autrui (pornographie vient du grec πόρνη [pórnê], qui veut dire « prostituée » : c’est de la prostitution filmée). Avec cette circonstance aggravante pour la pornographie qu’elle est accessible sur internet à des mineurs dont des enfants, et génère des addictions aux conséquences incalculables - mais déjà observables sur le développement psycho-affectif des jeunes générations comme le constatent psychologues et éducateurs. C’est une vraie tragédie civilisationnelle qui se déroule sous nos yeux… Allons-nous continuer à regarder ailleurs ?
Philippe Oswald
La traite humaine la plus répandue ? Le trafic sexuel et la pornographie
Nicolas Bauer - Publié le 17/10/21
Ce 18 octobre est la 15e Journée européenne contre la traite des êtres humains. Pour le juriste Nicolas Bauer, l’exploitation des personnes par l’industrie de la pornographie est une forme de traite, laquelle est interdite par le droit international. Ce week-end, des « Marches pour la liberté » ont eu lieu dans le monde entier à l’occasion de la Journée européenne contre la traite des êtres humains. En France, des rassemblements ont été organisées par des associations comme A21, une organisation internationale de lutte pour l’abolition de l’esclavage et le Comité protestant évangélique pour la Dignité humaine (CPDH). Nicolas Bauer, chercheur associé au Centre européen pour le droit et la justice (ECLJ), est intervenu à l’issue de la Marche pour la liberté de Strasbourg, devant les institutions européennes. Il répond aux questions d’Aleteia.
Aleteia : Quand on entend le mot « traite », on pense spontanément à l’esclavage. Qu’est-ce que la traite des êtres humains, d’un point de vue juridique ?[modifier]
Nicolas Bauer : La traite ne se réduit pas à la « traite négrière » et au commerce triangulaire du XVIIIe siècle. Le phénomène est beaucoup plus large et toujours actuel. En droit international, la traite des êtres humains a été définie en 2000, dans le protocole dit « de Palerme », sous l’égide des Nations-Unies. La traite est aussi une infraction pénale en droit français, depuis 2003. Pour simplifier, nous pouvons dire que la traite consiste à recruter une personne, par la force ou par la tromperie, en vue de l’exploiter. Le protocole de Palerme donne quelques exemples d’exploitation, dont l’esclavage, le travail forcé ou encore l’exploitation de la prostitution d’autrui (le proxénétisme). Avant 2000, le droit international obligeait déjà les États à réprimer ces pratiques. L’avantage du protocole de Palerme est d’appréhender ensemble de nombreuses formes d’exploitation. Il ne vise pas à réprimer directement les pratiques d’exploitation, mais le trafic qui les rend possibles. La lutte contre la traite s’intéresse donc aux causes de l’exploitation des personnes.
Avez-vous des exemples de traite des êtres humains, en particulier dans le monde occidental ?[modifier]
Le cas de traite le plus répandu dans le monde occidental est le trafic sexuel. La lutte contre la traite se focalise en général sur le proxénétisme, car c’est la forme d’exploitation sexuelle la plus « classique ». En France, le proxénétisme est réprimé dans le Code pénal en tant qu’ »atteinte à la dignité de la personne ». Il est en revanche légal dans d’autres États européens, comme l’Allemagne et les Pays-Bas. L’Allemagne prétend que le proxénétisme peut se pratiquer sans qu’il y ait nécessairement traite d’êtres humains. C’est illusoire. Sur les 400.000 personnes prostituées en Allemagne, presque toutes sont des femmes et 95% viennent de l’étranger. Cela n’est le cas dans aucun autre « métier ». La surreprésentation de certaines régions pauvres d’Europe de l’Est ou d’Afrique montre qu’il existe des filières de traite.
La pornographie […] est une industrie esclavagiste, avec des victimes.[modifier]
La traite alimente également la pornographie. Les deux leaders du marché pornographique français, les entreprises Dorcel et « Jacquie et Michel », sont visées par des enquêtes pénales pour viol, proxénétisme aggravé et traite d’êtres humains aggravée. Les témoignages d’actrices relayés par des associations montrent que la traite est systématique. La pornographie doit cesser d’être perçue comme un genre cinématographique, avec des acteurs : c’est une industrie esclavagiste, avec des victimes.
Certaines personnes prétendent « consentir » à la prostitution et à la pornographie. Il y a également des initiatives, comme la « Charte déontologique de la production X », visant à garantir ce consentement. De telles initiatives pourraient-elles un jour permettre d’éviter la pratique de la traite ?
La nouvelle « déontologie » de la production X ne concerne qu’une toute petite partie de la pornographie et elle est peu respectée. Quoiqu’il en soit, le protocole de Palerme précise explicitement que le consentement d’une personne à sa propre exploitation n’a aucune valeur. Les moyens de la traite, comme l’abus d’une situation de vulnérabilité ou l’offre de paiements, visent justement à obtenir un tel consentement. Consentir à être l’objet de la traite ne supprime donc pas la traite elle-même.
Cette réflexion juridique est cohérente avec la philosophie, qui différencie consentement et liberté. Comme l’explique la philosophe Muriel Fabre-Magnan, « on voit aujourd’hui le consentement surtout utilisé pour faire renoncer les personnes à leurs droits et libertés fondamentales. [Celui-ci] va permettre, techniquement, que certaines personnes (celles qui « consentent ») se mettent à la disposition des autres. Mais ceux qui consentent ne sont pas les forts » (Figaro Vox, 09/11/18). Pour être valable, le consentement, par nature personnel et subjectif, doit rester ordonné à la dignité, qui est objective et intrinsèque à la personne humaine.
Cette religieuse engagée dans la lutte contre la traite humaine
Paul de Dinechin - Publié le 07/02/19
Sœur Gabriella Bottanni est l’une des membres du Réseau international de la vie consacrée contre la traite des personnes, Talitha Kum. Elle a notamment participé à l’élaboration du document "Orientations pastorales sur la traite des personnes" que le Vatican a récemment publié. Elle évoque pour Aleteia les différents types de traite et les moyens de les combattre.
Aleteia : Le Vatican a-t-il un réel pouvoir pour lutter contre la traite des êtres humains ?
Sœur Gabriella Bottanni : Je crois en premier lieu que chacun a les moyens de changer les choses, et nous y sommes tous appelés. Le vatican, et en particulier le Pape, ainsi que différents organismes engagés peuvent s’exprimer sur le sujet avec une certaine autorité. Et à ce titre, ils sont amplement écoutés. Cependant, le réel changement arrivera lorsque les paroles de ceux qui ont l’autorité dans l’Église descendront et auront un impact sur la vie quotidienne de chacun. C’est-à-dire dans nos diocèses, nos paroisses, dans les congrégations religieuses, nos communautés, nos familles.
Quelle a été votre collaboration dans la rédaction du document que le Vatican a publié en janvier sur les « Orientations pastorales sur le trafic humain » ?
De nombreuses religieuses ont été invitées à participer à ce document. En fait, différentes organisations ont été appelées à donner leur point de vue dans une première consultation. Puis tout un processus s’en est suivi pour aider le Vatican dans ces orientations pastorales.
Concrètement, quels peuvent être les fruits de ce document ?
Les documents sont comme les lois. S’ils ne sont pas appliqués, s’ils ne sont pas mis en œuvre, ils risquent de rester lettre morte. Ces orientations pastorales sont le premier pas fondamental pour un chemin fait ensemble au sein de l’Église. La section ′Migrants et Réfugiés′ du Vatican fait ainsi un travail important de coordination et d’implication des différents organismes. De notre côté, nous attendons les prochaines étapes pour continuer le travail sur le terrain.
Ce document essaie de définir les victimes de la traite. Qui sont-elles ?
Le document part de la définition de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, dite la ′Convention de Palerme′. C’est un point de référence, quoique l’expérience de nombreuses organisations sur le terrain montre qu’il faut aller plus loin encore. Pour définir la traite, il est fondamental de partir de l’exploitation. C’est-à-dire de ce que nous avons face à nous et ce que nous réussissons à voir en tant que religieuses engagées sur le terrain contre la traite : des personnes soumises à l’exploitation dans un contexte de graves limitations de la liberté. Les exploitations sont multiples : sexuel, travail forcé dans différents domaines, mendicité, petits crimes ou transport de drogue. On parle aussi de situations de traite pour les mariage forcés, les trafics d’organes ou l’esclavage domestique.
Votre association, Talitha Kum, fête cette année son dixième anniversaire. Où êtes-vous présents ?
Nous sommes dans 77 pays à travers le monde, sur tous les continents. Le continent où nous sommes le plus présent est l’Amérique. Mais nous sommes également en Afrique ou en Asie, en particulier dans le sud-est asiatique. Nous avons cependant de grandes lacunes dans le nord de l’Asie ou encore au Moyen-Orient et dans le nord de l′Afrique. Mais nous sommes au travail !
Comment travaillez-vous sur le terrain ?
Les congrégations religieuses se sont engagées depuis fort longtemps sur le terrain : maisons d’accueil, centres éducatifs ou sanitaires. Chaque communauté travaille avec son propre charisme ou sa spiritualité. Notre association est née pour les mettre en synergie et maximiser les ressources que nous possédons. Nous sommes également tous engagés dans la formation des religieuses. Nous nous coordonnons au niveau national mais également, dans le cas des rapatriements par exemple, à l’échelon supérieur.
Le pape François a réalisé une vidéo pour la Journée mondiale de prière dédiée à la lutte contre la traite des êtres humains. Qu’en pensez-vous ?
Je suis très heureuse de l’engagement du pape François dans ce domaine. Nous sommes très contents car le successeur de Pierre est le signe de l’unité de l’Église. C’est une référence. Et il donne une voix à ce problème et demande aux fidèles de s’engager et d’ouvrir les portes de leurs cœurs.