La tentation d'Eugénie
Remerciements et présentation des principaux contributeurs
Je voudrais remercier tous ceux qui ont directement ou indirectement contribué à cet ouvrage. Paul Jorion, anthropologue, qui l'a magnifiquement préfacé et dont les ouvrages et nos échanges ont beaucoup enrichi ma réflexion. Stanislas Deprez et Aliocha Wald Lasowski, philosophes, qui ont contribué largement à la rédaction de l'essai (vérification, objections, nouvelles idées) et même corédigé des parties. Et enfin tous ceux qui ont bien voulu relire tout ou des extraits du livre, débattre, suggérer, contester. Je veux citer le philosophe et éthicien, professeur à l'Université de Namur, Dominique Lambert, le physicien, théologien et éthicien Thierry Magnin, recteur de l'Université catholique de Lyon, Alain de Vulpian, anthropologue, mais aussi Jean-Pierre Rosa, philosophe, Thierry Gaudin, prospectiviste, Bertrand Vergely, philosophe et auteur de nombreux ouvrages, David Doat, philosophe, Serge Holvoet, théologien, Nicolas Vaillant, économiste, Lina Williatte, professeur de droit de la santé, Irène Dupoux- Couturier, spécialiste des organisations apprenantes, et tous ceux et celles dont j'ai croisé la route pour échanger, enrichir nos points de vue sur les grands défis éthiques du siècle. Je veux parler aussi de mes amis du Collège international, Mireille Delmas-Marty, professeur au Collège de France, Patrick Viveret, philosophe, Sacha Goldman, Bernard Miyet, Jacques Toubon, le regretté Michel Rocard et bien d'autres. Tous ceux enfin qui ont accepté d'entrer avec moi dans une relation d'altération réciproque de notre pensée, faisant clairement la distinction entre désaccord et conflit, et donc au cœur d'une altérité vraie.
Anthropologue et sociologue de formation, Paul Jorion jette depuis plusieurs années un autre regard sur l'économie ; il annonçait ainsi dès 2005 ce qui allait devenir la crise des « Subprimes ». Il est notamment l'auteur de Le dernier qui s'en va éteint la lumière (Fayard, 2016) et La survie de l'espèce : un essai dessiné incisif, humoristique et pas complètement désespéré(9\it\iropo]is, 2012).
Stanislas Deprez est docteur en philosophie. Chercheur à la chaire Éthique et Transhumanisme (ETHICS, EA7446), il est spécialiste d'anthropologie philosophique. Il a notamment publié Lévy-Bruhl et la rationalisation du monde (PU Rennes, 2010) et codirigé L'homme, une chose comme les autres ? Exploration interdisciplinaire de lafrontière homme-chose (L'Harmattan, 2012).
Professeur à l'Université catholique de Lille et enseignant-chercheur en philosophie, Aliocha Wald Lasowski y dirige le département des Lettres modernes et la prépa Sciences-Po, à la FLSH (Faculté des lettres et sciences humaines). Il est titulaire d'une HDR (Habilitation à diriger des recherches) en philosophie.
Sommaire
- 1 Structure de l'ouvrage
- 2 Préambule
- 3 ESSAI - LA TENTATION D'EUGÉNIE
- 3.1 Préface de Paul Jorion - Pierre Giorgini
- 3.1.1 Introduction
- 3.1.2 Trois nouvelles signifiantes
- 3.1.3 a. Dialogue d'Eugénie avec Heraclite=
- 3.1.4 L'essai chemin faisant
- 3.1.5 =La « tentation d'Eugénie » peut-elle triompher ?
- 3.1 Préface de Paul Jorion - Pierre Giorgini
Structure de l'ouvrage[modifier]
Cet ouvrage porte sur le sujet de « La nouvelle alliance éthique, à la fois émergente et indispensable, entre technosphère, biosphère et sociosphère, au sein de sociétés qui seraient pensées d'abord comme une éthique plus que comme des économies ». Voici une phrase bien complexe à appréhender pour commencer cet ouvrage. Elle en rebuterait plus d'un. Mais bien évidemment, le but du livre est de permettre au lecteur de comprendre et de s'approprier au fur et à mesure de la lecture le sens de cette affirmation un peu absconse. Elle est comme une image trop lointaine pour être comprise et qui s'éclairerait chemin faisant. N'est-ce pas au fond le processus qui nous relie à ce futur de plus en plus difficile à appréhender avec nos lunettes du passé ? Cette forme d'expli citât ion inversée est donc volontaire de ma part. Car elle favorise une pensée associative, circulaire, progressive qui construit les concepts dans l'expérience, par rapport à une pensée linéaire allant du simple au plus compliqué.
De la même façon et dans le même esprit, l'essai utilise des genres littéraires variés : contes, narration et exposés didactiques. Ces parties ne sont pas connectées par des liens logiques. Elles usent de répétitions et n'offrent pas un dévoilement progressif de l'argument conduisant le lecteur de l'hypothèse à la conclusion. Cet essai relève en fait d'une structure de la pensée plus foisonnante et en réseau, plus circulaire que linéaire, mêlant intuitions et raisonnements. Celle-ci s'approfondit au fur et à mesure qu'elle passe et repasse sur les mêmes concepts mais avec un angle de vue à chaque fois différent. C'est volontaire, comme pour les ouvrages précédents. En effet, selon moi, la « transition fulgurante » que nous vivons ne nous plonge pas dans l'inconnu mais dans l'inconnaissable. Une forme de panne dialectique nous saisit alors lorsque nous tentons d'appréhender la réalité future de façon prospective, et ce du fait de l'ampleur des bouleversements en cours. Penser le monde qui advient à partir des modèles mentaux du passé et du présent est de plus en plus difficile. La crise du sens aujourd'hui observable trouve probablement, en partie, sa source dans une crise de la sémantique traditionnelle face aux nouveaux paradigmes qui adviennent. Les extrapolations ne sont plus de mise. Une bifurcation probablement non-linéaire est en cours. Il y a nécessité de rompre avec ces modèles mentaux, de polycentrer la vision et de regarder l'avenir de plusieurs points de vue à la fois. Le futur devra être imaginé en même temps qu'il sera construit. Et surtout il sera nécessaire de partager, confronter les visions. L'avenir sera aussi dialectique ou ne sera pas. C'est ce processus de confrontation que nous avons mis en œuvre avec mes deux complices principaux pour ce livre, les philosophes Stanislas Deprez et Aliocha Wald Lasowski, et bien d'autres. Il s'agissait de combiner nos modèles mentaux pour tenter de nous représenter l'avenir.
Et pourtant, malgré cette discontinuité ressentie vers un futur inconnaissable, chacun sent qu'il est plus que jamais nécessaire de bien savoir d'où l'on vient pour décider vers où on veut aller. Ce choix devra se construire à partir d'un inventaire des possibles, chemin faisant, éclairant ainsi là où on ne veut pas aller.
Préambule[modifier]
Eloge de la langue vivante[modifier]
Le style de ce livre va donc peut-être surprendre. Le titre en constitue un bel exemple. La tentation d'Eugénie, titre qui laisse songeur. Est-ce l'impératrice, épouse de Napoléon III, dont nous allons parler ? Non. Est-ce d'un autre personnage célèbre de l'histoire ? Non, rien de tout cela. Il s'agit en fait d'une nouvelle divinité très contemporaine que j'ai inventée. Cette divinité n'existe donc que sous la plume de son auteur. Mais qui sait, elle pourrait prendre corps, faire alliance avec Hermès et venir enrichir une herméneutique déjà largement dotée en idoles mythiques. Elle se mettrait alors à exister.
Eugénie est un prénom qui signifie étymologiquement la « bien-née ». C'est dans une racine commune que le terme « eugénisme » est né à partir zXeugenics employé en 1883 par Francis Galton. Il désigne les méthodes et techniques permettant d'améliorer l'espèce humaine en intervenant sur son patrimoine génétique. Il s'agit d'influencer une partie importante de la causalité biologique humaine par la maîtrise partielle du processus de reproduction. Influencer, car on sait aujourd'hui que cette causalité génétique ne détermine pas tout, loin s'en faut, y compris sur le plan biologique. De plus, cette causalité génétique vient s'imbriquer avec des déterminants sociaux et psychologiques tout aussi déterminantes (niveau de vie, travail, alimentation, tabac, alcool, etc.).
Avec ce titre, je souhaitais induire, par analogie, l'idée d'une extension de l'idéologie scientiste sous-jacente à l'eugénisme (génétique) à toutes les tentatives de mise sous influence massive et irréversible de la causalité. La causalité est considérée ici au sens épistémologique, celle du monde connaissable.
J'aime ces titres un peu mystérieux mais pourtant tellement évocateurs comme La transition fulgurante ou Au crépuscule des lieux. J'aime jouer avec les mots creux ou trop pleins, imprécis, fourre-tout, les néologismes, les mots franglais, les jeux de mots, souvent les « Je » de mots. Tous ces mots, parfois décriés par l'académisme, réclament à juste titre rigueur et précision des termes. Il s'agit de dire numérique et non pas digital, technique et science et non pas technosciences, commerce et non pas business, etc. Mais si les mots ouverts, imprécis, inconnus, composés ou franglais étaient des métaphores, des espaces ouverts et des lieux de rencontre ? Ils seraient justement les mots pour débattre de ce que chacun y met ou voudrait y mettre, quitte à en abandonner ensuite la formulation. Et si bouleverser la façon de classer les phénomènes que nous observons ou percevons et que nous désignons par les mots était nécessaire pour penser la nouvelle réalité en transition fulgurante ? Si la révolution, en cours dans tous les domaines de la vie, créait de nouveaux lieux d'où on parle, dont on parle et dont nous tenterions de constituer le langage adéquat par cette liberté des mots ? On parlerait alors de changement de paradigme global. Il s'agirait d'exprimer les nouvelles conceptions dans un cadre de référence revisité et dont l'intelligibilité migrerait justement aux croisements des mots et à cheval sur les frontières du lexique officiel. Si alors, au lieu d'appauvrir et d'enfumer le dialogue par l'imprécision des termes et des définitions, ces mots recomposés, au sens du compositeur, constituaient un espace incertain ? Si cet espace ouvrait sur une dialectique moins normée, moins « jugeante » et vers un tiers lieu sémantique ? Il permettrait justement d'inclure dans le débat les imprécis, les artistes, les poètes, les non-rigoureux, les experts et les incultes, en un mot, une part importante des vivants. Si le « crépuscule des lieux » dont je parle dans mon précédent ouvrage, nouvelle façon d'habiter le monde, demandait ou imposait une nouvelle façon d'habiter la langue ? Car qui peut nier que les mots peinent de plus en plus à désigner le réel, à la fois du fait de l'appauvrissement des langages, mais aussi par l'émergence d'un métalangage désincarné de la réalité, produisant un décalage entre le véhiculé et le réel ? Cette crise du langage lui ôte l'une de ses vertus principales : permettre la relation à l'autre, au tout autre, relation habitant le monde réel et diminuant ainsi la pression de l'angoisse existentielle. L'autre vertu du langage qui s'éteint progressivement est celle qui permet à chacun de dire à l'autre qu'on a besoin de lui, et, comme le dit Jean Vanier, de lui révéler ainsi qu'il est plus que lui-même et de le révéler aussi à soi-même. Le langage comme source de l'élévation au plus que soi. Sa crise est un drame en soi.
Bien sûr, il s'agirait ensuite de revenir à des références partagées et collectivement admises permettant à tous de savoir ce dont on parle et passer du débat d'opinions à la production d'avis fondés. La qualité et la richesse du langage d'une personne restent un marqueur majeur du niveau de culture. A l'inverse, l'appauvrissement de son vocabulaire, l'affaiblissement des règles communément admises de son interprétation (la grammaire) et la perte de rigueur rendent difficile une rhétorique partagée. Ils interdisent la conception et l'expression de la nuance, du détail, et témoignent d'un effondrement dialectique du lien social et donc de l'affaiblissement culturel d'une civilisation. Mais il s'agit là, au contraire, de tenter d'ouvrir le langage sur la révolution en cours et de lui permettre d'accompagner cette transition fulgurante, tout en l'inscrivant dans une continuité historique. Car seule la langue vivante peut résoudre ce paradoxe : garder les pieds dans la tradition qui l'a constituée et la tête dans les étoiles d'une modernité en rupture qui reconstruit ses liens avec l'imaginaire. Il y a plusieurs chemins à explorer pour y parvenir. Il y a peut-être là un moyen d'aller vers les jeunes pour les aider à produire un discernement dialogué. Partir de leur capacité parfois agaçante de jouer avec la langue, comme en SMS ou sur Internet, tout comme ils jouent avec les lieux et l'espace avec leurs Pokémon virtuels. Car avant de savoir ce dont on parle, il faut pouvoir se parler. Ouvrir l'espace collectif de la transformation du signifiant (les mots) en signifié (le sens des mots) est peut-être un bon moyen de le faire. Alors, avant de condamner au nom de la rigueur académique les mots conçus comme des prototypes de concepts, les « protocepts », regardons- les avec un regard suffisamment bon comme des « tiers-mots ». Comme des espaces ouverts aux représentations à soumettre au dialogue. La condition indispensable : que ce dialogue ne soit qu'un chemin pour revenir à ce qui nous unit culturellement, une langue belle et claire aux significations référencées et partagées.
ESSAI - LA TENTATION D'EUGÉNIE[modifier]
A lafin de chaque chapitre, un petit paragraphe intitulé « L'essai chemin faisant »fait le lien entre le chapitre en cours et le suivant, donnant ainsi une linéarité au propos permettant au lecteur de se repérer.
Préface de Paul Jorion - Pierre Giorgini[modifier]
Que nous propose Pierre Giorgini dans La tentation d'Eugénie. L'humanité face à son destin ? Plusieurs choses, dont la tentation larvée depuis plusieurs siècles, de l'eugénisme, dont Stanislas Deprez nous offre l'historique dans son contrepoint clôturant l'ouvrage, mais aussi, et peut-être surtout, de substituer dans nos sociétés, comme principe directeur de nos comportements et de nos prises de décision, l'éthique à l'économique. Programme admirable, mais aussi très vaste.
Deux difficultés essentielles en effet à une telle transposition, qui requièrent pour être vaincues pas moins qu'un changement de paradigme, un déplacement du cadre de notre représentation du monde. Or le physicien Max Planck (1858-1947), pionnier de la mécanique quantique, nous a mis en garde autrefois : « une nouvelle vérité scientifique ne triomphe pas en convainquant ses adversaires et en leur faisant voir la lumière, mais bien plutôt du fait que ses opposants finissent par s'éteindre, et qu'une nouvelle génération grandit à qui elle est familière » (cité in Kuhn 1970 : 150). Les individus ne se convertissent pas d'un paradigme à un autre : du fait du remplacement des générations, la culture délaisse l'ancien comme un insecte abandonne la chrysalide qui lui a permis de passer du stade de larve à celui dimago. Il faut donc du temps et, jusqu'à l'avènement du nouveau paradigme, prendre son mal en patience.
Il existe deux obstacles majeurs à l'objectif libérateur — parce qu'il serait désaliénant — d'une substitution de l'éthique à l'économique. Le premier, c'est l'habitude désastreuse que nous avons prise de supposer une équivalence entre une quantité, le prix, et une qualité, la valeur, le prix étant censé rendre visible aux yeux de tous, sur la scène de la vie quotidienne, une valeur qui en serait la vérité ultime mais qui — pour une raison obscure — voudrait rester dissimulée dans les coulisses de la formation du prix. Le second obstacle à la substitution de l'éthique à l'économie, c'est l'extraterritorialité que nous avons tolérée — parce qu'elle est exigée de nous, pris en otages, par ses praticiens —de l'économie par rapport à l'éthique ; les notions de « rationalité économique » et d'homo œconomicus rationnel l'exigent de nous, affîrme-t-on. De très mauvaises habitudes ont ainsi été prises, dont nous aurons bien du mal à nous défaire. Or le temps presse, précisément parce que leur exercice sans contrainte au cours des siècles récents a fait que le genre humain a dépassé sa capacité de charge, la capacité de son environnement à supporter sa présence sans subir une détérioration irréversible qui signifierait à terme son extinction.
La supposition communément admise que derrière chaque prix se cache une valeur qui le justifie, nous la devons au scolastique « Albert le Grand », Albrecht vonBollstàdt (s 1200-1280). Il s'agit probablement avec elle de l'une des plus grandes catastrophes conceptuelles que notre culture ait subies car à partir d'elle, la supposition inverse s'est instillée dans les esprits, que toute valeurpeut se traduire en un prix, principe qui signalait la disparition ultime de toutes valeurs en tant que « dignités », à savoir partout où l'homme est traité comme il se doit : comme une fin et non comme un moyen.
Par ce pont jeté entre valeuret prix, la distinction essentielle à toute éthique entre qualités et quantités était arasée. Il devenait possible, comme le suggéra le juriste américain Oliver Wendell Holmes (1841-19 35), de renier la parole donnée aussitôt qu'une évaluation de coûts en termes de dommages-intérêts ferait penser que la substitution de la monétisation à la parole donnée est préférable parce qu'économiquement plus rentable : « la seule conséquence universelle d'un engagement juridique est d'obliger le promettant à payer des dommages [et] intérêts en cas de non-réalisation de sa promesse. En toute hypothèse, cela le laisse libre de toute contrainte jusqu'à la date de la réalisation de celle-ci, et donc libre de rompre le contrat s'il le décide »(Supiot 2015 : 202).
Passait ainsi à la trappe toute notion d'une adhésion de la personne aux propos qu'elle énonce et d'un engagement de sa part à la hauteur du degré de cette adhésion. Ainsi, au plus haut, dans la foi jurée du serment, comme engagement absolu de soi-même, et, au plus bas, dans la citation du propos d'autrui à titre purement informatif. Toute opposition « dure » entre affirmer la vérité et prétendre le mensonge s'effaçait, comme celle, pourtant essentielle sur le plan de la vie en bonne entente en société, entre la bonne et la mauvaise foi.
J'avais attiré l'attention sur l'absence dans le modèle de la formation des prix qu'Aristote offrait dans XEthique à Nicomaque, de toute référence à une valeur constituant la vérité cachée d'un prix, et que celui-ci se formait selon le Stagirite de telle manière que l'ordre social se reconstitue, une fois la transaction clôturée, identique à ce qu'il était précédemment, à savoir le riche étant aussi riche et le pauvre aussi pauvre qu'ils l'étaient auparavant (Jorion 1992 ; 1999 ; 2010). Le mérite revient à Sylvain Piron d'avoir découvert en Albert le Grand le responsable d'une équivalence supposée entre le quantitatif du prix et le qualitatif de la valeur (Piron 2010). A quoi saint Albert (canonisé en 1931) pensait-il quand il instilla le poison ? Nous ne le saurons sans doute jamais. Si la patiente enquête de Piron révèle en effet le nom du coupable, elle ne résout pas pour autant le mystère de ses motifs : entreprise délibérée du grand scolastique ou fruit d'une malheureuse erreur de lecture, aux conséquences historiques hélas dévastatrices ?
En effet, quand Albert lit « in utile » dans la traduction latine d'Aristote, là où il est écrit en réalité « inutile », les dés sont jetés (ibid. 17). Alors que le Stagirite fait remarquer que la monnaie est parfois inutile dans les échanges (comme dans le troc), Albert y lit que le prix a son fondement « in utile », c'est-à-dire dans l'usage. Adam Smith (1723-1790), puis Karl Marx (1818-1883) — qui en tirera de multiples implications — concevront à partir de là le concept de « valeur d'usage », opposé à celui de « valeur d'échange ». Le prix aura cessé de caractériser le rapport humain entre vendeur et acheteur pour renvoyer à une propriété intrinsèque de la chose vendue : sa valeur, trouvant sa justification dans son usage.
Qu'affirmait Aristote, qui disait lui « tel que mesuré par le prix », l'expression qu'Albert le Grand traduira par « valor » ? Que le besoin fait se rapprocher celui qui manque du moyen de satisfaire ce besoin de celui qui dispose en excès du moyen de le faire. Ils procéderont alors à l'échange dans des termes tels que le statu quo se maintiendra dans l'ordre social. Statu quo inégalitaire : quand l'homme du commun soufflette un magistrat, la punition sera bien plus sévère que quand c'est le magistrat qui soufflette l'homme du commun, explique XEthique à Nicomaque (V, v, 4).
Produit ou non de sa confusion entre « inutile » et « in utile », Albert le Grand laissera entendre qu'il convient de se désintéresser des partenaires humains dans l'échange, pour concentrer son attention sur la chose échangée elle-même, laquelle rayonne de sa « valeur » dont le fondement est son usage (« in utile »).
On parlerait aujourd'hui de « réification » pour le geste d'Albert : transformer — involontairement peut-être — des rapports entre êtres humains, dotés de sentiments, en rapports indifférents entre objets inertes. Il n'en s'agirait pas moins cependant d'une malédiction : le geste innocent d'assigner à un prix une valeur qui le justifierait se complétait automatiquement du geste inverse, véhicule de malheur, d'attribuer à toute valeur un prix. L'aboutissement catastrophique d'une telle démarche intellectuelle, ce serait le calcul de la parole donnée en fonction de sa « valeur », valeur non pas d'une personne considérée comme une fin, mais traduction en un prix, et la possibilité économique offerte d'échanger son honneur contre une somme jugée équivalente, qui en serait la Juste mesure, « en solde de tout compte », soit réduire de fait une personne à un simple moyen.
Alain Supiot explique ceci : « S'agissant de la valeur de la parole donnée, elle pourra être mesurée à l'aune d'un bilan coût s-avant âges. C'est ce que préconise la théorie dite de Y efficient breach ofcontract, selon laquelle le calcul d'utilité doit conduire à autoriser un contractant à ne pas tenir sa parole lorsqu'il s'avère pour lui plus avantageux d'indemniser son co-contractant plutôt que d'exécuter le contrat » (Supiot 2015 : 201).
C'en était fini des « dignités » dont Emmanuel Kant (1724-1804) disait que : « Dans le règne des fins tout a un prix ou une dignité. Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d'autre, à titre d'équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, ce qui par suite n'admet pas d'équivalent, c'est ce qui a une dignité » {ibid. 202). Et Supiot d'ajouter : « La dignité étant "supérieure à tout prix" échappe par définition au calcul économique » (ibid.). Il observe cependant : « Cette méthode, consistant à réduire la dignité à une valeur quantifîable, qui doit être mise en balance avec d'autres intérêts a été adoptée par la Cour de justice de l'Union européenne [laquelle] a ainsi décidé dans son arrêt Viking que le respect de la dignité humaine devait être "concilié" avec la libre concurrence, la libre circulation des marchandises et des capitaux... » {ibid. 204-205). La vie des hommes subordonnée à la libre circulation des choses dans une perspective de profit aux yeux de la Cour de justice de l'Union européenne ! On prend conscience ainsi de la pente terrifiante qu'il s'agirait d'abord de remonter avant que l'éthique puisse reprendre l'ascendant sur l'économique.
Or rétablir la prévalence des « dignités » comme principes de la vie des êtres humains dans une polis où Mammon règne aujourd'hui en maître absolu, tel est le propos de Pierre Giorgini. Pour y parvenir, il suffirait peut-être de tancer et remettre à sa place Xhomo œconomicus et ses calculs d'allocation de ressources en vue de maximiser leur utilité subjective, calculs dont le monde de la finance nous affirme depuis le xvmc siècle qu'ils justifieraient une extra- territorialité de l'argent vis-à-vis de l'éthique.
Car telle est bien la prétention que nous assène la « science » économique qui éclot simultanément dans les années 1870, avec Stanley Jevons (1835-1882) en Grande-Bretagne, Cari Menger (1840-1921) en Allemagne et Léon Walras (1834-1910) en France puis en Suisse, qu'il n'y a plus ni rentiers ni travailleurs, ni patrons ni ouvriers, mais uniquement des consommateurs dont il est indifférent de savoir s'ils dirigent une banque ou demandent la charité au coin d'une rue, puisque leur seul souci est le même : allouer des ressources rares en fonction de l'utilité subjective des biens entre lesquels choisir.
D'ailleurs, dans une telle perspective, le fait que le patrimoine soit réparti de telle ou telle manière au sein de la population doit être considéré comme un donné, affirme Jevons : « Toutes les marchandises sont distribuées par l'échange de telle sorte qu'elles produisent le maximum de bénéfice, dans la mesure où cela est compatible avec les inégalités de fortune propres à chaque communauté » (c'est moi qui souligne). Ce que Simon Clarke commente ainsi : « L'allocation initiale des biens est censée être un donné historique et il ne revient pas à l'économiste de s'en soucier [...]. La production est considérée elle comme hors du cadre d'investigation de l'analyse économique et est vue comme un processus purement technique à l'intérieur duquel les facteurs de production sont utilisés pour produire des biens selon certaines proportions déterminées aussi de manière technique » (Clarke 1982 :153).
Peu leur importe que pour la plus grande part de la population de leur temps, les ressources dont disposent les ménages ne peuvent en aucune manière être allouées selon un calcul d'utilité puisqu'elles sont mobilisées pour une tâche unique : assurer purement et simplement la survie de leurs membres. Ce qui échappe à ces inventeurs d'une « science » économique, fiers d'évincer par leurs efforts l'ancienne et noble « économie politique » non réductible à un système d'équations, c'est que leur homo œconomicus n'est pas tout un chacun comme ils le présupposent et le laissent entendre, mais seulement le bourgeois trônant sur son tas d'or et ne sachant quoi en faire.
Faire advenir l'éthique, là où était l'économique, la tâche est immense : quel défi ! La tentation d'Eugénie de Pierre Giorgini nous y appelle, et y contribue magistralement.
- Aristote, Ethique à Nicomaque.
- Clarke, Simon, Marx, Marginalism and'ModemSociology, Londres, Macmillan, 1982.
- Jorion, Paul, « Le prix comme proportion chez Aristote », Revue du MAUSS. n° 15-16, 1992: 100-110.
- Jorion, Paul, « Le rapport entre la valeur et le prix », Canadian Review of Sociology, vol. 36, 1,février 1999 : 37-63.
- Jorion, Paul, Le prix. Broissieux, Le Croquant, 2010.
- Kuhn, Thomas, The Structure ofSdentificRévolutions, Chicago, Chicago University Press, 1962.
- Piron, Sylvain, « Albert le Grand et le concept de valeur », in / Beni di questo mondo. Teorie etico-economiche nellaboratorio dell'Europa médiévale, R. Lambertini et L. Sileo (éd.), 2010: 131-156.
- Supiot, Alain, La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Paris, Fayard, 2015.
Introduction[modifier]
Ceux qui me font l'honneur de suivre mon chemin de pensée depuis La transition fulgurante me renvoient souvent l'image d'un technophile lucide mais optimiste. Le premier ouvrage a reçu le prix MERI d'éthique. L'avis du jury a identifié le livre comme un « éveilleur de consciences » sur les enjeux éthiques de la société en plein cœur de la révolution numérique. Ceci a confirmé la lucidité. La nomination de Lafulgurante recréation au « Stylo d'or » par les jeunes lecteurs de Sciences-Po montre, y compris avec son optimisme, l'actualité du livre sur le plan sociopolitique. Le sourire de la majorité des gens qui sort de mes nombreuses conférences témoigne de l'optimisme. Alors, ce que je suis entrain de vivre constitue-t-ilune bifurcation de ma pensée ? Il est vrai que l'expérience est plus structurante de la conscience que le monde des idées pures. Le temps de l'ingénieur dirigeant passionné, baigné dans le culte du marché mondial et de la fascination pour les prouesses des technologies dites « nouvelles », est maintenant révolu. Il continue cependant à vivre au fond de moi.
Il faut avouer que ce monde peut être fascinant mais qu'il a aussi la capacité de nous faire oublier les vraies choses, les vraies gens ; en un mot, perdre le sens commun. Ce monde des technosciences fonctionne comme un attracteur étrange qui nous embarque dans de grandes épopées. Nous y retrouvons certainement des désirs ancestraux bien enfouis au cœur de notre cerveau reptilien. « Les dirigeants rêvent tellement d'être des héros, qu'ils organisent inconsciemment le monde pour que celui-ci les mette en danger permanent ; ils cultivent ainsi le mythe constant du sauveteur », nous dit Dominique Christian. J'en étais et en suis probablement encore un peu. Mais aujourd'hui, comme je l'indiquais dans le préambule, j'ai changé de bain. Je suis à la tête d'une université, immergé au cœur d'une jeunesse exaltante, de l'intelligence des philosophes, des théologiens, des économistes, etc. Au cœur d'une communauté d'intérêt général, soucieuse du bien commun, de l'autre, du plus fragile dans les hôpitaux et les maisons de retraite, au cœur de la crise de sens que traverse la jeunesse en Europe en particulier, etc. J'y apprends beaucoup. Alors, bifurcation, non, mais lucidité plus aiguë, certainement.
L'argument plus que la thèse qui rend compatible pour moi ce regain de lucidité avec une espérance affirmée s'appuie sur deux convictions. La première est que, du fait du déploiement des réseaux techniques et du b/g data, nous sommes en train de migrer vers une humanité mondiale qui s'unifie, qui se subjective. Elle se recompose en communautés, en microsociosphères ou sociosphères locales. Les sociosphères locales au sens physique ou virtuel (sur Internet) apparaissent alors à l'échelle mondiale et se mettent en réseau au sein de la sociosphère globale. Celle-ci devient « être » collectif et se dote d'un fonctionnement en réseau. La seconde est que l'irruption du visage de l'autre au cœur de notre angoisse existentielle de la mort (« nous sommes tous en train de mourir, et personne ne peut mourir à notre place ») nous ouvre de tout temps sur la causalité éthique. Elle le fait en tant que lieu éthique de la transcendance selon Levinas. Or, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, la question de la mort quitte le champ des superstitions, de la spiritualité et des croyances, pour faire irruption dans celui de la connaissance. Les camps de la mort puis la bombe atomique capable de détruire le monde ont ouvert cette voie. La crise climatique et environnementale poursuit cette tendance.
La montée en conscience écologique à l'échelle mondiale confirme qu'il y a bien irruption de plus en plus forte dans la conscience collective de l'image de cette autre humanité, l'humanité future, l'humanité projetée, humanité en train de mourir. Cette image fictive du futur est devenue bien réelle dans le champ de la raison prospective. Surgit alors dans l'humanité pensée comme un seul corps (tête, cœur et main) le visage de cette autre humanité en train de mourir, celle en devenir du fait de la crise climatique et environnementale. Comme l'humain a vu surgir la question éthique dans sa pratique avec celle du visage de l'autre aimé et mortel, on peut espérer que, de la même façon, l'humanité en cours d'unification verra la causalité globale éthique faire son entrée à l'échelle de l'humanité tout entière.
Cela signifie passer d'une société humaine qui se réduit, dans le champ épistémologique, à un réseau d'acteurs rationnels qui prennent des décisions uniquement basées sur une évaluation coût s/bénéfices, à l'idée d'une société humaine qui fonderait ses décisions et comportements pratiques et collectifs sur l'éthique. Autrement dit, les sociétés humaines vont cesser de se « penser1 » d'abord comme une économie, pour se « penser » d'abord comme une éthique. Ceci au sens de la mise en conférence à l'échelle mondiale des points de vue moraux issus du sens commun, face à la prise de conscience des enjeux de l'avenir de la planète. C'est l'idée en fait de l'avènement d'un agir communicationnel à l'échelle de l'humanité tout entière, agir communicationnel qui serait connecté en temps réel sur l'agir global, et ses conséquences, provoquant en quelque sorte une « glocalisation » du Monde.
Cette mise en conférence peut donc produire une métamorphose, dira Alain de Vulpian, un agir communicationnel, dirait Jùrgen Habermas, à l'échelle de la planète, débouchant sur une sociosphère qui se pense d'abord comme une éthique. Ceci se fera pour peu qu'elle se libère des tentatives de maîtrise des pouvoirs traditionnels de domination, de l'argent et du profit. Nous tenterons au cours de l'essai de définir une société humaine qui se pense comme une éthique, c'est-à-dire basée sur un humanisme en tant que lieu éthique de la transcendance. Ceci constitue selon moi la condition indispensable pour que la société humaine soit préservée en évitant le scénario d'une « posthumanité » (ensemble de posthumains en réseau) qui ferait disparaître les derniers humains résistants, pour se développer. Cette disparition serait l'aboutissement là aussi de la tentation d'Eugénie qui serait maîtrisée par les posthumains, seuls capables d'influencer de façon massive et à leur propre profit la causalité étendue.
Au contraire, si cette métamorphose vers une humanité éthique se passe bien et suffisamment vite, elle peut déboucher sur une ère de prospérité nouvelle. Les technosciences peuvent se réconcilier avec la nature et son devenir. Ceci devra se faire dans une vision intégrée, certains disent symbiotique, entre les enjeux de la sociosphère, de la technosphère et de la biosphère. Elle permettrait à chacun (individu, communauté) de produire au maximum par lui- même les éléments d'un bonheur réinventé au cœur d'un nouveau rapport à la terre et au corps. Il s'agirait alors de concentrer le traitement mondialisé sur les intrants- non productibles localement et les déchets ultimes non traitables localement. C'est la glocalisation du monde dont les sources technoscientifiques sont dans le biomimétisme- et les sciences nouvelles issues de la géo-alliance- et de la bio-alliance-. Sa mise en œuvre appelle ce passage à la société éthique dont l'avènement est possible autant qu'indispensable. De la civilisation de l'aliénation basée sur l'exploitation sans limites des stocks disponibles (ressources naturelles et humaines), nous passerions à la société de l'alliance avec la nature et les hommes. Une transition de la société du moi sans limites à la société de l'autre.
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Trois nouvelles signifiantes[modifier]
Quoi de mieux qu'un récit métaphorique pour introduire de façon globale et intégrale l'intention de l'essai et les thèses que je voudrais soumettre au débat ? C'est ce qui est proposé là, afin d'offrir différents points de vue sur l'objet de l'essai. Ils sembleront adresser des champs très différents de la question. Mais ceci est volontaire, car ces récits ambitionnent d'alimenter notre intelligence associative afin de préparer, d'illustrer et d'enrichir, chemin faisant, une lecture plus linéaire de l'essai.
1. Qu'est-ce que je fais ici ?[modifier]
La nuit est sombre. Je suis encastré dans un arbre, au volant de ma voiture, au bord d'une route qui traverse la forêt. Je suis seul, je saigne et je souffre des jambes. Je ne peux m'extraire, ma ceinture est bloquée. J'ai tout essayé, une heure s'est écoulée. Il me faut me calmer, lâcher prise. Est-ce que je vais mourir là ? Personne ne passera à 2 heures du matin à cet endroit et l'alerte ne pourra être donnée avant plusieurs heures. Mon téléphone portable a été éjecté par la violence du choc. Paradoxalement, si la perte de connaissance ou la mort n'arrivent pas trop vite, j'ai probablement du temps devant moi, seul. Que faisais-je avant de me mettre en route ? J'étais couché au chaud dans mon lit, en train de m'adonner à ma nouvelle passion pour la philosophie, lisant ou plutôt relisant L'étonnementphilosophiquede Jeanne Hersch. Où en étais- je d'ailleurs ? Ah oui, de Leibniz à Kant.
Il me faut, dans mon état d'incarcéré contraint au lâcher-prise ultime, occuper mon esprit car la crise d'angoisse que je sens monter n'arrangera rien à mon état. Chanter, déclamer des poèmes ? Une fois passée la torpeur de l'accident et revenue une forme de sérénité devant l'incapacité à agir, je décide alors de traiter la question suivante : « Quelles raisons font que je suis là ? » Nihil est sine ratione, « Rien n'est sans raison », est probablement l'affirmation essentielle, existentielle, majeure, depuis que la philosophie existe. La causalité ! C'est ce travail de la pensée si singulier à l'homme qui le dote de la capacité de produire des concepts universels. Ils lui permettent de comprendre, décrire et parfois prévoir et reproduire l'enchaînement des causes, ou l'interaction systémique des causes, dans le réel connaissable. La pensée conçoit des effets devenant à leur tour des causes pour d'autres effets et ainsi de suite. Dans le champ du monde connaissable, la réponse à ma question passe d'abord par l'identification d'une causalité linéaire et logique, une chaîne déterministe de causes imbriquées. J'ai quitté la maison à 2 heures du matin pour aller à la pharmacie de garde, la route était sombre, le brouillard dense. Tout à coup, un lapin a surgi brutalement. Il s'est obstiné à rester dans le champ de mes phares. Et puis, il y a eu cette flaque d'huile perdue par un poids lourd dont j'ai aperçu les feux rouges, et cette glissade interminable. Je me mets alors à approfondir cette chaîne causale en me remémorant la succession d'événements et de comportements réponses de moi-même ou de ma voiture. Comme pour me forcer à penser à autre chose et ne pas crier, l'ingénieur en moi se met à analyser les causes qui ont fait que les pneus ont perdu leur adhérence. Explication physico-chimique de la combinaison de la vitesse et des forces de frottement dans le contact du caoutchouc et du bitume gras. J'obtiens une première réponse à ma question : pour quelles raisons suis-je là ? Mais cela suffit-il à expliquer les choses ? A m'expliquer les choses, c'est-à-dire à les rendre intelligibles ? « Expliquer », voilà un verbe qui résume à lui seul toute la condition humaine. Car la compréhension que ce verbe d'action est censé produire renvoie à bien des niveaux de conscience. Celui de la raison, j'ai compris au sens rationnel, formel. Mais aussi, la compréhension intégrale, tête, âme et corps. C'est-à-dire, j'ai compris car ceci fait sens pour moi, sens intégral, entier. Comme poussé par une force, un désir d'accéder à la « raison cachée » des choses, aller jusqu'à la « racine dernière », je décidai de pousser mon analyse plus loin. C'est comme si le fait de donner du sens à ma situation, peut-être à ma mort, m'apaiserait. Ce qui est en train de se passer là réclame un sens dernier. Voilà donc le mystère de la vie. « Etre en train de mourir » est notre perpétuel état dès que l'on vient au monde. Il nous pousse en permanence à chercher le sens ultime de notre vie. Vivre, c'est donc être en train de mourir, et c'est là que se situe le cœur de notre humanité. Je comprends alors en un instant, intégralement, corps et esprit, ce que veut dire Jeanne Hersch lorsqu'elle décrit chez Heidegger ce lien entre le Dasein, l'« étant », je dirais « l'être en train de », et notre solitude face à la mort. J'éclate alors de rire, là, au volant, en pensant à ces nouveaux fous de « dieu-sciences » qui prétendent vaincre la mort. Mais, très vite, je me reconcentre sur ma situation et son explication.
Pour quelles raisons le lapin a-t-il traversé la route à ce moment précis ? Là encore, tout un ensemble de causalités linéaires et logiques peuvent être envisagées. Le lapin, se sentant protégé par la nuit, est sorti de sa tanière. Il s'est peut-être arrêté avant de traverser la route pour grignoter un bourgeon un peu dur sur lequel il a passé un peu de temps. Ce qui lui a fait perdre juste le temps nécessaire pour qu'il se trouve là, devant moi, à cet instant précis. Mais alors, le bourgeon m'aurait-il tué ? Pour quelles raisons ce bourgeon durci par le temps était-il là, à cet instant, sur sa route ? Qu'est-ce qui fait que le lapin est passé par là ? Je migre alors sans m'en rendre compte vers la causalité étendue ou complexe. J'entre dans la pensée complexe, où la combinaison de causalités linéaires dans une vision déterministe produit une causalité aléatoire. On la qualifie de hasard, ou de fatalité, ou de providence. Dans tous les cas, elle débouche sur l'imprédictibilité des événements et des choses.
On peut les décrire statistiquement, car une analyse complète appuyée sur de gros ordinateurs aurait certainement pu me donner la probabilité pour qu'un lapin et une nappe d'huile me projettent dans l'arbre à cet endroit et à cet instant. Cependant, aucune prévision assurée ne m'aurait permis de le savoir à l'avance. Pire, la théorie des frottements entre le caoutchouc et le bitume, ramenée à la dimension quantique de la matière, l'infîniment petit, aurait pu déboucher sur une indécidabilité théorique.
Très vite, de façon de plus en plus aiguë, au fur et à mesure que je me sens approcher de l'évanouissement et peut-être de la mort, cette réponse ne me suffît plus. C'est alors que deux visages font irruption dans mon analyse causale. Celui de ma femme qui souffrait d'une forte migraine, incapable de dormir, et celui du lapin que j'ai tenté d'éviter.
Nous n'avions plus de médicament. Ma décision de partir en pleine nuit et par temps de brouillard était peut-être purement rationnelle. Le coût de la fatigue et du risque de me mettre en route dans la nuit vers cette pharmacie était peu de chose face au bénéfice attendu d'une épouse calmée et reposée, au visage serein et moins souffrant. De même pour le lapin. Le bruit et la sensation des roues l'écrasant sans tentative d'évitement m'auraient probablement poursuivi pendant plusieurs semaines. Mais ma capacité à l'assumer m'aurait évité d'être là, enchevêtré dans ma voiture. Je ne pouvais le prévoir lors de ma décision de donner un coup de volant.
On est là sur une causalité d'ordre économique. Je veux parler ici de l'économie au sens de la science économique néoclassique qui considère le marché comme un réseau d'échanges entre acteurs rationnels qui font des choix sur la base du diptyque coût s/bénéfices. Le choix raisonnable allant dans certains cas jusqu'au sacrifice de sa vie pour ceux qu'on aime ? Petite parenthèse : si ma voiture était une google-car (automatique, sans chauffeur), quel aurait été l'algorithme de décision préprogrammé ? Écraser le lapin ? J'aurais été sauvé en étant privé de ma responsabilité ultime dans le cas de ce dilemme peu tragique. Mais que dire si ça avait été un enfant à vélo ? Je ferme la parenthèse.
Je me mets alors à penser, non, à ressentir l'amour que je porte à ma femme. Son visage aimé explose en moi. Le visage qui ouvre la dimension du sens, le visage qui est l'injonction du commandement éthique selon Levinas. Ce philosophe m'inspire à cet instant précis. La remise en question radicale de l'affirmation du Moi, égoïste et spontané, et de son effort pour persévérer dans son être est l'éthique même. Elle l'est en ce qu'elle se donne comme l'injonction première d'une responsabilité infinie, sans réserve et sans limites, pour autrui. Pour Levinas, l'éthique va même plus loin qu'une relation de réciprocité. Au contraire, j'assume l'éthique comme l'épreuve d'une responsabilité infinie. L'éthique nomme donc la responsabilité sans faille pour autrui. Alors la causalité économique devient une causalité métaphysique, je dirai aussi éthique. L'éthique surgit alors de l'aitérité, du visage de cet autre qui n'est pas moi, dans la praxis, la gestion opérationnelle de ces événements débouchant sur cette situation tragique. Le monde et les valeurs fondamentales qui le sous-tendent sont un créé transcendantal pour le chrétien que je suis ou simplement immanence magistrale pour d'autres. Mes choix éthiques relèvent de la pratique, de ce que je donne au monde. Je me rappelle cette phrase d'Aliocha Wald Lasowski, parlant de Kant : « Si, pour nous les humains, l'univers créé reste encore un mystère et une énigme, alors, pour nous les citoyens, le monde à construire relève de notre responsabilité. C'est le sens du cosmopolitisme philosophique, à comprendre comme le devoir éthico-pratique de transformer la fînitude donnée en exigence anthropologique de liberté. »
Pour Kant, la liberté est en effet un risque à prendre, mais un risque nécessaire. Dans La critique de la raison pure, Kant opère un renversement copernicien. La science, dit-il, est déterminée par nos « facultés » humaines. Mais, loin d'être un pur et simple relativiste, Kant proclame que l'absolu est du côté de la liberté morale et de la dignité humaine. Car, s'il y a une certitude universelle, pour Kant, c'est que l'homme est « plus qu'une machine », écrit-il en 1784 dans Qu'est-ce que lesLumières ?. Chez Kant, l'autonomie est un combat quotidien, un héroïsme de tous les jours qui vise non pas à remettre en cause le désir sensible, mais à essayer de restreindre la puissance du sensible sur nos décisions rationnelles. Les règles du devoir fondent l'indépendance, l'autonomie éthique, la morale individuelle de l'homme, dans ses préoccupations concrètes, dans sa réalité vécue. La raison pratique a une fonction critique essentielle : l'intransigeance d'une liberté qui se refuse aux conduites de mauvaise foi. On trouvera toujours des raisons de remettre à demain son devoir et des prétextes de ne pas donner aux hommes la liberté de le faire. Kant répond que l'on ne devient prêt pour la liberté qu'en étant dans la liberté : l'autonomie n'advient jamais sous la loi d'un autre mais par soi-même, pour soi-même.
Mais la perte de connaissance semble approcher. Se pose alors à moi la question de la causalité globale, hors du connaissable, d'un point de vue métaphysique. Quel sens a ma présence, là, à cet instant ? Quel sens a eu cette vie qui semble se terminer ? Quel sens a cette fin tragique pour moi et pour le monde ? Au nom de quelles croyances, de quelles valeurs, de quelle transcendance ai-je fait tous ces choix dans mon chemin de vie ? Nous sommes au-delà du monde connaissable, nous quittons le niveau épistémologique de compréhension de la causalité, pour migrer vers le niveau ontologique de son appréhension. Mais alors, je suis pris d'un trouble. Je comprends enfin pourquoi la frontière entre ces deux mondes constitue le lieu merveilleux de toutes les poésies, de toute la noblesse de la science, de toutes les questions que notre pensée tente de penser. C'est la frontière entre le monde de la connaissance et celui de l'esprit, entre celui de l'épistémologie et celui de l'ontologie, entre celui de la physique et celui de la métaphysique. Finalement, les secours arriveront et tout ceci ne sera plus qu'une expérience de plus qui va beaucoup changer ma vie. Plutôt, aurait changé ma vie, car cette histoire est pure fiction. Enfin presque, car elle est peu éloignée de mes états d'âme ou de méditation lorsque je pense à la mort.
2. Le rêve olympique en question ?[modifier]
Comme nous sommes à l'heure olympique au moment où j'écris cet essai, voilà un bon exemple pour montrer que la question que je souhaite évoquer n'est pas théorique ou éloignée de la réalité des gens.
A. RÉCIT DU futur : 2100=[modifier]
Le sportif-réseau JVF.V143 va s'élancer pour la médaille d'or du 100 mètres des Jeux olympiques de 2100 à Paris. Tout le monde attend la performance de ce « sportif-réseau ». Il est équipé des chaussures bioniques Decasport, très vieille marque, dotées de la fameuse semelle en élasto-ionique permettant des sauts de plus de cinq mètres à chaque foulée. Ce composant biotechnologique a été conçu par biomimétisme avec la matière qui recouvre les coussinets microscopiques d'un insecte rare. Le sportif lui-même est augmenté par le dernier-né des cœurs artificiels Carmat.34C et les muscles de ses jambes sont bio-augmentés par des implants tissulaires en muscles bioniques naturficiels de septième génération. Pur produit des biotechnologies Francemande, célèbre consortium mondial et une des cités transmondiales en compétition, ce champion a des caractéristiques physiques hétéro-naturelles déjà hors du commun. Il a fait l'objet d'une sélection génétique rigoureuse à partir d'un grand nombre d'ovules fécondés sur trois générations de sportifs de haut niveau. Il a subi un certain nombre de modifications génétiques lui ayant permis de renforcer sa vélocité et sa dynamique corporelle. Son cerveau est équipé de la dernière-née de la bioélectronique, la fameuse puce « Mental force 9 » qui inhibe la douleur et commande un générateur biochimique intracorporel d'adrénaline humaine synthétique. Son réseau artériel a été modifié pour mieux irriguer le réseau veineux qui, lui, a simplement été renforcé. Enfin, ses poumons, issus d'un cochon modifié génétiquement, ont une capacité d'oxygénation trois fois supérieure à celle d'un sportif non modifié pour un volume plus petit. Tout le monde au sein de la cité transmondiale Francemande attend cet événement. Ce serait la consécration de toute une cité, de toute une équipe en réseau (chercheurs, industriels, médecins, humanoïdes, etc.) qui a su fabriquer cet acteur-réseau, ce sportif-réseau de rang mondial. Il n'est pas impossible que le record du monde de 3 secondes 5 dixièmes et 8 centièmes soit pulvérisé de plusieurs centièmes de secondes.
b. Dialogue contemporain (2017) sur cette fiction du futur[modifier]
Un « enthousiaste sans limites », M. « Youpi », un « même-chosiste », M. « Bof », et un bioconservateur, M. « Aïe », échangent leurs points de vue à propos de ce conte de science- fiction.
M. « Youpi » : Formidable ! Ça m'enthousiasme, ça m'excite même. Ce serait une nouvelle ère qui s'ouvrirait pour l'homme. L'homme a toujours cherché de façon légitime à améliorer sa condition et la condition de l'humanité, et ce de façon concomitante avec l'émergence progressive de principes éthiques. D'ailleurs, je suis partisan du progrès, et pourquoi pas de ce type de progrès, mais aussi partisan de sa régulation par des lois et des normes. Accéder à de telles technologies, c'est se donner les moyens de poursuivre l'épopée humaine, c'est redonner de l'énergie à l'homme en tant que « flèche de l'évolution » (Teilhard de Chardin). C'est l'espoir d'un second souffle fermant la parenthèse de l'évolution darwinienne livrée au hasard, dans une approche plus maîtrisée par l'homme et non pas simplement soumise au hasard de la génétique. C'est une nouvelle aventure humaine qui s'ouvre devant nous, laissant entrevoir un futur moins souffrant. On pourrait même vaincre la mort, non ? Tout cela constitue un nouveau récit fondateur, refondateur du rapport de l'homme et de la nature dans la lignée même du sens global du cosmos. Si la création a un sens, alors la puissance différenciée de l'homme en a un aussi, et cet accès par l'esprit à de telles possibilités s'inscrit entièrement dans le sens même de la création et du cosmos dans une vision ontologique.
M. « Aïe » : C'est une véritable folie. Le sportif-réseau, dans cette métaphore, n'est plus un homme, un sujet fruit d'un hasard génétique qui a travaillé librement, s'est augmenté par l'effort individuel ou collectif. Il est devenu uniquement l'objet du désir de victoire de ceux qui l'emploient, l'augmentent et le transforment.
M. « Bof » : Oui, bon... et alors. Tout d'abord, ça nous fait peur parce qu'on regarde cette réalitéavec notre regard d'aujourd'hui, en2017.Mais demain, en2100, nous regarderons peut- être cela avec un regard différent. Que dirait un villageois vivant à l'époque de Louis XIV s'il revenait maintenant en plein Paris sur le périphérique ou à Roi s sy-C ha ries-de-Gaulle ? Il serait probablement sous le choc. Quelle différence avec ce qui se passe dans le sport aujourd'hui et ce qui se passait hier ? Tout est relatif. Les sportifs de l'Antiquité grecque buvaient de l'hydromel, suçaient de la sauge ou mangeaient du cabri pour mieux courir. Ils étaient entraînés par toute une équipe.
M. « Aïe » : Où sera la valeur sportive dans tout cela, celle qui consacre l'effort individuel et collectif avec une égalité des chances et l'égalité théorique des corps les plus performants ? Si la technique devient le principal facteur de différenciation, seules les nations dotées de technologies et de moyens financiers l'emporteront. On ne verra plus ces petits pays donner naissance comme par miracle à des sportifs de génie qui gagneront des médailles, comme l'Ethiopie autrefois pour la course à pied. De plus, qu'est-ce qui ferait que cette puissance potentielle technologique soit tournée vers les plus fragiles et les plus pauvres, soit un levier de réduction des inégalités et non pas radicalement l'inverse car soumise aux enjeux de domination et de toute puissance ?
M. « Bof » : Mais c'est déjà le cas, jeune naïf idéaliste. Les sportifs de haut niveau sont déjà, aujourd'hui, de véritables machines à gagner, préparés, mis à l'école spécialisée dès 12 ans, nourris par des spécialistes avec des régimes très précis, etc. Ils sont détectés, sélectionnés à partir de leurs qualités exceptionnelles repérées dès l'enfance, etc. Leurs qualités ne seront pas identifiées au cours de l'adolescence mais influencées à partir d'oeufs fécondés. Il s'agit juste d'un eugénisme en amont qui n'a rien à envier à un eugénisme en aval basé sur une sélection physique mais aussi, et souvent, sociale ou économique. Déjà aujourd'hui, tous les enfants du monde ne sont pas égaux devant la détection de talent sportif. Au fond, c'est déjà tout un processus collectif, tout un ensemble de réseaux d'acteurs qui créent un sportif de haut niveau. Alors, au nom de quelle morale vouloir ne pas pousser plus loin, pousser aux limites cet esprit de compétition ? Il embarquerait l'excellence sportive, imbriquée avec l'excellence scientifique et technique, avec l'excellence sociale et économique et pourquoi pas militaire. Une médaille d'or serait encore plus signifiante du travail et de la réussite de toute une société, faite de gens, de médecins, d'ingénieurs, de scientifiques, une nation ou une cité virtuelle, quoi.
M. « Youpi » : De toute façon, il nous faut avancer. Penser pouvoir refonder le rapport de l'homme et de la nature, en le basant davantage sur la sobriété, la résilience individuelle et collective, est une utopie qui elle aussi a montré ses limites. Penser pouvoir faire émerger des structures internationales d'Etats capables de réguler les enjeux d'interdépendance colossaux qui s'ouvrent devant nous, c'est tromper l'homme en lui faisant croire à une possible solution dont l'échec sera funeste. Il y a dans les technosciences la possibilité et le potentiel pour transformer l'homme lui-même et le doter à la fois des capacités à s'adapter à des bouleversements écologiques, mais aussi à le transformer dans sa façon de consommer, de produire et d'utiliser les ressources de la nature. C'est une nouvelle conquête, une nouvelle aventure qui se dessine.
M. « Aïe » : De quel homme parle-t-on ? Cet homme-là, post- ou transhumain, aura-t-il grandi en humanité ou sera-t-il encore plus soumis aux enjeux de domination et de compétition ? Et d'ailleurs, qui en aura le désir ? Car c'est là ma seule source d'espoir face à vos folies toutes-puissantes, le désir. Les gens, les vrais gens, ceux qui sont restés connectés à la terre, à leur corps, n'en auront pas le désir. La conception collective de la pleine humanité se fonde sur des centaines de milliers d'années d'histoire biologique et narrative qu'aucune bifurcation, aussi technique soit-elle, ne saura anéantir.
c. Fin de la métaphore[modifier]
Cette métaphore introduit un dialogue un peu caricatural. Elle donne un bien mauvais rôle au seul enthousiaste du groupe, M. « Youpi ». Ceci laisse penser qu'un a priori négatif lourd se serait développé chez moi, l'ingénieur auteur de la transition fulgurante. Peut-être ! Il faudra y prendre garde tout au long de l'essai. Mais cette caricature a le mérite, selon moi, de bien résumer l'ensemble de la problématique visée. Elle met en perspective l'esprit olympique face à l'émergence du « sportif augmenté ». Elle plonge ainsi au cœur d'un mythe datant de trois mille ans : les jeux organisés tous les quatre ans, mêlant la réalité de la confrontation de la force, de l'habileté et de la vitesse physique des humains aux exploits sublimés de la mythologie. C'était au fond une pacification de l'art de la guerre basée sur les mêmes qualités requises que celles demandées pour le combat. Les valeurs olympiques aujourd'hui sont l'excellence, l'amitié et le respect, notamment le respect des règles et de l'arbitrage. Mais de nombreuses valeurs dérivées sont aussi portées par l'emblème de la flamme olympique. L'honnêteté par exemple. On ne triche pas aux Jeux. Le désintéressement, qui est apparu à la renaissance des Jeux en 1894, alors que les sportifs grecs étaient riches et se vendaient parfois aux cités pour défendre leurs couleurs, ce désintéressement a maintenant à nouveau partiellement disparu des valeurs des Jeux. La beauté des corps et l'harmonie du geste sont restées des valeurs olympiques.
Mais, dans cette description d'une forme de coopération qui s'intensifie entre la science et la volonté de domination sportive d'une cité, on voit poindre le risque de jours funestes pour l'esprit olympique. Pour Hitler, les Jeux olympiques de 1936 devaient constituer une consécration pour le peuple allemand. Il voulait montrer sa supériorité mais pas celle de Nation multiple, ouverte et plurielle, construisant par un effort de tout un peuple au travers de ses athlètes, une performance sportive collective en quelque sorte. C'était la promotion d'une société triée racialement, aryenne, se voulant génétiquement supérieure et idéologiquement augmentée, qui était en jeu. C'est l'esprit même des Jeux qui, poussé aux limites dans une alliance entre la science, l'économie et la politique, et les enjeux de domination, d'abord sociétale puis militaire, fut détruit en son cœur.
A partir de cette fiction se développe l'idée qu'il pourrait en être de même pour l'esprit de toute notre humanité, si les termes d'une nouvelle alliance de la science et des sociétés ne sont pas établis. Car les « même-chosistes » et les « enthousiastes béats » certes sont ultra minoritaires, mais ils progressent dans le monde intellectuel et politique. Ils sont davantage présents dans le monde des ingénieurs que dans celui des scientifiques. Leurs tenants développent une argumentation fortement teintée de relativisme, jusqu'à, pour certains, nier l'homme même dans ses fondements. Le « même-chosisme » est un chemin sournois car, derrière ce relativisme, se cache, alimenté par le sociologisme, l'idée que tout est construit et que rien n'est acquis. Tout est fruit de l'histoire et donc prendra forme dans un futur qu'il est illusoire de vouloir condamner par avance avec les modèles d'aujourd'hui. Il participe de l'édification d'un nouveau récit, presque d'une nouvelle mythologie scientiste et constructiviste. Et ce qui est redoutable, c'est que ces « même-chosistes » nourrissent leur légitimité, y compris dans la contestation de leur pertinence. Ils font l'actualité des plateaux de télévision et l'actualité littéraire. En projetant le débat dans une vision futuriste probablement inaccessible, ils nous détournent également des priorités du présent ou du juste après, y compris en matière d'investissement technoscientifique. Pire encore, ils ne nous aident pas à préparer sereinement les débats objectifs sur un futur qui se présente à nous.
Pour les courants transhumanistes, à ne pas confondre avec les posthumanistes, dont nous reparlerons en détail plus loin comme un courant particulièrement non homogène, l'homme n'ayant pas d'essence qui précède son existence, tout n'est que phénomène. Tout n'est que « construit ». Il n'y a donc pas de limites intrinsèques à imaginer les scenarii les plus fous à propos de ce que l'homme peut faire avec lui-même, avec sa nature et la nature. Ces postures relativistes sont nées de l'historicisme et du sociologisme1 qui ont érigé l'histoire et la socio- observation humaine comme des « sciences » dites « humaines ». Quant aux chrétiens, leur parole est suspecte du fait des fossiles herméneutiques (accumulation historique des grands récits associés à des événements, réels ou supposés, et du sens qu'ils véhiculent). Ils demeurent dans les couches profondes de notre conscience. Ces fossiles les plus actifs étant, pour les chrétiens, l'histoire de la condamnation de Galilée par les catholiques ou de Kepler par les protestants. Ces chrétiens sont donc souvent a priori mis « hors-jeu » pour oser réclamer des limites pour la science. Une analyse plus sérieuse du débat de l'époque entre héliocentrisme et géocentrisme et du rôle joué par l'Eglise montrerait d'ailleurs qu'un mythe s'est un peu construit autour de cette affaire bien plus compliquée et nuancée que cela. Car la pensée scientifique de l'époque était très imbriquée avec la foi et la philosophie aristotélicienne notamment. Alors qui peut parler ?
Pourtant, au total, il faut raison garder en évitant de tomber dans le piège du fantastique, d'une esthétique porteuse de rêves sur l'éradication du « malheur ». Nous verrons en effet que s'il y a un risque réel, il procède le plus souvent d'une idolation de la science plus que de la science elle-même. Au fond, ne parlons-nous pas tout simplement du progrès qui traverse une crise sans précédent de légitimité auprès des peuples, surtout en Occident ? « Il » chercherait en tant que processus à produire un récit extrême, peu fondé scientifiquement, voire prenant la science en otage, comme on le ferait pour une drogue qui aurait perdu ses effets et dont on devrait augmenter les doses.
Alors, sans finir de délégitimer le progrès, il va falloir y plonger un peu, avec raison, sérieux et effort, sans diabolisation excessive de ces courants « technoscientistes ». Mais il s'agit de le faire avec une légitime méfiance vis-à-vis de nos propres intuitions négatives, sans hurler avec les loups sur une catastrophe annoncée. En effet, son hypothèse s'appuierait sur une irresponsabilité des peuples et des scientifiques sur ces sujets, ce qui est loin d'être la réalité. Mais la voie est étroite. L'enjeu est celui de la construction d'un chemin humaniste. Il faudra veiller à canaliser vers le vrai, le juste et le beau, toute cette énergie créatrice issue de cette alliance entre la connaissance, la science et la technologie, sans laisser, comme aujourd'hui, une multitude de gens au bord de la route. « Optimisme béat », s'écrieront certains ! Certes, mais qui peut nier que l'opinion publique et la communauté scientifique dans leur grande majorité militent pour un tel chemin ? Ils réclament une régulation par le droit et la loi de ces pratiques radicalement en rupture même dans un scénario technoscientifique réaliste.
3. Du rififi dans l'au-delà[modifier]
L'« au-delà » ! Quel mot merveilleux car il désigne à lui seul tout et rien. Au-delà de quoi ? Au-delà, c'est tout. A chaque fois que, par le mouvement du corps ou de la pensée, on croit atteindre une limite, apparaît alors ce désir d'aller au-delà, de penser au-delà de la limite. Éros, dieu du désir, nous y incite selon Platon et Aristote, et s'alliant avec Hybris, dieu de la démesure, il nous pousse sans cesse à transgresser les limites, repousser l'au-delà au-delà de sa notion même. L'au-delà est un trou noir de la pensée, car il sort du champ des représentations. Il aspire, engloutit toutes les énergies du mouvement, du déplacement, de l'actualisation de l'être, de son indétermination décroissante et de sa détermination croissante. L'énergie pensante est engloutie dans une fin qui ne peut être pensée que dans l'au-delà, car l'après-fîn ne peut se concevoir, car après la fin, la science et la raison pure nous disent qu'il ne peut y avoir que le « rien ». Mais « rien » est déjà quelque chose, en le nommant, on le pense. Alors devant cette nécessité humaine de nommer l'innommable, préférons le mot « au-delà », c'est mieux que le « rien », puisque « au-delà » implique un mouvement perpétuel, un « au-delà » permanent au- delà de l'au-delà. L'au-delà est intemporel et n'a pas de réalité physique. Les dieux, les mythes, les morts, du passé, du présent et du futur, y cohabitent. Ce qui a existé dans la matière a rejoint ce qui a existé dans les récits, ainsi que ce qui va exister dans la matière et dans les récits. Le monde des idées a rejoint celui de la matière sensible. L'« entre-deux » platonicien entre le monde sensible et celui des idées y a été englouti.
Dans l'au-delà donc, l'effervescence règne. Les Moires, déesses qui tissent le destin des hommes, ont vu émerger une reine issue de la mythologie contemporaine, Eugénie, la « bien née ». Elle est déesse de toutes les tentations « eugénistes » : géo-, bio- et socio-. C'est-à-dire déesse de la tentative obstinée des hommes de maîtriser leur destin, de poursuivre le processus d'évolution en le mettant sous le contrôle de la raison, pour vaincre les fragilités, la souffrance et même la mort. Cette dernière a pris le pouvoir sur les Moires et s'est emparée de l'ambroisie, boisson de l'immortalité réservée aux dieux. Eugénie est amoureuse d'Athéna, fille de Zeus. Cette dernière, avalée par Zeus juste après sa naissance, est née une seconde fois du crâne du dieu suprême, en brandissant sa lance et son bouclier. Mais plus que déesse de la guerre, comme son apparence initiale pouvait le laisser entrevoir, elle est avant tout déesse de la raison, de l'intelligence et de la sagesse. Très vite, elle rejoindra les dieux de l'Olympe, où elle prendra une place importante. VIliade, X'Odyssée'et les Hymneshomériquesln désignent favorite de Zeus. Son nom est souvent associé à ceux de Zeus et Apollon dans les serments solennels. Elle quittera souvent sa lance et son bouclier au profit de la chouette et de l'olivier, pour symboliser la raison et la sagesse grecque jusqu'à aujourd'hui. Eugénie a décidé de faire alliance avec elle, pour tuer Eros, dieu de l'amour et du désir, et livrer Tyché, déesse du destin, aux hommes ainsi que l'ambroisie. C'est Tyché qui décide du destin des mortels, en jouant avec une balle, rebondissant, de bas en haut, symbolisant l'insécurité de leurs décisions. Au total, il s'agit donc de livrer aux hommes la maîtrise totale de leur destin par la raison et la sagesse et de détruire ainsi le terrain de jeux d'un dieu plus ancien encore, issu d'Egypte, Seth, dieu du mal. Seth est l'un des plus anciens dieux égyptiens. Sa représentation est célèbre et connue avec son museau effilé et ses oreilles dressées mais tronquées. Dans la mythologie égyptienne, Seth est le dieu de la confusion, du désordre et de la perturbation. En tant que hiéroglyphe, sa reproduction désigne, selon le contexte, autoritarisme, fureur, cruauté, crise, tumulte, désastre, souffrance, maladie, orage. Cette alliance d'Eugénie avec Athéna, doublée du meurtre d'Eros et de la livraison aux hommes de Tyché et de l'ambroisie, a bien pour but de confier aux hommes, par la raison, la maîtrise de leur destin. Le contrôle absolu de la causalité, l'éradication du mal porté par l'indétermination et le hasard seront définitivement obtenus par les hommes devenus ainsi presque dieux.
Mais dans l'au-delà des dieux, cette histoire en rappelle une autre, vieille de plus de trente- cinq siècles, l'un des plus anciens mythes connus à ce jour, père de beaucoup d'autres. En effet, l'homme pourrait ainsi accéder au rêve de Gilgamesh, l'immortalité, qui est le rêve mythique le plus ancien connu à ce jour. Cela veut dire que dès l'aube de l'émergence de l'humain se différenciant de l'animal par le verbe, la question de la prolongation de la vie pour l'éternité, du salut, s'est trouvée au cœur du désir de cette créature naissante. C'est un désir tellement fondateur qu'il s'est décliné dans une sémiotique des récits construite par les hommes à travers le temps, avec un objet du désir principal centré sur le salut et une quête du phénomène magique qui permettraient de l'accomplir. Il a constitué la promesse principale des religions monothéistes et des grands systèmes philosophiques visant à obtenir le salut avec ou sans dieu.
Eugénie fut enjointe par Zeus de rencontrer Phronésis, déesse de la modération, et de faire tout ce qu'elle dira avant de prendre sa décision. Eugénie se plie à l'exigence de Zeus et rencontre Phronésis. Cette dernière lui remet des tablettes d'argile sur lesquelles est transcrit un récit légendaire ancien : l'épopée de Gilgamesh. Elle lui remet également tout un ensemble de textes anciens, mythologiques, philosophiques, bibliques. Eugénie doit les lire, les méditer et livrer à Phronésis ce que ces textes lui ont enseigné. Eugénie se retire pour les étudier. Tous ces écrits convergent autour de l'extrême danger pour l'homme de vouloir rompre ce pacte fondateur de trente-cinq siècles d'histoire avec les dieux, l'immortalité leur appartient. Derrière cette quête d'immortalité se tient tapie celle d'une éradication de la souffrance, de la fragilité. Mais leur lecture produisit chez Eugénie l'inverse de ce qui était attendu. Au lieu de la rapprocher de la modération par respect pour cette longue construction des mythes par les peuples, elle la poussa vers l'ivresse de la puissance et de la renommée. Entre Gilgamesh et Hegel, au travers des mythes fondateurs, des épopées historiques et de la philosophie, ce sont trente-cinq siècles d'histoire du verbe qui sont ainsi interrogés, bouleversés par la tentation d'Eugénie. Il semble que Phronésis, déesse de la modération, soit réduite au silence.
Beaucoup des dieux les plus anciens, issus de la mythologie mésopotamienne, sont affolés à cette idée. De Ea à Enlil, d'Outa-Napishtî à son épouse, qui a déployé tant d'énergie pour convaincre Gilgamesh qu'il ne pouvait accéder ainsi à l'immortalité, épouse qui a contrôlé la colère d'Outa-Napishtî dans sa volonté de détruire l'humanité par le déluge, tous sont bouleversés par ce qui arrive. S'appuyant sur leur longue expérience du temps, ces dieux plus anciens parvinrent, en dernier recours, à convaincre Eugénie et Athéna de consulter cinq philosophes qui seraient désignés par Phronésis avant de mettre leur décision à exécution. Mais pour les consulter, comme cette décision impacterait le monde dans sa temporalité fondamentale, bouleversant l'essence même du monde, ils obtinrent que ces philosophes soient remis temporairement dans leur condition d'humain, dans leur temps et dans leur espace, pour être consultés. Ils firent ainsi appel à Asclépios dans sa qualité de médecin, avant d'être foudroyé par Zeus, pour permettre cette résurrection temporaire. Phronésis fut donc chargée de désigner cinq philosophes. Cinq philosophes, comme les cinq doigts de la main. Elle choisit Heraclite, Parménide, Platon, Aristote et Justin. Et mon rêve d'y participer comme un moustique espion fut accompli.
a. Dialogue d'Eugénie avec Heraclite=[modifier]
Eugénie — Quelle est selon toi, Heraclite, toi qui connais mieux que moi les hommes, la question essentielle que l'homme doit se poser sur lui-même et sur sa condition ?
Heraclite — L'homme doit se poser la question du rapport entre le permanent et l'éphémère. Entre ce qui dure et ce qui change, entre l'Etre et le non-Etre. En fait, ce qui existe existe au cœur de ces contraires. Et ces contraires doivent exister pour que ce qui existe continue à exister.
Eugénie — Cela veut dire selon toi que ce qui existe existe par le jeu de deux forces, celle de la permanence et celle du changement ?
Heraclite — Pas exactement. C'est d'abord que nous ne pouvons rien percevoir qui ne change pas. C'est le changement lui-même qui porte la perception du changement. Mais ce changement issu d'un combat fondateur de la nature, au-delà même de ces contraires, n'est pas simplement laissé à lui-même, dans un chaos désordonné. Il y a une force de permanence, d'ordre et d'équilibre. Je l'appelle le logos.
Méditation du moustique[modifier]
La permanence et l'impermanence sont donc au cœur de la réflexion philosophique. Jacques Monod. dans Le hasard et la nécessité, parle d'invariance et de perturbations. Puis-je en tirer l'idée que dès l'origine du vivant se sont opposés deux champs de forces ? Un portant la préservation (permanence), l'autre l'altération, le changement, la destruction (impermanence). Les forces de préservation se sont exprimées dans le vivant par l'autopoïèse. c'est-à-dire cette capacité à se maintenir en vie dans un environnement instable sur le plan physico-chimique par un processus interne d'adaptation permanente. Ces forces de préservation se sont complexifiées dans la façon dont elles se sont traduites dans les structures mêmes du vivant. Elles ont progressivement donné les forces de résilience. c'est-à-dire la capacité à se maintenir en vie malgré les forces de destruction qui. elles-mêmes, se sont complexifiées en force d'altération, forces de fragilisation et vulnérabilisation. Toute altération au fond était une destruction potentielle et donc était issue des forces de destruction. Mais l'impermanence est indispensable à la vie. Car si rien ne se détruisait, tout serait figé. Au fond, la mort d'un organisme quelconque permet de rebattre les cartes à l'échelle moléculaire, voire atomique, et donc permet à l'évolution de poursuivre son chemin, de réagencer sans cesse ces molécules pour faire évoluer le vivant. Les forces de destruction sont donc aussi vitales que les forces de résilience.
b. Dialogue d'Eugénie avec Parménide[modifier]
Eugénie — Parménide, que penses-tu de ce que me dit Heraclite à propos de la question essentielle que l'homme doit se poser sur lui-même et sur sa condition ?
Parménide — Heraclite se trompe lourdement. Il y a l'Etre avec un grand E qui est tout. Le non-Etre ne peut même pas être nommé. L'Etre est dans son immuable état d'Etre, intemporel, non créé. Il est comme une sphère pleine, immuable, rien ne bouge, tout est parfait. Et nous en avons une perception imparfaite que je nomme la doxa. C'est cette perception imparfaite qui crée l'idée du mouvement, du changement. Cette connaissance imparfaite relève de l'opinion et au fond permet la vie, la vie en société par exemple. Mais il y a une vérité fondamentale, une rationalité absolue qui prime l'expérience et à laquelle nous n'avons accès qu'imparfaitement par la raison.
Eugénie — Mais pourtant nous ne pouvons penser l'Etre que par le mouvement, le changement ?
Parménide — Allons, je vais te dire et tu vas entendre quelles sont les seules voies de recherche ouvertes à l'intelligence ; l'une, que l'être est, que le non-être n'est pas, chemin de la certitude, qui accompagne la vérité ; l'autre, que l'être n'est pas et que le non-être est forcément, route où, je te dis, tu ne dois aucunement te laisser séduire. Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n'est pas, tu ne peux le saisir ni l'exprimer ; car le pensé et l'être sont une même chose?.
Méditation du moustique[modifier]
La science issue de la raison est soumise à l'apparence, au changement, mélange d'être et de non- être. Elle est donc condamnée à l'imperfection du fait de notre condition humaine. Elle peut se rapprocher de l'Être mais jamais l'atteindre, car l'Être et le pensé sont une seule et même chose, et donc le pensé ne peut dépasser ses propres limites.
c. Dialogue d'Eugénie avec Platon[modifier]
Eugénie — Quelle est, selon toi, Platon, toi qui connais mieux que moi les hommes, la question essentielle que l'homme doit poser sur lui-même et sur sa condition ?
Platon — Selon moi, l'homme est entièrement constitué autour d'une question fondamentale qui est : « Comment agir, vivre, selon le bien ? » Mais pour répondre à cette question, l'homme est un peu perdu, englué dans ses perceptions de la réalité sensible, qui est incomplète, imparfaite, parfois paradoxale ou contradictoire. Pourtant quelque chose transcende cette réalité sensible et lui donne de l'être, c'est le monde des idées, des idées pures, soumises à la raison et à la preuve. Nous savons depuis mon Maître Socrate que la conduite de la preuve, comme en mathématique par exemple, est action purificatrice de la pensée, de l'âme. S'efforcer de penser juste, être prêt à abandonner une opinion incomplète ou injuste au nom de la vérité prouvée sans équivoque, c'est se purifier l'âme et aussi être ouvert au dialogue et à la pensée d'autrui. Il y a une esthétique de la pensée pure, de la recherche obstinée de la preuve contraire à ce que l'on soutient ou affirme. Quelque chose transcende toute réalité, toute opinion, tout sentiment qui par essence sont éphémères. Derrière tout ce qui bouge, change et se contredit, il y a quelque chose qui persiste, et ce quelque chose, ce sont les idées. Ce sont les idées qui donnent leur consistance aux choses. Les idées sont la source de l'être des choses et donc source du bien et du juste. Les notions de grandeur, de petitesse, d'égalité, de beau ou de juste, par exemple, appartiennent bien au monde des idées, car rien d'absolument grand, petit, égal ou juste n'existe dans l'expérience sensible. Il n'y a pas non plus de cercle parfait ou de triangle parfaitement inscrit dans un cercle parfait. Tous ces objets qui nous donnent accès à la représentation des choses, à leur être, appartiennent au monde des idées. C'est à partir de l'idée d'égalité que nous pouvons observer le presque égal par exemple de deux fleurs dites « presque identiques » et que la notion même de catégories de fleurs dérive initialement. C'est à partir de l'idée de cercle que nous pouvons dire de quelque chose qu'il est presque rond ou circulaire et que nous pouvons manipuler par la pensée le concept de circularité indépendamment des objets. Mais en même temps, nous pouvons penser les objets ronds comme une qualité qui perdure indépendamment de leur existence réelle. Les idées sont l'absolu dont dérive toute conscience de l'être (beau, juste, grand, petit, etc.). Elles viennent du monde des idées, car cela n'existe pas dans le monde sensible qui est le monde du relatif, de l'incomplet. Notre pensée implique un niveau qui ne provient pas de l'expérience mais dont dépend notre relation à l'expérience.
Eugénie — Mais d'où viennent ces idées selon toi, Platon ?
Platon—Elles sont réminiscences d'avant notre naissance, d'avant le temps. Le monde des idées est hors du temps. L'exercice de la pensée est un exercice de souvenir de ce qui était avant le temps, poussé par une nostalgie, un désir fondateur de ce « ressouvenir ». C'est une tentative de se rapprocher d'un monde hors du temps, avant le temps, quelque chose qui dépasse la conscience elle-même, car la conscience est le produit de cette action. Il y a un monde qui dépasse celui que la conscience et nos sens nous donnent à voir, c'est celui des idées. Il y a transcendance du monde des idées.
Eugénie — Est-ce cela, selon toi, qui fonde les choix ?
Platon — Oui, c'est là que se fonde l'humain, c'est la base de son autonomie dans ses choix essentiels. À la différence des plantes et des animaux, l'homme n'est pas englué dans le monde sensible et enfermé dans lui-même par sa propre perception mais peut se dépasser lui-même en se rapprochant par l'exercice de la pensée du monde absolu des idées. Il est ainsi un sujet en excès par rapport à sa propre nature limitée ou finie. Il y a un souverain bien, absolu qui éclaire le monde des idées et donne la valeur aux choses. Seuls les exercices de purification de l'âme permettent de l'entrevoir, car l'homme reste rivé à sa condition physique et temporelle, le lieu et le temps.
Eugénie — Mais si l'âme peut se ressouvenir de ce qu'elle a contemplé avant le temps, c'est qu'elle est immortelle ? L'âme appartient-elle au monde des idées selon toi ?
Platon — L'âme n'est pas une idée, car sinon, elle serait absolue et immuable. L'homme non plus n'est pas une idée, car il serait lui aussi immuable et absolu. L'âme a donc une histoire et peut choisir le bien et le mal. Elle peut choisir de s'abaisser ou de s'élever. Mais elle ne peut choisir de mourir, elle est éternelle. Pour que cet entre-deux soit mis en mouvement, il faut qu'il y ait désir porté par Eros, désir ou nostalgie, besoin de ressouvenir du bien souverain. Celui du monde des idées. C'est parce qu'il se réfère aux inaccessibles idées et qu'il en nourrit la nostalgie que l'homme peut avoir des buts et connaître la vérité. L'amour porté par Aphrodite ne peut être lui-même qu'un entre-deux, car il doit cumuler à la fois l'avoir et le manque. Et c'est en tant qu'entre-deux que l'amour est philosophie. La navigation dans l'entre-deux, le sensible et le monde de l'absolu des idées, est mue par le désir et donc par, à chaque fois, l'avoir et le manque, la pauvreté et la richesse, le bien et le mal.
Eugénie — Et donc, selon toi, mon dessein qui me lie à Athéna est funeste pour l'homme tel que tu le conçois. Car tuer Eros, et livrer Tyché aux humains pour éradiquer Seth, c'est tuer la nostalgie de l'âme, le désir du ressouvenir, et donc tuer la vérité de l'homme, moi je dirais même la liberté de l'homme ?
Platon — C'est en tous les cas prendre le risque de détruire l'harmonie pour déboucher sur un inconnu dangereux. L'âme, selon moi, a trois formes hiérarchisées entre elles. L'âme désirante (le moteur), l'âme courageuse, combattante, engagée au nom du souverain bien, et, enfin, l'âme raisonnable. Ces trois niveaux de l'âme se retrouvent dans la Cité et ses citoyens — les paysans et artisans pour le désir, les guerriers pour l'âme combattante et les magistrats pour l'âme raisonnable. Chaque niveau de l'âme a une vertu propre, dans l'ordre : la modération due à Phronésis, le courage venant d'Apollon et la sagesse issue d'Athéna. Quand chaque niveau de l'âme pratique la vertu correspondante au bon niveau, alors la plus haute des vertus, l'harmonie que j'appelle aussi justice, règne en l'homme comme dans la Cité. Mais cette vertu de classe est cumulative. Chaque niveau doit intégrer la vertu des niveaux inférieurs. Ainsi l'âme combattante doit pratiquer la modération et le courage, et l'âme pensante doit pratiquer la modération, le courage et la raison. L'âme de l'homme est harmonieuse et l'État est harmonieux quand l'âme désirante sait se modérer. Quand les paysans et les artisans modèrent leurs désirs. Quand l'âme combattante est courageuse et que les guerriers ignorent toute lâcheté. Quand l'âme pensante, tout comme les magistrats, n'obéit qu'à la raison. Mais tout niveau doit intégrer les vertus des niveaux inférieurs. L'éducation est donc la clé pour atteindre l'harmonie. Chacun doit apprendre l'exigence absolue qui doit lui permettre de discerner le vrai bien en se rapprochant du monde des idées, en se laissant guider par le monde des idées et non celui des faits.
Eugénie — Au total Platon, que penses-tu de mon projet ?
Platon — C'est cet entre-deux, mû par le désir, par l'incomplétude du réel sensible, l'imperfection fût-elle source de souffrance et terrain de jeux du dieu Seth, qui fonde l'identité humaine. En briser l'harmonie est un risque majeur pris par les dieux. Et cela me surprend qu'Athéna qui est aussi la déesse de la prudence raisonnable se rende complice de ce dessein.
Méditation du moustique[modifier]
Sommes-nous devenus fous de croire pouvoir ainsi vaincre définitivement la mort et maîtriser totalement notre destin écologique par la science ? Nous serions alors arrivés à la fin d'une quête ancestrale. d'une ère que nous connaissons, pour nous enfoncer dans une ère nouvelle ou tout simplement dans les ténèbres.
d. Dialogue d'Eugénie avec Aristote[modifier]
Eugénie — Quelle est, selon toi, Aristote, toi qui connais mieux que moi les hommes, la question essentielle que l'homme doit poser sur lui-même et sa condition ?
Aristote — L'homme est un être de raison. Il doit se préoccuper des quantités et des qualités des choses qui sont en mouvement, en transformation permanente. Mais il doit aussi se préoccuper de l'immuable, de l'être en tant qu'être, c'est-à-dire la cause première de chaque chose. Il ne s'agit pas de l'origine de chaque chose ou encore moins de celle du monde, dans une vision temporelle. Non, il s'agit de l'intention primitive de la mise en mouvement des choses, un moteur initial en quelque sorte.
Eugénie — Et l'homme, lui, quelle est sa substance ? Tu connais Platon. Il fait jouer un rôle essentiel à Eros, dieu du désir, dans ce questionnement de l'homme sur sa propre nature. Aristote — Oui, Eros, bien sûr. Mais mon intention est tout autre, lorsque je convoque Eros dans ce questionnement.
Eugénie — Tu semblés d'accord avec Platon, car ton concept de forme appartient bien au monde des idées, le forgeron avait l'idée de l'épée avant de la forger. L'essence de l'épée existait déjà dans l'idée du forgeron. Elle précédait son existence.
Aristote — Oui et non. Car pour Platon, l'idée est immuable, elle est avant le temps. Pour moi, l'idée au contraire se forge justement par la succession dynamique des causes, c'est-à-dire du mouvement des choses réelles. L'idée de cercle parfait ou de triangle parfait ou de beau, de juste, etc. est pour Platon extérieure aux choses réelles sensibles. Elle les précède. Elles en permettent l'appréhension par la pensée des hommes au travers du ressouvenir. Alors que pour moi, l'idée est constitutive de l'homme et c'est l'appréhension par lui du passage constant de l'être en puissance à l'être en acte qui donne à Xeidos toute sa dynamique. Pour Platon, l'idée est transcendante, pour moi, elle provient entièrement du processus d'actualisation du monde, y compris de l'homme. C'est donc toute la nature qui est animée par Eros, par cette tension, ce désir de plus de forme et moins d'indétermination pour une finalité entièrement contenue dans l'intention initiale.
Eugénie — Si Eros anime la nature entière, l'homme y a-t-il une place particulière ? Que dire de sa liberté au sens où, vous l'avez compris, moi je l'entends, tu dirais, toi, sa vérité ?
Aristote — La tension vers plus de forme et moins d'indétermination s'applique à la hiérarchie des objets et des êtres vivants. Lorsque les objets atteignent une forme unifiée, libérée de ses enracinements à la terre (matière encore fortement indéterminée) au contraire des plantes, ils deviennent mobiles comme les animaux. Etre entièrement tendu vers moins d'indétermination et plus d'être en acte, davantage de forme, revient à accéder alors sans cesse à plus d'autonomie. Enfin, l'homme pensant, capable d'unifier ce qui l'entoure par la pensée, peut donner à toute chose forme et unité. Il y a donc un désir universel de la forme pure de l'acte et de l'indépendance. Il porte la liberté et l'autonomie des hommes.
Eugénie — L'ultime autonomie, l'être en acte le plus abouti, n'est-ce pas alors l'homme maître absolu de son destin ? Débarrassé des dieux, des causalités non maîtrisées, il peut vaincre la souffrance et la mort ?
Aristote — Non, car la forme la plus évoluée de l'être en acte, la plus dégagée de la matière, de la réalité sensible, c'est l'intellect actif, pur, entièrement libéré des contingences. Lui est immortel mais inaccessible tant qu'il n'est pas totalement libéré de la matière, du corps. Mais du même coup, il devient impersonnel.
Méditation du moustique[modifier]
Si j'ai bien compris, l'immortalité serait un privilège sacré des dieux. Tous ceux qui ont tenté de s'emparer de l'ambroisie n'ont-ils pas provoqué des colères divines et des catastrophes pour les hommes ? La forme la plus évoluée de l'être en acte, la plus dégagée de la matière, de la réalité sensible, c'est l'intellect actif, pur, entièrement libéré des contingences. Lui est immortel mais inaccessible tant qu'il n'est pas totalement libéré de la matière, du corps. Mais du même coup, il devient impersonnel et donc hors du sujet humain.
e. Dialogue d'Eugénie avec Justin[modifier]
Eugénie — Dis-moi, Justin, toi qui es un païen converti au christianisme, et qui as entendu mon dialogue avec ces grands philosophes grecs, qu'en penses-tu ?
Justin —J'ai tant cherché à en savoir plus sur Dieu. Je fus déçu par la plupart des écoles de philosophie auxquelles je me suis adressé. Les stoïciens ne m'ont rien appris sur Dieu, les péripatéticiens, eux, me demandèrent de l'argent, ce qui est contraire à la philosophie elle- même qui se doit d'être détachée des choses de la vie. Les pythagoriciens me demandèrent d'abord d'apprendre la musique, la géométrie et l'astronomie pour détacher mon esprit des choses matérielles, me purifier en quelque sorte. Mais je n'avais pas le temps. Alors je me tournai vers un platonicien.
Eugénie — Et alors, tu trouvas tes réponses sur Dieu ?
Justin — Je fis de grand progrès et fus même assez sot pour, en ayant atteint la sagesse platonicienne, croire pouvoir atteindre Dieu. En fait, la philosophie est la science de l'être et la connaissance du vrai. Elle conduit au bonheur par le prix à payer au travers des efforts nécessaires pour accéder à cette science et cette sagesse.
Eugénie — Mais ?
Justin — Je croisai la route d'un vieillard qui me parla de la doctrine des prophètes juifs et du Christ. Ce fut alors pour moi une véritable révélation. La sagesse n'est rien d'autre qu'une façon de se rapprocher de Dieu, une voie menant à une véritable union avec le divin, cause première des êtres. En cela, les paroles du Christ nous montrent le véritable chemin qui nous conduit à Dieu.
Méditation du moustique[modifier]
Il y a pour les chrétiens quelque chose de sacré dans la recherche de la vérité et de la sagesse au sens platonicien. Mais une sécularisation de cette conviction a probablement conduit après Descartes à une forme de sacralisation de la science sans Dieu. Le scientisme pourrait être une sécularisation du discours chrétien sur l'importance de la raison au regard de la foi et réciproquement. Cela éclaire pour moi cette idée que la vision transhumaniste d'une humanité augmentée en réseau est bien d'ordre teilhardienne mais sans Dieu, ce qui n'est pas un détail. De la même façon, la vision des bio- ingénieurs les plus fous, prêts à brutaliser la nature et les gènes par la technique, est bien la vision d'une nouvelle évolution néo-darwinienne, mais sous contrôle, sans le hasard et la providence, sans Dieu.
Eugénie fut fortement perturbée par ces dialogues. Elle médita sept jours, comme les sept jours de sommeil imposés à Gilgamesh avant qu'il puisse regagner le monde des mortels, décida de faire une paix durable avec Phronésis et abandonna son projet. Elle garda cependant par- devers elle la boisson des dieux au cas où elle changerait d'avis ou si sa nouvelle amie la trahissait.
Nous voilà donc un peu mieux éclairés par la philosophie grecque sur les éléments du débat concernant notre propos. Comment poursuivre en si bon chemin ? C'est alors que j'ai croisé la route intellectuelle d'un jeune philosophe, Aliocha Wald Lasowski, et, après de longs échanges sur la question de la science et de son rapport à l'humanité, nous avons pu continuer le chemin ensemble pour tenter d'identifier les grands seuils de la philosophie occidentale des Lumières à aujourd'hui.
L'essai chemin faisant[modifier]
Au travers de cette exploration narrative du thème de l'essai, on repère assez vite que la projection dans cette modernité à la fois suggérée mais aussi déterminée, imposée par la révolution numérique au sens large, touche peut-être beaucoup plus que dans sa version post- « siècle des Lumières », à des représentations, des conceptions de l'homme, en rupture. Dans la lignée des travaux de Jean-Michel Besnier, on peut entrevoir que loin de la tradition humaniste du progrès et de la modernité se profile une véritable rupture anthropologique lourde de conséquences. Celle-ci n'est plus simplement portée par une science spéculative revendiquant sa liberté théorique. Elle s'inscrit et s'installe dans l'expérience concrète des gens mais aussi dans leurs représentations de cette figure fictive d'un futur qui peut à la fois les fasciner et les terroriser.
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=La « tentation d'Eugénie » peut-elle triompher ?[modifier]
La « tentation d'Eugénie » vise à introduire l'idée de la présence d'une tentation du même type que celle qui prévaut à l'eugénisme dans les trois sphères privilégiées d'exercice des sciences : la géosphère, la biosphère et la sociosphère. Cette tentation prendrait sa source dans le développement sans précédent des technosciences et serait dopée par le rêve prométhéen, à nouveau actif dans une mythologie renouvelée de type scientiste, historiciste et sociologiste. Une tentation de mise sous contrôle qui relèverait d'un désir ancestral de prise de pouvoir de l'homme sur la nature mais dans un cadre nouveau et inédit. Je suis bien conscient à ce stade qu'il est osé de vouloir en quelque sorte unifier le statut épistémologique des sciences derrière une tentation dite d'« Eugénie » commune à elles toutes. En effet, les mathématiques et la physique surgissent de l'analyse quantitative, la mise en équation, du réel connaissable que l'esprit humain, en produisant, comme dirait Kant, des jugements synthétiques a priori, a construit formellement pour l'ordonner. Les sciences naturelles, comme les sciences humaines d'après Francis Bacon, sont issues de l'observation méthodique, la classification et l'analyse des causalités à l'œuvre dans la nature et aussi, pour la sociologie qualitative par exemple, dans les sociétés et les cultures. La biologie humaine est historiquement basée sur l'observation et l'expérimentation, la chimie sur la modélisation et l'expérimentation. Ces sciences ont une histoire différente et relèvent à la fois de finalités et de méthodes différentes. Par exemple, cette tentation appliquée dans le champ de la biologie humaine nous fait converger vers l'idée de vaincre la mort, ce qui montre que la biogénétique humaine ouvre des questions irréductibles à d'autres champs. Mais pourrait-on admettre que plusieurs formes d'unification sont en cours ?
Le premier argument résulte de l'observation que, par l'informatique qui intègre la plupart des champs scientifiques (y compris la génétique, la biologie et la géologie), l'ensemble des sciences se mathématisent par le numérique. Le second est que le mouvement vers l'infîniment petit de la physique et de ses outils de mesure et d'expérimentation produit une convergence de la chimie, de la biologie et de l'électronique vers une seule science, la nanoscience. Cette convergence est un autre facteur d'unification vers un univers pensé comme essentiellement mathématisable. Enfin, la prise de conscience de la fînitude de la planète et de la vie, au sens large, pousse à considérer aussi les enjeux des sciences dites « naturelles » comme devant converger vers la préservation, non pas cette fois-ci d'un humain mais de l'humanité tout entière.
Alors pourquoi tenter cette extension de la tentation d'Eugénie à tous les terrains de jeux de la science ? Parce que je crois que l'affirmation de Thierry Magnin à propos du bio-eugénisme humain est généralisable à bien d'autres secteurs. Aujourd'hui, il n'est plus possible de ne pas prêter attention aux discours eugénistes sous prétexte que ces derniers ne sont pas encan immédiatement opérationnels.
Pour s'en convaincre, il suffît de regarder de façon transversale l'orientation de certaine; innovations radicales dans différents champs technoscientifiques. Les alertes de Jacque: Testart dans le champ de l'eugénisme, de Clive Hamilton sur la géo-ingénierie climatique ou di Nick Bostrom sur la superintelligence et ses débouchés en matière de contrôle a priori de L causalité sociale étendue (big data), sont des exemples de ce qui peut fonder cette crainte Cependant, mon propos se situe au-delà de la question de la crédibilité scientifique de ce; hypothèses catastrophistes, même si les auteurs cités sont plus que des références. Il vise ei fait à identifier l'émergence d'une croyance créant une figure fictive du futur qui pour moi es préoccupante dans ce qu'elle stimule et génère dans les représentations collectives, l'idée d'un* possible maîtrise du hasard, ce que le sens commun appelle le « destin » ou la « providence ». Elli nous habitue en quelque sorte à son hypothèse, dans une logique de pompier incendiaire, trè; bien décrite par Jean-Gabriel Ganascia à propos des géants du Net.
Et donc, « Eugénie » serait, selon moi, une nouvelle divinité hébergée au Panthéon de h pensée depuis le siècle des Lumières. Son but et son combat quotidien consisteraient à vouloi arraisonner le hasard et livrer aux hommes la maîtrise totale de leur destin jusqu'i l'immortalité. Si on admet, comme beaucoup de philosophes, que l'humanisme occidental es une sécularisation du christianisme, on voit que la rupture en cours qui va jusqu'à viser, pou certains transhumanistes, l'immortalité et l'éradication de la souffrance n'est pas juste uni anecdote de l'histoire ou un délire de quelques « déjantés ».
L'extension du concept de « tentation d'Eugénie » aux trois sphères (géosphère, biosphèn et sociosphère) appelle immédiatement plusieurs questions qui pourraient en invalider h pertinence.
Ce concept de « tentation d'Eugénie » ne critique-t-ilpas au fond toutes les sciences car h tentation de maîtrise absolue est au cœur de tout projet de connaissance depuis Francis Bacoi et René Descartes ? Et donc le concept n'est-il pas trop général et vague ? La science est définie comme « ensemble cohérent de connaissances relatives à certaines catégories de faits, d'objets ou de phénomènes obéissant à des lois et/ou vérifiés par les méthodes expérimentales1 ». On pourrait dire que la science a pour objet principal de rendre intelligible le réel. C'est-à-dire de développer des modèles qui permettent de le constituer en éléments formels manipulables par la pensée (classes et objets) et d'en élaborer les règles de fonctionnement. Il s'agit de repérer les régularités, élaborer des schémas ou des algorithmes qui entrent en compétition avec d'autres schémas, et qui se sélectionnent en se confrontant à l'expérience et ainsi de suite. On pourrait alors penser que si comprendre est une chose, agir sur le réel pour le modifier en est une autre. Le corriger, réduire les conséquences négatives pour l'homme, parce qu'on en a identifié les règles de fonctionnement, c'est-à-dire la causalité en œuvre dans les processus concernés, relève de la technique. Mais nulle science finalement n'a la garantie d'échapper à son usage. La science est aussi et avant tout une expérience. Que l'on parle de la physique, de la chimie, de la biochimie, de la biologie, de la microélectronique, etc., on voit bien qu'à chaque fois, elles ouvrent la voie à ce qu'on appelle des « applications ». En plus, l'élaboration elle-même des concepts est intimement liée à l'expérience du réel, comme le précise Murray Gell-Mann lorsqu'il énonce que les processus d'apprentissages humains sont des systèmes adaptatifs complexes.
Ces sciences ont donc toujours pour objet ou pour conséquence de modifier plus ou moins lourdement la causalité physique, biologique ou sociale du monde. Cette quête est perceptible, depuis que l'homme existe, même si cette compréhension du réel ne s'appelait pas encore les « sciences ». Il en est de même pour la sociologie, la psychologie, l'économie ou encore les neurosciences. On le voit aujourd'hui de façon encore plus aiguë avec la génomique, les biotechnologies ou la climatologie. Les exemples sont pléthores. Les recherches ur la bactériologie à l'époque de Louis Pasteur ont débouché sur les premières découvertes sur le fonctionnement de l'immunité humaine et ont conduit à la vaccination massive qui a constitué, et constitue encore, un progrès majeur pour la santé publique. Même si on découvre aujourd'hui leurs limites dans la durée et les conséquences systémiques dans le temps. L'électronique et la maîtrise du codage de l'information, de sa transmission et de son traitement ont débouché sur le réseau mondial Internet et ses serveurs en réseau qui constituent aujourd'hui un vecteur de transformation massive et irréversible de la causalité sociale et géopolitique à l'échelle mondiale. Il en est de même pour la physique nucléaire et l'énergie. Le choix permis par les avancées en physique de produire de l'électricité par le nucléaire, et donc de façon potentiellement dangereuse et centralisée, constitue également une transformation lourde, partiellement irréversible et aux conséquences pas totalement maîtrisées dans le temps. Au total, le nucléaire modifie les situations engendrées par les causalités géosphériques, biosphériques mais aussi sociosphériques (culture de la sécurité, centralisation de la société, culture de la ressource abondante, etc.).
D'autres critères permettent de différencier ce qui relève de ce que j'appelle la « tentation d'Eugénie » de l'ensemble des sciences et des techniques. Ils se trouvent dans l'analyse de la finalité par la recherche et l'innovation, dès qu'il y a ancrage dans un projet soutenu et/ou financé par une ou des institutions. On pourrait alors tenter de détourer davantage le concept en complétant sa définition, en ajoutant les termes en italique. « La tentation d'Eugénie désigne toutes les sciences et techniques dont le but délibéré ou rendu possible en totale conscience est de mettre au point des techniques en vue de modifier le réel massivement dans sa chaîne de causalité naturelle » (naturelle s'entendant comme sans intervention volontariste de l'humain sur le sujet concerné).
L'aspect discriminant du concept de « tentation d'Eugénie » ne concerne-t-il pas essentiellement la nature des applications et des déploiements techniques, et non pas la science elle-même ? Cette segmentation serait probablement salutaire et permettrait de libérer la science grâce à des garde-fous efficaces mis sur ses applications. Mais cette dichotomie est-elle réaliste dans notre tissu socio-économique et géopolitique mais, surtout, est-elle épistémologiquement possible ? En effet, la science a toujours été très imbriquée dans la technique, ne serait-ce que pour investiguer, pour expérimenter, vérifier les théories ou justifier les actions de recherches. Aujourd'hui, réaliser les calculs, mettre en réseau et stocker des données à grande échelle, etc., sont consubstantiels à la démarche scientifique. L'excellence scientifique est chaque jour un peu plus corrélée à l'excellence technique. Que serait la physique sans les accélérateurs de particules ? Que serait la sociologie sans les calculateurs de dépouillement ou d'analyse statistique ? Séparer le savoir théorique du savoir expérimental est probablement une illusion, sauf peut-être dans des sciences très théoriques (mathématiques fondamentales, par exemple). Mais la dimension socio-économique est également structurante de cette alliance, de cette imbrication, entre la science et la technique. Par exemple, si la recherche avait le monopole du développement, de la mise au point et de l'utilisation de calculateurs puissants, jamais elle n'aurait à elle seule trouvé les moyens financiers et humains, les terrains d'expérience, permettant de faire exploser la puissance des machines et leur démocratisation sur le bureau de tout chercheur. Il en est de même pour la génétique et la microscopie électronique et les hypercalculateurs, pour la sociologie. Les enjeux militaires et de conquête spatiale jouent un rôle majeur aux États-Unis dans la recherche scientifique. C'est une des sources du retard européen sur un grand nombre de technosciences. La recherche est portée en Europe, pour la plupart, par des programmes civils (financements, développement d'application, etc.).
Causalité, autopoïèse, perturbations et « tentation d'Eugénie »[modifier]
Cette tentation d'influence toute-puissante vis-à-vis de la nature, portée par des avancées techniques et scientifiques sans précédent, rencontre la tendance à la massification mondiale et un hédonisme généralisé et décomplexé. Il faudra là distinguer la recherche du plaisir et le désir de vitalité. Cette tentation rencontre également le développement d'une « honte de soi » (humanité, nature, sociétés, États, etc.) globale. C'est-à-dire qui porte un regard majoritairement négatif sur les capacités humaines, individuelles et collectives, sur l'homme qui ne respecterait pas son environnement et sa propre humanité. Ce thème fut repris par Gùnther Anders au travers du concept de « honte prométhéenne- ».
On est là sur l'opposé d'une recherche de l'homme pour découvrir sa propre nature, mais devant un homme-machine qui se lance sans cesse le défi du dépassement, un défi permanent à relever pour aller au-delà de ses limites pour garantir sa pérennité. Ceci nous fait courir de grands risques. Car poussée par cette force irrésistible, l'humanité se constitue en processus technique sans sujet, dont la finalité se réduit à ce désir de vaincre la honte et la mort. Mais, à l'inverse, il faudrait être aveugle pour ne pas voir s'élever les vents contraires portés par une autre façon de penser le rapport de l'homme à la nature, de la science et des techniques à la nature. Le philosophe Patrick Viveret parle de l'accès à la pleine humanité pour éviter la post-humanité qui serait une sous-humanité. Il y a là peut-être le début d'une bifurcation de notre humanité vers la résilience que François Roddier décrit comme probable au nom de la thermodynamique :
Les exemples de la physique et de la biologie nous aident à comprendre comment nos sociétés actuelles évoluent : nous modifions notre environnement plus vite que nous ne pouvons nous y adapter. Cela entraîne vers un effondrement général de l'économie suivi d'une restructuration. La thèse proposée ici est que l'humanité évolue vers la formation d'un organisme planétaire unique constitué de régions indépendantes, mais solidaires. Elle prendra de plus en plus conscience de la nécessité de contrôler collectivement son environnement. Devenue plus efficace et plus résiliente, l'économie tendra alors progressivement vers un état stationnaire de longue durée2.
Nous allons donc dans la suite de cet essai beaucoup évoquer la question de la mise sous influence de la causalité étendue et de ses conséquences sur l'autopoïèse des systèmes complexes. Nous tenterons également d'introduire le concept de « tentation d'Eugénie » pour en démontrer les risques et ouvrir un débat sur les limites à repenser pour la science et les techniques. Il est donc essentiel de commencer à en introduire la notion. Une avancée marquante des sciences contemporaines a été le passage d'une pensée scientifique linéaire, portée par le modèle de la physique de Newton sur l'interaction deux à deux des masses, à celui des systèmes complexes dits « dissipatifs ». Elle fut la source d'un paradoxe apparent entre le déterminisme des phénomènes pensés comme linéaires qui le composent et l'imprédictibilité des résultats de leurs combinaisons au sein d'un système complexe d'interactions multiples. Nous sommes face aux principes d'incomplétude et d'indécidabilité-.
Ainsi le mythe du déterminisme a volé en éclats. L'anticipation certaine du comportement d'un système d'interaction de n processus déterministes indépendants est impossible. Nous l'avons vu dans le conte introductif concernant l'histoire de l'accident et du lapin.
L'imprédictibilité caractérise le comportement imprévisible d'un système pourtant régi par des équations d'évolution déterministes (la voiture qui roule, le lapin qui traverse...). Pourtant, nous observons constamment dans la nature, le vivant en particulier, des systèmes quasi stables malgré le fait qu'ils sont soumis en permanence à des processus non déterministes et donc dont l'aléa devrait produire une instabilité probable. C'est donc une autre conception des systèmes qui va émerger. Les théories du non-équilibre vont rapidement déboucher sur le concept d'« autopoïèse- » pour les systèmes dits « adaptatifs complexes ».
Francisco Varela dit qu'une machine autopoïétique « engendre et spécifie continuellement sa propre organisation, ce qui est un point important pour comprendre l'évolution et les modifications internes du vivant par exemple- ». En fait, nous sommes bien là au cœur de la manifestation de la vie.
François Roddier, dans son livre Thermodynamique de l'évolution, est encore plus précis. Il décrit parfaitement en quoi l'évolution et la stabilité des écosystèmes complexes en œuvre dans notre Univers et en particulier sur la Terre, incluant l'espèce humaine en tant que système biologique et culturel, sont d'ordre autopoïétique. Il parle ainsi de thermo-bio-sociologie. Le système complexe global est constitué d'un réseau enchevêtré de composants en interactions. Ces composants sont eux-mêmes constitués de composants enchevêtrés en réseau et ainsi de suite. Chaque système et sous-système est stable si autopoïétique, c'est-à-dire, d'après Francisco Varela, qu'il engendre et spécifie continuellement sa propre organisation et accomplit ce processus incessant de remplacement de ses composants. Il réalise ceci parce qu'il est continuellement soumis à des perturbations externes, et constamment forcé de compenser ces perturbations.
D'une façon générale, il est alors aisé de comprendre que pour un système autopoïétique, un lien fort existe entre diversité des composants, plasticité du système, perturbations et autopoïèse. Ceci va être un principe observé et fondateur en écologie. En effet, plus les composants seront divers et plus les scenarii de remplacement au sein des systèmes complexes et la variété des processus de cause à effet qui les lient seront multiples, voire infinis, et plus ils permettront l'adaptation plastique des systèmes. La sélection peut alors faire son travail faisant converger les systèmes vers les plus adaptés surtout s'ils sont en capacité de se reproduire (êtres vivants). De nombreux exemples témoignent de la pertinence de cette thèse. La théorie de l'évolution de Darwin montre que la sélection naturelle des espèces ne peut se faire que parce qu'il y a une infinité de scenariidisponibles, ici liés au hasard de la génétique. Même si le processus d'évolution est passé par des phases régressives du point de vue de la complexité des espèces vivantes, l'étude de l'histoire du vivant a montré que le développement des espèces